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Mystique féminine 1 – Marie de l’Incarnation du Canada – Maria Petyt



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Une présentation des trois tomes de des Mystiques féminins

Tome 1 Marie de l’Incarnation 1599-1672 la plus célèbre accompagnée de Marie Petyt 1623-1677 soit deux biographies intérieures

Tome 2 Madame de Chantal 1572-1639 accompagnée de Jeanne de Cambry 1581-1639, deux anciennes disparues la même année

Tome 3 Marie des Vallées 1594-1656 et « la bonne » Armelle Nicolas 1606-1671, deux « simples » de l’ouest du royaume (Bretagne Cotentin)

à faire outre la revue des corrections orthographiques et de positionnement dans les pages

introduit déjà d’Expériences III, 4. Figures féminines pp. 263-360 > ~50 en A4 en fin de tome 1 dont un long chx de Marie de l’Incarnation à replacer avant






Mystique féminine

Tome I



Marie de l’Incarnation du Canada

Maria Petyt









MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672

A. La Vie

>> La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, par dom Claude Martin, Solesmes, 1981 (reproduction de l’édition originale de 1677)

I. « Une clé » mystique :

Comme les autres fois je me sentais ravir l'âme par la personne du Verbe, ici toutes les trois personnes de la très sainte Trinité m'absorbèrent en elles, de sorte que je ne me voyais point dans l'une que je ne me visse dans les autres.

Pour mieux dire, je me voyais dans l'unité et dans la Trinité tout ensemble. Ce qui me toucha le plus fut que je me voyais dans la Majesté comme un pur néant abîmé dans le Tout, lequel néanmoins me montrait amoureusement que quoique je ne fusse rien, j'étais néanmoins toute propre pour lui qui est mon Tout. En cette vue que j'étais le rien propre pour ce Tout ineffable il me faisait jouir d'un plaisir indicible. Je crois que c'est une jouissance semblable à celle des Bienheureux. Je comprenais encore que c'était là le vrai anéantissement de l'âme en son Dieu par une vraie union d'amour. Mais cette vue par laquelle je jouissais, et qui me faisait voir que moi rien j'étais propre pour ce grand Tout, est au-delà de tout ce qu'on peut dire. La vue qui m'était donnée de mon néant ne diminuait pas l'amour : car voyant que j'étais propre pour le Tout, cela donnait un accroissement à mon âme, qui outre qu'elle était abîmée en cette divine Majesté, agissait doucement pour la caresser, et parce qu'elle était propre pour cela, tout lui était permis. Les actes qu'elle faisait n'était point d'elle-même, mais elle sentait qu'ils étaient produits en elle par celui dans lequel elle était tout abîmée. Car il se donnait tout à elle, et elle se laissait toute prendre à lui. Il semblait que ce grand Dieu étant en elle fut chez lui, et il semblait à l'âme qu'elle fut le paradis de son Dieu, où elle était avec lui par un amour inexplicable.

Au sortir de cette grande union j'étais comme une personne toute ivre qui ne peut comprendre les choses qui se présentent à ses sens. Ainsi je demeurai longtemps renfermée en moi-même sans pouvoir avoir de l'attention à rien, et il me demeura cette vue gravée en l'esprit, que j'étais le rien propre pour le Tout1.


II.Relevés sur la Vie :

Plus on vieillit, plus on est incapable d'en écrire, à cause que la vie spirituelle simplifie l'âme dans un amour consommatif, en sorte qu'on ne trouve plus de termes pour en parler. V

Une crainte que j'avais de corrompre les dons de Dieu, et ensuite d'être mise au rang des hypocrites, donnant sujet de croire par mes productions que je sois quelque chose et au fond je ne suis rien et ne vaut rien en toutes manières, à cause de mon peu de correspondance à la grâce. XIII

Confessons ensemble qu'il nous a tout donné gratuitement par son élection sainte, sans qu'il y ait rien eu de notre part qui est pu prévenir sa volonté pour nous enrichir de tant de biens et nous faire des dons si magnifiques.XXVIII

Ce trait de l'amour fut si pénétrant et si inexorable pour ne rien relâcher de la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur me semblait douce. 27

J'avais quelquefois un sentiment intérieur que notre seigneur Jésus-Christ était proche de moi et à mon côté, afin de m'accompagner, et cette présence et compagnie m'était si douce et si divine... 44

Elle sentit qu'on lui ouvrait l'esprit pour la faire entrer dans un état de lumière,où Dieu lui fit voir sur l'heure qu'il était comme une grande et vaste mer ; car comme la mer élémentaire ne peut rien souffrir d'impur, ainsi ce Dieu de pureté infinie ne veut et ne peut rien souffrir de sale mais il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures. 45

Je me sentais tirée puissamment et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur. Il me semblait être tout abîmé en Dieu qui m'ôtait tout pouvoir d'agir. C'est une souffrance d'amour qu'il faut bâtir tant qu'il lui plaît... [...] J'étais ainsi une heure ou deux et cela se terminant avec une grande douceur d'esprit... 50

J'avais une si grande vivacité intérieure qu'en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que si l'on m'eût aperçue, l'on m'eût prise pour une folle. Et de fait, je l'étais, ne faisant rien comme font les autres. 51

Mais vous êtes partout et je sais que vous êtes dans moi, pourquoi donc vous plaisez-vous à mes peines ? 54

(Sur les affaires) 55

Tu appelles ton grand Dieu, ton maître, ton seigneur, tu dis bien, car je suis. Mais aussi je suis charité, l'Amour est mon nom [...] Quand elle s'entretenait de Dieu avec des religieux ou des personnes dévotes, elle ne l'entretenait point autrement que l'amour... 57

Aussi quand il dit celles-ci à son coeur : la paix soit en cette maison, il y mit une source de paix qui demeura toute sa vie, et dont elle n'était pas seul arrosée, car elle découlait encore continuellement sur le prochain avec lequel elle conversait d'une manière si prudente et si douce qu'elle ne mécontenta jamais personne. 61

Les disciplines d'orties dont je me servais l'été, était si sensibles après en avoir employé trois ou quatre poignées à chaque fois, qu'il me semblait être dans une chaudière bouillante, et pour l'ordinaire je m'en sentais trois jours durant, puis je recommençais. 63

(25 ans) 69

Les cinq heures de temps se passaient à genoux sans me lasser ni penser à moi, l'amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. [...] L'âme se trouvait dans la vérité, et entendait ce divin commerce en un moment. Et lors que je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parce que l'acte est encore dans la diction et paraît matériel ; mais c'est une chose divine qui est de Dieu même. Le tout s'y contemplait, et se faisait voir à l'âme d'un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance, et d'une manière ineffable. En un mot l'âme était abîmée dans ce grand océan où elle voyait et entendait des choses inexplicables. 80

Les oeuvres de Saint-Denis ... Je les entendais clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, y voyant les grands mystères que Dieu par sa bonté m'avait communiqués : mais les choses sont bien autres lors que la divine Majesté les imprime et les fait voir à l'âme [...] Ce grand saint les surpasse tous selon l'impression qui m'en est demeurée... 82

Quelquefois encore il la purifiait par son immensité, car comme elle lui était toujours unie, il lui ouvrait les yeux en sorte qu'elle se voyait en lui comme dans une grande mer qui ne peut souffrir aucune impureté, et qui rejette la terre tout ce qui ressent la corruption. 94

Il m'était plus aisé de m'entretenir avec Dieu par la foi, sans le soutien d'aucune autre chose que de cette simple vue. Cela me nourrissait et me tenait contente et paisible, étant bien aise d'obéir à sa divine disposition. Cependant je me regardais toujours comme un objet vil, méprisable et indigne de ses miséricordes, expérimentant sans cesse mon impuissance, et la dépendance continuelle que je devais avoir de cette bonté infinie, sans le secours de laquelle je ne voyais pas pouvoir subsister un seul moment. [...] Peu à peu mes peines diminuaient, et de moment en moment mon esprit se réveillait pour caresser celui qui était mon amour. Mais cet esprit était sévère et exact à ne rien laisser sortir au-dehors pour la consolation de la partie inférieure… [...] Au lieu que quand la partie inférieure vient à goûter, elle souille tout par ses appropriations et ses gourmandises spirituelles. 96

Il faut perdre tous mots et tous noms, et se contenter de dire Dieu, Dieu ; car tout autre chose est moindre que ce qu'il faut dire de cette suradorable majesté. 101

Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu ; car pour le respect elle était comme un petit moucheron tant elle était abaissée et anéantie en elle-même : et tout cela n'empêchait point l'amour, mais il était tout autre qu'auparavant, c'est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. [...] Elle [l'âme] était ravie d'être rien, et de ce que Dieu était tout ; parce que si elle eût été quelque chose il ne serait pas tout. Ainsi elle se plaisait à se voir dénué pour ce grand Tout... 102

Elle voulait être rien et qu'il fut tout, n'aimant rien plus que d'être dénué et vide, et de regarder la plénitude de son objet. 108

Tout s'est passé dans la volonté, laquelle par la vue de la conduite amoureuse de la divine bonté sur elle, reconnue par l'accomplissement de ses desseins déjà advenus, et si avantageux à sa sanctification; savoir, de l'avoir placée si avant dans son amour, et d'avoir pensé tout cela sur elle lors qu'elle était encore dans le néant, ou n'étant rien, elle ne pouvait rien faire, ni demander, ni désirer : dans ces vues, dis-je, elle était dans une douce union disant et redisant à l'amour : tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous et à moi; 121

(30 ans) 163

(Le fils perdu l'espace de trois jours)169

Je souffrais partout et jour et nuit. Et je ne croyais pas qu'il y eut plus de faveur de Dieu pour moi. 209

Il ne voulait plus étudier et se perdait entièrement, de sorte que le maître du séminaire le voulut rendre.218

Après tout cela j'étais persuadé que les croix que je souffrais ne venaient pas de la disposition de Dieu, mais que j'étais si imparfaite, qu'elles ne pouvaient avoir d'autre cause que moi-même. C'était une tentation de désespoir la plus grande que j'eusse jamais eue. 225

Au bas de ce lieu qui était très éminent, il y avait un grand et vaste pays plein de montagne, de vallées et de brouillards épais...229

(Le dessein du père Le Jeune) 349

(Monsieur de Bernières et toute la suite) 351 sq., 376 sq..., 389 sq.

Les peines n'est plus affligeante que j'ai soufferte [...] Ont été au sujet de nos Néophites Algonquines Montagnets et Hurons, qui depuis dix ans ont été la proie de leurs ennemis [...] Je ne pourrais jamais exprimé les afflictions et les agonies intérieures que j'ai souffertes en diverses occasions. 409

Je me voyais dans mon estime la plus basse, la plus ravalée et la plus digne de mépris qui fût au monde [...] Dans cette bassesse d'esprit je m'étudiais de faire les actions les plus basses et les plus viles ne m'estimant pas digne d'en faire d'autres. Aux récréations je n'osais presque parler [...] Je me faisais néanmoins violence en ce temps de divertissement pour éviter la singularité... 415

Dieu était comme une grande mer... 417

Mon âme se voit dans ce grand tout comme dans une glace très claire où elle découvre toutes ses défectuosités jusqu'au moindre atome d'imperfection dont elle est entachée, et c'est cela qui la rend humble, et la fait cacher d'autant plus en son Dieu pour être par lui purifiée, brûlée et consumée ; elle se défie d'elle-même, et par une amoureuse confiance, elle se plaint d'autant plus à lui de ce qu'il permet qu'elle soit si imparfaite, étant si proche de sa divine Majesté, lui, dis je, qui en un instant la peut rendre propre pour aimer du plus pur amour, puisqu'il ne veut que des âmes qui lui ressemblent. 421

Cette parole intérieure me fut dite : apporte-moi des vaisseaux vides. 424

Mais l'amour m'aveuglait et m'empêchait de voir ce que j'avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. Mais il faut que je vous avoue que plus je m'approche de Dieu, plus je connais que j'ai encore quelque chose qui me nuit et qu'il me faut ôter. 427

Combien l'amour divin est terrible, pénétrant et inexorable [...] Il n'y a que l'Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très ardent et très subtil et par son souverain pouvoir. Quand il lui plaît d'y travailler, c'est un purgatoire plus pénétrant que la foudre... [...] Il arrivait quelquefois que Dieu qui était le maître de ce fond, semblait se cacher et le laisser solitaire pour un peu de temps, et alors il demeurait comme dans une vacuité toute pure. Cet état est difficile à supporter aux âmes avancées, aussi est-ce le principe d'où naissent les désespoirs qui tendent à jeter l'âme et le corps au fond des enfers. Une fois étant debout proche du très Saint-Sacrement, il me parut une grande flamme qui sortait par un soupirail, [...] je me sentis portée en tout moi-même de m'y jeter par un mépris de Dieu ; mais tout soudain sa divine miséricorde me retint [...] Que si je n'eusse rencontré un lambris qui touchait le lieu où j'étais, et auquel je m'attachais je fusse tombée, tant cette opération fut excessive et violente. 429

Je demeurais la dernière dans la maison entre deux feux ou à peine fus je sortis de ma chambre, qui était sous le clocher, que la cloche fondit, et comme je ne sauvais le feu me suivais avec impétuosité en notre dortoir, je sortis comme quelques autres qui m'avaient devancé par la grille du parloir qui était au bout du dortoir, laquelle par bonheur n'étant que de bois, fut favorablement rompue par ceux qui était venu à notre secours 555

Le premier état est l'oraison de quiétude [...] Reçoit et pâtit les opérations de Dieu, autant qu'il plaît à sa bonté d'agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge toute plongée dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines, mais toutes ces vues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu'elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité [...] D'où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive [...] Ensuite elle s'endort avec beaucoup de douceur et de suavité... 682

Le second état de l'oraison surnaturelle est l'oraison d'union [...] 686

Les croix, les peines, les maladies, ni quoi que ce soit ne sauraient troubler ni inquiéter ce fond qui est la demeure de Dieu [...] Celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire [...] Voilà en peu de mots la disposition où il plaît à la divine bonté de me mettre ; à quoi j'ajouterai qu'étant devenue extrêmement faible par mes grandes maladies... 697






B. La Correspondance

>> MARIE DE L’INCARNATION URSULINE (1599-1672) / CORRESPONDANCE / Nouvelle édition par Dom Guy OURY moine de Solesmes / Préface de S.E. le Cardinal Charles JOURNET / Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes 19712.

Correspondance « spirituelle »

L.1 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, fin 1626 (?).

Mon âme, se voyant comme absorbée dans la grandeur immense et infinie de la Majesté de Dieu, s’écrioit : « Q largeur, ô longueur, ô profondeur, ô hauteur infinie, immense, incompréhensible, ineffable, adorable ! Vous estes, ô mon grand Dieu, et tout ce qui est n’est pas, qu’en tant qu’il subsiste en vous et par vous. O éternité, beauté, bonté, pureté, netteté, amour, mon centre, mon principe, ma fin, ma béatitude, mon tout ! ».

... Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit étoit rempli de tant de nouvelles lumières qu’il étoit offusqué et éblouy, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la Majesté de Dieu. Ce qui luy étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvoit plus voir que dans la négation, et par dessus tout cela il voyoit ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à luy même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvois voir qu’absorbée et abymée dans cet Estre incompréhensible, ny regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyois Dieu en toutes choses, et toutes choses en Dieu, et cette infinie Majesté étoit à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvroit, m’inondoit et m’enveloppoit de toutes parts. Je me sentois comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvois ny voir ny comprendre rien de beau que les perfections qui m’étoient montrées. Je ne pouvois comprendre comme les hommes oublient si facilement celuy dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent, et je voyois en même temps comme la bonté infinie de Dieu retient sa justice, de crainte qu’elle ne punisse ces ingrats, et qu’elle n’écrase ceux qui se laissent aller à l’offence mortelle.

L.5 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627.

Je croy que notre Seigneur vous veut conduire par la voye d’un grand dénuement, et je suis extrêmement consolée de la disposition où il vous met touchant les larmes : car bien que ce soit un don, si est-ce pourtant que la nature s’y peut prendre en tant que cela lui plaist en quelque façons. Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne luy permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’estois bien fort unie à cette divine Majesté, luy offrant, ainsi que je croy, quelques âmes qui s’étoient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : .Apporte-moy des vaisseaux vuides. Je reconnus qu’elle vouloit parler des âmes vuides de toutes choses, qui comme S. Paul courent sans cesse au but afin d’y arriver, et que c’est dans ces âmes-là que Dieu réside volontiers et qu’il prend plaisir de se familiariser. Et quand il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, il nous instruit que comme il est un et éloigné de la matière, ainsi il veut que les âmes qu’il a choisies pour arriver à une haute perfection, soient unes, c’est-à-dire dépouillées de toutes choses, et de l’affection même de ses dons; afin qu’étant attachés à luy seul, elles soient faites un même esprit avec luy […]

L.6 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

[…] Premièrement j’ay souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. Là dessus Notre Seigneur me donna un si puissant attrait, qu’il me sembloit que je tenois mon cœur en mes mains luy en faisant un sacrifice. […] Enfin mon Ame étoit insatiable ne voulant que la plénitude de l’amour. En cet attrait, ces angoisses intérieures me serroient étrangement par la présence amoureuse de Notre Seigneur qui m’étoit si intimement uni que je ne le puis exprimer. […] Après cette occupation d’esprit, je fus deux ou trois jours que je ne pouvois faire autre chose que de dire à l’Amour : Hé quoy, un chétif cœur est-il digne de Jésus? Des personnes aussi chétives que je suis pourront-elles aimer Jésus? Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me voy comme immobile et impuissante à rien faire pour le bien-Aimé. Je me voy comme ceux qui sont anéantis en eux-mêmes, et cela me met dans un extrême abaissement, qui me fait encore davantage aimer : car je voy très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis luy rien donner. […] De Tours, le 27 Juillet.

L.9 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?)

Vous souvenez-vous de cette lumière que N. S. me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyois toutes les choses créées derrière moy, et que je courois nue à sa divine Majesté? CeIa se fait tous les jours aux dépens de mes sentimens. Je pensois dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyois toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyois pas encore ce qui étoit en moy de superflu; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout; il me fit voir une âme nue et vuide de tout atome d’imperfection, et Il m’enseigna que pour aller à luy il falloit ainsi être pure. Or comme je luy étois unie très-fortement, je croyois qu’en vertu de sa divine union il me rendroit telle qu’il me l’avoit fait connoître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveugloit et m’empêchoit de voir ce que j’avois à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étois bien éloignée du terme que je croyois tout proche; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je voy clair qu’il y a encore en moy quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Epoux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourroit nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. […]

L.17 De Tours, à Dom Raymond dc S. Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.

[…] Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moy nous tenant par la main cheminions en un lieu très-difficile. Nous ne volions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultez, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux durant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire /3, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel : Le pavé étoit blanc comme de l’alebâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avoit là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice ou maison fait de marbre blanc, travaillé à l’antique d’une architecture admirable. […] La situation de cette maison regardoit l’Orient. Elle étoit bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avoit de grands espaces /4, et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture qui étoit dans un air un peu plus épuré. Du lieu où nous étions il y avoit un chemin pour décendre dans ces grands et vastes espaces, lequel étoit fort hazardeux pour avoir d’un côté des rochers affreux, et de l’autre des précipices effroiables sans appui : avec cela il étoit si droit et si étroit, qu’il faisait peur seulement à le voir. […]

Le plaisir que je ressentois d’une chose si agréable ne se peut expliquer. Je m’éveillay là dessus jouissant encore de la douceur que j’avais expérimentée, laquelle me dura encore plusieurs jours. Mais je demeuré en suite fort pensive ce que voulait signifier une chose si extraordinaire, et dont l’exécution devait être assurement fort secrète […]

Au commencement de cette année comme j’étais en oraison, tout cela me fut remis en l’esprit avec la pensée que ce lieu si affligé que j’avais veu étoit la nouvelle France. Je ressentis un très grand attrait intérieur de ce côté là, avec un ordre d’y aller faire une Maison à Jésus et à Marie. Je fus dès lors si vivement pénétrée que je donné mon consentement à notre Seigneur, et lui promis de lui obéir s’il lui plaisait de m’en donner les moyens. Le commandement de notre Seigneur, et la promesse que j’ay faite de lui obéir, me sont tellement imprimées dans l’esprit outre les instincts que je vous ay témoignez, que quand j’aurais un million de vies, je n’ay nulle crainte de les exposer. Et en effet les lumières et la vive foy que je ressens me condamneront au jour du jugement, si je n’agis conformément à ce que la divine Majesté demande de moy. […]

L.25 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1633-1635 (?).

Mon âme est à l’Amour, et l’Amour est à mon âme; et si je l’ose dire, tous biens sont communs, et il n’y a plus de distinction du mien et du sien. L’âme voiant ainsi par un doux regard que son bien-aimé est à elle, et qu’elle est à son bien-aimé, elle se plaist pourtant d’être son esclave. Et quoy qu’elle soit riche de ses biens, elle veut tout pour luy et rien pour elle : elle veut être rien, et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée, et toute vuide, et de regarder avec complaisance la plénitude de son bien-aimé. O que c’est une aimable occupation ! […]

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639.

Ma très-chère et très-Révérende Mère, nous venons d’arriver à Paris, par la grâce de notre Seigneur, en fort bonne santé. La Maison de Monsieur de Meules Maître d’Hôtel de chez le Roy a été ouverte de la manière du monde la plus obligeante. Monsieur de Bernières y pourra avoir un apartement; et tant pour lui que pour nous, on tapisse et meuble les chambres. […] Nous ne laisserons pas de tenir notre arrivée secrète, et de faire en sorte que notre dessein ne soit connu que de ceux qui en peuvent favoriser l’exécution, car je prévoi que nous serons accablées de visites sitôt qu’on en aura la connoissance. Cependant Monsieur de Bernières est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissoit puissamment pour nous, et je ne vous puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant; durant notre voiage, il faisoit nos Règles avec nous, en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre Monastère, et il me semble que je ne fais que de partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement /5. Que dirai-je de Madame de la Peltrie? Elle me met dans des confusions continuelles par ses bontez en mon endroit. C’est une Mère admirable qui n’épargne aucune dépense à notre sujet : je crains qu’elle n’y excède, et je vous prie de lui en écrire, et de lui en faire des réprimandes. […]

L.49 De Québec, à son fils, 10 septembre 1640.

L’amour et la vie de Jésus soient vostre partage. Mon très cher fils /6, je ne veux pas agir avec vous comme voue faites avec moy. Hé quoy ! avez-vous eu le courage de laisser partir la flotte sans me donner un mot de consolation par une lettre de vostre part? D’autres l’ont fait, sans lesquels je n’eusse point sçeu de vos nouvelles. Je ne dis pas ce qu’on me mande à vostre sujet /7. C’est assez que je sache vos besoins pour les offrir a nostre bon Dieu : reste à vous supplier puisque vous n’avez pas esté assez heureux de faire profiter vostre vocation, que pour le moins vous ne vous rendiez pas si infidèle de la quitter tout à fait : mais de recouvrer par vos diligences ce que vous avez perdu par négligence. J’escris à plusieurs de nos amis à vostre considération pour tâcher de vous trouver une condition sortable au cas que vos desseins ne puissent s’accomplir. Il est temps que vous vous connaissiez; vous estes assez âgé pour cela : l’on vous a aidé puissamment durant vostre cours; maintenant c’est à vous de vous pousser vous mesme. Cela seroit trop honteux à un jeune homme bien fait de n’avoir point de cœur. Tirez-vous donc de la pusillanimité, mon cher fils, et estimez que vous n’aurez rien en ce monde sans peine. Avez-vous quitté la dévotion à la sainte Vierge et à son glorieux époux saint Joseph? Ne faites point cette faute : vous n’avancerez jamais dans les voies du salut que par leur secours. Hantez ceux qui leur sont dévots et qui imitent leurs vertus : par ce moyen vous gagnerez les bonnes grâces de Dieu. Fréquentez les sacremens, fuyez ceux qui vous en voudroient détourner etc. Priez pour moy et remerciez la divine bonté de la grande grâce qu’elle me fait de m’appeler a une si haute vocation. Demandez-luy que je luy soit bien fidèle et qu’elle me fasse la grâce de persévérer jusqu’à la mort à son saint service en cette bénite terre du Canada laquelle je suis si indigne d’habiter. Entretenez tousjour l’affection des RR. PP. Jésuites, rendez aussy beaucoup à mes frères et à mes sœurs qui sont pour vous obliger au possible. A Dieu. Je suis, mon très cher fils, votre très affectionnée mère,

De Québec, le 10. Septembre 164o. Sœur Marie de l’Incarnation R(eligieuse) U(rsuline)

L.56 De Québec, à son Fils, 4 septembre 1641.

Jhésus Maria Joseph

L’AMOUR et la vie de Jésus soient vostre héritage.

Mon très cher et bien-aimé filz,

La vostre m’a aporté une consolation si grande qu’il me seroit très dificille de vous l’exprimer8 ; J’ay esté toute cette année dans de grandes croix pour vous, mon esprit envisagent les escueilz où vou[s] pouviez tomber. En fin, nostre bon Dieu luy donna le calme dans la créance que son amoureuse et patternelle bonté ne perdoit point ce qu’on avoit abandonné pour son amour. La vostre m’i confirma, mon très cher filz, et me fit voir ce que j’avois espéré pour vous et bien par dessus mes espérances, puisque sa bonté vous a plasé dans un ordre si saint et que j’honore et estime grandement; j’avois souhaitté cette grâce pour vous lors de la réforme de St-Julien et de Marmoustier, mais comme il faut que les vocations viennent du ciel, je ne vous en dist mot, ne voulant pas mettre du mien en ce qui apartiens à Dieu seul.

Vous avez esté abandonné de vostre Mère et de vos parans. Cet abandon ne vous a-il pas esté utille ? Lors que je vous quitté, n’ayent pas 12 ans, je ne le fist qu’avec des convulsions estranges qui n’estoient conneue que de Dieu seul. Il failloit obéir à son divin vouloir qui vouloit que les choses se passasent ainsi, me faisant espérer qu’il auroit soin de vous. Mon cœur s’afermi pour surmonter ce qui avoit retardé mon antrée en la sainte Religion 10 ans antiers. Encore falut-il que la nécessité de faire ce coup me Fust signifiée par le R. Père dom Raymon et par des voys que je ne puis pas coucher sur ce papier, bien vous le diroi-je à l’oreille; je prévois l’abandon de nos parens qui m’a donné mille croix, joint à l’infirmité humaine qui me faisoit craindre vostre perte.

Lors que je passé par Paris, il m’estoit facile de vous plasser. La Reine, Madame la duchesse Dayguillon et Madame la Contesse Brienne qui me firent l’honneur de me regarder de bon œil et qui m’ont encore honorée de leurs commandemens cette année par leur Lestres ne m’eussent point refusé ce que j’eusse désiré pour vous. Je remersié Madame la duchaisse Daiguillon du bien qu’elle vous a voulu faire ; mais la pansée qui me vint pour lors fut que si vous estiez avancé dans le monde, vostre âme seroit en danger de ce perdre. De plus, les pansées qui m’avoient autre fois ocuppé l’esprit pour ne désirer que la pauvreté d’esprit pour héritage, pour vous et pour moy, me firent résoudre de vous laisser une seconde fois entre (les) mains de la Mère de bonté, me comfiant que puisque j’alois donner ma vie pour le servise de son bien-aimé fils, elle prandroit soin de vous. Ne l’aviez-vous pas ausy prise pour Mère et pour Espouse lors que vous entrâte dans la Congrégation, (le jour de la Purification)? Vous ne pouviez donc attandre d’elle, q’un bien pareil à celuy que vous possédez. C’eût esté quelque chose que les avantages qui ce sont présantez pour vous à Paris, mes qui eussent estez infiniment ravalez au-desous de ceux que vous possédés maintenant. Je crois, et la vostre me l’assure, que vous ne les regrettez pas, ni l’abaissement de naissance dont vous me parlez, qui n’et nulement concidérable, je ne scais qui vous en a donné connoissance; je n’eusse eu garde de vous en parler. Je ne vous ay jamais esmé que dans la pauvretté de Jésus-Christ dans laquelle se retrouve tous les trésors.

Il est certain, vous n’estiez pas au monde que je les souhaittois pour (vous) ; mon cœur en ress(ent)oit des mouvemens si puissans que je ne les puis exprimer. Vous estes donc maintenant dans la milice, mon très cher fils. Au nom de Dieu, faitte estat de la parole de Jésus-Christ et pansez qu’il vous dit : « Celuy qui met la main à la charue et tourne le dos arrière n’et pas propre pour le royaume des cieux ». Ce qu’il vous promet est bien plus grand que les avantages qu’on vous faisoit espérer, que vous devez estimer boue et fange pour vous acquérir Jésus-Christ. Vostre glorieux patriarche saint Benoist vous en a donné un grand example. Imité-le, au nom de Dieu, et que mon cœur ait cette consolation, par la première flotte, que mes veux offerts à sa divine Magesté depuis z I an sans intermision ayant estez reçeus au ciel. Je vous vois en de saintes résolutions, c’est ce qui me fait espérer que Dieu vous donnera la persévérance. Il ne se passe jour que je vous sacrifie à son amour sur le cœur de son bien-aimé fils. Plaise à sa bonté que vous soyez un vray holaucoste tout consommé sur se divin autel.

Il est vray ce que vous dites, mon très cher filz. J’ay trouvé en Canada tout autrement que ce6 que j’an pansois, mais en un divers sans que vous n’avez pansé. Les travos m’i sont dous ' et si facille à porter que j’y expérimante ce que (dit) Nostre Seigneur : « Mon joug est dous et mon fardeau léger ». Je n’ay pas perdu mes peines dans le soin espineux d’une langue estrangère qui m’et maintenant si facille que je n’ay point de peines d’anseigner nos saints mistères à nos Néophites dont nous avons eu grand nombre cette année : plus de 50 séminaristes, plus de 700 visites de sauvages et sauvagesses que nous avons tous assistés spirituellement et temporellement. La joye que mon cœur ressans dans le saint amploy que Dieu me donne esuye toutes les fatigues que je peux prandre dans les ocasions ordinaires. Je suplie nostre Rde Mère Françoise de Saint-Bernard de vous envoyer une copie du récit que je luy fais du progrès de nostre séminaire.

Pour tout le christianisme, voilà 3 nations qui veullent se venir randre sédantaire à Sillery. Leurs filles seront pour le séminaire. Tous les chrestiens font très bien. Un Montagnés, nouveau chrestien, a fait l’office d’apostre en sa nation et a esbranlé avec le R. Père Le Jeune les 3 nations dont je vous parle. Des lestres qu’on escrit de nos séminaristes (au dit Rd Père), lors qu’il catéchisoit les (dites) nations, ont tiré tous ces bons catécumaines en admiration et leur a donné envie de nous donner leurs filles, puisqu’elles peuvent parvenir à ce que font les filles Françoise, tant au chemain du salut que pour les siances d’où il sembloit que leur misérable condition d’estre née dans la barbarie les vouloir exclure. Tous nos nouveaux chrestiens ont eu fort à souffrir pour la tiranie des hyroquoys qui leur ont livré la guerre comme à nos François.

Mr nostre Gouverneur les a chassé dans un combat qui leur a livré pour sauver nos bons néophites. La relation vous le dira. Les Rds Pères de la Compagnie qui sont aux hurons ont eu des fatigues incroyables dans leurs missions cet hyver, les froids et les !lèges ayent esté extraordinairement exésifs. Adjoutez à cela la barbarie de cette nation qui les a fait souffrir excesivement. Le Rd Père Chaumonnot que vous connoissez a ressenty leurs coups. C’et un apostre qui est ravi d’estre trouvé digne de souffrir pour Jésus-Christ. Il a quasi apris miraculeusement la langue huronne et a fait des merveilles dans une nation où luy et le Rd Père Brébeuf ont jetté les premières semances de l’Évangille. Les Rds Pères Garnier et Pijar ont pansez estre tuez ; Nostre-Seigneur les a gardez miraculeusement. Le Rd Père Poncet a eschapé les mains des yroquois qui estoient escartez lors que son canot passoit vite, conduit par des hurons qui craignoient la mort que ce grand serviteur de Dieu souhaittoit ardammant.

Il est demeurant aux 3 Rivières; (il) assiste les algonquins avec le zèlle que vous pouvez juger; il est savant en la langue algonquine. C’est aussy celle que j’étudie, qui me sert aux algonquines et montagnaises, comme estant des nations adjasantes.

La Mère Marie de St Joseph étudie la langue huronne (Nous avons aussy des filles de ce pays; elle y réussit fort bien).

Nous avons néanmoins plus affaire d’algonquin; c’est pourquoi toutes s’y apliquent. L’on a découvert vers les costes du port des nations en nombres qui parlent cette langue : ont les instruit, tous veullent croire. L’on croit qu’il y pourra avoir quelques martirs dans les grandes cources qu’il faut faire, où le diable, enragé de ce (que) Jésus-Christ luy ravit l’ampire qui luy avoir osé usurper il y a tant d’années, suscite toutjours quelques meschans pour nuire aux ouvriers de l’Evangille. Je souhaitte que vous voyez la relation. Je tâcheray qu’on vous en envoye une lorsqu’elle sera imprimée.

Je suis en une consolation très sansible du bon souhait que vous faite pour moy (c’et le martire). Hélas, mon très cher fils, mes péchez me priveront de ce bien; je n’ay rin fait jusque icy qui soit capable d’avoir gaingné le cœur de Dieu car, pansé-vous, il faut avoir beaucoup travaillé pour estre trouvée digne de respandre son sang pour Jésus-Christ; je n’ose porter mes prétansions si haut : je laisse faire à sa bonté immance qui m’a toutjours prévenue de tant de faveurs, que si sans mes mérites, elle me veut (encore) faire celle où je n’ose prétandre, je la suplie qu’elle le fase; je me donne à elle, je vous y donne aussy et la suplie, pour une bénédiction que vous me demandez, qu’elle vous comble de celles qu’elle a départie à tant de valeureux soldats qui luy ont gardé une fidélité inviolable.

Si on me venoit dire : « Vostre fils est martir », je panse que j’an mourrois de joie. Laissons-le faire; il a ses tems, ce Dieu plain d’amour. Soyez-lui fidelle et vous assurez qu’il vous trouvera les ocasions de vous faire grand saint si vous obéisez à ses divins mouvemens, si vous vous plaisez de mourir à vous-mesme et de suivre l’example que tant de grands saints de vostre Ordre vous donnent. Si Nostre Seigneur vous fait la Grâce d’estre profès, je vous suplie de m’an donner avis, et aussy come sa bonté vous a apellée et quelz moyens vous avez pris pour l’exécuter.

En fin, mon très cher filz, faite-moy part de vos biens, qui comme vous pouvez juger, m’aporteront une consolation très grande. Je croy que le Rd Père Supérieur vous le permettra. Je me donne l’honneur de luy escrire et de le remersier de l’honneur de son affection et ses soins pour vous. Et priez bien Dieu pour moy; je vous visite plusieurs fois le jour; je parle de vous sans sesse à Jésus, Marie et Joseph.

Possible que passera une de nos Mères de Tours, cette première flotte, pour nous venir trouver. Cela n’et pas encore tout assuré, l’affaire despandant de quelque sirconstances qui ne pouront estre vidée qu’and France; ce sera la Mère Le Coq, dite de St Joseph, que vous avez veue ma maittraise de novice. C’et une grande servante de Dieu; elle est de présant supérieure à Loche. Ce sera néanmoins Tours à qui nous la demanderons, car elle en est professe. Mr de Bernière m’a escrit vostre bonheur : il en est ravy. Le Rd Père dom Raimond et tous mes parans. m’an ont aussy escrit, comme nos bonnes mères de Tours qui vous aime grandement.

A Dieu, mon très cher fils; je ne me lasserois point de vous antretenir. Le Rd Père Poncet vous salue; il est ravi de vostre bonheur; la Mère Marie de St Joseph aussy, à qui Dieu fait beaucoup de grâces et luy donne de grands talans pour luy gaingner des âmes. Priez pour elle et pour (moy) qui suis,

Mon très cher et bien-aimé fils,

Vostre très humble et très affectionnée mère,

Sœur Marie de l’Incarnation, R. urs. ind. De Québec, au séminaire (de St Joseph, des Ursulines,

Le 4e septembre 1641.

Priez pour moy le jour de la feste du glorieux apostre saint Paul. Je fus proffesse à ce jour.

L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642.

[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux /9. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.

A ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre: Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.

Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.

[…]

Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait ; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.

De Ouébec le 29. Septembre 1642.

L.68 De Québec, à son Fils (1), 1er septembre 1643.

Mon très-cher Fils : La paix et l’amour de Jésus. Vous vous plaignez que vous n’avez pas reçu les amples lettres que je vous écrivois l’an passé. Mille lieues de mer et plus sont sujettes aux hazards, et tous les ans ce qu’on nous apporte, et ce qui repasse en France court la même risque. Je faisois réponse à tous les points de la vôtre, et puisque vous le voulez, et qu’il ne m’est pas possible de vous rien refuser, j’en feray une petite récapitulation. Mais afin que vous ne perdiez pas tout je vous en ay déjà écrit une partie par le premier vaisseau qui doit arriver en France un mois devant les autres, s’il arrive à bon port.

Vous pouvez croire qu’aprenant que vous êtes tout à Dieu par les saints vœux de la Religion, mon cœur a reçu la plus grande consolation que d’aucune nouvelle que j’aye apprise en ma vie. La miséricorde infinie de Dieu m’a fait cette grâce en vous la faisant. (Je vous avois donné à luy avant que vous fussiez né. Estant au monde mon cœur soupiroit sans cesse après luy ; afin qu’il plût à sa bonté de vous accepter. A peine aviez-vous atteint l’âge de treize ans qu’il me promit qu’il auroit soin de vous, ce qui donna à mon cœur un repos que je ne vous puis dire. Lorsque vous fûtes un peu plus grand et qu’on me disoit que votre vie était un peu trop libre, j’entray à votre sujet dans des croix qui me faisoient recourir sans cesse à Dieu, que je sçavois pourtant bien ne vous devoir pas manquer; mais vous pouviez par vos manquemens renverser ses desseins, ou plutôt moy en être la cause. Ce fût alors que je luy donnay pour garant de votre âme la sainte Vierge et saint Joseph, par lesquels je vous offrois chaque jour à sa divine Majesté. Pensez-vous, mon très cher Fils, que je ne visse pas bien que lors que je vous parlois de Dieu, des biens de la Religion, et du bonheur de ceux qui le servent, votre cœur étoit fermé à mes paroles? Je le voyois, et c’étoit là le plus grand sujet de mes croix; car il me sembloit qu’à chaque pas vous alliez tomber dans le précipice : Mais j’avois toujours dans le cœur un instinct qui me disoit que Dieu avoit une grâce à vous faire pour vous appeller au temps et en la manière qu’il m’avoit appellée pour le servir d’une manière toute particulière. Et en effet je la vois à peu près décrite en ce que vous me mandez qui vous arriva. Remarquez bien cela, mon très cher Fils, si vous me survivez vous en sçaurez davantage, puisque vous voulez que je vous donne mes papiers, si l’obéissance le permet en ce temps là, je le veux afin que vous connoissiez les excez de la bonté divine sur moy, aussi-bien que sur vous.

C’est un excez de l’amour de notre divin Maître de brûler nos cœurs sans les consumer. C’est néanmoins un effet de notre misère de ce que son opération n’a pas tout son effet. L’agent ne manque pas de son côté, mais notre froideur s’oppose aux touches divines, et empêche l’âme d’arriver à ce parfait anéantissement qui surpasse toute purification imaginable. Je n’ay pas cessé, mon très cher Fils, de prier pour vous, et je ne manque point de vous offrir sur l’Autel sacré du cœur très-aimable de Jésus à son Père éternel. (Mais quoy, me dites-vous, je suis sacrifié sur le cœur qui met l’incendie par tout, et je ne brûle pas? Pensez-vous que nous sentions toujours le feu qui nous brûle, je parle de ce feu divin; nous ne serions jamais humbles, si nous ne sentions nos foiblesses, et il est bon que l’amour nous rende son feu insensible afin que nous brûlions plus purement).

C’est encore un excez de notre misère d’avoir en nous le Saint des Saints, et n’être pas saint dès la première fois qu’on le touche, ou qu’on le reçoit. O mon très-cher Fils qu’il y a loin de luy à nous, quoy-qu’il soit en nous et uni à nous, l’ayant reçu au très-saint Sacrement. Si nous voulions une bonne fois suivre et imiter notre vie et voye exemplaire, nous deviendrions saints dès la première communion. Mais quoy ! bien que nous ayons des momens de bonnes dispositions que ce céleste Epoux agrée, qui sont celles que l’Église ordonne pour communier dignement, et qui produisent en nous des effets de sanctification; nous sommes si foibles et si chétifs, que nous reprenons ce que nous luy avions donné, notre misérable amour propre ne pouvant souffrir un anéantissement aussi entier que le veut celuy qui ne veut que des âmes qui lui ressemblent. Remarquez bien ce point, notre propre amour nous rend esclaves et nous réduit à rien; car est-ce quelque chose que de sortir du tout pour être à nous-mêmes, qui ne sommes qu’un pur rien? Ne cherchez donc point d’autre cause de ce que nous ne sommes pas saints dès la première communion que nous faisons. La méditation de ce grand silence où Dieu vous a appellé, vous fera voir plus clair que moy dans cette matière. Et de plus, vous avez tant de Saints parmy vous consommez au service du grand Maistre, qu’avec leurs avis et leurs exemples, vous deviendrez saint si vous voulez.

Vous dites que vous désireriez dire un jour la Messe dans les terres des Infidèles. Si Dieu vous faisoit cet honneur, j’en aurois la joye que vous pouvez juger. (O que je serois heureuse si un jour on me venoit dire que mon Fils fût une victime immolée à Dieu ! Jamais sainte Simphorose ne fut si contente que je le serois10. Voila jusqu’où je vous aime, que vous soyez digne de répandre votre sang pour Jésus-Christ). Je bénis sa bonté des désirs qu’il vous donne; mais prenez garde de ne vous pas trop embarrasser l’esprit dans des raisonnemens superflus, qui vous pourroient causer une continuelle perte de temps : et il arriveroit que vous ne vous en déferiez pas facilement; parce que la passion étant émue par des désirs trop impétueux, offusque la lumière de l’esprit, en sorte qu’il est difficile de bien juger d’une vocation, laquelle se fait connoître plus parfaitement par une confiance douce et amoureuse, et par une longue persévérance qui n’ôte point la paix du cœur, que par un bouillon ardent, et par une agitation continuelle qui n’est que dans les sens. (Il me paroît que dès mon enfance Dieu me disposoit à la grâce que je possède à présent, car j’avois plus l’esprit dans les terres étrangères pour y considérer en esprit les généreuses actions de ceux qui y travailloient et enduroient pour Jésus-Christ, qu’au lieu où j’habitois. Mon cœur se sentoit uni aux âmes Apostoliques d’une manière toute extraordinaire : Il me prenoit quelque fois de saillies si fortes, que si les respects humains ne m’eussent retenue, j’aurois couru aprés ceux que je voyois portez avec zèle au salut des âmes. Je ne sçavois pas alors pourquoy j’avois tous ces mouvemens, car je n’avois ni l’expérience ni l’esprit pour les reconnoître, aussi n’étoit-il pas temps : car celuy qui dispose les choses suavement, vouloit que je passasse par divers états avant que de manifester sa volonté à la plus indigne de ses créatures). Il s’est passé bien des choses dans les distances des temps; vous les sçaurez un jour, mon très-cher Fils, je vous ay seulement dit ici en passant pour votre consolation et pour votre instruction, ce qui se passoit en moy dans mon enfance.

Quant aux pensées que vous me proposez; croyez-moy, ne vous portez à rien qu’à suivre Dieu; je veux dire que vous vous abandonniez à sa conduite avec une douce confiance, et que vous attendiez dans la paix du cœur ce que ses desseins auront projetté pour vous. Après cela ne vous mettez point en peine, il vous conduira par la main, car c’est ainsi qu’il se comporte envers les âmes qui cherchent à le contenter, et non pas à se satisfaire elles mêmes. O qu’il est doux de suivre Dieu! Je ne vous dis pas cecy afin que vous étouffiez son esprit, mais afin que vous le serviez dans une plus grande pureté. et que vous ne respiriez que dans l’accomplissement des desseins qu’il a sur vous pour sa gloire et pour la sanctification de votre âme. L’obéissance exacte à vos Supérieurs sera la pierre de touche qui vous fera connoître si vous êtes dans cette disposition.

Ah, mon cher Fils, que cette dépendance des desseins de Dieu sur vous est importante ! C’est le secret pour devenir grand saint et se rendre capable de profiter aux autres. (Je suis ravie de voir ici des Saints—c’est ainsi que j’appelle les ouvriers de l’Evangile — dans un dénuement épouventable; et vrayment cette parole de l’Apôtre leur peut bien être appliquée : Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Je n’ay point de termes pour dire ce que j’en connois). Méditez cette sentence et pensez qu’il y a bien loin avant que d’être semblable à notre divin Maistre. (Ce que la créature ne peut d’elle-même, Dieu le fait ici d’une façon qu’on n’auroit jamais pensé. Ne croyez pas que quand vous me demandez ce que j’endure et que je n’en omette rien, je vous parle de la disette des choses temporelles, de la pauvreté du vivre, de la privation de toutes les choses qui peuvent consoler les sens, des peines qui les peuvent affliger, des contradictions, des adversitez et de choses semblables; non, tout cela est doux et l’on n’y pense pas, quoyqu’il soit sans fin : ce sont des roses où l’on se trouve trop bien, et je vous assure que la joye que j’y ressens m’a souvent mise en scrupule.

Voilà que l’on me vient de dire que le vaisseau qui apportoit la plus grande partie de nos vivres et toutes les nécessitez tant de notre Communauté que de nos Séminaristes, est perdu, ce qui appartient aux Révérends Pères et aux Mères de l’Hôpital y étoit aussi, avec tout cela nous sommes dans un aussi grand repos que si tout cela ne nous touchoit point, quoique cette perte nous jette dans une extrême disette. Mais béni soit notre divin Maistre, qu’à jamais il soit infiniment béni : Il nourrit les oyseaux du Ciel, et les animaux de la terre, nous laisseroit-il mourir. Ce ne sont donc pas ces choses là qui font souffrir, mais c’est une certaine conduite de Dieu sur l’âme qui est plus pénible à la nature que les tortures et les gesnes). Et lorsque je vous dis que les ouvriers de l’Evangile sont morts et que leur vie est cachée en Dieu, ils ont passé par cette conduite, se joignant même à l’ouvrier, et se rendant avec luy (inexorables à eux-mêmes pour faire mourir toute vive cette nature, qui est si nuisible aux parfaits imitateurs de Jésus-Christ).

Il me semble que (je vous voy dans l’impatience de sçavoir si j’ay tant souffert. Ouy, mon cœur ne vous peut rien céler, et je ne suis pas encore au bout, aussi ne suis-je pas encore arrivée à la perfection de ceux dont je vous parle : mais obtenez-moy la grâce d’y pouvoir arriver, ce sera une récompense de ce que j’ay enduré pour vous. Car la crainte que j’avois que vous ne tombassiez dans les précipices que vous couriez dans le monde me fit faire un accord avec Dieu, que je portasse en cette vie la peine due à vos péchez, et qu’il ne vous châtiât pas par la privation du bien qu’il m’avoit fait espérer pour vous. Ensuite de cette convention vous ne sçauriez croire combien grandes sont les croix que j’ay souffertes à ce sujet. Et même sur le point que vous alliez faire votre Profession, je fus une fois contrainte de sortir de table et de me retirer pour vous offrir à Dieu. Ce fut alors que les croix que je souffrois pour vous prirent fin ainsi que je l’ay remarqué, comparant vos lettres avec ce qui m’étoit arrivé. Je vous dis cecy pour vous faire voir combien Dieu vous a aimé, vous tirant à soy par des voyes toutes pleines de sa bonté, et afin que toute votre vie se consume à luy en rendre de continuelles actions de grâce) : pour moy c’est mon occupation quoique je le fasse très imparfaitement.

Cette sorte de croix, dont je vous parle, est suivie des traverses que nous souffrons pour le Royaume de Jésus-Christ, auquel les Démons s’opposent furieusement. Il est vray, et je vous le dis dans mes autres lettres, que nous avons de grandes consolations par les conversions qui se font, mais la persécution de nos nouveaux Chrétiens, et les révolutions continuelles qui arrivent à ce sujet, nous font souffrir et ressentir ce que c’est que d’avoir épousé les intérêts du Fils de Dieu. Je m’étens beaucoup, mais il faut que je le fasse puisque vous le voulez.

(Vous me parlez de votre solitude; il est vray que la retraite est douce et qu’on ne traite jamais mieux avec Dieu que dans le silence: C’est ce qui me console de ce que sa bonté vous a appellé à un Ordre saint où cette vertu règne en sa perfection, et où vous pouvez faire pour vous et pour autruy plus que vous ne feriez de paroles). La vie mixte a son tracas, mais elle est animée de l’esprit de celuy qui l’ordonne. Je ne me trouve jamais mieux en Dieu que lorsque je quitte mon repos pour son amour, afin de parler à quelque bon Sauvage et de luy apprendre à faire quelque acte de Chrétien : je prens plaisir d’en faire devant luy, car nos Sauvages sont si simples que je leur dirois tout ce que j’ay dans le cœur. Je vous dis cela pour vous faire voir que la vie mixte de cette qualité me donne une vigueur plus grande que je ne vous puis dire. Aussi est-ce ma vocation que je dois aimer par dessus toute autre : et si je puis avoir le bien de n’être plus Supérieure, et de me voir délivrée de l’inspection que je suis obligée d’avoir sur un Monastère que nous faisons bâtir, je seray ravie de n’être plus que pour nos Néophites : C’est peut-être mon amour propre qui me fait parler, mais sans avoir égard à mes inclinations, je désire que la volonté de Dieu soit faite.

Pour vous votre office est de recevoir les Hôtes, et d’être en lieu de faire la charité. Quand on aime trop sa cellule, il est bon d’en être un peu privé pour un temps).

Vous me ferez plaisir de me mander le progrez de votre saint Ordre que j’aime et honore uniquement : je sçay les grands services qu’il a autres fois rendus à l’Église, et j’espère qu’il reviendra à sa première splendeur. Les grands progrez que nous voyons de son rétablissement en sont de grands présages : de notre bout du monde je l’offre à Dieu, quoyque je sois très pauvre et indigne d’être écoutée, mais mon cœur s’y sent porté et je ne le puis retenir.

(Je me réjouis de ce que votre Supérieur vous exerce à la mortification, c’est une marque qu’il vous aime et qu’il vous veut du bien) : laissez faire Dieu et vos Supérieurs, et croyez que sa bonté vous mettra où il vous veut pour sa gloire et pour votre sanctification. Vous m’obligeriez de m’envoyer un de vos sermons par écrit. N’ay-je pas droit d’exiger cela de vous, puisque vous pouvez juger que j’auray une sensible consolation de voir au moins ce que je ne puis entendre? Si Dieu vous veut dans le ministère de la Prédication, il vous (45) donnera les talens nécessaires : quoyqu’il en soit vous êtes à luy, je suis contente, vivons et mourons dans son saint service, mon très-cher Fils.

Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde? je ne le sçay pas ; mais Dieu est si bon que si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit; laissons-le faire, je ne le voudrois pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu’en luy et pour luy; perdons nos volontez pour son amour. Je vous voy tous les jours en luy, et lors que je suis à Matines le soir, je pense que vous y êtes aussi, car nous sommes au chœur jusqu’à huit heures et demie, ou environ, et comme vous avez le jour cinq heures plutôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. (Vous me réjouissez de ce que vous aimez l’humilité : en effet vous en aviez bien besoin aussi bien que moy, car le monde nous en avoit bien fait à croire) : conservez toujours l’amour de cette précieuse vertu, qui est le fondement solide, sans lequel tout l’édifice de la perfection que vous voulez élever en votre âme seroit ruineux et de peu de durée. (Enfin demeurez dans la consolation que vous avez d’être serviteur de Dieu et que je suis sa servante, qui sont les plus nobles de toutes les qualitez, et celles que nous devons le plus aimer). Demeurons en Jésus, et voyons-nous en luy.

De Québec le 1. Septembre 1643.

L.84 De Québec, à l’une de ses Sœurs /11, 3 septembre 1644.

Ma très-chère et très-bonne Sœur. Notre bon Jésus soit à jamais l’objet de votre amour. C’est avec la plus tendre affection de mon cœur que je chéris le vôtre, et plus étroitement que jamais, puisque vous voulez être toute à Dieu. Vous me demandez des avis spirituels pour mener une vie parfaite dans l’état d’une véritable veuve qui ne veut plus avoir d’amour que pour Jésus-Christ :

Et sur tout vous me demandez comme j’ay fait quand Dieu a permis que je l’aye été. O mon Dieu ! je serois bien empêchée de vous le dire, car ma vie a été un tissu d’imperfections et d’infidélitez. Mais du côté de la grâce, je vous avouerai que Dieu me faisoit riche et qu’il me donnoit tout, en sorte que si j’eusse été bien obéissante à ses mouvemens, je serois à présent une grande Sainte. Puisque vous le voulez sçavoir; ce que je tâchois de faire, c’étoit de vuider mon cœur de l’amour des choses vaines de ce monde : je ne m’y arrêtois jamais volontairement, et ainsi mon cœur se vuidoit de tout, et n’avoit point de peine de se donner tout à Dieu, ni de mépriser tout le reste pour son amour.

Ne faites-vous point quelque peu d’oraison mentale? Cela vous serviroit beaucoup, même pour la conduite de votre famille et de vos affaires domestiques: Car plus on s’approche de Dieu, plus on voit clair dans les affaires temporelles, et à la faveur de ce flambeau on les fait beaucoup plus parfaitement. On apprend à faire ses actions en la présence de Dieu, et pour son amour : On n’a garde de l’offenser quand on le voit présent : On s’accoutume à faire des oraisons jaculatoires qui enflamment le cœur, et attirent Dieu dans l’âme ; ainsi de terrestre on devient spirituel, en sorte qu’au milieu du tracas des affaires du monde, on est dans un petit paradis où Dieu prend ses plaisirs avec l’âme, et l’âme avec Dieu.

Dans les occupations néanmoins que je sçay que cause votre négoce, Dieu ne demande pas de vous que vous fassiez de longues oraisons, mais de courtes, et qui soient ferventes. Je me souviens que notre défunte mère, lors qu’elle étoit seule dans son trafic, prenoit avantage de ce loisir pour faire des oraisons jaculatoires très-affectives. Je l’entendois dans ces momens parler à notre Seigneur de ses enfans, et de toutes ses petites nécessitez. Vous n’y avez peut-être pas pris garde comme moy /12, mais vous ne croirirez pas combien cela a fait d’impression dans mon esprit. Je vous dis cecy, ma chère Sœur, afin que vous l’imitiez; car c’est un exemple domestique dont nous devons faire plus d’état que de tout autre, et j’estime que c’est ce que notre bon Dieu demande de vous.

J’ay une singulière joye de ce que vous êtes dans le dessein de demeurer comme vous êtes, le reste de vos jours : je m’assure que vous y possédez la parfaite paix du cœur, puisqu’il n’est plus partagé, et que Dieu seul en est le maître et le possesseur. Mais dans cet état, il est sur tout nécessaire que vous ayez un Directeur à qui vous déclariez les mouvemens et les dispositions de votre âme. Choisissez-en un qui soit sage et prudent, et quand vous en aurez un qui ait ces qualitez, ne luy celant rien, il vous conduira dans la voye du Ciel, si vous suivez ses avis. Je m’en vais quitter la charge de Supérieure, et en même temps beaucoup de tracas où cet employ m’engage: après quoy je tâcherai de pratiquer les avis que je vous donne, sur tout de m’offrir en continuelle hostie au Père Eternel sur le cœur de son bien-aimé Fils. Je veux que ce soit là ma principale affaire intérieure, car pour l’extérieur je suis toute à l’obéissance. Donnons-nous donc tout de bon à celui qui se donne tout à nous. Ah qu’il fait bon n’être plus à soy, mais à celui qui est toute chose et en toutes choses. Je ne sçay ce qui m’emporte aujourd’huy, mais insensiblement je sors de moy-même et vous dis tout ce que j’ay dans le cœur.

Faites autant de lecture spirituelle que le temps vous le pourra permettre, et priez votre Père Directeur de vous indiquer les livres qui vous seront propres. Je croi que la très-sainte Mère de Dieu et son très-aimable Epoux saint Joseph sont vos Patrons. Ce sont aussi les miens. Aimons-les, honorons-les, servons-les de tout notre cœur, et ils nous conduiront dans le Ciel.

De Québec le 3. Septembre 1645.

L.87 De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard,

…Sous-Prieure du Monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

Ma très-Révérende, très-honorée, et très-aimée Mère. Mon cœur ressent tant de tendresses pour celle que je reconnois pour ma véritable Mère, que je ne les puis exprimer. Ouy, je vous ay si présente à mon esprit, qu’il me semble que je suis encore à Tours, et que vous me venez surprendre dans notre petite cellule, où votre affection pour moy vous faisoit me donner la satisfaction que je chérissois le plus. Vous me dites que vos visites à Québec sont fréquentes; les miennes ne le sont pas moins à Tours. Ce sont nos bons Anges qui font cela; parlons-nous donc par leurs intelligences, ou plutôt par notre tout aimable époux, qui sçait que notre amour est en luy, et pour luy. Ma plus que très-bonne Mère, il traite si amoureusement mon âme, que je ne puis m’empêcher de vous le dire dès l’abord. Son amour tient à mon égard des voyes semblables à celles que vous avez veues et sçeues, car mon cœur ne vous pouvoir rien celer. Aujourd’huy je connois bien plus clairement que je ne faisois en ce temps-là, pourquoy il me faisoit passer par tant de différentes voyes. O ma chère Mère, qu’il y a loin de nous à la pureté de Dieu, et que la purgation d’une âme qu’il veut toute pour luy et qu’il veut élever à une haute pureté est une grande affaire ! Je voy ma vie intérieure passée dans des impuretez presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connois pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs ny des élans, ny de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : Non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent. Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment; j’étois comme cela, et je me voyois vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensois avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Sœurs parloient, je les écoutois en silence et avec admiration, et je me confessois moy-même sans esprit. Je ne laissois pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eut point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisoit la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’étoit désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. Quelquefois je me trouvois comme ces pauvres orgueilleux, lesquels bien qu’ils ayent l’expérience qu’ils sont pauvres, ne laissent pas de penser qu’ils sont quelque chose, et de vouloir que les autres le pensent comme eux : Tout ce qu’on leur dit leur déplaît, et ils font toujours mauvaise mine. Enfin, ma chère Mère, il n’y a misère que je n’aye expérimentée, et je n’avois aucune facilité qu’à l’étude et à l’instruction de nos Néophites; encore Dieu ne vouloit pas que j’y eusse de la satisfaction, car j’y ay eu mille et mille mortifications, non du côté de Dieu, parce qu’il m’y aidoit extraordinairement, mais de la part des créatures à qui il donnoit le mouvement, et dont il se servoit pour m’affliger. Ce n’est pas que de temps en temps sa bonté ne me fit expérimenter de grands effets de son amour, mais cela n’empêchoit pas que je ne retournasse à mon état de pauvreté et de misère.

Tout cela ne m’a pas peu servy pour connoître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’Oraison pour élevée qu’elle soit. A présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus. Vous voyez, ma très-bonne Mère, comme je vous parle avec simplicité comme à ma véritable mère; si votre cœur m’a devancé, le mien vous va trouver pour s’ouvrir à vous, et vous faire voir ce qu’il y a de plus caché. Voulez-vous bien, ma très-chère Mère, que je vous dise que j’ay été extrêmement consolée d’apprendre la manière avec laquelle Dieu vous traite. Je connois une personne qu’il traite de même; peut-être le verrez-vous, car il est passé en France : cette conduite l’a entièrement métamorphosé : car il est devenu tout simple, tout dénué, tout cordial, en un mot, il ne tient à rien dans le monde. C’est là, selon mon petit jugement, une récompense que notre cher époux veut donner aux âmes qui l’ont servy au regard du prochain; service qui tire après soy de grandes fatigues, et où l’on est presque toujours hors de soy, en sorte que l’on y goûte plus de croix et d’amertumes que l’on n’y ressent de consolations. Je n’en ay pas une longue expérience, ma très-bonne Mère, c’est vous qui en pouvez parler comme sçavante, et qui goûtez maintenant les fruits de vos travaux, en attendant ceux qui ne finiront jamais, et qui ne se trouvent que dans le sein de notre très-aimable Epoux. Vous m’obligez infiniment de m’honorer d’une si grande familiarité. Cela montre que vous êtes toujours la même pour moy, et m’oblige d’être aussi toujours la même pour vous.

De Québec le 27. Septembre 1644.

L.100 De Québec, à son Fils, 11 octobre 1646.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit les nouvelles de ce que Dieu opère en ce pais, avant que j’eusse reçu aucune de vos lettres; car les vaisseaux sont arrivez tard lorsqu’on les croyoit perdus, et qu’on commençoit déjà à ressentir la famine. J’ay donc enfin reçu vos lettres avec une consolation singulière, et j’y ay trouvé un grand sujet de bénir Dieu pour le zèle qu’il vous donne pour le salut des âmes infidèles. Cela me fait croire que vous vous souvenez d’elles auprès de sa bonté source vive du secours que nous attendons pour la réduction de tous ces peuples. Continuez à les offrir à sa divine Majesté, et vous luy en gagnerez peut-être plus sur votre Oratoire, que si vous étiez actuellement employé à les convertir.

Vous m’avez fort obligée de me dire le succez des affaires de votre Congrégation. Dieu soit éternellement béni de vous avoir donné la paix. […]

(Mais dites-vous vray, mon très-cher Fils ? Il me semble que vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le cœur. Hé, pourquoy ne vous familiarisez vous pas avec un Dieu si bon et si amoureux. Je vous avoueray que le regardant comme Juge redoutable, il nous faut cacher au fonds des abysmes, et même jusques sous les pieds de Lucifer : Si on le considère comme Père, il demande nos respects et nos obéissances : Mais il est notre Epoux, et en cette qualité, comme dit saint Bernard, il demande de nous un retour réciproque, un retour d’amour). Et de plus notre cœur nous dicte cette leçon d’amour, qu’il nous faut tout convertir en celuy qui n’est qu’amour. O que cette leçon est aimable ! Elle tient ses Diciples en un colloque perpétuel : si par la foiblesse humaine, ou par la nécessité des affaires, ils tombent dans quelque égarement, le cœur attent avec une douce tranquillité la veue de son objet, pour recommencer avec plus de fermeté ses entretiens avec son bien-aimé. Car le moyen de pouvoir vivre si long-temps en ce monde sans la veue et la jouissance parfaite de notre unique bien? Si sa bonté ne se laissoit posséder à l’âme, et si elle ne luy permettoit un amoureux accez auprès d’elle, je vous diray dans mon sentiment que la vie seroit une mort. Prenons donc courage pour nous approcher avec confiance de celuy qui est le plus beau de tous les enfans des hommes. C’est là un passage du Prophète, bien capable de me toucher le cœur, et de me beaucoup occuper l’esprit pour les grands secrets que je comprens dans la double beauté du sacré Verbe incarné, mon très-cher et tout unique bien. Si j’avois votre oreille, je vous en dirois davantage comme à mon très-cher Fils, à qui je ne voudrois rien cacher des dispositions de mon cœur, non plus que des grâces de Dieu sur moy, ni de mes infidélitez en son endroit.

J’ay eu l’année dernière une grande maladie qui m’a pensé emporter, car comme, grâces à notre Seigneur, je ne suis point infirme, je n’ay pas grande expérience des maladies. Je me disposé néanmoins pour mourir, parce que mon mal qui étoit une colique néphrétique accompagnée d’une grosse fièvre, étoit très-violent et dangereux. Pour le présent, je me porte mieux que jamais, et je suis preste d’aller en tous les endroits du monde où l’obéissance me voudra envoyer.

(Je suis extrêmement consolée de vous voir si pauvre. Hé, ne sommes nous pas assez riches de posséder Jésus? Je ne veux donc pas que vous vous mettiez en peine de me rien envoyer. Si vous êtes un homme de désirs, comme Daniel, ouvrez la bouche de votre cœur, et notre très-aimable Jésus la remplira). Je ne vous prie point de prier pour moy; vous y avez trop d’affection : faites-donc en sorte auprès de Dieu que je sois fidèle à ses inspirations, et qu’il anéantisse en moy tout ce qui luy est désagréable.

De Québec le il. Octobre 1646.

L.101 De Québec, à sa Nièce, la Mère Marie de l’Incarnation, Religieuse Ursuline de Tours, octobre 1646.

Ma très-chère et bien-aimée fille. La paix et l’amour de Jésus soient votre part et votre héritage éternel. Béni soit cet objet suraimable de nos cœurs, qui veut purifier votre âme avec tant de miséricorde. Pensez-vous que je dise vray, ma chère fille? Oui assurément, les souffrances par lesquelles vous avez passé, sont les marques du bien qu’il vous veut. II me semble que cy-devant je vous avois parlé comme si vous eussiez dû entrer en cet état. Sçachez donc encore une fois que toutes les âmes à qui Dieu veut faire de grands biens sont conduites par ce chemin. Premièrement il vous a appellée par un grand attrait intérieur, et il vous a donné ensuite de fortes impressions et des désirs ardens d’entrer dans la parfaite imitation de son fils, vous donnant l’expérience de ce que ce même fils a dit autrefois : Nul ne vient à moy si mon Père ne le tire. Il vous a donc tirée dans la solitude où il vous a parlé au cœur, par les saints mouvemens qu’il vous a donnez dans votre enfance spirituelle, où néanmoins quelque vertu qu’on ait, l’on commet beaucoup d’imperfections, comme de présomption, d’amour de propre excellence, de gloutonnie et d’avarice spirituelle : On boit tous ces défauts comme de l’eau et sans qu’on s’en apperçoive, parce que l’enyvrement intérieur offusque de telle sorte qu’on ne voit rien de mauvais : Un certain mélange des opérations de Dieu et des sentimens de la nature éblouit et fait tout voir le plus parfait du monde au jugement de la raison imparfaite; et au fonds quoique tout cela ne soit pas coupable, n’étant pas voulu ni recherché, ce sont néanmoins de très-grandes impuretez en matière de choses spirituelles, et des imperfections qui rendent l’âme foible quand il faut opérer de grands actes intérieurs dans la pureté de la foy, puis qu’elle est embarrassée dans les sens. Si l’âme demeuroit toujours en cet état, elle ne feroit pas un grand chemin dans la voye de l’esprit; Mais Dieu qui vous veut plus parfaite glue vous n’êtes, vous a prévenue par un excez de sa bonté pour vous y faire avancer. Vous eussiez été trop foible pour souffrir une si grande soustraction de sa grâce sensible, s’il ne vous eût donné ce qu’il vous donna lorsque vous étiez devant le saint Sacrement. C’étoit pour vous fortifier dans le combat qui est un commencement de purgation de la partie sensitive de l’âme, pour laquelle il ne vous faut point décourager : car ne pensez pas que pour être rentrée dans votre paix ordinaire, tout l’orage soit passé; non, attendez vous à davantage, si Dieu vous aime, comme je le croy de sa bonté. Or vous connoîtrez si vous faites du progrez, et si la purgation a son effet par degré; si vous êtes bien fidelle, patiente, douce et paisible; si vous êtes obéissante à l’opération de celuy qui vous purifie; si vous êtes exacte à l’observance de vos Règles; sur tout si vous êtes bien humble dans le temps de la souffrance et du délaissement : J’ajouteray encore, si vous évitez les amitiez particulières, et les intrigues où les personnes du Cloître, sur tout celles de notre sexe sont sujettes; enfin si vous fortifiez votre âme contre une certaine humeur plaintive, et contre de certaines tendresses sur soy-même que l’on a dans les peines que l’on ressent. Car dans ce temps là le Diable ne dort pas; il tâche lorsque l’âme est dans l’impuissance d’agir, de donner mille addresses à la partie inférieure qu’il luy représente comme des choses bonnes, justes et permises, et sur tout qu’il faut s’intriguer pour passer pour personne de mise et d’esprit. Les âmes foibles se perdent quelquefois là dedans, et souvent elles s’écartent du chemin que la grâce leur traçoit : Et c’est de là que plusieurs reculent, ou ne font aucun progrez dans la vie spirituelle après plusieurs années de conversion, et ainsi ils perdent la grande et avantageuse part que Dieu leur vouloit donner dans ses bonnes grâces et dans son amour. Si donc vous êtes courageuse dans les temps de purgation semblables à celuy-cy que vous me marquez, vous ferez ce que Dieu veut de vous, car son dessein en ces rencontres n’est que de vous rendre plus capable de ses faveurs et des impressions saintes, qui conduisent l’âme à grands pas à la perfection, à laquelle les âmes lâches ne pourront jamais arriver. Voilà pour le temps de l’affliction.

Quant à celuy de la bonace, ce que vous avez à faire est de ne vous appuyer jamais non pas même un seul moment sur vos propres forces; au contraire défiez vous continuellement de vous-même : car il y a des Démons qui travaillent puissamment en ce temps auquel on croit estre plus en assurance, à gagner quelque chose sur l’âme quand ce ne seroit qu’un soupir ou coup d’œil en sa faveur, c’est à dire, par amour propre, ou par un motif humain. Une Ame qui aime Jésus doit toujours avoir un œil pointé sur luy, et un autre sur elle-même et sur sa propre bassesse. C’est à dire que notre union avec Dieu, si elle est véritable, bien loin de nous fermer les yeux à nos bassesses, elle nous les ouvre au contraire à mesure que nous approchons de cette incompréhensible pureté, pour nous faire voir clair dans nos foiblesses et infirmitez : et c’est par ce moyen que nous devenons abjets à nous-même, et humbles à nos yeux.

Tout ce que je viens de dire regarde vos dispositions présentes, après quoy ne pensez pas que tout soit fait. Si Dieu vous aime vous passerez par des changemens d’états spirituels, dans lesquels vous croirez que tout est perdu pour vous : mais en quelque état que vous soiez, souvenez vous toujours que l’intention de Dieu est de vous y santifier. Je ne doute point que le R. Père Salin et votre Supérieure ne vous ayent donné dans les rencontres les avis nécessaires pour vous y fortifier : car les instructions que l’on reçoit dans les commencemens doivent tendre à deux fins; la première, à nous instruire et former en la vie spirituelle; et l’autre à nous y affermir par de bons principes, et par des maximes saintes fondées sur la vie et sur les exemples de Jésus-Christ notre adorable Maître et divine cause exemplaire. Et vous remarquerez que quand ces maximes sont conformes à notre condition, elles ne doivent pas estre variables, mais constantes et fermes jusqu’au dernier soupir, n’y aiant aucun moment en notre vie, où nous puissions nous exemter d’obéir à notre Dieu, et de l’imiter. Si donc l’on vous a établie sur ces principes, comme je le présume de la bonne conduite des Révérends Pères de la Compagnie, et de celle de ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, et aussi comme je l’ay remarqué dans vos lettres et dans vos écrits, roulez continuellement sur ces maximes, faites-y vos examens particuliers pour découvrir les imperfections que vous y commettez, pour voir aussi si vous y faites quelque progrez. Prenez garde sur tout à une chose qui est d’une très grande importance pour l’avancement spirituel d’une âme; sçavoir qu’il ne faut pas entreprendre tout à la fois la pratique de toutes les vertus et de toutes les maximes que l’on a en veue; ce seroit une entreprise inutile, dont la foiblesse humaine ne vous permettroit pas de venir à bout : Vous en auriez la spéculation, mais vous n’en auriez pas la pratique parfaite. Ce n’est pas qu’il ne se rencontre des occasions où il faut ramasser toutes ses forces et mettre en pratique cette généralité de vertus et de maximes, mais cela n’est pas ordinaire. Faites donc le choix des imperfections qui vous nuisent le plus et où vous tombez le plus souvent, et prenez ensuite les maximes contraires et propres pour les combattre. Mettez un mois à l’une, huit jours à l’autre, selon votre nécessité (9). Quand vous vous serez bien affermie dans une maxime, passez à la pratique des autres sans résister, et sans avoir pitié de la nature corrompue qui ne laissera pas de se plaindre, et de crier quelquefois pour vous jetter en des tendresses sur vous-même; mais n’écoutez point ses plaintes ny ses cris, si ce n’est que ceux qui vous gouvernent y remarquent de l’indiscrétion ou de l’excès. Si vous faites ainsi, ma chère fille, vous arriverez au degré de perfection où Dieu vous veut, et où votre condition de Religieuse vous oblige de tendre.

Votre Directeur vous a mise dans un bon train, ne vous mettez donc point en peine d’en chercher un autre; profitez de ce qu’il vous a appris, et suivez la conduite de celle que Dieu vous donnera pour Supérieure conformément à ce que la règle ordonne. Je me suis toujours bien trouvée de regarder mes Supérieurs comme me tenant la place de Dieu. Mais il y a un certain orgueil secret qui s’insinue dans les filles, si elles n’y prennent garde, qui les porte à un dégoût de l’ordre que Dieu a étably pour leur conduite; Elles s’imaginent que la conduite du dedans n’est pas solide, et qu’il en faut chercher une autre, et ainsi ce vice secret les porte insensiblement dans le mépris de ceux de qui elles doivent attendre les ordres de Dieu sur elles, et qui les mèneroient bien-tôt dans l’esprit de leur Ordre et de leurs règles d’où elles s’éloignent par cet égarement, qui est un mal-heur qu’on ne peut assez déplorer. Cela n’empesche pas que de temps en temps, et en de certaines nécessitez inévitables selon que la règle le permet, on ne puisse demander quelques bons avis et l’éclaircissement de quelques doutes aux Confesseurs que l’on aura élu extra-ordinairement, ou à quelque autre personne de mérite; en sorte pourtant que la fidélité à votre Supérieure, et à votre Directeur ordinaire l’emporte par dessus tout autre.

Pour ce qui est des grâces particulières dont vous me parlez, appuiez vous sur le plus essentiel et le plus solide, et vous verrez qu’elles ne vous sont données, que pour votre sanctification, et pour la pratique des vertus que vous ne devez jamais regarder comme éloignée, car ce ne seroit qu’un amusement; mais il vous en faut pratiquer les actes selon les occasions présentes. Par exemple, s’il s’agit de votre vocation au Canada, faites en France ce que vous feriez icy : si vous estes en classe, faites aux filles Françoises ce que vous feriez aux filles Sauvages du Canada, offrant à Dieu vos actions dans cette intention. Vous ferez le même des autres vertus, et par ce moyen tout vous profitera, et les vertus que vous n’auriez qu’en spéculation, seront réduites en actes. Vous remarquerez icy qu’il y a une certaine anxiété de désirs qui trouble l’âme; il s’en faut garder autant qu’il se pourra, pour conserver la paix du cœur qui est la demeure du saint Esprit. Ne vous inquiétez donc pas pour votre vocation au Canada : Si elle est de Dieu, elle se perfectionnera. et sa bonté la conduira à son exécution dans le temps de son ordonnance pour sa gloire, pour votre bien et pour notre consolation. Cependant je suis tous les jours avec vous en esprit, et je tâche de faire pour vous ce que demande la divine Majesté, et ce que vous désirez de moy.

Les deux imperfections que vous me témoignez être en vous, et que vous dites être votre foible, ne seront jamais corrigées en perfection qu’à mesure que vous deviendrez spirituelle. L’une et l’autre étant fondées dans votre naturel vous en aurez plus de peine, et aussi plus de vertu en travaillant à la mortification. On vous a dit la vérité, que vous avez en cela quelque chose de moy : car j’ay été la plus complaisante du monde en ma jeunesse, et j’ay eu et j’ay encore cette vivacité naturelle en mes actions ; tout cela se tourne en bien lors qu’on s’accoutume à faire ses actions avec présence d’esprit, c’est à dire, si vous veillez en sorte que si vous êtes complaisante, vos complaisances soient à Jésus par des colloques amoureux selon l’esprit de grâce qu’il vous donne. Et pour le regard des créatures n’ayez jamais de la complaisance que dans l’ordre de la charité; car quand il est question d’amusemens ou d’imperfections, n’en ayez jamais pour personne : Il faut en ces occasions passer par dessus tous les respects humains; vous n’en serez pas tant aimée de quelques unes mais vous en serez plus chérie de Dieu, et plus estimée des plus sages et des plus saintes. Ce n’est pas qu’il faille rechercher l’estime, mais elle suit naturellement la grâce et la vertu. Vous me dites que l’amour de cette vaine estime se veut nourrir en vous : hélas ! ma chère fille, une bonne réflexion sur vous-même vous convaincra tout aussi-tôt l’esprit, que l’estime qu’on a de soy-même, et le désir qu’on a d’estre estimé des autres est la plus grande sottise du monde : les misères que chacun expérimente en soy-même en sont des preuves convaincantes.

Je n’ay point reçu cette lettre dont vous et ma chère Mère Clère me parlez, je n’aurois pas manqué d’y répondre. On m’a donné de si bonnes preuves de la vertu de cette chère fille, que je suis d’avis que vous continuyez votre conversation avec elle, puisqu’elle vous porte à la vertu, et qu’elle ne tend qu’à Dieu. L’amitié qui tend à ces fins est toujours bonne, toutes les autres sont mauvaises, et il les faut éviter. Elle me prie de répondre à quelques propositions qu’elle me fait; je le fais avec la sincérité et le mouvement intérieur qui m’y porte. Je ne sçay pourtant de quelle manière elle prendra ma réponse : Mais il faut que je vous avoue que je ne puis trahir ni flatter personne en matière de vertu, et qu’alors la sincérité est ma guide. Tâchez donc de courir à qui mieux mieux dans la carrière de la vertu où la couronne est donnée aux vainqueurs. […]

L.109 De Québec, à son Fils, été 1647.

Mon très-cher et bien-aimé Fils, la paix de notre très-aimable et très-adorable Jésus. J’ay reçu la vôtre et tout ce qui étoit dans votre pacquet lorsque je ne l’attendois plus. Il me restoit néanmoins quelque peu d’espérance dans la pensée que vous auriez pris la voye de nos Révérendes Mères de Paris, comme la plus sûre; et je ne me suis pas trompée, puisqu’en recevant leurs lettres, j’ay reçu tout ce que vous m’avez envoyé. Mais j’ay à m’entretenir d’autres choses avec vous, mon très-cher Fils. (Quoy, vous me faites des reproches d’affection que je ne puis souffrir sans une répartie qui y corresponde : Car je suis encore en vie, puisque Dieu le veut. En effet vous avez sujet en quelque façon de vous plaindre de moy de ce que je vous ay quitté. Et moy je me plaindrois volontiers, s’il m’étoit permis de celuy qui est venu apporter un glaive sur la terre qui y fait de si étranges divisions. Il est vray qu’encore que vous fussiez la seule chose, qui me restoit au monde où mon cœur fût attaché, il vouloit néanmoins nous séparer lorsque vous étiez encore à la mamelle, et pour vous retenir j’ay combatu près de douze ans encore en a-t’il fallu partager quasi la moitié. Enfin il a fallu céder à la force de l’amour divin et souffrir ce coup de division plus sensible que je ne vous le puis dire; mais cela n’a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. Je vous en demande pardon, mon très-cher Fils, car je suis cause que vous avez souffert beaucoup d’affliction. Mais consolons-nous en ce que la vie est courte, et que nous aurons par la miséricorde de celuy qui nous a ainsi séparez en ce monde, une éternité entière pour nous voir et pour nous conjouir en luy.)

Quant à mes papiers, qui sont-ils? Je n’en ay que peu, mon très-cher Fils : car je ne ni arreste pas à écrire des matières que vous pensez. Il est vray qu’étant malade à l’extrémité j’avois donné le peu que j’en avoir à la Mère Marie de saint Joseph pour les faire brûler, mais elle me dit qu’elle vous les envoiroit; ainsi ils fussent toujours tombez entre vos mains quand vous n’eussiez pas témoigné les désirer. Mais puisqu’ainsi est que mes écrits vous consolent, et que vous les voulez, quand je n’aurois qu’un cahier j’écriray dessus qu’il vous doit être envoyé, si je meurs sans parler et sans avoir connoissance de ma mort.

Vous désirez sçavoir la conduite de Dieu sur moy. J’aurois de la satisfaction à vous la dire, afin de vous donner sujet de bénir cette bonté ineffable qui nous a si amoureusement appeliez à son service. Mais vous sçavez qu’il y a tant de danger que les lettres ne tombent en d’autres mains, que la crainte que cela n’arrive me retient. Je vous assure néanmoins que cy-après je ne vous cèleray rien de mon état présent : au moins vous en parleray-je si clairement que vous le pourrez connoître. A dire vray, il me semble que je dois cela à un fils qui s’est consacré au service de mon divin maistre, et avec lequel je me sens avoir un même esprit. Voicy un papier qui vous fera voir la disposition où j’étois quand je relevé de maladie il y a près de deux ans. Ce n’est pas que je m’arrête à écrire mes dispositions, s’il n’y a de la nécessité : mais en cette occasion une sentence de l’Escriture sainte, m’attira si fort l’esprit, que ma foiblesse ne pouvant supporter cet excez, je fus contrainte de me soulager par ma plume en écrivant ce peu de mots, qui vous feront connoître la voye par où cette infinie bonté me conduit. (Cette voye n’est autre que son amoureuse familiarité et une privauté intime avec une lumière intellectuelle, qui m’emporte dans cette privauté, sans pouvoir appliquer mon esprit à d’autre occupation intérieure qu’à celle où cette lumière me porte. Les sujets les plus ordinaires de cette privauté sont les attributs divins, les véritez de l’Escriture sainte tant de l’ancien que du nouveau Testament, particulièrement celles qui regardent les maximes du Fils de Dieu, son souverain Domaine, et l’amplification de son Royaume par la conversion des âmes de telle sorte que cet attrait m’emporte par tout, tant dans mes actions intérieures que dans les extérieures. Quand je dis que je ne me puis appliquer à d’autre occupation, j’entens pour m’y arrêter ; car ôté les occupations qui tiennent tout mon esprit, c’est à dire, où ma liberté m’est ôtée par la liaison où la tient cette suradorable bonté de mon divin Epoux, je luy dis tout ce que je veux selon les occurrences, même dans mes exercices corporels, et dans le tracas des affaires temporelles; car il m’honore de sa présence continuelle et familière. Vous n’aviez qu’un an ce me semble quand il commença de m’attirer à cette façon d’Oraison, laquelle néanmoins a eu divers états où il m’est arrivé des choses différentes et particulières selon les desseins que sa bonté a eus sur moy tous pleins d’amour et de miséricorde, eu égard à mes très-grandes vilitez, bassesses, rusticitez et infidélitez insuportables à tout autre qu’à une bonté infinie, de laquelle j’ay arrêté le cours un nombre innombrable de fois ; ce qui a beaucoup empêché mon avancement dans la sainteté de laquelle sans mentir je n’ay pas un vestige. C’est ce que je vous conjure de recommander à notre Seigneur, car sans ce point je seray comme la cymbale qui tinte, mais qui n’a qu’un son passager: et je crains beaucoup de détruire les desseins que Dieu a sur moy et de dissiper les grâces qu’il me donne pour les accomplir.

Depuis ma maladie, ma disposition intérieure a été dans un dégagement très-particulier de toutes choses, en sorte que tout ce qui est extérieur m’est matière de croix. Elles ne me donnent néanmoins aucunes inquiétudes, mais je les souffre par acquiescement aux ordres de Dieu qui m’a mise sous l’obéissance dans laquelle rien ne me peut arriver que de sa part. Je sens quelque chose en moy qui me donne une pante continuelle pour suivre et embrasser ce que je connoîtroy être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paroîtra le plus parfait dans les maximes de l’Evangile qui sont conformes à mon état, le tout sous la direction de mon Supérieur. J’y fais des fautes sans fin, ce qui m’humilie à un point que je ne puis dire. (Il y a près de trois ans que je pense continuellement à la mort, et cependant je ne veux et ne puis vouloir ni vie ni mort, mais seulement celuy qui est le Maître de la vie et de la mort, au jugement adorable duquel je me soumets pour faire tout ce qu’il a ordonné de moy de toute éternité. Ces sentimens donnent à mon âme et à mon cour une paix substancielle et une nourriture spirituelle qui me fait subsister et porter avec égalité d’esprit les événemens des choses tant générales que particulières qui arrivent, soit aux autres soit à moy, dans ce bout du monde, où l’on trouve abondamment des occasions de pratiquer la patience et d’autres vertus que je ne connois pas.)

Au reste ne vous réjouissez pas, ainsi que vous dites, d’avoir une mère qui sert Dieu avec pureté et fidélité ; mais après avoir rendu grâce à cette bonté ineffable des faveurs dont elle me comble, demandez-luy pardon de mes infidélitez et impuretez spirituelles : et je vous prie de n’y pas manquer, non plus que de luy demander pour moy les vertus contraires. Voicy donc ce papier dont j’ay parlé; je le copie, parce qu’il n’est qu’en un brouillon écrit sans dessein et seulement pour soulager une tête foible. Sur ces paroles du Prophète : Speciosus forma præfiliis hominum, une lumière me remplissant l’esprit de la double beauté du Fils de Dieu, il fallut que mon cœur se soulageât par ma plume, mais sans réflexion, car l’esprit ne me le permettoit pas. Comme c’étoit à la seconde Personne de la sainte Trinité que mon âme avoit accez, aussi étoit-ce à elle que s’adressoient mes aspirations suivant les veues de l’esprit. Tout est ineffable dans son fond, mais voicy ce qui s’en peut exprimer: (Vous êtes le plus beau de tous les enfans des hommes, ô mon bien-aimé vous êtes beau, mon cher amour, et en votre double beauté divine et humaine.)

[…]

L.116 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, io octobre 1648.

Ma très chère Mère. La vie de Jésus soit la sanctification de la vôtre pour l’éternité. C’est avec amour et avec une entière affection que j’ay reçu votre lettre et votre charitable présent, pour lequel je vous prie d’agréer mes très-humbles remercimens. Vous me dites que ma Révérende Mère votre digne Supérieure m’a écrit : je n’ay pas reçu sa lettre non plus que beaucoup d’autres, je ne laisse pas de luy écrire un mot pour luy témoigner ma reconnoissance.

N’est-il pas vray que nous avons un Martyr dans le Ciel et un puissant avocat auprès de Dieu ? Nous avons déjà ressenti les effets de sa protection en diverses occasions, sur tout cette année que la flotte des Hurons conduite par le R. Père Brissani, étant arrivée devant une de nos habitations de François proche de laquelle un grand nombre d’Hiroquois s’étoient cachez à dessein de surprendre les François et les Hurons, et de les envelopper dans un même carnage, l’on a veu un secours du Ciel d’autant plus admirable qu’il a été impréveu et inopiné. Car le Père qui ne sçavoit rien des embûches des ennemis fit descendre à terre tous les Hurons, et par un mouvement secret, les fit ranger en bataille comme pour se battre. Quand ils furent en état, quoi qu’il ne vit personne, il se mit à crier et commanda à ses gens de crier comme luy, selon la coutume des guerriers de ces Nations; au même temps cette armée Hiroquoise parut, et sans dire mot fit sa décharge sur eux. Mais étant animez par les exhortations de ce brave Père, ils se ruèrent si vigoureusement sur les ennemis, qu’ils les mirent en fuite, en tuèrent un grand nombre, emmenèrent dix-sept prisonniers, et enlevèrent tout leur butin. Sans ce bon instinct que Dieu donna au bon Père, les Hurons étoient détruits, et la traitte de cette année perdue. L’on attribue cette grâce, ainsi que beaucoup d’autres, aux prières et aux mérites de notre saint Martyr. Mais venons à ce que vous me proposez.

Vous me parlez d’une vie cachée; qu’en diray-je, ma très-chère et bien-aimée Sœur, puisqu’elle est cachée, et qu’il est très-difficile de parler de ce qui ne parolt pas ? Dans ce pais et dans l’air de cette nouvelle Église, on voit régner un esprit, qui ne dit rien qu’obscurité. Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel 1 : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étoient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit luy est incompatible; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même. Je me représente ce Christianisme primitif comme un purgatoire dans lequel à mesure que ces âmes chéries de Dieu se purifient, elles participent aux communications de sa divine Majesté. Il en est dis-je ici de même. Cet esprit secret, qui n’est autre que l’esprit de Jésus-Christ, et de l’Evangile, donne à l’âme purifiée une certaine participation de soy-même, qui l’établit dans une vie intérieure qui l’approche de sa ressemblance. Demandez-moy ce que c’est que cette vie, je ne le puis dire, sinon que l’âme n’aime et ne peut goûter que l’imitation de Jésus-Christ en sa vie intérieure et cachée. Elle se trouve toujours petite à ses yeux et défectueuse en ses actions, se comparant à la pureté et à la sainteté de notre divine cause exemplaire. La distance des lieux et le danger que les lettres ne soient interceptées, ne me permet pas d’en dire davantage à ma très-chère Sœur, et même ce que je viens de dire est seulement pour luy obéir, ne m’étant pas possible de luy rien refuser. En attendant que nous nous voyons en l’autre vie qui vous fera voir clair dans mes pauvretez, je vous prie de vous contenter de cela, et cependant de prier pour moy qui suis toute en Jésus, Vôtre. De Québec le Io. Octobre 1648.

L.123 De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649

Mon très-cher Fils. Lorsque j’ay reçu la vôtre deux vaisseaux étoient déjà partis, et ceux qui restoient étoient sur le point de faire voile. J’étois pourtant prête de vous écrire pour me consoler moy-même n’ayant reçu aucune consolation de votre part. Mais la vôtre me donne matière de le faire bien plus amplement que je ne me l’étois proposé. Si je ne vous puis répondre en tout ce que vous désirez de moy, à cause du prompt départ des vaisseaux je le feray par avance à mon loisir pour l’année prochaine. Commençons-donc, mon très-cher Fils.

Ne vous étonnez-pas s’il se trouve des âmes telles que vous me les décrivez, retenues et stupides lorsqu’on les veut jetter sur quelques discours de Dieu. Je ne sçay pas ce que vous en avez pu expérimenter, mais il est vray qu’il y a des dispositions durant lesquelles il n’est pas possible de dire ce que l’on ressent dans l’intérieur, non pas même en termes généraux. En voicy deux raisons dont je vous puis parler affirmativement. La première est que la disposition ou état spirituel où l’on est, n’est plus dans le sensible ni dans cette chaleur qui échauffe le cœur et le rend prompt à déclarer ce qu’il ressent : ce qui fait que ceux qui ont déjà fait quelque progrez dans la vie spirituelle et qui ont de nouvelles et fréquentes lumières se trouvent heureux de rencontrer quelqu’un en qui ils puissent répendre ce qu’ils estiment ne pouvoir contenir en eux-mêmes. Leur sens peine, parce qu’il n’est pas encore spiritualisé, et quelquefois leur abondance est si grande que s’ils n’évaporoient par la parole ou par des soupirs la ferveur de leur esprit, ils mourroient sur le champ, la nature n’en pouvant supporter la violence. Je connois une personne que vous connoissez bien aussi, qui a autrefois été contrainte de chercher des lieux écartez pour crier à son aise de crainte d’étouffer. Cela se fait sans réflexion et sans dessein par un transport d’esprit dont la nature n’est pas capable. Hors ce transport ces (ils) personnes là sont éloquentes à parler de Dieu dans les rencontres, mais dans le transport si elles parloient à quelqu’un de la chose qui les occupe, cela seroit capable de leur aliéner le sens.

La seconde raison est qu’il se trouve des dispositions intérieures si simples et spirituelles que l’on n’en peut parler, et on ne peut trouver des termes assez significatifs pour se faire entendre. L’onction intérieure que l’on possède ou dont l'on est possédé, est si sublime que tout ce que l’on voudroit dire de celuy de qui on veut parler, paroît bas et indigne de luy. Delà vient qu’on se sent impuissant d’en parler. On se plaît à entendre ceux qui en parlent, et cependant sans dire mot on jouit dans l’intérieur de ses embrassemens et de sa conversation familiaire. C’est encore une troisième raison qui me vient de cette impuissance, parce que l’occupation intérieure retenant l’esprit ne luy permet pas de s’entretenir extérieurement. Il y a bien d’autres raisons; mais outre mon incapacité, je suis dans un tracas d’affaires qui ne me permet pas de m’étendre. Je suis en danger de passer la nuit à vous répondre en paix ce peu que j’ay à vous dire. Mais que ne voudrois-je pas faire pour vous? Non que je voulusse entreprendre de vous donner des instructions; mon sexe et mon ignorance, eu égard à votre condition, ne me le permettent pas; mais je me sens dans l’impuissance de vous rien refuser. Je suis simplement cette pante entrant dans votre inclination pour l’amour de Dieu qui me lie à vous, outre ce qu’il y a mis par la nature, d’une façon qu’il me seroit difficile de vous exprimer.

Faites que ce commerce spirituel prévale à ce qui luy est inférieur : vivons unanimement dans le sacré cœur de Jésus pour y concevoir ce que produit dans une âme la fidelle pratique des maximes que vous sçavez. Sçachez qu’elles portent suavement dans l’état que vous dites vous être inconnu. Je vous y répondrai en son lieu.

Il est vray que les ferveurs immodérées font l’effet que vous dites, mais lorsque notre Seigneur donne un talent pour cela, ce qu’il fait d’ordinaire pour un temps, l’esprit emporte le dessus et fait suivre la nature après soy : je veux dire, qu’il ne se passe rien qui ne soit dans la conduite du saint esprit. Cette conduite ôte toute impétuosité pour se régler au gré de celuy qui donne le mouvement, et l’âme qui se laisse ainsi conduire à un si puissant Maître, demeure par état dans une paix et tranquillité que l’on peut bien sentir et expérimenter, mais qu’il est difficile d’exprimer. Il y a des âmes que Dieu appelle doucement sans des attraits aussi puissans que ceux là, mais les unes et les autres sont menées par un même esprit : elles n’affectent en cet état aucune imperfection volontaire (16), et si elles en corn-mettent, ce sont des surprises et des effets de la fragilité humaine dont on ne se peut faire quitte qu’avec la vie : Car comme on ne demeure pas toujours dans un même état, chacun a ses foiblesses qu’il ne découvre qu’à mesure que Dieu luy communique sa lumière : et il ne la communique que par degrez, si ce n’est que par une voye extraordinaire, et par un don de sapience tout particulier, il ne découvre ses secrets à l’âme en un instant pour la mettre dans un amour actuel et dans un état de lumière et de chaleur tout ensemble. Mais après tout c’est une vérité, qu’encore qu’en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d’imperfection tout d’un coup et sans réfléchir, on voit néanmoins qu’il y a toujours à détruire en nous un certain nous-même qui est né avec nous et sans lequel nous serions déjà bien-heureux en cette vie. On tombe, on se relève : c’est comme si vous disiez, qu’il s’élève de petites nuées sur le Soleil qui font de demi-ombres, qui passent et repassent viste. En tombant on se relève, et lors même que l’on tombe on parle et on traitte avec Dieu de ce misérable nous-même, qui nous fait faire ce que nous ne voulons pas, en la manière, comme je croy que dit saint Paul : je fais le mal que je ne veux pas faire. Mais suivons l’ordre de votre lettre.

Il est vray que l’âme trouve en ce monde les habitations que vous dites. Vous décrivez la première : Ce nous-même dont nous avons parlé, répond à la seconde : mais pourveu que nous ne l’aimions point et que nous ne suivions point volontairement son inclination, il ne nous peut nuire. Si même nous sommes fidelles à Dieu il nous en fera voir peu à peu les difformitez et les laideurs qui nous en donneront de l’aversion. Il est vray que la nature cache en soy des ressorts inconcevables : mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourroit supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée. Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure, où l’on goûte et savoure Dieu, où l’on meurt vrayment au monde et à soy-même, et où la nature après avoir été mortifiée, ne resuscite plus à sa première vie. Là l’intention pure et droite servira de rempart à la corruption et aux attachemens où la nature se pourroit porter; on y trouve toutes les finesses de l’amour propre, et l’on y distingue facilement le vray d’avec le faux.

(Ouy mon très-cher Fils, j’aime les maximes que vous sçavez, parce qu’elles portent à la pureté de l’esprit de Jésus-Christ. Il ne me seroit pas possible, quoyque je sois une foible et imbecille créature, de goûter une dévotion en l’air, et qui n’auroit du fondement que dans l’imagination. Notre divin Sauveur et Maître s’est fait notre cause exemplaire, et afin que nous le puissions plus facilement imiter, il a pris un corps et une nature comme les nôtres. Ainsi en quelque état que nous soions, nous le pouvons suivre avec sa grâce qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher car la pureté de son esprit nous fait voir l’impureté du nôtre et tout ensemble les difformitez de nos opérations intérieures et extérieures. L’on trouve donc toujours à pratiquer ces maximes saintes, non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celuy qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui luy ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussi-tôt ému; après quoy il n’y a plus de paix ny de tranquillité. Pour vous dire vray, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrez, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultez qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point â Dieu, où la pratique de la vertu).

Il ne vous faut pas étonner de cette grande activité d’entendement. Je croy que les personnes d’étude y sont sujettes à cause des matières qu’elles ont à traitter, si ce n’est qu’elles ayent la volonté entièrement gagnée à Dieu car alors la volonté est la maîtresse, et quand elle veut elle attire par sa force l’entendement après soy. Je me suis autrefois trouvée en cette peine, lors qu’ayant à enseigner les mystères de la Foy à des personnes déjà avancées dans la vie spirituelle; je jettois seulement la veue sur ce qu’en dit le petit Catéchisme du Concile, et tout aussi-tôt mon esprit en possédoit les véritez. Je me trouvois ensuite dans une telle activité d’entendement et dans un discours si suivi, qu’il ne se peut rien davantage. Mais comme ce n’estoit pas là mon centre ordinaire; la volonté par un seul acte imposoit silence à l’entendement pour le faire jouir avec elle par une contemplation simple et amoureuse des fruits qui sont cachez dans les mystères. De la sorte les trois puissances de l’âme demeuroient dans leur centre, où sans distinction d’opération, et comme si elles n’eussent été qu’une seule puissance, elles connoissoient, aimoient, et étoient à leur Dieu Etre pur et simple. Quand, dis-je, la volonté est gagnée à Dieu, et qu’elle ne se détourne point volontairement de l’attrait où la divine Majesté l’appelle, qui est pour l’ordinaire l’amour actuel et l’entretien familier, l’entendement ne luy peut nuire, car elle est la Maîtresse, et elle luy commande comme elle veut par une certaine force intérieure qui vient d’une puissance secrète qui la meut. Et remarquez que cette puissance tend toujours à ce que Dieu seul soit le Maître par tout.

Vous observerez encore que dans le cours ordinaire il y a des personnes qui ont l’entendement si volage et naturellement si facile à courir çà et là que l’Oraison se passe sans qu’ils donnent rien à la volonté; C’est un vice de nature, où il n’y a que l’humilité et la patience à pratiquer, parceque s’en affliger, ce seroit jetter le trouble dans l’imagination qui feroit un double ravage. Par la pratique de la vertu l’on gagne ce que l’on croit avoir perdu; une bonne et persévérante volonté gagne le cœur de Dieu, qui donne ensuite ce qu’on n’a pu acquérir par son travail.

Vous dites vray qu’il y a des états d’union d’entendement et de volonté, et que ces états sont passagers. Ce sont, ce me semble des essais ou des épreuves que Dieu veut faire d’une âme pour l’amorcer et la gagner à luy. Si elle luy est fidèle en ces rencontres, elle avancera plus avant dans la voye de Dieu. Il semble que les promesses qu’on luy fait en cet état dans l’Oraison, sont comme des contracts qui doivent être gardez inviolablement, autant que la foiblesse humaine le peut permettre avec le secours de la grâce. Encore qu’on ne s’en apperçoive pas, on ne laisse pas d’avancer; Mais Dieu, qui sçait que l’âme est encore foible, luy cache son progrez et la grâce même qu’il luy donne, parceque n’ayant pas encore l’esprit assez convaincu de son néant et de son impuissance au bien, elle s’attribueroit ce qui est dû à son Bienfaiteur.

Ce que j’appelle union d’entendement, c’est lorsque cette puissance est immédiatement occupée de Dieu par une notion spéciale ou générale. Cette notion est pourtant amoureuse, et elle emporte avec soy toute l’âme : Mais, c’est l’entendement qui arrête la volonté pour aimer, sans même qu’elle connoisse qu’elle fasse des actes. C’est une infusion de grâces qui ne se peut exprimer. Tout ce que j’en puis dire, c’est que l’âme ne veut rien pour elle-même, mais tout pour Dieu, de qui elle reçoit des effets d’une bonté immense.

L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter famihairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celuy de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en verité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites.

C’est qu’ensuite de cette privauté dont je viens de parler, l’âme ne pourroit pas s’assujetir, non pas même dans un temps libre, à réfléchir sur diverses matières, tant spirituelles puissent elles être : Elle n’y peut penser que par un simple regard. La volonté est toujours dans l’amour actuel avec une liberté entière de parler, quoi que ce parler ne se fasse point par un long discours, mais par une aspiration simple et continue. L’âme a un langage court, mais qui la nourrit merveilleusement, comme si elle disoit : mon Dieu, vous soiez béni. Ce mot, Dieu, dit plus en l’âme qu’on ne peut exprimer. O ma vie, O mon tout, O mon amour ! à mesure que la respiration naturelle se fait, cette aspiration surnaturelle continue : Et lorsque par l’ordre de la charité, ou par l’obligation de quelque emploi il faut interrompre ce langage, le cœur ne cesse point d’être attentif à son objet.

Mais le présent le plus précieux en tout, est l’esprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d’une façon sublime, comme il le donne à quelques âmes que je connois de cette nouvelle Église, et comme il l’a donné à nos saints Martyrs les Révérends Pères de Brébeuf, Daniel, Jogues et l’Allemant, qui ont fait paroître par leurs généreux courages combien leur cœur étoit rempli de cet esprit et de l’amour de la croix de leur bon Maître. C’est cet esprit qui fait courir par mer et par terre les ouvriers de l’Evangile et qui les fait des Martyrs vivans avant que le fer et le feu les consume. Les travaux inconcevables qu’il leur faut endurer sont des miracles plus grands que de resusciter les morts.

Pour venir au particulier, je vous dis que c’est un présent parce qu’il ne s’acquiert pas dans une méditation : Il peut néanmoins arriver que Dieu le donne à une âme qui aura été fidèle en quelque occasion de conséquence pour sa gloire, et même en une petite faite avec un parfait amour de Dieu et une entière haine de soy-même : Mais pour l’ordinaire il le donne après beaucoup de sueurs dans son service, et de fidélitez à sa grâce. Ce don est une intelligence de l’esprit de l’Evangile et de ce qu’a dit, fait et souffert notre adorable Seigneur et Maître, avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence. Concevez un point de la vie cachée du Fils de Dieu, cela contient une sainteté que les plus hauts Séraphins adorent, et ils reconnoissent qu’ils ne sont que des atomes et des néants en comparaison des sublimes occupations intérieures de ce divin Sauveur. Considérez encore les trois années de sa conversation avec les hommes, ses entretiens particuliers, ses prédications, ses souffrances, sa passion, sa mort, vous direz que ces trois années ont porté ce qu’il y a de plus divin : il nous a donné ou acquis tous les biens de la grâce et de la gloire. Par la distinction des états de cet adorable Maître, nous connoissons la différence des nôtres avec quelque proportion, car à Dieu ne plaise que nous fassions de la comparaison entre luy et nous. Dans cet aveu la compagnie familiaire que l’on a avec Dieu, surpasse ce que j’en ay dit cy-dessus, et donne une générosité bien d’une autre trempe que la première. Cet excellent sermon de la montagne : Bien-heureux sont les pauvres d’esprit, etc. et celuy de la Cène sont la force et le bastion des âmes à qui Dieu fait ce présent. Ne vous imaginez pas qu’en cette occupation il se passe rien dans l’imagination ou dans le corps; Non, le tout est dans la substance de l’esprit par une infusion de grâce purement spirituelle. En cet état, on ne pratique pas seulement les maximes que vous sçavez, on se sent encore poussé à la pratique de toutes celles de l’Evangile, qui sont conformes à l’état où nous sommes appeliez, et aux emplois où l’obéissance nous engage. L’âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition, qu’elle ne feroit en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré verbe incarné porte dans l’âme une onction qui ne se peut exprimer, et dans les actions une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquitez; elle imprime dans le cœur l’amour de la croix et de ceux de qui l’on est persécuté : Elle fait sentir et expérimenter l’effet des huit béatitudes d’une manière que Dieu sçait et que je ne puis dire.

Tous ces heureux effets et beaucoup d’autres que je ne dis pas, viennent de l’onction et de l’attrait continuel, avec lequel l’esprit de Jésus emporte l’âme. Cet esprit persuade, convainc, et attire si doucement, qu’il n’est pas possible de luy rien refuser, et de plus il agit dans l’âme comme dans une maison qui luy appartient entièrement. Cette douce persuasion est son langage, et la réponse de l’âme est de se laisser emporter en cédant amoureusement. Ce sont de mutuels regards et des intelligences si pures que nos paroles sont trop basses pour les énoncer. L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on luy fait, l’âme s’en apperçoit aussi-tôt, et la nature n’a plus de force : La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y va de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent.

Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parcequ'elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre : Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfans de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accez qu’il luy donne. Dans les états passez elle étoit dans un ennyvrement et transport qui la faisoit oublier elle-même; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérests et de biens, si j’ose ainsi parler. Cela fait qu’elle s’expose à tout pour sa gloire, et que nonobstant toutes les croix qui se rencontrent, elle pratique suavement la loy du parfait anéantissement, pour n’être plus, et afin qu’il soit tout et l’unique glorifié. Ce n’est pas qu’il se trouve des occasions où les croix se rendent plus sensibles et qu’il ne s’y commette même des imperfections : mais cela passe vite; l’âme s’humilie et fait facilement sa paix par l’agréement de son humiliation : Car remarquez que plus l’âme s’approche de Dieu plus elle connoît son néant, et quoy qu’elle soit élevée à un très-haut degré d’amour, elle ne laisse pas de s’abaisser à un très profond degré d’humilité, ces deux dispositions s’accordent parfaitement ensemble, ce qui me fait connoître la vérité de cette parole de notre Seigneur, que celuy qui s’humilie sera élevé.

Il me semble que tout ce que je viens de dire répond suffisamment à vos questions, quoique j’écrive avec une grande précipitation, et que le tout soit mal arrangé : suppléez, je vous prie, à mon défaut, car je suis une pauvre créature chargée d’affaires tant pour la France que pour cette Maison. Trois mois durant ceux qui ont des expéditions à faire pour la France, n’ont point de repos, et comme je suis chargée de tout le temporel de cette famille, qu’il me faut faire venir de France toutes nos nécessitez, qu’il m’en faut faire le payement par billets, n’y ayant pas d’argent en ce pais, qu’il me faut traitter avec des Mattelots pour retirer nos denrées, et enfin qu’il me faut prendre mille soins et faire mille choses qu’il seroit inutile de vous dire, il ne se peut faire que tous les momens de mon temps ne soient remplis de quelque occupation, en sorte que je ne vous puis répondre avec tout le loisir que je désire. Ne laissez pas pourtant de m’écrire à l’ordinaire, mais envoyez vos lettres de bonne heure, afin que je puisse prendre mon temps pour y satisfaire.

(Vous m’avez beaucoup consolée de me dire vos dispositions : Prenez bon courage : Ayez une sainte opiniâtreté à vous tenir proche de Dieu en la façon qu’il vous attire : Liez-vous à sa bonté dans cet état de tranquillité et de repos): Gardez vos règles avec humilité : Soyez soumis en simplicité à vos Supérieurs. Que la science ne vous enfle point le cœur : Ne sçachez rien pour vous, mais pour Dieu : En prêchant les autres prêchez-vous vous-même par une sainte intention de faire ce que vous enseignez. Si vous faites cela vous verrez ce que Dieu opèrera en votre âme. Vous me demandez si je vous présente à sa divine majesté en mes Oraisons? Oui, je le fais et de bon cœur, car je voudrois vous voir à luy en la façon qu’il désire. Vous m’êtes trop cher en son adorable présence pour vous y oublier, je croy aussi que vous ne m’y oubliez pas de votre part. C’est pourquoy je vous prie de luy demander que je luy sois plus fidèle que je ne l’ay été jusqu’à présent, de crainte que mes infidélitez n’empêchent l’effet de ses desseins sur moy, à qui sa bonté a déjà fait tant de miséricordes.

Pour nos affaires, vous m’obligerez beaucoup de m’en parler comme vous faites. Nous n’avons point encore d’Evêque, à cause, comme je croy des troubles de France. […]

Ce que vous apprendrez par la relation, vous fera voir, que ce que je vous écrivis l’an passé, étoit un indice de ce qui est arrivé. Le Révérend Père de Brébeuf, premier Apôtre des Hurons, avoit eu plusieurs visions touchant ce qui lui est arrivé à sa mort et à celle de ses compagnons, et de ce qui devoit arriver à l’Église. On a trouvé tout cela dans ses écrits. Notre Seigneur lui avoit fait voir sa face toute défigurée, comme elle l’a été depuis au rapport de plus de cent témoins. Il avoit encore veu ses mains impassibles dans la même vision : Et il est arrivé que son corps aiant été mutilé de toutes parts, ses os décharnez, sa chair mangée, lui encore vivant, il ne s’est pas trouvé la moindre fracture à ses mains, contre l’ordinaire de ces Barbares, qui voulant tourmenter un homme, commencent à couper les doigts et à arracher les ongles, ce qu’ils font, disent ils, pour caresser les Patiens ; en sorte qu’on ne le put reconnoitre qu’à ses précieuses mains. Notre Seigneur lui aiant révélé le temps de son martyre trois jours avant qu’il arrivât, il alla tout joyeux trouver les autres Pères, qui le volant dans une gaieté extraordinaire, le firent seigner par un mouvement de Dieu : Ensuite de quoi le Chirurgien fit seicher son sang par un pressentiment de ce qui devoit arriver, et de crainte qu’on ne lui fit comme au Révérend Père Daniel, qui huit mois auparavant avoit été tellement réduit en cendre, qu’on n’avoit trouvé aucuns restes de son corps.

Il y a bien d’autres merveilles que nous avons apprises de ceux qui en ont été les témoins oculaires. Depuis deux jours quelques captifs qui se sont sauvez des mains de l’ennemi, nous ont rapporté que ces Barbares coupèrent la bouche du Révérend Père de Brébeuf, de rage qu’ils avoient qu’il ne cessoit de prêcher et de prier Dieu, encore qu’ils l’eussent tout décharné et mangé, et comme ils sont adroits à écorcher les hommes aussi bien que les bêtes, qu’ils lui eussent laissé les veines et les artères entières sur les os, afin d’alonger ses tourmens, et qu’il ne mourut pas si-tôt. C’est vraiment pour Dieu, et en haine de la Foi, que ces Hommes Apostoliques ont souffert de si horribles tourmens. Ce sont les effets du présent de l’esprit de Jésus-Christ, dont je vous ai parlé au commencement de ma Lettre. La relation vous les fera voir comme des miracles de patience. Pour moi, je ne suis qu’une poussière indigne d’une si sainte mort; priez Dieu qu’il me fasse miséricorde.

L.132 De Québec, à un Père de la Compagnie de Jésus (1), 1er septembre 1651 [L’incendie]

Mon Révérend Père. Si les lettres que nous vous avons écrites par la Nouvelle-Angleterre et par les pescheurs vous ont esté rendues, vous aurez apris que la main de Dieu nous a touchées et réduites à l’extrêmité, comme je vous vais dire.

Le vendredy de l’Octave de la Nativité de Nostre-Seigneur, une sœur converse novice ayant mis du feu dans la mets ou paitrin où estoit son levain pour boulanger le matin suivant, s’estant oubliée de le retirer, ce feu prit à la mets et à toute la boulangerie, en sorte que sur les onze heures de nuit, une religieuse qui couchoit dans la classe des enfans (qui estoit au-dessus de cette boulangerie) s’éveilla en sursaut au bruit de la flamme qui, estant renfermée, s’entonnoit dans le tuyau de la cheminée, bruyant et pétillant d’une estrange façon. Cette pauvre Mère, bien estonnée, courut par tout; elle sonne la cloche, elle crie que l’on se sauve; il estoit temps, mon Révérend Père ! On s’efforce de sauver les enfans, on en vint à bout, mais non pas sans un évident danger; on rompt les grilles, on passe par la sacristie, le feu ayant gagné les autres avenues.

Je voulus monter au dépost ou en nostre petit magasin pour jetter quelques étoffes par la fenestre, me doutant bien que nos pauvres Mères se sauveroient à demy nues. Le bon Dieu me voulant sauver la vie, m’osta cette pensée, me faisant souvenir des papiers de nostre communauté, où je couru pour les sauver. Quoy que le danger n’y fust pas si grand, je vis néanmoins deux feux à mes deux costez et un dernier qui me poursuivoit. Dans ce péril je fis une inclination à mon crucifix m’abandonnant à la Providence divine. Le R. Père Supérieur de vostre maison, et tous vos Pères se jettèrent dans la chappelle, emportèrent le saint Sacrement, et sauvèrent la pluspart des meubles de la sacristie. Un de vos Frères pensa estre dévoré des flames. Sortant de cette incendie, je trouvay toutes mes pauvres Sœurs presque nues, priant Dieu sur la neige, qui est fort profonde en cette saison. Elles regardoient les effets de la divine Providence avec des visages aussi contens, comme si l’affaire ne nous eut point touché, ce qui fit dire à quelques personnes fort émeues la veue de cet effroyable spectacle, ou que nous estions folles, ou insensibles, ou remplies d’un grand amour de Dieu.

Je vous assure, mon très cher Père que jamais nous ne ressentîmes un tel effet de grâce pour le dénuement entier de toutes choses, qu’à cette heure-là. (Ce que nous possédions en ce monde, d’habits, de vivres, de meubles et autres choses semblables, fut consumé en moins de deux heures.) (Ah ! que vous eussiez eu de compassion de voir nostre chère fondatrice, Madame de la Peltrie, si sensible au froid, estre pieds nuds sur la neige, n’ayant sur son corps qu’une petite tunique).

La nuit estoit fort sereine, le ciel bien étoilé, le froid très grand, mais sans vent. Au fort de l’incendie il s’en éleva un petit qui jetta les flammes du costé du jardin et des champs, sans cela le fort, vostre maison et les circonvoisines, estoient toutes en danger, tant il sortoit d’étincelles et de charbons ardens portez fort loin par la véhémence des flammes. On trouva du feu dans les ruines plus de six semaines après cet embrasement. Mais retournons à nos pauvres Sœurs.

Nostre bonne Mère de Saint-Athanase qui estoit encore en charge, ne nous voyant pas toutes au commencement, souffrit des convulsions de mort dans la crainte que quelques unes ne fussent envelopées dans les flammes. Elle se jetta aux pieds de la sainte Vierge et fit un vœu en l’honneur de son Immaculée-Conception. Pour moy j’attribuay à un vray miracle que pas une de nous ou de nos pensionnaires n’ait esté consumée par un feu si promt et si violent. Une femme huronne, très bonne chrestienne, ne s’estant pas éveillée si tost que les autres se jetta enfin par une fenestre sur un chemin qui estoit dur comme de la glace; nous la croyons morte, mais elle revint à elle, Nostre-Seigneur nous la voulut conserver.

(Nos petites pensionnaires estoient en chemise sur la neige, elles pensèrent mourir de froid; quelques-unes en ont esté fort malades, toutes leurs robbes et leur petit équipage fut brûlé. Nous avions quelques habits et quelques meubles pour nos séminaristes sauvages, le feu a tout ravy et nous a réduites sur la neige comme le bon Job sur un fumier. Il y a cette différence que tous nos chers amis françois et sauvages estoient touchez d’une extrême compassion dont le bon Job estoit privé.

Les Mères Hospitalières ayant appris nostre désastre nous invitèrent d’aller demeurer en leur maison. Vos Pères nous y conduisirent. Ces bonnes Mères (ondoient en larmes nous voyant en un si pitoyable estat. Elles nous revêtirent de leurs habits gris, nous donnant avec une cordialité admirable tout ce qu’elles pouvoient, car n’ayans rien, nous avions besoin de tout. Nous fusmes trois semaines en leur maison, quinze personnes que nous estions, vivant comme elles, en mesme table et dans les mesmes exercices.

(Le lendemain de cet incendie, Mr le gouverneur et le R. Père Supérieur nous menèrent voir cette pitoyable masure, ou plutost cette grande fournaise de laquelle on n’osoit encore approcher; toutes les cheminées estoient tombées, les murs de refan /13 abatus, les murailles crevassées. De rebâtir sur ces ruines, il n’y avoit point d’aparance, tout estoit brûlé jusqu’au fondement. D’ailleurs nous n’avions rien et le fonds de nostre fondation ne suffiroit pas pour nous rétablir. On croyoit que nous ne penserions qu’à nostre retour en France après une telle perte qui nous jettoit dans l’impuissance de nous relever; mais chacune de nous se sentoit si fortifiée dans sa vocation, avec un si grand concours de grâces, que pas une ne témoigna aucune inclination de retourner en son ancienne patrie. Le pais qui, d’ailleurs, nous fournit abondamment de l’employ pour l’instruction des filles françoises et des sauvages, nous voyant dans cette résolution, nous témoigna puissamment l’agréer. C’est une consolation de voir l’amour et l’affection des habitans. Je ne dis rien de vos Pères, ils nous ont secourues de toute l’étendue de leur pouvoir jusqu’à nous envoyer les étofes destinées pour leurs habits. En un mot, ils ont montré qu’ils n’avoient rien à eux. La compassion est passée jusqu’aux pauvres; l’un nous offroit une serviette, l’autre une chemise; qui, son manteau, qui une poulie, qui quelques œufs, avec des témoignages de compassion si grande que nos cœurs en estoient attendris. Vous sçavez la pauvreté du pais, mais la charité y est encore plus grande.

Après trois semaines de séjour chez nos bonnes et charitables hôtesses, on nous conduisit en un petit bastiment que Madame nostre fondatrice fit faire, il y a quelque temps, en attendant que nous puissions estre en nostre monastère rétabli; les incommoditez que nous souffrons en ce petit lieu et dans nos disètes sont très grandes. Ce n’est pas ce qui nous afflige. Nous nous voyons endetées et engagées à tout le monde, sans aucun meuble pour garnir cette nouvelle maison, sans autres habits que ceux que nous portons et sans vivres; nous ne sçavons encore ce qui nous viendra de France, sans pouvoir secourir nos pauvres Sauvages.

N’aurez-vous point de compassion, mon R. Père, de vos pauvres filles? N’en aurez-vous pas de soin auprès de Nostre-Seigneur? Ne le prirez-vous pas qu’il nous suscite quelque restaurateur ou quelque restauratrice pour nous relever d’une si profonde chute? Je dis quelque sainte âme qui s’acquerra des couronnes éternelles en nous faisant la charité. (Hélas ! j’instruisois les filles et les femmes huronnes, par semaine, avec la Mère Assistante; ce m’estoit une consolation que je ne vous puis exprimer. Nous les secourions des deux mains selon le corps et l’esprit, et une nuit nous a privées de tous ces biens ! Dieu soit bény éternellement !) Je suis, Mon Révérend Père, Vostre très humble et très obéissante servante,

Sœur Marie de l’Incarnation,

Religieuse, Ursuline, Indigne.

De Sainte-Ursule de Kébec, Ce 1. Septembre. /14

L.135 De Québec, à son Fils, 13 septembre 1651.

Mon très-cher Fils. Jésus soit notre tout pour l’éternité. Un petit navire arrivé en ces quartiers, nous a apporté des lettres de nos Mères de Tours, par le moyen desquelles j’ay appris de vos nouvelles. Il s’en retourne sans qu’aucun autre ait paru, et cependant nous voilà au trezième de Septembre. Je ne veux pas le laisser partir sans vous rendre des témoignages de ma sincère affection, et pour vous prévenir touchant ce que vous pourriez apprendre à notre égard, aimant mieux que vous le sçachiez de moy que d’aucun autre.

Nous ne sommes pas mortes de la main des Hiroquois, (mais nous avons passé par le feu dans un accident inopiné qui arriva à notre Monastère le trentième de Décembre dernier, et qui l’a réduit en cendre avec tous nos biens temporels, nos personnes seules ayant été sauvées de cet horible incendie par une providence de Dieu toute particulière. Je sortis la dernière ayant le feu au dessus et au dessous de moy et un autre qui me suivoit. Je me sauvé par les grilles qu’une ou deux de nos Sœurs avoient rompues parce qu’elles n’étoient que de bois, et si je n’eusse trouvé cette issue il m’eût fallu sortir par une fenêtre qui étoit encore libre, mais qui étoit au troisième étage, ainsi que fit une pauvre Huronne qui se jetta sur de la nège glacée dont elle fut fort blessée. Je fus ensuitte trouver mes pauvres Sœurs sur la nège où elles étoient presque nues. Je ne vous raporte point icy toutes les particularitez de cet accident, je ne vous écris qu’en abbrégé. Nos amis nous ont assistées d’habits, de vivres et d’autres nécessitez. lls nous ont même prêté de l’argent pour rebâtir notre Monastère qu’il a fallu reprendre dès les fondemens. Il a 108. pieds de long et 28 de large. Les parloirs ont 3o pieds de long et 24 de large. Je vous laisse à juger si nous n’avons pas eu un rude coup : notre perte est de près de soixante mille livres, que la Providence de Dieu nous avoit données : Elle nous les a aussi ôtées. C’est d’elle encore que nous les attendons, car les dètes que nous avons contractées pour ce bâtiment surpassent nostre fondation. Vous direz peut-être, ainsi que plusieurs de nos amis, que nous eussions mieux fait de repasser en France que de nous mettre en des frais si grands et si hazardeux, tout étant icy incertain par les incursions des Hiroquois. Cette affaire a été consultée des premiers du pais, qui nous ont fait voir en cette rencontre la bonté de leurs cœurs, et le soin avec lequel ils nous protègent. La conclusion a été que nous ne quitterions point! mais que nous nous mettrions en état de rendre à Dieu les services convenables à notre vocation, qui par sa miséricorde est plus forte que jamais. Car il faut que je vous dise, mon très-cher Fils, à la gloire de sa Majesté que nous avons reçu un si grand renfort de grâces et de courage, que plus nous avons été dépouillées des biens temporels, plus la grâce a été abondante en nous (6). Ce n’est icy qu’un petit mot en passant, je vous diray par une autre voye les dispositions secrètes de mon cœur.

La résolution de nous relever étant prise, on me chargea de la conduite et de l’oeconomie de ce bâtiment, où j’ay eu bien des peines et des fatigues dans les difficultez qui se rencontrent dans ce pais couvert de lièges jusques en May, et dans la disposition des matériaux et des autres choses nécessaires à un édifice comme le nôtre. Nos élections en suite ont été faites, voiez combien de fardeaux à des épaules si foibles, dans un pais si pauvre et parmi les incommoditez d’un accident comme le nôtre. (Ne pensez pas pourtant, mon très-cher Fils, que tout cela m’abatte le cœur; non lorsque j’ay commencé icy notre établissement, ç’a été sur l’appuy de la divine Providence. Notre fondation nous donnoit seulement de quoy vivre, le reste, pour nous bâtir et pour aider nos pauvres Sauvages, cette aimable Providence nous l’avoit donné, sa main n’est pas racourcie, et si elle l’a retirée pour un temps, elle la peut encore étendre pour nous combler de ses bienfaits. J’espère qu’elle me fortifiera dans les travaux qu’elle voudra que j’entreprenne pour sa gloire, car de moy, je vous assure que je suis une très imbécille créature, et c’est en cela que reluira davantage la magnificence de sa gloire).

Notre bâtiment est déjà au carré de la muraille, l’on monte les cheminées et dans huit jours on lèvera la charpente. Si les vaisseaux étoient arrivez de France nous pourrions faire un effort empruntant des ouvriers de nos amis qui en amènent de France, et cela étant nous y pourrions loger dans quatre ou six mois, mais sans ce secours nous n’y pourrons loger que l’année prochaine vers cette saison. C’est une chose étonnante combien les artisans et les manœuvres sont chers ici, nous en avons à quarante cinq et à cinquante cinq sols par jour. Les manœuvres ont trente sols par jour avec leur nourriture. Notre accident étant arrivé inopinément nous étions dépourveues de tous ces gens là, c’est ce qui fait qu’ils nous coûtent cher; Car dans la nécessité nous en faisons venir de France à un prix plus raisonnable : on les loue pour trois ans, et de la sorte ils trouvent leur compte et nous aussi. Maintenant il y a des jours ausquels nous avons pour trente livres de journées d’hommes, sans parler de ceux qui travaillent à la toise ou à la tâche. Quatre bœufs qui font notre labour, traînent les matériaux de bois et de sable, nous tirons la pierre sur le lieu, voila comme les affaires se manient en ce pais.

Cependant nous logeons dans une petite maison qui est à un bout de notre Clôture de trente pieds de longeur et de vingt de largeur : Elle nous sert d’Église, de parloir, de logement, de réfectoir, d’offices et de toute autre commodité, excepté la classe que nous faisons dans une cabane d’écorce. Avant notre incendie nous la louions, mais aujourd’huy nous sommes trop heureuses d’y loger. Elle nous est commode en ce que nous pouvons veiller à nos bâtimens sans sortir de notre Clôture. Priez Dieu pour moy, mon très-cher Fils, qu’il me fortifie et me rende digne de le servir au dépens de ma vie et de mon honneur : c’est de là que je tire ma gloire, de laquelle même je luy fais de tout mon cœur un nouveau sacrifice. Je suis.

Après avoir fini ma lettre, il faut que je vous dise encore qu’(il semble que notre bon Dieu veuille triompher de nous en nous réduisant à l’extrémité. Croiriez-vous que pour quarante à cinquante personnes que nous sommes y compris nos ouvriers nous n’avons plus que pour trois fournées de pain, et nous n’avons nulles nouvelles des vaisseaux qui apportent le rafraîchissement à ce pais. Je ne puis faire autrement que de me réjouir dans tout ce qu’il plaira à cette bonté paternelle de faire. Qu’elle en soi bénie éternellement). De ,Québec le 13 . Septembre 1651.

136 De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

Mon très-cher Fils. L’amour et la vie de Jésus soient notre vie et notre amour pour l’éternité. Vous m’obligez infiniment des bons avis que vous me donnez et des souhaits que vous faites pour moy. Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Hiroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Sœurs et moy n'ayons été consumées par celuy de la Providence. (Je ne vous ay pas voulu dire ouvertement ce qui se passa en mon intérieur dans les momens de cette affliction; je l’ay réservé à celle-cy. Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres), je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté (voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moymême qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé). Il en fut de même de tout le reste, car je laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandé, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parceque je m’étois engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu. Et en effet cela se fit par une providence de Dieu particulière, parceque le peu que j’avois jetté fut resserré par une honête Damoiselle qui a des enfans qui ne se fussent pas oubliez d’y jetter la veue. Après toutes ces réflexions, je mis encore la main dessus comme par hazard, et je me sentis portée intérieurement à les laisser. Je les laissé donc pour obéir à l’esprit de Dieu qui me conduisoit, car je vous assure que je ne voudrois pas pour quoy que ce fût qu’on les eût veues : car c’étoit toute la conduite de Dieu sur moy depuis que je me connois. J’avois differé plus de cinq ans à rendre cette obéissance. J’y avois tant de répugnance qu’il m’a fallu réitérer par trois fois le commandement. J’y obéis enfin, mais à présent c’en est fait, mon très-cher Fils, il n’y faut plus penser.

(Lorsque je me fus ranger avec mes sœurs que je trouvé sur la neige, ma paix intérieure et les agréemens aux desseins de Dieu sur nous firent de grandes opérations dans mon cœur. C’étoit un concours de plaisirs correspondans au bon plaisir de Dieu dans un excez que je ne puis exprimer. Je voyois que tous les tracas et les suites de cet accident alloient tomber sur mes épaules et qu’il me falloit disposer au travail plus que jamais. Tout moy-même étoit dans l’agréement de tous les travaux qui me pourroient arriver, et Dieu me donna une si forte vocation pour cela, que les peines qui se sont rencontrées depuis dans les occasions continuelles m’ont été douces et légères. Il me sembloit voler lorsque le travail étoit le plus pénible par le concours de la grâce qui me possédoit). j’ay été mise dans la charge de Supérieure le 12. de Juin dernier, ce qui a encore augmenté mes soins. (Voilà le gros de mes dispositions intérieures : Si le temps me le permettoit, je vous en parlerois plus en détail et répondrois de point en point à la vôtre, mais les vaisseaux vont partir quasi au même temps qu’ils sont arrivez.

Notre incendie ne m’a pas été plus pénible à supporter, que je vous le viens de dire). Mais il faut que je vous avoue qu’on m’a mandé de France des choses qui m’ont déplu. Dieu n’a point été offensé dans l’embrasement de notre monastère, mais plutôt ses volontez ont été accomplies et agréées, comme je croy, de notre part; mais il est à craindre qu’il ne l’ait été dans les nouvelles qu’on m’a écrites puisqu’elles sont contre la vérité, et qu’elIes ont pu donner quelque atteinte à la charité. L’on a été dire à nos Mères de Tours que lorsque nous passâmes par Dieppe pour venir en Canada, nous fîmes un nouveau contract avec les Mères de la Congrégation de Paris où il y avoit des clauses préjudiciables à notre Congrégation de Tours. Ce bruit s’est répandu dans toute la Communauté en sorte que toutes celles qui m’ont écrit ne se sont pas oubliées de m’en parler, et quelques-unes avec ressentiment. Elles m’écrivent même les termes de ce prétendu contract et disent que c’est moy qui me suis laissée tromper et qu’on a abusé de ma facilité. Je me doute bien qui est la personne qui leur a fait ce rapport qui n’a ni vérité ni fondement : Car ni Madame notre fondatrice ni moy n'en avons jamais eu seulement la pensée, et nous n’avons jamais fait en France d’autre traitté que celuy que nos Mères ont veu et approuvé. Cependant vous ne sçauriez croire le mauvais effet que cela a causé dans l’esprit de quelques-unes. Je vous viens de dire qu’elles ont consenti au traitté et à toutes ses clauses, quoi qu’il y en eût une qui me déplût extrêmement : mais comme l’on ne fait pas tout ce que l’on veut de l’esprit des Fondateurs, j’y donné les mains comme les autres, et vis bien qu’il falloit attendre l’occasion pour y apporter remède : Car le vouloir faire hors de temps outre qu’il y eût eu de la violence, nous eussions tout gâté. Cela ne se put faire que l’an passé, que Madame notre fondatrice ayant veu à l’œil par la défaite des Hurons, que son dessein se pouvoit anéantir si elle ne faisoit un nouveau contract, trouva bon que l’on en fit un, par lequel il nous fût permis, en cas que les affaires de Canada fussent entièrement désespérées, d’employer sa fondation à nous faire une Maison en France; ou pour mieux dire, que le fonds qu’elle nous a donné nous suivroit en quelque endroit que nous nous établissions de la nouvelle ou de l’ancienne France. Enfin cela s’est fait avec autant de solidité qu’il se peut. Le R. Père l’Allement passant par Tours a assuré nos Mères de tout cela, et cependant l’impression qu’elles ont prise de ce faux rapport est si forte qu’elles n’en peuvent revenir. Au reste cela n’empêche pas qu’elles ne conservent pour nous des cœurs tous pleins de charité, et qu’elles ne nous conjurent de la manière la plus forte de repasser en France et de retourner en notre maison, nous assurant que nous y serons toutes reçues à bras ouverts. La peur qu’elles ont pour nos personnes n’est pas croyable, elles nous prient de ne pas attendre l’extrémité et de prévenir le dernier péril.

Ce qui m’a le plus déplû dans ces rapports, est qu’on y offenseles Révérends Pères de la Compagnie qu’on dit y avoir recherché leurs intérests, ce qui est, sauf respect, une très-grande fausseté. Vous avez veu par mon autre lettre les grandes assistances qu’ils nous font : tous ceux qui sont dans la nécessité en reçoivent de même : Petits et grands, et tous généralement ont recours à eux dans les accidens de misère qui leur arrivent. On a rapporté au R. Père l’Allement les sentimens de nos Mères, lors qu’il a passé par Tours : On luy a dit même qui sont ceux qui ont causé le trouble, mais sa modestie me les a teu. Il m’a seulement dit qu’il les a visitées, et qu’il les a éclaircies sur quelque créance mal fondée qu’elles avoient. Il m’a dit enfin qu’il est satisfait au dernier point de cette Communauté et ce n’est pas par dissimulation, car vous sçaurez que c’est un homme qui chérit tendrement ceux qui l’offensent.

Vous voyez mon infirmité, mon très-cher Fils. Car de voir qu’on offense sans raison et à notre occasion des personnes qui nous font des charitez dans l’excez, tant pour le spirituel que pour le temporel, cela me donne du mécontentement, et dans ces rencontres il me faut pratiquer la vertu. Dieu néanmoins me fait cette grâce que rien ne demeure dans mon cœur quand on m’a offensée ou quelqu’un à cause de moy ou de nous. Le sentiment que j’ay d’abord est que nous devrions tous vivre avec plus d’intégrité et de simplicité. Si nous étions plus proche l’un de l’autre, nous aurions plus de communications sur ces matières de vertu, pour lesquelles j’ay plus d’amour que de pratique. Mais puis qu’il nous sépare, voyons-nous et parlons-nous en luy, comme c’est en luy que je suis.

De Québec, 1651 .

L.140 à la Communauté de Tours [sur Mère Marie de saint Joseph]

Mes Révérendes Mères. Dans le dessein que j’ai de vous faire le récit de la vie et des vertus de la Mère Marie de saint Joseph, ma très-chère et très fidèle Compagne, Religieuse Professe de votre maison, et Assistante de celle-ci, je tiendrai à une grâce du Ciel bien particulière, si je me puis ressouvenir de tout ce que j’en sçai : mais il y a tant de choses à dire, que j’ai crainte que quelque chose n’échappe à ma mémoire. Je ne dirai rien que je n’aye veu depuis vingt et deux ans que j’ai eu le bonheur de la connoistre et de converser avec elle, ou que je n’aye appris, soit d’elle-même dans les entretiens familiers et de confiance que nous avons eu ensemble, soit des personnes spirituelles, avec qui elle a conféré des secrets de son intérieur et des grâces extraordinaires qu’elle avoit reçues de Dieu. Mais quoi que je puisse dire, ce sera toujours peu en comparaison de ce que son humilité nous a tenu caché, dans le dessein qu’elle avoit de ne plaire qu’à Dieu, et de n’être connue que de lui-seul. Je tâcherai néanmoins de dire ce que j’en sçai, tant pour la consolation de nos Mères de France, que pour servir d’exemple à celles qui nous succèderont à l’avenir dans ce Monastère.

5. I . De sa naissance, de son enfance, et de son éducation.

[…]

2. Ses parens la mettent en pension aux Ursulines de Tours, où elle donne des marques de sa piété, de sa sagesse, et de son zèle pour la vie Religieuse.

[…]

Dès qu’elle fut parmi les Pensionnaires, l’on reconnut qu’il y avoit des grâces et des vertus extraordinaires en cette jeune demoiselle. Ses compagnes l’aimoient et recherchoient d’être aimées d’elle; car elle étoit si sage et si grave pour son âge, qu’elles la regardoient comme leur petite mère et directrice. Ses Maîtresses avoient tant d’estime de sa sagesse qu’elles lui laissoient le soin de beaucoup de choses avec autant d’assurance que si c’eût été une Religieuse, sur tout en ce qui regardoit l’instruction du Catéchisme, et l’inspection sur les mœurs de ses compagnes. Celles qui vivoient de ce temps là pourroient dire beaucoup de choses sur ce sujet.

Elle devint fort infirme, soit par l’impureté de l’air, soit par la qualité de la nourriture : car comme nos Mères étoient fort pauvres en ces commencemens, les Pensionnaires s’en ressentoient un peu. Les Médecins aiant jugé à propos de lui faire respirer l’air natal, sa Mère la vint quérir pour la mener en sa maison. Ce lui fut une affliction très-sensible de quitter un lieu qu’elle regardoit comme son Paradis, car aiant dessein d’être Religieuse, elle craignoit que cet éloignement ne fut un obstacle à son désir : C’est pourquoi elle faisoit son possible pour cacher son mal, et elle le supportoit avec une patience héroïque; mais comme il étoit grand, parceque c’étoit un asme et fluxion sur le poumon accompagnée de fièvre, elle ne le put longtemps dissimuler. On la porta doucement à céder, à quoi elle donna les mains sur la promesse qu’on lui fit de la ramener en peu de temps.

Elle ne fut pas long-temps dans la maison de ses parens, qu’elle ne recouvrît sa santé et ses premières forces. Et quoi qu’elle ne fut alors âgée que de douze ans, elle signala son zèle et sa ferveur pour le salut des âmes. On la voioit continuellement catéchiser les domestiques et les personnes de dehors qu’elle pouvoit rencontrer, et qu’elle croioit en avoir besoin. Messieurs ses parens étoient ravis de l’entendre, et ils ne pouvoient concevoir qu’une fille de cet âge eût peu parvenir à une telle capacité à moins d’une faveur du Ciel toute particulière. Sa piété s’accordoit avec son zèle, car elle faisoit oraison mentale, et se confessoit et communioit souvent. Quand il lui fallut faire des habits, elle en demanda de bruns et de simple laine, ce que sa mère lui accorda quoi qu’avec répugnance. On la voioit mortifiée, modeste, douce, humble et obéissante, et ces dispositions de vertu jointes à ses belles qualitez naturelles, sur tout à un bon esprit et à un excellent jugement, la faisoient regarder d’une autre manière que par le passé. Jusqu’alors on l’avoit chérie et caressée, mais sa vertu et sa maturité commencèrent à la faire honorer et respecter de tout le monde.

A peine eut-elle passé quatre mois avec Messieurs ses parens qu’elle commença à presser son retour aux Ursulines de Tours. Elle y trouva de la résistance; mais comme l’amour est ingénieux, elle fit si bien qu’elle en vint à bout. Quelque désir qu’elle eut de les quitter, elle ne le peut faire sans une vertu héroïque, car elle les aimoit tendrement, particulièrement sa Mère, de l’affection de laquelle elle étoit toute pénétrée, par les preuves qu’elle lui en avoit données en mille manières : Mais l’amour et le service qu’elle vouloit rendre à Dieu et à la très-sainte Vierge l’emportèrent par dessus toutes les tendresses naturelles. Eux de leur côté étoient si vivement touchez de cette séparation, qu’ils ne purent se résoudre de la conduire, ni même de lui dire adieu; mais ils prièrent une de leurs parentes de la vouloir accompagner, ce qu’elle fit.

Cette fille qui, comme j’ay remarqué, avoit le jugement mûr, et le naturel très-excellent, quelque généreuse qu’elle fut, pensa pâmer de douleur au moment qu’elle les quitta. Mais ce sentiment naturel étant passé, elle ressentit en son âme une joie nompareille d’avoir rompu les liens, qui seuls pouvoient l’attacher au monde. Elle va donc au lieu où elle vouloit se sacrifier à Dieu et à sa sainte Mère. Elle y fut reçue avec des démonstrations toutes particulières de tendresse et d’affection. On la remit avec les Pensionnaires, où elle pratiquoit les mêmes exercices que la première fois, mais, d’une manière bien plus élevée et plus parfaite. Elle n’y fut pas longtemps sans retomber dans ses infirmitez, qu’elle cachoit autant qu’il lui étoit possible. Cependant son désir d’être Religieuse ne lui donnoit point de repos : Elle faisoit sans cesse des vœux à la sainte Vierge, afin qu’elle lui donnât la santé nécessaire à cet effet, et qu’elle fût la protectrice de sa vocation. D’ailleurs elle faisoit des poursuites continuelles auprès de nos Mères pour être admise au Noviciat, non en qualité de Novice, parce qu’elle n’avoit pas l’âge (15), mais pour y porter l’habit de pos-

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progrès de notre Communauté; car en ces rencontres il n’y avoit rien qu’elle ne fît, et qu’elle ne souffrît, et Dieu lui donnoit des lumières admirables pour tout cela.

Sa patience.

Cette chère Mère avoit toutes les vertus dans un degré très-éminent, mais je puis dire qu’elle étoit consommée dans la patience. Quatre ans et demi avant sa mort, peu de temps après que notre Seigneur lui eût dit qu’elle ne vivroit plus que de foi et de croix, elle tomba dans plusieurs maladies, toutes grandes et dangereuses. Elle fut attaquée d’un asthme, d’un mal de poumon, d’une douleur de poitrine, d’une toux continuelle, qui lui faisoit cracher le sang en abondance, et tout cela étoit accompagné d’une fièvre continue. Elle a supporté toutes ces maladies avec une douceur et une patience nompareille. L’on n’entendoit aucune plainte; quoi que souvent les douleurs parussent insupportables : Et elle est demeurée dans cette tranquillité souffrante depuis le temps que je viens de dire jusqu’à la mort. Car encore que de temps en temps elle parut avoir d’assez bons intervalles, elle m’a néanmoins avoué dans sa dernière maladie, qu’elle n’avoit point guéri. Et cela m’étoit visible, quand j’y faisois réflexion; car elle avoit toutes les peines du monde à marcher et à respirer. S’il lui falloit ramasser quelque chose à terre, elle étoit tellement affoiblie, quand elle s’étoit redressée, qu’elle sembloit être à l’extrêmité. Avec tout cela elle observoit la règle, sinon lors qu’elle gardoit actuellement le lit, ce qui étoit rare; elle psalmodioit et chantoit au Chœur, et le conduisoit entièrement, Dieu lui aiant donné un grand talent pour cela. Lors qu’on lui disoit qu’elle augmentoit son mal de poumon, et sa douleur de poitrine par son assiduité au chant, elle répondoit qu’elle gardoit sa règle, et que ses douleurs n’étoient pas considérables à l’égard du service de Dieu; qu’elle vivoit spirituellement, en faisant un peu de violence à sa nature pour un si bon sujet. Il étoit rare qu’elle ne se levât à quatre heures, même dans les plus grandes rigueurs de l’hiver. On lui permettoit quelquefois pour son soulagement, et même on lui commandoit, de faire son oraison proche du feu, à cause que le chœur où nous étions après notre incendie, étoit extraordinairement froid, ce qui la faisoit continuellement tousser. Sa cabane n’étoit qu’à quatre ou cinq pas du feu, et néanmoins quand elle y étoit arrivée, elle n’avoit plus d’haleine. Il en étoit de même à chaque pièce qu’elle mettoit pour s’habiller. Elle étoit si accoutumée à souffrir, que sa patience fut enfin changée en amour de complaisance aux adorables desseins de Dieu sur elle. On ne la pouvoit affliger davantage que de la plaindre. Si on la forçoit de prendre des soulagemens, elle les prenoit dans un esprit de pauvreté, et comme une aumône. Quand on lui rendoit quelque service ce qu’elle ne souffroit qu’à l’extrêmité, il n’y avoit rien de plus doux ni de plus commode. Elle étoit parfaitement obéissante à ses infirmières, ne leur étant à charge que le moins qu’elle pouvoit, et adoucissant la peine de leur ministère par mille reconnoissances qui leur gagnoit le cœur; en sorte qu’il y avoit plus de plaisir à la servir que de fatigue. J’en ai eu l’expérience durant trois ans que j’ai été son infirmière. En vérité, si je n’eusse veillé sur mes intentions, j’eusse eu de l’attache à la gouvernes, tant une âme sainte a d’attraits pour gagner les cœurs. J’avoue que les exemples que j’ai veus, ont beaucoup servi à ma perfection, et ils l’eussent fait encore davantage, si j’eusse été assez fidèle pour en taire un bon usage.

§12. Sa dernière maladie, et les vertus qu’elle y a pratiquées.

Quelque résistance qu’elle fît au mal, et aux soulagemens qu’on lui vouloit donner, elle succomba enfin entièrement, et elle fut obligée de s’abandonner à tout ce qu’on voudroit faire d’elle. Elle tomba malade de la maladie dont elle mourut le jour de la Purification de la sainte Vierge. Elle officia néanmoins ce jour-là au Chœur, quoi que ses douleurs fussent extrêmes, et elle dit assurément qu’elle en mourroit. Outre ses autres maladies, dont j’ai parlé, celle qui l’arrêta, fut un épanchement de bille par tout le corps, et particulièrement sur les parties malades, sçavoir sur le poumon, sur la poitrine, et sur les parties pectorales. Ce nouveau mal redoubla la douleur des autres par son acrimonie. Elle toussoit sans quasi avoir le loisir de respirer, et les efforts qu’elle faisoit, lui faisoient jetter le sang en abondance. Une forte fièvre survint là-dessus, qui ne lui donnoit point de repos, et elle passoit ainsi les jours et les nuits. Avec toutes ces douleurs, elle avoit le courage d’aller communier au Chœur, et d’y entendre les conférences, pour le respect qu’elle portoit au très saint Sacrement, et à la Parole de Dieu : Ce qu’elle a continué de faire jusqu’au quatrième de Mars, qu’elle fut réduite à une telle extrémité, qu’on lui fit recevoir le saint Viatique et l’Extrême-onction.

Outre les douleurs et les fatigues de sa maladie, elle recevoit de très-grandes incommoditez dans le lieu où nous étions logées. Il étoit fort petit, et l’on ne pouvoit aller au Chœur sans passer proche sa cabane et à sa veue; le bruit des sandales, les clameurs des enfans, les allées et les venues de tout le monde, le bruit de la cuisine, qui étoit au dessous, et dont nous n’étions séparées que par de simples planches, l’odeur de l’anguille qui infectoit tout, en sorte que durant la rigueur du froid il falloit tenir les fenestres ouvertes pour purifier l’air, la fumée de la chambre qui étoit presque continuelle; enfin la cloche, le chant, la psalmodie, le bruit du Chœur, qui étoit proche, lui causoient une incommodité incroiable et augmentoient étrangement l’étouffement du cœur et du poumon. Comme nos cabanes étoient les unes sur les autres, il y en avoit une sur la sienne, où la sœur qui y couchoit, la pouvoit beaucoup incommoder. Elle souffroit cependant tout cela avec une patience héroïque : Et tant s’en faut qu’elle en fît des plaintes, qu’au contraire elle nous vouloit persuader que cela la divertissoit. Elle tenoit comme une providence et une miséricorde de Dieu de ce que par l’embrasement de notre Monastère, elle étoit réduite dans un lieu, où elle pouvoit avoir la consolation d’entendre de son lit la sainte Messe, l’Office divin et la Prédication, et par ce moien de vivre régulièrement jusqu’à la mort.

[……..omission des pages 462 à 466]

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652.

Mon très-cher Fils. Voicy la réponse à la vôtre du 13. d’Avril, car touchant les affaires générales du pais et les particulières de notre Communauté, je vous ay amplement écrit par trois autres lettres que vous avez reçeues, ou que vous recevrez de moy cette année. Cette quatrième est pour vous parler confidemment, et pour vous dire en premier lieu que j’ay été affligée de ce que la lettre que je vous écrivis l’année dernière vous a fait de la peine, vous donnant sujet de croire que c’étoit de vous que je voulois parler en tierce personne. Mais pourquoy de vous? je n’avois garde de le dire, puisque je n’en avois pas la pensée; et cette pensée n’avoit garde de me venir puisque je sçay assurément que cela n’est pas. Je vous parlois de certains reproches que nos Mères de Tours m’avoient faits assez mal à propos, quoy qu’assez innocemment; et je touchois en tierce personne celuy qui en avoit été l’auteur, ne le voulant pas nommer pour le respect que je luy porte, et pour les obligations que je luy ay. Croiez donc mon très-cher Fils, que tout ce que vous m’écrivez m’est d’autant plus agréable que je n’y reconnois que de la vérité et de la solidité.

Je trouve tout ce que vous me dites touchant notre demeure en ce païs, ou notre retraite en France, dans le véritable raisonnement que la prudence peut produire. J’ay les mêmes sentimens que vous; mais l’exécution s’accorde rarement avec nos pensées comme le remarquent ceux qui ont connoissance de la conduite de Dieu sur ces contrées, où il semble que sa Providence se joue de toute la prudence humaine. (Je suis aussi certaine que sa divine Majesté a voulu notre rétablissement, et que la vocation que j’ay eue d’y travailler est venue d’elle, que je suis assurée de mourir un jour. Nonobstant cette certitude et les dépenses que nous avons faites, nous ignorons ce que le païs deviendra.) Il y a pourtant plus d’apparence qu’il subsistera qu’autrement, et (je me sens aussi forte en ma vocation que jamais, disposée pourtant à notre retraite en France, toutefois et quantes qu’il plaira à Dieu me la signifier par ceux qui me tiennent sa place) sur la terre. Madame notre Fondatrice est aussi dans la même disposition quant à sa vocation, mais non pas pour son retour en France, Dieu ne luy ayant pas encore donné cette grâce de dénuement, au contraire, elle a de si forts mouvemens de nous bâtir une Église, que les insultes des Hiroquois n’empêchent pas qu’elle ne fasse amasser des matériaux pour ce dessein. On la persuade fortement de n’y pas penser, mais, elle dit, que son plus grand désir est de faire une maison au bon Dieu; ce sont ses termes, et qu’en suite elle luy édifiera des temples vivans : Elle veut dire, qu’elle fera ramasser quelques pauvres filles françoises écartées, afin de les faire élever dans la piété, et de leur donner une bonne éducation qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement. Elle n’a point eu d’inspiration de nous aider dans nos bâtimens; tout son cœur se porte à son Église, qu’elle fera faire peu à peu de son revenu qui est assez modique. Monsieur de Bernières luy a envoyé cette année cinq poinçons de farine qui vallent ici cinq cens liures. Il nous a aussi envoyé une horologe, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. Que direz-vous à tout cela? Pour moy toute ma pante intérieure est de me laisser conduire à une si aimable providence, et d’agréer tous les événemens que sa conduite fera naître de moment en moment sur moy.

Je parlois encore ce matin à deux personnes très-expérimentées dans les affaires du pais, touchant deux filles que nous voulons faire venir de France pour les faire converses. Ils n’y trouvent nulle difficulté; pour moy j’y en trouve beaucoup : Premièrement à cause des dangers de la mer, secondement à cause des troubles du Royaume, et enfin à cause de la société ou conjonction des personnes. C’est pour cela que nous n’avons point encore pris de résolution. Pour l’hostilité des Hiroquois, ce n’est pas ce qui nous retient : Il y en a qui regardent ce pais comme perdu, mais je n’y voy pas tant de sujet d’appréhender pour nous, comme l’on me mande de France que les personnes de notre sexe et condition, en ont, d’appréhender les Soldats fançois. Ce que l’on m’en mande me fait frémir. Les Hiroquois sont bien barbares, mais assurément ils ne font pas aux personnes de notre sexe les ignominies qu’on me mande que les François ont faites. Ceux qui ont habité parmi eux m’ont assuré qu’ils n’usent point de violence, et qu’ils laissent libres celles qui ne leur veulent pas acquiescer. Je ne voudrois pourtant pas m’y fier, parce que ce sont des barbares et des infidèles : Nous nous ferions plutôt tuer que de nous laisser emmener, car c’est en cette sorte de rébellion qu’ils tuent, mais, grâces à notre Seigneur, nous n’en sommes pas là : (Si nous avions connoissance des approches de cet ennemi, nous ne l’attendrions pas, et vous nous revériez dès cette année. Si je voyois seulement sept ou huit familles françoises retourner en France, je croirois commettre une témérité de rester, et quand bien même j’aurois eu une révélation qu’il n’y auroit rien à craindre, je tiendrois mes visions pour suspectes, afin de nous attacher mes sœurs et moy au plus sûr et apparent). Les Mères hospitalières sont dans la même résolution. Mais, pour vous parler avec simplicité, la difficulté qu’il y a d’avoir les nécessitez de la vie et du vêtement fera plutôt quitter, si l’on quitte, que les Hiroquois; quoi qu’à dire la vérité, ils en seront toujours la cause foncière, puisque leurs courses et la terreur qu’ils jettent par tout, arrête le commerce de beaucoup de particuliers. C’est pour cela que nous défrichons le plus que nous pouvons. Le pain d’ici a meilleur goût que celuy de France, mais, il n’est pas du tout si blanc ni si nourrissant pour les gens de travail. Les légumes y sont aussi meilleures et en aussi grande abondance. Voilà, mon très cher Fils, où nous en sommes, au regard des Hiroquois.

J’entre fort dans vos sentimens touchant la nécessité de pourvoir pour l’avenir à l’observance de nos règles. Pour le présent, je dis à ma confusion, je ne voy pas en moy une seule vertu capable d’édifier mes Sœurs. Je ne puis répondre de l’avenir, mais, à ce que je puis voir de celles qui sont passées de France, je m’assurerois de la plus grande partie comme de moy-même : Et quand même elles y voudroient repasser, ce qu’elles sont bien éloignées de faire, celles du pais que nous avons fait Professes, ayant été élevées dans nos règles et n’ayant jamais goûté d’autre esprit, seroient capables de le maintenir : C’est pour cela que nous ne nous pressons pas d’en demander. De plus la playe que la main de Dieu nous a faite est encore trop récente, et nous en ressentons trop l’incommodité. Nous craignons encore qu’on ne nous envoye des sujets qui ne nous soient pas propres, et qui ayent de la peine à s’accommoder au vivre, à l’air, aux personnes. Mais, ce que nous appréhendons davantage, est qu’elles ne soient pas dociles, et qu’elles n’ayent pas une bonne vocation : car comme elles apportent un esprit différent du nôtre, si elles n’ont de la soumission et de la docilité, elles auront de la peine à s’accommoder, et nous peut-être à les souffrir. Cette contrariété d’esprit a déjà fait repasser deux hospitalières, et cet exemple que nous avons devant les yeux fait le sujet de ma crainte. Car quelle apparence de faire faire mille ou douze cens lieues à des personnes de notre sexe et de notre condition, parmi les dangers de la mer et des ennemis, pour les renvoyer sur leurs pas. J’aurois de la peine à me résoudre à cela, à moins d’une nécessité absolue, comme si une fille étoit si arrêtée à s’en vouloir retourner qu’on ne la pût retenir qu’avec violence et peut-être au préjudice de son salut. J’avois un grand désir de faire venir ma Nièce de l’Incarnation qu’on m’a mandé plusieurs fois être sage et vertueuse, et avoir une grande vocation; j’eusse même pris plaisir à la dresser en toutes nos fonctions, et en tout ce qui regarde le pals. Mais la crainte que j’ay eue qu’elle ne fût pas contente, et de l’exposer au hazard d’un retour, m’a retenue. De plus j’ay de l’âge, et en mourant je la laisserois dans une solitude qui luy seroit peut-être onéreuse. Et enfin les empêchemens que les Hiroquois aportent au christianisme, ne nous permettant pas d’avoir comme auparavant des filles sauvages, ce luy seroit une peine bien grande de se voir privée de la fin pour laquelle elle seroit venue : Car à vous dire la vérité, ce point est extrêmement pénible et abattant. Comment une jeune fille aura-t’elle le cœur d’apprendre des langues très-difficiles, se voyant privée des sujets sur lesquels, elle espéroit les exercer? Si ces hostilitez devoient durer peu de temps, l’esprit feroit un effort pour vaincre cette répugnance; mais la mort viendra peut-être avant la paix.

Voilà ce qui m’a arrêtée pour ma Nièce, nonobstant le désir que j’avois de luy satisfaire, et la consolation que j’en pouvois espérer : car étant éloignée de vous et hors des occasions de vous voir, elle m’eût été un autre vous-même, puisque vous êtes les deux personnes pour lesquelles mon esprit fait le plus souvent des voyages en France; mais plutôt dans le cœur de notre aimable Jésus, où je vous visite l’un et l’autre dans les souhaits que j’y fais de votre santification, et de la parfaite consommation de tout vous-même : Mais je fais un sacrifice de cette satisfaction à mon divin Jésus, abandonnant le tout à sa conduite pour le temps et pour l’éternité : Il sçait ce qu’il veut faire de nous, prenons plaisir à le laisser faire, et si nous luy sommes fidèles, notre réunion sera d’autant plus parfaite dans le Ciel, que nous aurons rompu nos liens en ce monde pour obéir aux maximes de son Evangile. Mais revenons à notre propos.

Nous ne nous pressons donc pas de demander des sœurs de Chœur en France, et nous croyons qu’il faut un peu différer, afin de prendre des mesures si justes que nous et elles n’ayons pas sujet d’être mécontentes. Nonobstant néanmoins toutes les raisons que j’ay apportées nous ne nous pourrons dispenser de demander deux sœurs converses, et peut-être dès cette année.

Je ne sçay si je vous ay dit ailleurs que comme il n’y a point icy d’Evêque, celuy de Rouen s’est déclaré qu’il nous en tenoit la place. Et pour se mettre en possession, il a ordonné pour son grand-Vicaire le R. Père Supérieur des Missions, lequel d’ailleurs étant le principal Ecclésiastique du pais, nous nous reposons sur son authorité pour la validité de nos professions après la consultation qui en a été faite en Sorbonne signée de six Docteurs.

Quant à ce qui vous touche n’attribuez point à un défaut d’affection si je ne vous ay pas envoyé les papiers que vous m’aviez demandez; je ne les garlois que pour cela, car autrement je les eusse fait brûler après avoir satisfait à mon Supérieur qui m’avoit commandé de les écrire, et qui me les avoit remis entre les mains : mais comme je vous le mandé l’année dernière, un autre feu les a consumez. Néanmoins, puisque vous le voulez, si je puis dérober quelques momens à mes occupations qui sont assez continuelles, j’écriray ce que ma mémoire et mon affection me pourront fournir, afin de vous l’envoyer l’année prochaine.

(Voilà, mon très-cher Fils comme la vie se passe; si notre bon Dieu n’y suppléoit par l’infusion de ses grâces actuelles, qui pourroit subsister? Je vous confesse que je n’ay point de quoy me plaindre, mais plutôt que j’ay sujet de chanter ses miséricordes. Je vous assure qu’il me faut un courage plus que d’homme pour porter les Croix qui naissent à monceaux tant dans nos affaires particulières, que dans les générales du pals, où tout est plein d’épines, parmi lesquelles il faut marcher dans l’obscurité, où les plus clair-voians sont aveugles, et où tout est incertain. Avec tout cela mon esprit et mon cœur sont dans le calme, et ils attendent de moment en moment les ordres et les événemens de la Providence, afin de s’y soumettre. Toute l’obscurité qui se rencontre me fait voir plus clair que jamais dans ma vocation, et me découvre des lumières qui m’étoffent obscures et inconnues lorsque Dieu me les donnoit avant que je vinsse en Canada.) Je vous en parleray dans les écrits que je vous promets, afin de vous faire connoître et admirer la conduite de la divine bonté sur moy, et comme elle a voulu que je luy obéisse sans raisonnement humain, me perdant dans ses voies d’une manière que je ne puis exprimer. (Notre chère Mère de saint Joseph étant au lit de la mort, me prédit que j’aurois bien des croix à supporter, je les attend, mon très-cher Fils et les embrasse à mesure qu’elles se présentent; et après tout notre cher Sauveur me fait expérimenter que son joug est doux et son fardeau léger. Qu’il en soit bény éternellement, d’avoir tant d’égard à mes foiblesses qu’il ait voulu goûter toute l’amertume de la croix pour ne m’en laisser que la douceur.)

Quand je vous parle de notre pauvreté, ne croyez pas que je vous demande rien sinon des prières que j’estime pour moy de véritables richesses. Je laisse tout le reste à la conduite de la divine Providence qui est surabondamment riche pour subvenir à nos besoins. Je vous assure qu’elle ne nous a encore laissé manquer parmi toutes nos pertes du nécessaire à la vie, non plus que du vêtement, et qu’elle a paternellement pourveu à tout. Et même dans la longue maladie de la bonne Mère de saint Joseph, cette providence nous a tellement aidées, qu’elle n’eût pu être mieux secourue en France au milieu de ses Parens, ôté l’incommodité du logement. Je vous ay déja parlé de sa mort, je n’en dis rien ici davantage. Je pers à cette privation, mais je me console de ce que Dieu la possède, car sans cela la perte d’un si digne sujet me seroit extrêmement sensible. Mais enfin Dieu soit béni de tout; Il est mon tout et ma vie en quelque part que je puisse être.

De Québec 1652 (36) .

L.153 De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

Mon très-cher et bien aimé fils. L’amour et la vie de Jésus soit notre vie pour l’éternité. J’ay receu votre lettre en date du troisième jour d’Avril, et ensemble l’agréable présent qui l’accompagnoit. Vous avez bien sujet de dire que ç’a été pour ma consolation que vous me l’avez envoyé : car en effet j’en ay été très-consolée, et (j’ay rendu à Dieu et à son saint Esprit mes très-humbles actions de grâces de celles qu’il vous communique tant en votre particulier pour votre santification, que des talens qu’il vous donne pour aider le prochain, soit par l’exercice de la prédication, soit par l’oeconomie de la charge qu’il vous a mise entre les mains. J’espère que sa divine Majesté ne vous abandonnera jamais, pendant que vous serez un fidèle dispensateur de ses biens), car il dit dans l’Evangile à son serviteur fidèle : Venez, mon bon et fidèle serviteur, parceque vous avez été fidèle en peu de chose, je vous élèvera et constituerai sur beaucoup.

(Mais sçavez-vous bien, mon très-cher fils, qu’il ne m’a jamais été possible de lui rien demander pour vous que les vertus de l’Evangile, et sur tout que vous fussiez l’un de ses vrais pauvres d’esprit: Il m’a semblé que si vous étiez rempli de cette divine vertu, vous posséderiez en elle toutes les autres éminemment; car j’estime que sa vacuité toute sainte est capable de la possession de tous les biens de Dieu envers sa créature. Puisque vous voulez que je vous parle sans réserve, il y a plus de vingt-cinq ans que la divine bonté m’a donné une si forte impression de cette vérité à votre égard, que je ne pouvois avoir d’autres mouvemens que de vous présenter à elle, luy demandant avec des gémissemens inénarrables que son divin esprit faisoit sortir de mon cœur, que cette divine pauvreté d’esprit fût votre partage. L’esprit du monde m’étoit pour vous un monstre horrible) et c’est ce qui m’a fait vaincre tant d’oppositions qui se sont formées à vos études, parceque dans les sentimens que Dieu me donnoit à votre égard, je voyois qu’il falloit se servir de ce moyen pour parvenir à ce que je prétendois, et pour vous mettre dans l’état où vous pouviez posséder cette véritable pauvreté d’esprit.

(Je rends très-humbles actions de grâces à sa bonté de l’attrait qu’elle vous donne pour la vie mystique. C’est une des dépendances de cette pauvreté d’esprit, laquelle purifiera encore ce qui pourroit être de trop humain dans l’exercice de la prédication, que je ne vous conseille pas de quitter, si ce n’est qu’il cause du dommage à votre perfection, ou à votre santé, ou à l’exercice de votre charge. Si donc vous vous adonnez tout à bon à la vie intérieure, vos prédications avec le temps en seront plus utiles pour le prochain, et Dieu en sera plus glorifié). Celle que vous m’avez envoyée m’a beaucoup plu. Un bon fils donne des louanges à son père, et cela luy est bien séant. Si notre très-cher Père Poncet n’étoit point tombé entre les mains des Hiroquois je luy en donnerois la communication, afin de le consoler dans l’ouvrage de son Ecolier.

Mais venons au point des promesses que je vous ai faites, et dont vous attendez l’effet cette année. J’ay fait ce qui m’a été possible pour vous donner cette satisfaction; je vous diray que l’on n’écrit icy en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos que l’on ait connoissance de cet écrit, j’ay été obligée contre l’inclination de mes désirs d’en différer l’exécution jusques au mois de May. Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers de seize feuillets chacun in quarto dans les heures que j’ay pu dérober à mes occupations ordinaires. J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez, il m’a fallu tout quitter pour travailler au plus pressé. Mon dessein étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison que je vous veux dire, qui est que faisant mes exercices spirituels depuis l’Ascension jusqu’à la Pentecôte, dans les réflexions que je faisois sur moy-même, j’eu des veues fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison. Alors sans penser à quoy cela pourroit servir, je pris du papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille. Dans ce temps-là mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit dit que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit quelque chose de moy avant ma mort qui pût contribuer à sa gloire, il luy plut de me le faire connoître. Après avoir fait ma prière par obéissance, je n’eus que deux veues ; la première, de m’offrir en holocauste à la divine Majesté, pour être consumée en la façon qu’il le voudroit ordonner pour tout ce désolé pais : et l’autre, que j’eusse à rédiger par écrit la conduite qu’elle avoit tenue sur moy depuis qu’elle m’avoit appellée à la vie intérieure. Pour la première j’en parlé sur l’heure à mon R. Père, en luy parlant de mes autres dispositions présentes ; mais pour l’autre j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé rien dire. Cependant cet Index étoit le point de l’affaire, qui me revenoit continuellement en l’esprit, avec un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté de vous envoier sans la bénédiction de l’obéissance. Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée de récrire les mêmes choses que j’avois écrites autrefois et qui avoient été brûlées avec notre Monastère; mais c’estoit l’intention que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de la peine pour ne l’avoir pas déclarée. Enfin pressée de l’esprit intérieur, je fus contrainte de dire ce que j’avois célé, de montrer mon Index, et d’avouer que je in'étois engagée de vous envoler quelques écrits pour votre consolation. Je luy dis l’ordre que j’y gardois, qu’il approuva : et il ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que je vous donnasse cette satisfaction, il me commanda même de le faire. Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde dans l’ouvrage principal que je vous envoiray l’année prochaine, si je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en empesche, et je tâcheray d’en retenir une copie pour suppléer aux risques de la mer.

Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je parle de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, sçavoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connoître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle : je ne sçay pas ses desseins; mais puisque je suis obligée au vœu de plus grande perfection, qui comprend de rechercher en toutes choses ce que je connoîtray luy devoir apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de répartie ni de réflexion à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy qui me tient sa place.

Au reste (il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque je présenté mon Index à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, sçavoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et y mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler).

Il y a vingt ans que je l’aurois fait plus avantageusement et avec plus de facilité, et il y auroit des matières qui donneroient de grands sujets d’admirer la grande et prodigue libéralité de Dieu à l’endroit d’un ver de terre tel que je suis : car j’ay laissé quelques papiers à ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, qui sont mes oraisons des exercices de dix jours que l’obéissance m’obligea d’écrire : j’avois fait encore quelques autres remarques dans un livret touchant les mêmes matières. Si j’avois ces écrits ils me serviroient beaucoup et me rafraichiroient la mémoire de beaucoup de choses qui se sont écoulées de mon esprit. J’ai laissé deux exemplaires de tout cela, car comme mon Directeur vouloit avoir mes originaux, j’en fis une copie dans un petit livret, pour m’en servir dans les occasions. Lorsque j’étois sur le point de quitter la France je retiré adroitement les Originaux qui depuis sont demeurez avec les copies. J’ay depuis demandé les uns et les autres à cette Révérende Mère, afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde, mais elle me les a refusez absolument, comme elle me mortifia beaucoup avant mon départ parceque j’avois brûlé quantité d’autres papiers de cette nature.

Ces écrits, dont je viens de parler, regardent seulement la conduite de Dieu sur moy dans la France. Pour le Canada, il me seroit difficile d’écrire toutes les dispositions où je me suis trouvée depuis que Dieu m’y a appellée. J’y ay souffert de grandes croix de la part de Dieu, des créatures, et de moy-même qui suis la pire de toutes. J’en diray quelque petite chose; mais il y a bien des raisons qui m’obligent de taire le reste, et je croy que c’est la volonté de Dieu que j’en use de la sorte. Si j’avois votre oreille, il n’y a point de secret en mon cœur que je ne vous voulusse confier : Je vous ferois volontiers mes confessions générales et particulières, Dieu vous ayant marqué de son caractère saint. Vous voyez par là que je n’ay point de réserve à votre égard, et qu’il n’y a que la distance des lieux qui empêche notre commerce pour les choses de Dieu, car il n’en faut point avoir d’autre dans le temps ni dans l’éternité. Afin donc que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre, laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit être particulière à vous et â moy.

[Abbrégé de la vie de la M. Marie de l’Incarnation.]

Premier état d’Oraison.

1. Par lequel Dieu fait perdre à l’âme l’affection des choses vaines et des créatures qui la tenoient attachée.

2. Inclination grande à la fréquentation des Sacrerens, et les grands effets que ces sources de sainteté opéroient en elle, particulièrement l’espérance et la confiance en Dieu.

3. Elle se sent puissamment attirée par les cérémonies de l’Église.

4. Du puissant attrait qu’elle a pour entendre les prédications, et les effets que la parole de Dieu opéroit en elle.

Second état d’Oraison.

5. Changement d’état par lequel Dieu illumine l’âme, luy faisant voir la diformité de sa vie passée.

6. Puissans effets par une opération et illumination extraordinaire causée par le sang de Jésus-Christ [6].

7. Confession de ses péchez en suite de l’opération précédente [6-7].

8. Dieu luy donne le don d’une Oraison actuelle et continuelle, par une liaison à Jésus-Christ 17].

9. Diverses illuminations ensuite de cet esprit d’oraison; plusieurs vertus luy sont aussi données, particulièrement la patience, l’humilité, et sur tout un grand amour pour la pauvreté d’esprit [8].

Troisième état d’Oraison.

Io. Par lequel Dieu luy donne un esprit de pénitence intérieure, et extérieure extraordinaire [9].

I I. Des veues et des motifs qui la portent à cet esprit de pénitence [9].

12. Des occasions que Dieu fait naître pour la faire entrer dans la pratique de l’humilité, de l’abnégation et de la patience [9].

13. Elle a tant d’amour pour les humiliations, qu’elle craint d’en perdre les occasions [9].

Quatrième état d’Oraison.

14. Par lequel Dieu ayant illuminé l’âme, il la dirige par des paroles intérieures tirées de l’Ecriture sainte [10].

15. Profonde veue de son néant ensuite de ces paroles intérieures [ 1 1 ] .

16. D’une manière de privauté avec Dieu, où l’âme se sent poussée passivement, sans qu’elle puisse agir d’une autre manière [12].

Cinquième état d’Oraison.

17. Par lequel Dieu applique l’âme à la pratique des maximes et vertus de l’Evangile enseignées par Jésus-Christ [13-14].

18. En cet état le corps étant dans le monde, l’esprit est dans la religion où se pratiquent ces saintes et divines maximes du Verbe incarné [13-14-15].

19. Le grand tracas du monde n’est pas capable de divertir l’âme de la veue de son objet spirituel, par lequel elle est portée à de plus grands actes de vertu [16].

20. Elle souffre un martyre dans le monde, le voyant si contraire à la vie et aux maximes de Jésus-Christ [17].

Sixième état d’Oraison.

21. Par lequel Dieu appelle l’âme à un état de pureté intérieure extraordinaire, laquelle par sa miséricorde il opère en elle [18].

22. En suite de l’opération précédente les trois personnes de la très-sainte 'Trinité se manifestent à elle d’une façon extraordinaire, et luy donnent diverses veues des opérations de Dieu dans les Anges et dans les âmes pures [18-19].

23. Diverses connoissances luy sont données sur la distinction des attributs divins [21 ] .

24. Des dispositions qui sont passivement données à l’âme pour la mettre dans un état de pureté capable des grandes opérations que Dieu veut faire en elle, qui la font languir d’amour et aspirer au divin mariage [20].

Septième état d’Oraison.

25. Par lequel la très-sainte Trinité se découvre de nouveau à l’âme d’une manière plus haute et plus sublime que la première; et en cette opération la deuxième personne divine la prend pour son Epouse [22].

z6. Les effets que ce divin mariage de l’âme avec la sacrée personne du Verbe opère en elle [23].

27. En cet état d’Oraison l’esprit est totalement abstrait des choses de la terre, d’où s’ensuit une continuelle extase dans l’amour de la seconde personne divine [24]. z8. Le saint Esprit par une motion continuelle luy fait chanter un épithalame par rapport à celuy du cantique des cantiques [25].

29. Langueurs amoureuses de l’âme dans lesquelles elle ne vit plus en elle, mais en celuy qui l’a toute absorbée en ses amours [26].

30. D’une suspension ou opération qui fait agoniser l’âme, la tenant dans un martyre d’amour extrême [27].

31. Du soulagement qui luy est donné dans cette opération si crucifiante, sans lequel il ne luy seroit pas possible de vivre sur la terre [27].

3z. Nouvelles souffrances et angoisses de l’âme, de se voir encore retenue dans le monde, puisque le corps ne meurt pas : Et du soulagement que Dieu luy donne à ce sujet [28].

33. Des moyens dont Dieu se sert pour luy faire quitter le monde et ses parens, afin de l’attirer dans la Religion [29].

34. Des pièges que le Diable luy dresse pour s’y opposer [3o].

Huitième état d’Oraison

35. Où est compris ce que Dieu opère en l’âme dans ce nouvel état de vie [31-32].

36. Troisième grâce par l’opération de la très-sainte Trinité, où les trois Personnes divines se communiquent à l’âme d’une manière plus sublime qu’auparavant [33].

37. De l’intelligence que Dieu luy donne de plusieurs passages de l’Écriture sainte, au sujet du sacré Verbe incarné [34].

38. Elle souffre de grandes peines intérieures; et comme la divine Majesté se sert des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus pour l’aider [35-36].

Neuvième état d’oraison.

39. Qui porte une grâce particulière d’aider spirituellement le prochain [37].

40. Vocation particulière pour procurer le salut des âmes [38-39].

41. Dieu luy manifeste sa volonté, luy révélant qu’il se veut servir d’elle dans la mission de Canada [401.

42. Les moyens dont Dieu se sert pour venir à l’exécution de cette vocation [41].

43. Désirs qui consument l’âme touchant le salut du prochain : et l’exécution de la volonté de Dieu sur ce dessein [41].

Dixième état d’Oraison.

44. Par lequel Dieu fait mourir l’âme à ses désirs, et en ce zèle qui sembloit la dévorer, voulant triompher d’elle en luy ôtant sa volonté [42].

45 . Elle demeure heureusement captive dans les volontez de Dieu, qui luy fait voir, qu’il veut être le Maître dans l’exécution du dessein du Canada [43].

46. Révélation que Dieu donne à un saint homme touchant la vocation de le servir au salut des âmes dans la mission du Canada, ce qui s’accorde avec les opérations que la divine Majesté fait en N. à ce sujet. [C’est elle même] [44].

Onzième état d’Oraison.

47. Par lequel Dieu oblige l’âme de poursuivre l’exécution de son dessein [45].

48. Ce qui se passe en l’âme dans cette poursuite, Dieu exécutant ce dessein après l’examen et l’approbation des Supérieurs [46].

49. Disposition et visite de Dieu, qui fait voir à l’âme ce qu’elle aura à souffrir en Canada; et comme il luy manifeste sa sainte volonté [46].

50. L’amour avec lequel elle s’abandonne aux dispositions et ordonnances divines : et l’inclination qu’elle ressent de se consumer pour Jésus-Christ, en revanche de ses faveurs [47-48].

Douzième état d’Oraison.

51. L’âme expérimente ce que Dieu luy avoit fait connoître des abandonne-mens qu’elle devoit souffrir en Canada [49-51].

52. Diverses contradictions : Dispositions intérieures à ce sujet [52-53]. La nature pâtit beaucoup, et l’esprit encore plus par la révolte des passions [54]

54. Elle expérimente des tentations très-rudes et de longue durée [55].

55 . Comme elle se comporte dans ses longues croix avec le prochain, et dans les fonctions du service de Dieu [56].

56. L’âme pâtit extrêmement dans la pensée qu’elle est déchue de la perfection et de la pratique de la vertu : Ce que Dieu luy inspire à ce sujet [57].

Treizième d’état Oraison.

57. Dans lequel par une grâce spéciale que l’âme reçoit par l’entremise de la Sainte Vierge, elle est délivrée en un moment de ses crucifiantes dispositions [58].

58. La grande paix qu’elle possède dans un nouvel amour que le sacré Verbe incarné luy donne pour ses divines maximes [59-6o].

59. Le grand amour et union de sa volonté en ce que Dieu fait, et permet en elle, hors d’elle, dans les accidens, etc. [61].

6o. L’âme ayant connu la volonté de Dieu, qui se veut servir d’elle, l’exécute avec amour, et sa divine Majesté luy fournit des grâces pour cette exécution [62-63].

61. Présence et assistance de la sainte Vierge, qui accompagne l’âme dans cette exécution, d’une manière extraordinaire [64].

62. L’âme se consume de plus en plus dans les amours du sacré Verbe incarné. Divers effets de cet amour consommatif [65-66].

63. Les différences qu’il y a de cet état aux précédens, quoi qu’ils semblent avoir quelque ressemblance, au sujet du sacré Verbe incarné [67-68].

Honneur, Gloire, et Louanges au suradorable Verbe incarné.

Il me semble, mon très-cher Fils, que cet écrit court, mais substanciel vous donnera une suffisante intelligence de l’esprit intérieur qui me conduit, en attendant que je vous en puisse donner une plus ample connoissance. Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise de me donner la lumière et la grâce de le pouvoir faire, si son saint nom en doit être glorifié. (Il m’a fait de grandes et amples miséricordes, ausquelles j’ay été infiniment éloignée de correspondre. C’est pourquoi je croy que sa divine Majesté m’ayant préparé une grande place dans le Ciel, si je luy eusse été fidèle, l’aura donnée à quelque âme plus correspondante, et peut-être à ma chère et fidèle compagne, la Mère Marie de saint Joseph. Ma privation est grande, mais elle est moindre que je ne mérite. J’aime la justice qui vange les injures de Dieu, et je me glorifieray en cela même qu’il sera glorifié en ses Saints, même à mon exclusion. C’est de là que je possède la paix de cœur, qu’il y ait des âmes selon son divin plaisir). Qu’il soit béni éternellement.

J’avois donné charge qu’on vous envoiât une copie du récit que j’ay fait à nos Mères, de la vie et de la mort de notre chère défunte. On me mande qu’on ne l’a pas encore fait, parce que cet écrit est tombé entre les mains du R. Père le Jeune. Ce bon Père en a pris ce qu’il a voulu pour mettre dans la Relation, sans que je l’en eusse prié. Il m’a beaucoup obligée de le faire, mais il m’eût fait un singulier plaisir de ne point faire paroître mon nom. Moy qui ne sçavois rien de tout cela, étant Lectrice au réfectoir, je me trouvé justement à commencer par cette histoire. J’en eus de la confusion et la quitté pour la faire lire à une autre. Le souvenir de cette chère Mère m’est précieux, et je ne pense à elle et n’en parle qu’avec tendresse. Dieu nous fasse la grâce de l’imiter afin de participer aux biens qu’elle possède.

De Québec le 26. d’Octobre 165 3.

L.161 De Québec, à son Fils, 24 septembre 1654.

Mon très cher fils. Jésus soit notre vie et notre tout pour l’Eternité. Je ne puis laisser partir les vaisseaux, sans vous dire quelque chose de ce qui s’est passé en cette nouvelle Église depuis l’année dernière. Je vous mandé ce qui s’étoit passé dans la captivité du Révérend Père Poncet, et comme il fut ramené après plusieurs travaux que les Hiroquois lui avoient fait souffrir. Depuis ce temps-là (il nous a paru par tout ce qui s’est passé, que Dieu s’est contenté de l’offre que ce bon Père lui a faite de mourir comme Victime, afin de l’appaiser, et de donner par sa mort la paix à tout le pais : Car depuis ce temps-là les Hiroquois n’ont fait que des allées et des venues pour la demander. Et ce qui est le plus merveilleux, ceux des Nations voisines qui ne sçavoient pas ce qui se passoit chez les autres, sont venus en même temps pour traitter avec nous.) Pour marque qu’ils demandent la paix avec sincérité, aiant appris qu’une Nation barbare avoit pris un jeune homme de l’habitation de Montréal, et qui étoit le Chirurgien de la Colonie Françoise, ils l’ont racheté à leurs dépens, et l’ont rendu à son habitation. Ils ont fait des présens considérables, afin qu’on leur donnât des François pour hiverner avec eux, et être les témoins de leur fidélité. On leur en a donné deux qui se sont volontairement offerts. Durant tout le temps qu’ils ont demeuré parmi eux, ils les ont chéri et aimez extraordinairement, et enfin ils les ont ramenez au Printemps portant avec eux des Lettres des Hollandois qui assurent que c’est tout à bon que les Hiroquois demandent la paix.

Tout le long de l’année les François, les Hurons, les Algonguins, et les Montagnez ont vécu ensemble comme frères. L’on a fait les semences, les récoltes, et le trafic avec une entière liberté; et cependant les pauvres Sauvages en général n’osent se fier aux Hiroquois après tant d’expériences qu’ils ont de leur infidélité. Ils disent sans cesse à nos François, que les Hiroquois sont des fourbes, et que toutes les propositions de paix qu’ils font, ne sont que des déguisemens, qui tendent à nous perdre. Ils le disent encore aux Hiroquois mêmes, ce qui a pensé tout gâter et rompre plus que jamais. Mais enfin les Hiroquois ont poursuivi avec tant d’instance, qu’on s’est rendu à leur prière. C’est une chose admirable de les entendre haranguer sur les affaires de la paix; car ils ne se sont voulu servir que des personnes les plus considérables d’entre eux, pour être les Ambassadeurs de ce traitté, et ceux qui les ont entendus, avouent qu’ils ont beaucoup d’esprit et de conduite.

Au mois de Juillet dernier ils sont venus trouver Monsieur le Gouverneur de la nouvelle France, et les Révérends Pères, où après plusieurs conseils et présens, ausquels on a répondu de part et d’autre, on leur a accordé qu’un Père les iroit visiter, et qu’il feroit le tour de leurs cinq nations pour connoître s’ils conspiroient tous dans le désir de la paix. Le Révérend Père le Moine qu’ils appellent en leur langue Ondeson fut nommé pour cela avec un honnête jeune homme François qui s’offrit pour l’accompagner. Ils partirent avec les Ambassadeurs, qui promirent de les ramener dans cinquante jours. Ils ne furent pas à mi-chemin que des Messagers coururent comme des Cerfs par tous les villages des cinq Nations, criant à haute voix : Ondeson vient, Ondeson vient. A ce bruit il se fit un concours de peuple pour lui venir au devant afin de lui faire honneur. L’on n’a jamais rien veu de semblable parmi ces Barbares. Ce n’étoit que festes et festins. Chez les Hurons et parmi les autres Nations les Révérends Pères n’osoient quasi parler dans les commencemens; il leur falloit souffrir des gênes extrêmes jusqu’à ce qu’ils les eussent apprivoisez. Mais ceux-ci ont honoré le Père dès l’abord, lui donnant par tout la première place, et le priant de présider en tous leurs conseils.

Ils lui disoient : Prie le Maître de nos vies : Fais ce que tu sçais qu’il faut faire; car nous-autres nous ne sommes que des bêtes. Nous te déclarons que nous voulons embrasser la Foi, et croire en celui qui est le Maître de nos vies. Nous aimons les robes noires, parce qu’ils aiment la pureté, et qu’ils ont la véracité, et qu’ils s’intéressent dans les affaires de leurs troupeaux. Ils disoient cela, parce qu’ils avoient veu comme ils s’étoient exposez à la mort chez les Hurons, afin de les secourir. Ceux-là même qui avoient fait mourir les Pères de Brébeuf et Garnier lui donnèrent les livres qu’ils leur avoient ôtez au temps de leur martyre, et qu’ils avoient gardez depuis comme des choses dont ils faisoient estime. On apporta ensuite plusieurs enfans au Père, afin qu’il les baptizât. Une Esclave Huronne fort bonne Chrétienne, aiant instruit une grande fille durant le temps de sa captivité, la présenta aussi pour être baptisée. Le Père lui dit : Pourquoi, ma Sœur, ne l’as-tu pas baptisée? Ne t’ai-je pas autrefois instruite sur ces matières? Elle répartit : Je ne croiois pas, mon Père, que mon pouvoir se pat étendre sur de grandes personnes, mais seulement sur des enfans malades. Alors le Père la trouvant suffisamment instruite, la baptisa.

Dans ce Bourg qui étoit celui des Onontageronons, et le capital de la Nation, le Père trouva parmi les esclaves les Hurons, qui composoient autrefois son troupeau au Bourg de saint Michel. Ces pauvres Captifs voiant leur bon Père, furent comme ressuscitez de mort à vie, et pour leur donner la joie entière, il les confessa, et leur administra les Sacremens. Considérez, je vous prie, les ressorts admirables de la divine Providence. Dieu a permis que ces pauvres Chrétiens aient été pris par ces Barbares pour le salut de leur Nation : Car ce sont eux qui leur ont donné la connoissance de Dieu, et qui ont jetté parmi eux les premières semences de la Foi.

C’est par eux qu’ils ont connu et les Pères et nous qu’ils appellent les Filles saintes.

Aussi leurs Ambassadeurs n’ont pas manqué de nous rendre visite. Ils ont admiré nos Séminaires sauvages, les entendant chanter les louanges de Dieu en trois langues différentes. Ils étoient ravis de les voir si bien dressées à la Françoise. Mais ce qui les toucha le plus, fut de voir que ne nous touchant en rien, nous en faisions estime, les aimant et caressant comme les mères aiment et caressent leurs enfans. Mais je retourne au Père que j’ai laissé parmi les Hiroquois.

Ces peuples donc firent de beaux présens et en grande quantité; mais le plus précieux fut celui qui signifioit qu’ils vouloient croire en Dieu, et un autre pour être présenté à Achiendasé, c’est ainsi qu’ils appellent le Révérend Père Supérieur des Missions, afin qu’il envoiât des Pères en leur pais pour y faire une maison fixe. Dès lors ils désignèrent une très-belle place sur le bord d’une grande rivière, où est l’abord de toutes les Nations. Lors qu’ils jettoient les projets de cette habitation il arriva une chose remarquable. Il y a proche de ce lieu une grosse fontaine qui se décharge dans un grand bassin que la Nature a formé pour recevoir ses eaux.

Nos François en aïant goûté, ont trouvé qu’elle étoit salée : Ils en ont fait bouillir de l’eau, et ont trouvé que c’est une saline qui fait de très-beau et très-bon sel. Les Sauvages qui tutoient cette eau, et la prenoient pour un poison, trouvèrent admirable cette façon de faire du sel d’une chose si méchante, et tiennent cela pour un miracle des François. Ce n’est pas un miracle, mais ce sera un trésor pour les François, qui doivent y aller habiter.

Lorsque le Père étoit là, on levoit une compagnie de deux mille hommes, pour aller en guerre contre la Nation du Chat. Le Capitaine qui la devoit commander, étoit l’un des Ambassadeurs qui étoit venu demander la paix. Lorsqu’il fut prêt de partir, il vint prier le Père qui l’avoit instruit en chemin, de le vouloir baptiser. Mais il y trouva de la difficulté, et lui dit : qu’il lui confèreroit ce Sacrement à son retour de la guerre. Mais, mon frère, repartit le Sauvage, tu sçais que je vas en guerre, et que j’y puis être tué : si je meurs, me promets-tu que je n’irai point dans les feux. A ces paroles, le Père le baptisa.

Le Père étant à Onontagé, il arriva un accident qui pensa tout rompre. Le feu prit dans le Bourg, sans qu’on sçut comment, où il brûla vingt cabanes chacune de cinquante ou soixante piez de long. C’étoit pour faire croire à ces Barbares que le Père étoit sorcier, et qu’il avoit fait venir le Diable pour les brûler. Il commençoit déjà de se disposer à la mort, connoissant l’humeur de ces Payens. Il s’avisa néanmoins d’un moien qui lui réussit, sçavoir de les aller consoler par le moïen de son Hôte, et de leur offrir un présent pour essuier leurs larmes : ils se sentirent si obligez de cette compassion, que le Père leur témoignoit, que bien loin de s’irriter contre luy, ils demeurèrent pleinement confirmez que les François et les Pères étoient leurs amis.

Les Hiroquois ont ramené le Père selon leur promesse dans le temps qu’ils avoient marqué. Il n’est pas croiable combien les François et nos nouveaux Chrétiens ont été ravis de son retour, et de l’heureux sucrez de son voiage. Il restoit seulement une difficulté qui empêchoit que la joie ne fût entière. C’est que les Agnerognons n’avoient point paru dans tous les conseils qui furent tenus à Onontagé, ce qui faisoit craindre qu’ils ne couvassent quelque mauvais dessein. Mais les Hurons qui y avoient été envoiez, et qui sont de retour du jour d’hier, ont rapporté qu’ils sont du parti de la paix, et qu’il n’y a nul sujet de craindre de leur part : Que s’ils ne se sont pas trouvez aux assemblées, ils en ont fait des excuses, disant qu’ils en ont été empêchez par la guerre qu’ils avoient contre les Sauvages de la nouvelle Angleterre.

Toutes les parties conspirant donc dans le même dessein, il a été conclu que les Révérends Pères iront au printemps de l’année prochaine avec trente François. Dès cette heure il y a des dispositions pour cinq Missions, qui trouveront abondamment à y exercer leur emploi : Et, ce qui leur sera avantageux, c’est que les Hiroquois sçavent la langue Huronne, les Pères qui y doivent aller la sçavent aussi, et par ce moien l’on peut dire que tout est prest; dès à present le Père le Moine y retourne pour hiverner et pour disposer toutes choses.

Si cette paix dure, comme il y a lieu de l’espérer, ce pais sera très-bon et très-commode pour l’établissement des François, qui se multiplient beaucoup et font assez bien leurs affaires par la culture des terres qui deviennent bonnes à présent que l’on abat ces grandes forests qui la rendoient si froide. Après trois ou quatre années de labour, elle est aussi-bonne, et par endroits meilleure qu’en France. L’on y nourrit des bestiaux pour vivre et pour avoir des laitages. Cette paix augmente le commerce, particulièrement des Castors dont il y a grand nombre cette année, parce qu’on a eu la liberté d’aller par tout à la chasse sans crainte. Mais le trafic des âmes est le contentement de ceux qui ont passé les mers pour les venir chercher, afin de les gagner à Jésus-Christ. L’on en espère une grande moisson par l’ouverture des Hiroquois. Des sauvages fort éloignez disent qu’il y a au-dessus de leur pais une Rivière fort spacieuse qui aboutit à une grande mer que l’on tient être celle de la Chine. Si avec le temps cela se trouve véritable, le chemin sera fort abbrégé, et il y aura facilité aux ouvriers de l’Évangile d’aller dans ces Royaumes vastes et peuplez : le temps nous rendra certains de tout.

Voilà un petit abbrégé des affaires générales du pais. Quant à ce qui regarde notre Communauté et notre Séminaire, tout y est en assez bonne disposition, grâces à notre Seigneur. Nous avons de fort bonnes Séminaristes que les Ambassadeurs Hiroquois ont veues à chaque fois qu’ils sont venus en Ambassade. Comme les Sauvages aiment le chant, ils étoient ravis, comme j’ay déjà dit, de les entendre si bien chanter à la Françoise, et pour marque de leur affection, ils leur rendoient la pareille par un autre chant à leur mode, mais qui n’étoit pas d’une mesure si réglée. Nous avons des Huronnes que les Révérends Pères ont jugé à propos que nous élevassions à la Françoise : car comme tous les Hurons sont à présent convertis, et qu’ils habitent proche des François, on croit qu’avec le temps ils pourront s’allier ensemble, ce qui ne se pourra faire que les filles ne soient francisées tant de langage que de mœurs. Dans le traitté de paix on a proposé aux Hiroquois de nous amener de leurs filles, et le R. Père le Moine à son retour de leur pais nous devoit amener cinq filles des Capitainesses, mais l’occasion ne lui en fut pas favorable. Ces capitainesses sont des femmes de qualité parmi les Sauvages qui ont voix delibérative dans les Conseils, et qui en tirent des conclusions comme les hommes, et même ce furent elles qui déléguèrent les premiers Ambassadeurs pour traiter de la paix.

Enfin la moisson va être grande, et j’estime qu’il nous faudra chercher des ouvriers. L’on nous propose et l’on nous presse de nous établir à Mont-Réal, mais nous n’y pouvons entendre si nous ne voions une fondation, car on ne trouve rien de fait en ce pais, et l’on n’y peut rien faire qu’avec des frais immenses; ainsi quelque bonne volonté que nous aions de suivre l’inclination de ceux qui nous y appellent, la prudence ne nous permet pas de faire autrement. Aidez-nous à bénir la bonté de Dieu de ses grandes miséricordes sur nous, et de ce que non seulement il nous donne la paix, mais encore de ce que de nos plus grands ennemis il en veut faire ses enfans, afin qu’ils partagent avec nous les biens d’un si bon Père.

De Québec le 24. Septembre 1654.

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval]

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Ce m’a été une grande privation de voir un Navire arrivé, et de ne point recevoir de lettres de votre part. J’ay pourtant été toujours persuadée que vous m’aviez écrit; mais j’ay cru, et je ne me suis pas trompée, que vos lettres étoient dans le premier vaisseau, qui nous apportoit la nouvelle que nous aurions un Evêque cette année, mais qui n’a paru que long-temps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’Évêque que la nouvelle qui nous le promettoit. Mais ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le pais d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échoie il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un Neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre /15. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat. Je vous ay dit que l’on n’attendoit pas d’Evêque cette année. Aussi n’a-t-il rien trouvé de prest pour le recevoir quand il est arrivé. Nous lui avons prêté notre Séminaire qui est à un des coins de notre clôture et tout proche la Parroisse /16. Il y aura la commodité et l’agréement d’un beau jardin : Et afin que lui et nous soions logez selon les Canons; il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu’il nous faut loger nos Séminaristes dans nos apartemens; mais le sujet le mérite et nous porterons cette incommodité avec plaisir jusqu’à ce que sa Maison Episcopale soit bâtie.

Dés qu’il fut sacré Evêque à Paris, il demanda au R. Père Général des Jésuites le Père Lallemant, qui depuis trois mois étoit Recteur de la Flèche, afin de l’accompagner. C’est un bien pour tout le pais, et pour nous en particulier; pour moy encore plus que pour tout autre : Car je vous dirai en confiance que je souffrois dans la privation d’une personne à qui je puisse communiquer de mon intérieur. Toute l’année j’ay eu un mouvement intérieur que notre Seigneur m’envoiroit du secours. Il l’a fait lors qu’il étoit temps; que son saint nom en soit éternellement béni.

Vous sçavez ce qui s’est passé les années dernières au sujet de Monsieur l’Abbé de Quellus. Il est à présent Directeur d’un Séminaire de Prêtres de saint Sulpice de Paris que Monsieur de Bretonvilliers a entrepris de bâtir à Mont-Réal avec une très-belle Église. Cet Abbé, dis-je, est descendu de Mont-Réal pour saluer notre Prélat, il étoit établi Grand-Vicaire en ce lieu-là par Monseigneur l’Archevêque de Rouen, mais aujourd’huy tout cela n’a plus de lieu, et son autorité cesse. Les progrès néanmoins de la Mission y sont grands : Il y est venu des Hospitalières de la Flèche, l’on y va faire tout d’un coup l’établissement de trente familles, le dernier vaisseau aiant amené à cet effet un grand nombre de filles. On nous presse aussi de nous y établir, mais nous ne sommes pas en état de le faire. Monseigneur notre Prélat aura l’inspection sur tout cela, quoi qu’il ne soit ici que sous le titre d’Evêque de Pétrée et non pas de Québec ou de Canada. Ce titre a bien fait parler du monde : Mais cela s’est fait de la sorte au sujet d’un différent qui est entre la Cour de Rome et celle de France. Le Roy veut que l’Evêque de Canada dépende de lui et lui prête Serment de fidélité comme les autres de France : Et le saint Père prétend avoir quelque droit particulier dans les Nations étrangères ; c’est pour cela qu’il nous a envoié un Evêque, non comme Evêque du pais, mais comme Commissaire Apostolique, sous le titre étranger d’Evêque de Pétrée.

Vous êtes en peine des affaires de ce pais. Elles sont comme elles étoient avant que les Hiroquois eussent fait la paix, car ils l’ont rompue, et ont déjà tant pris que tué neuf François dans une rencontre où on ne les attendoit pas, et où même on ne croioit pas qu’ils eussent de mauvais desseins contre les François. Ils ont déjà fait brûler tout vif un de leurs prisonniers, ce sera merveille si les autres ont un meilleur traitement. L’on a aussi depuis tué onze de leurs gens, et l’on se donne de garde des autres : Car l’on a apris d’un Huron captif qui les a quittez, qu’ils préparent une puissante armée pour venir enlever nos nouveaux Chrétiens, et comme je croi, autant de François qu’ils pourront. Ce Huron s’est sauvé en cette sorte. Un canot d’Hiroquois où il étoit, voiant un canot de Hurons qui alloient harponner Ce l’anguille, le laissa passer pour se jetter dessus quand ils ne seroient plus unis et en état de se défendre. Ce captif touché de tendresse pour ceux de sa Nation, se déroba de ses Maîtres, qui étoient décendus à terre, et retourna sur ses pas donner avis à ses compatriotes du dessein des Hiroquois, et du danger où ils étoient. Ils s’embarquèrent au plutôt et lui avec eux, et tous ensemble vinrent en diligence à Québec, où ils donnèrent avis des entreprises des Hiroquois; sans cela il y auroit eu bien des têtes cassées, car outre les Hurons qui n’auroient pu éviter leur rage, ils se seroient glissez parmi les moissonneurs qui sous la bonne foy de la paix travailloient sans crainte et sans défiance. En effet cela est arrivé aux trois Rivières où ils ont pris les neuf François dont je viens de parler. A l’heure que j’écris cecy Monsieur notre Gouverneur est en campagne pour leur donner la chasse ou pour en prendre quelqu’un. Ce qui l’a fait sortir est que les Hiroquois qu’il tenoit prisonniers entre de bons murs fermez de portes de fer, aiant apris que leur Nation avoit rompu la paix, et croiant qu’on ne manqueroit pas de les brûler tous vifs, ont forcé cette nuit leur forteresse, et ont sauté les murailles du Fort. La sentinelle les voiant a fait le signe pour avertir, et aussi-tôt l’on a couru après. Je ne sçay pas encore si on les a pris, car ces gens-là courent comme des Cerfs.

Vous m’étonnez de me dire que nos Mères nous vouloient rappeller: Dieu nous préserve de cet accident. Si nous n’avons pas quitté après notre incendie et pour toutes nos autres pertes, nous ne quitterons pas pour les Hiroquois, à moins que tout le pais ne quitte ou qu’un Supérieur ne nous y oblige, car nous sommes filles d’obéissance, et il la faut préférer à tout. Je suis néanmoins trompée si jamais cela arrive. L’on dit bien qu’une armée des ennemis se prépare pour venir ici, mais à présent que leur dessein est évanté cela ne leur sera pas facile. Si néanmoins notre Seigneur les laissoit faire, ils nous auroient perdus il y a long-temps, mais sa bonté renverse leurs desseins nous en donnant avis, afin que nous nous en donnions de garde. Si les affaires étoient en hazard, je serois la première à vous en donner avis, afin de vous faire pourvoir à nos sûretez, puisque nos Mères vous en confient leur sentiment. Mais grâces à Dieu nous ne voions et ne croions pas que cela arrive. Si pourtant il arrivoit contre nos sentimens, ne serions nous pas heureuses de finir nos vies au service de notre Maître et de les rendre à celui qui nous les a données. Voilà mes sentimens que vous ferez sçavoir à nos Mères, si vous le jugez à propos.

Mon sentiment particulier est que si nous souffrons en Canada pour nos personnes, ce sera plutôt par la pauvreté que par le glaive des Hiroquois. Et pour le pais en général, sa perte, à mon avis, ne viendra pas tant du côté de ces barbares que de certaines personnes qui par envie ou autrement écrivent à Messieurs de la Compagnie quantité de choses fausses contre les plus saints et les plus vertueux, et qui déchirent même par leurs calomnies ceux qui y maintiennent la justice, et qui le font subsister par leur prudence. Comme ces mauvais coups se font en cachette on ne les peut parer; et comme la nature corrompue se porte plutôt à croire le mal que le bien, on les croit facilement. De là vient que lors qu’on y pense le moins on reçoit ici des ordres et des arrests très-fâcheux. En tout cela Dieu est très-grièvement offensé, et il nous feroit une grande grâce s’il purgeoit le pais de ces esprits pointilleux et de contradiction.

Le dernier vaisseau s’est trouvé à son arrivée infecté de fièvres pourprées et pestilentieles. Il portoit deux cens personnes qui ont presque tous été malades. Il en est mort huit sur mer, et d’autres à terre. Presque tout le pais a été infecté, et l’Hôpital rempli de malades. Monseigneur notre Prélat y est continuellement pour servir les malades, et faire leurs licts. On fait ce que l’on peut pour l’en empêcher et pour conserver sa personne, mais il n’y a point d’éloquence qui le puisse détourner de ces actes d’humilité. Le R. Père de Quen par sa grande charité a pris ce mal et en est mort. C’est une perte notable pour la Mission : Car c’étoit l’ancien Missionnaire des Algonguins où il avoit travaillé depuis vingt-cinq ans avec des fatigues incroiables. Enfin quittant la charge de Supérieur des Missions, il a perdu la vie dans l’exercice de la charité. Deux Religieuses Hospitalières ont été fort malades de ce mal ; grâces à Dieu, notre Communauté n’en a point été attaquée : Nous sommes ici dans un lieu fort sain et exposé à de grands vents qui nettoient l’air. Pour mon particulier ma santé est très-bonne : Je ne laisse pas de soupirer puissamment aprés l’Eternité, quoique je sois disposée à vivre tant qu’il plaira à notre Seigneur.

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o.

Mon très-cher Fils. J’ay reçu votre lettre du 26. Mars, sans avoir veu lesautres dont vous me parlez. L’on dit qu’elles ont été brouillées et ensuite portées à l’Acadie : Si cela est nous ne les pourrons recevoir que l’année prochaine. Celles de Monsieur le Gouverneur et de nos Révérends Pères, et quasi toutes les autres sont tombées dans la même fortune. Il me suffit, mon très-cher Fils, que j’aie apris de vous même votre bonne disposition pour en rendre grâce à celuy qui vous la donne. Je vous ay déjà écrit une lettre bien ample par le premier vaisseau parti au Mois de Juillet, une autre plus courte par le R. P. le Jeune, et une troisième par un autre navire, afin de vous ôter l’appréhension que vous pouriez avoir à notre sujet, entendant parler des insultes que nous font les Hiroquois. Notre bon Dieu nous en a délivrées par sa grande miséricorde : ils sont retournez en leur pais, et pendant qu’on trairte avec eux pour l’échange de quelques prisonniers, on prend favorablement le temps pour serrer les moissons; Elles sont déjà bien avancées, et les nôtres sont faites; car on ne lève les grains qu’en Septembre, elles vont quelquefois jusques en Octobre, en sorte que la nège surprend les paresseux. Depuis quelques mois les Outasak sont venus avec un grand nombre de canots chargez de castors, ce qui relève nos Marchands de leurs pertes passées, et accommode la plus part des Habitans : car sans le commerce le pais ne vaut rien pour le temporel. Il peut se passer de la France pour le vivre; mais il en dépend entièrement pour le vêtement, pour les outils, pour le vin, pour l’eau de vie et pour une infinité de petites commoditez, et tout cela ne nous est apporté que par le moien du trafic.

Après ce petit mot de l’état du pals, je répond à la vôtre après vous avoir dit que Dieu par sa miséricorde me conserve la santé et que toute notre Communauté est dans une paix et dans une union aussi parfaite qu’on la sçauroit souhaitter. Notre Révérende Mère de saint Athanase a été continuée en sa charge dans l’élection que nous avons faite au mois de Juin dernier . (Pour moy j’ay toujours les affaires de la Maison sur les bras, je les porte par acquiescement aux ordres de Dieu, car toute ma vie j’ay eu de l’aversion des choses temporelles, sur tout en ce pais où elles sont épineuses au point que je ne vous puis exprimer. Mon cœur néanmoins et mon esprit sont en paix dans les tracas de cette vie si remplie d’épines; et j’y trouve Dieu, qui me soutient par sa bonté et par sa miséricorde, et qui ne me permet pas de vouloir autre chose que ce qu’il voudra de moy dans le temps et dans l’éternité. Par ce peu de mots, vous voiez, mon très-cher Fils, ma disposition présente, et que je suis à la bonté divine par l’abandon d’un esprit de sacrifice continuel. Je ne sçay si aiant passé soixante ans, il durera encore longtemps. Les pensées que le terme de la vie approche, sans que j’y fasse réflexion me donnent de la joye : mais quand je m’en aperçois, je la mortifie pour me tenir en mon esprit de sacrifice, et pour attendre ce coup final dans le dessein de Dieu, et non dans la jubilation où mon esprit voudroit s’emporter, se voiant sur le point d’être dégagé des liens de cette vie basse et terrestre, et si pleine de pièges : car sans parler de ceux du dehors qui sont infinis, qui ne refuiroit ceux de la nature, qui plus ils vieillissent, plus ils sont subtils et à craindre?) Priez Dieu, puisqu’il veut que je vive, qu’il me délivre de leur malignité.

Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, scavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu; et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela. Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel : Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le pais le peut permettre. Les Pères luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques.

Monsieur le Gouverneur fait de son côté paroître de jour en jour son zèle pour la conservation et pour l’accroissement du pais. Il s’applique à rendre la justice à tout le monde. C’est un homme d’une haute vertu et sans reproche. Je vous ay mandé par mes dernières les soins qu’il a eu pour notre conservation, étant venu luy-même plusieurs fois dans notre Monastère pour visiter les lieux et les faire fortifier, ordonnant des corps de gardes, afin que nous fussions hors des dangers des Hiroquois, dans le temps de leurs remuemens. En votre consideration, j’ay souvent l’honneur de sa visite, outre celles qu’il donne à notre Révérende Mère. Il y a toujours à profiter avec luy, car il ne parle que de Dieu et de la vertu, hors la nécessité de nos affaires que nous luy communiquons comme à une personne de confiance et remplie de charité. Il assiste à toutes les dévotions publiques, étant le premier à donner l’exemple aux François et à nos nouveaux Chrétiens. Nous avons rendu grâces à Dieu apprenant qu’il étoit continué en sa charge pour trois ans. La joye a été universelle et publique, et nous souhaitterions qu’il y fut continué par Sa Majesté le reste de ses jours. Si Messieurs de la Compagnie sçavoient son mérite, ils s’emploiroient assurément à se procurer ce bien à eux-mêmes et à tout le pais.

Les bonnes Mères hospitalières qui vinrent l’année dernière s’établir à Mont-Réal, ont été à la veille de repasser en France. Leur fondation étoit entre les mains de Monsieur N. receveur des Tailles qui est mort assez mal en ses affaires, et comme sa charge et ses biens ont été saisis, les deniers de ces pauvres filles s’y sont trouvez envelopez, et on les tient comme perdus. Mais Monseigneur notre Prélat les a retenues sur la requeste qui luy a été présentée par les habitans de Mont-Réal; car ce sont des filles d’une grande vertu et édification. On nous y demande aussi, mais Monseigneur a répondu pour nous, que nous ne pouvions y aller sans une fondation assurée. Vous ne sçauriez croire combien dans les apparences humaines ce pais est peu assuré, et avec ce peu d’assurance l’on y fait par nécessité des dépenses incroiables. C’est un mal commun et nécessaire. Nous nous sommes veues à la veille que tout étoit perdu : Et en effet cela seroit arrivé, si l’armée des Hiroquois qui venoit ici et qui nous eût trouvez sans défense n’eût rencontré dix-sept François et quelques Sauvages Chrétiens, qu’ils ont pris et menez en leur pais. Je vous en ay mandé l’histoire bien au long dans une autre lettre. A présent que leur retour a donné le loisir de se fortifier, l’on n’a pas tant sujet de craindre, sur tout dans nos maisons de pierre, d’où l’on dit qu’ils ne s’approcheront jamais, parce qu’ils croient que ce sont autant de forts. Nonobstant tout cela nous avons fait une bonne provision de poudre et de plomb, et avons emprunté des armes qui sont toujours prêtes en cas d’alarmes. C’est une chose admirable de voir les providences et les conduites de Dieu sur ce pais, qui sont tout à fait au dessus des conceptions humaines. D’un côté, lorsque nous devions être détruits, soixante hommes qui étoient partis pour aller prendre des Hiroquois ont été pris eux-mêmes et immolez pour tout le pais. D’ailleurs les François d’ici et les Algonquins prennent presque tous les avant-coureurs des Hiroquois qui étant exposez au feu découvrent tout le secret de la nation. Enfin Dieu détourne les orages lors qu’ils sont prests de fondre sur nos têtes; et nous sommes si accoutumés à cette providence, qu’un de nos domestiques que je faisais travailler à nos fortifications, me dit avec une ferveur toute animée de confiance : Ne vous imaginez pas, ma Mère, que Dieu permette que l’ennemi nous surprenne; il envoyera quelque Huron par les prières de la sainte Vierge, qui nous donnera tous les avis nécessaires pour notre conservation. La sainte Vierge a coutume de nous faire cette faveur en toutes occasions, elle le fera encore à l’avenir. Ce discours me toucha fort, et nous en vîmes l’effet dès le jour même ou le lendemain, que deux Hurons qui avoient été pris et qui s’étoient sauvez comme miraculeusement par l’assistance de la sainte Vierge, arrivèrent et apportèrent la nouvelle de la prise de nos François, et que l’ennemi s’étoit retiré en son pais. Cette nouvelle fit cesser la garde dans tous les lieux, excepté dans les forts, et tout le monde commença à respirer, car il y avoit cinq semaines qu’on n’avoit point eu de repos ni de jour ni de nuit, tant pour se fortifier que pour se garder. Pour moy je vous assure que j’étois extrêmement fatiguée; car nous avions vingt-quatre hommes sur lesquels il falloit que je veillasse continuellement pour leur donner tous leurs besoins de guerre et de vivres. Ils étoient divisez en trois corps de garde, et faisoient la ronde toute la nuit par des ponts de communication, qui alloient par tout : ainsi ils nous gardoient fort exactement. Je veillois au dessus de tout cela : Car encore que je fusse enfermée dans notre Dortoir, mon oreille néanmoins faisoit le guet toute la nuit de crainte d’alarme, et pour être toujours prête à donner à nos Soldats les munitions nécessaires en cas d’attaque. Enfin, nous fûmes heureuses d’être délivrées de ce fardeau, et l’on en chanta le Te Deum en toutes les Églises. Il y a près de cinq mois qu’il se fait tous les jours un salut solemnel où le S. Sacrement est exposé, afin qu’il plaise à Dieu de protéger le pais. Voilà mon papier rempli, il faut que je finisse, vous suppliant de joindre vos prières aux nôtres, et de nous procurer encore celles de mes Révérends Pères vos bons Religieux.

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit par tous les vaisseaux. Voici le dernier que je ne puis laisser partir sans me consoler avec vous, vous disant adieu pour cette année. Plusieurs des plus honêtes gens de ce pais sont partis pour aller en France : Et particulièrement le R. P. le Jeune y va pour demander du secours au Roy, contre nos ennemis que l’on a dessein d’aller attaquer en leurs pais. L’on espère que Sa Majesté en donnera, et en cette attente l’on fait ici un grand nombre de petits batteaux qui ne sont guères plus grands que les canots des Hiroquois, c’est à dire, propres à porter quinze ou vingt hommes. Il est vray que si l’on ne va humilier ces barbares, ils perdront le pais, et ils nous chasseront tous par leur humeur guerrière et carnacière. Ils chasseront, dis-je, ceux qui resteront, car avant que d’en venir là, ils en tueront beaucoup, et tous si on les laisse faire. Il n’y a nulle assurance à leur paix, car ils n’en font que pour allonger le temps, et prendre l’occasion de faire leur coup, et d’exécuter leur dessein, qui est de rester seuls en toutes ces contrées, afin d’y vivre sans crainte, et d’avoir toutes les bêtes pour vivre et pour en donner les peaux aux Hollandois. Ce n’est pas qu’ils les aiment, mais parce qu’ils ont besoin de quelques-uns par le moien desquels ils puissent tirer leurs nécessitez de l’Europe; et comme les Hollandois sont plus proche d’eux, ils traitent plus facilement, non sans leur faire mille indignitez que les François ne pourroient jamais souffrir : Mais l’amour des biens de la terre, et le désir d’avoir des Castors, font que les Hollandois souffrent tout.

Voilà le véritable dessein des Hiroquois, comme nous l’avons apris d’un Huron Chrétien de la dernière défaite qui s’est sauvé d’une bande de six cens de ces barbares, qui venoient ici à cette Automne pour nous surprendre et pour ravager nos moissons. Il ajoute que pour retirer quatorze Oioseronons qui sont dans les fers à Mont-Réal, ils alloient paroître en petit nombre devant l’habitation avec un pavillon blanc, qui est le signe de la paix, feignant la vouloir demander : Car ils disent que les robes noires voiant ce signe ne manqueront pas d’aller au devant avec quelques François, qu’ils prendront les uns et les autres afin de les échanger avec leurs prisonniers, et que l’échange fait, ils se jetteront sur les François, afin de les détruire. Mais avant que de les exterminer, ils ont envie d’enlever les femmes et les filles pour les emmener en leur pais.

Le Huron fugitif ajoute à tout cela, qu’il est arrivé à ces six cens Barbares un accident qui pourra bien les faire retourner sur leurs pas sans rien faire. Comme ils se divertissoient en chassant à l’eau un Cerf ou vache sauvage, l’un d’entre eux voulant tirer sur la bête pour l’arrêter, tira sur le chef de l’armée et le tua; et comme ces gens là sont fort superstitieux, ils ont tiré un augure de ce coup, que leur guerre n’iroit pas bien pour eux, et qu’assurément il leur arriveroit du malheur. Dans cette pensée qui passoit en leur esprit pour une conviction ils commencèrent à défiler, et le captif prit occasion de là de s’enfuir, aiant les plaies de ses doigts coupez et brûlez encore toutes fraîches.

C’est ce même captif qui nous a apris la fin de nos François et de nos Sauvages Chrétiens qui avoient été pris au Printemps dernier, après s’être défendus jusqu’à l’extrémité. Il dit qu’ils les ont tous fait brûler avec des tourmens et des ignominies horribles. Ils ont souffert la mort avec une générosité qui épouventoit leurs tyrans. Le dernier mort à qui l’on hachoit les doigts peu à peu, se jettoit à genoux à chaque pièce qu’on lui coupoit pour remercier Dieu et le bénir. Avec tout cela il étoit demi-rôti, car on les a fait brûler à petit feu, ces barbares étant pires et plus démons en cruauté que les démons mêmes.

Toutes ces connoissances ont tellement animé les François qu’ils sont résolus de détruire ces misérables par eux et par le secours qu’ils attendent de France. Ils ne peuvent plus différer leur perte après tant d’hostilitez et de ruptures de paix. Autant qu’ils en prennent ils les mettent entre les mains des Algonguins, qui sont gens de cœur, fort bons Chrétiens et très fidèles aux François, qui les traitent comme ils sont traitez quand ils sont pris. Vous vous étonnez de cette résolution, et vous dites que cela répugne à l’esprit de l’Évangile et des Apôtres qui ont exposé leur vie pour sauver les infidèles, et ceux même qui les faisoient souffrir. Monseigneur notre Prélat a été de votre sentiment, il a même fait apprendre la langue à Monsieur de Bernières pour les aller instruire; vous sçavez combien de fois nos Révérends Pères y sont allez pour le même sujet; tout nouvellement ils ont voulu y aller pour faire un dernier effort, mais on les a retenus comme par violence, le péril étant trop évident et inévitable. Après tant d’efforts inutiles et d’expériences de la perfidie de ces infidèles, Monseigneur a bien changé de sentiment, et il tombe d’accord avec toutes les personnes sages du pais, ou qu’il les faut exterminer, si l’on peut, ou que tous les Chrétiens et le Christianisme du Canada périsse. Quand il n’y aura plus de Christianisme ni de Missionnaires quelle espérance y aura-t-il de leur salut? Il n’y a que Dieu qui par un miracle bien extraordinaire les puisse mettre dans la voie du Ciel. Il est tout puissant pour le faire. Priez-le de cela, si c’est pour sa gloire, et s’il y a encore parmi ces Barbares quelque âme prédestinée qu’il veuille sauver, comme il en a sauvé six ou sept cens ces dernières années, que les Révérends Pères y ont prêché, et fait les fonctions d’apôtres avec des travaux incroiables.

Dans le déplorable état où sont les affaires communes du pais, peut-etre que nos Mères seront en peine de nous, et qu’elles penseront à nous rappeller auprès d’elles. Si elles sont clans cette disposition, je vous supplie, mon très-cher Fils, d’en détourner le coup, car outre que nous ne sommes pas en danger pour nos personnes, nous n’avons point de peur. Et de plus soiez assuré, et assurez-les que s’il y avoit quelque péril évident, Monseigneur notre Prélat, n’en feroit pas st deux fois; il feroit mettre les Hospitalières et les Ursulines dans un même vaisseau, et nous renvoiroit en France. Mais grâces à notre Seigneur le mal n’est pas à cette extrémité : Et quoique l’intention des Hiroquois soit de nous chasser ou de nous détruire, je croi que celle de Dieu est de nous arrêter, et de faire triompher cette nouvelle Église de ses ennemis. Adieu pour cette année.

L.195 à son Fils, 16 septembre 1661.

Mon très-cher Fils. J’ay reçu avec une consolation toute particulière vos trois lettres, qui toutes m’ont appris que notre Seigneur vous a rendu la santé. Je vous avoue que (je) craignois que ce mal ne vous emportât, et j’avois déjà fait mon sacrifice en dénuant mon cœur de ce qu’il aime le plus sur la terre pour obéir à sa divine Majesté. Mais enfin vous voilà encore; soiezdonc un digne ouvrier de sa gloire, et consumez-vous à son service. Pour cet effet je suis très-aise que vous soiez hors de Compiègne, où les soins des affaires temporelles partageoient votre esprit. Servez-vous de ce repos comme d’un rafraîchissement que le Ciel vous présente pour faire de nouveaux amas de vertu et de bonnes œuvres, et pour emploier toutes vos forces à la gloire de celuy pour qui nous vivons. Vous avez bien commencé, et j’ay pris plaisir à l’adresse avec laquelle vous avez saintement trompé Monseigneur d’Angers au sujet de la réforme de saint Aubin. I1 faut quelquefois faire de semblables coups pour avancer les affaires de Dieu, qui a soin puis après d’essuyer les disgrâces qui en peuvent naître de la part des créatures. Vous en avez une preuve, puisque ce grand Prélat vous aime, et que son esprit n’en est pas plus altéré contre vous. J’apprens encore, que vous servez Dieu et le prochain par vos prédications. Vous m’avez beaucoup obligée de m’envoyer celle que vous avez faite des grandeurs de Jésus, et vous avez raison de dire qu’elle trait-te d’un sujet que j’aime. Je l’aime en effet, car tout ce qui parle des grandeurs de notre très-adorable Jésus, me plaît plus que je ne vous le puis exprimer. Je vous laisse à penser si mon esprit n’est pas content quand je reçois quelque chose de semblable de mon Fils que j’ay toujours souhaitté dans la vie de l’Lvangile pour en pratiquer les maximes, et pour y annoncer les louanges et les grandeurs du sacré Verbe incarné. Vous n’aviez pas encore veu le jour que mon ambition pour vous étoit que vous fussiez serviteur de Jésus-Christ, et tout dévoué à ses divins conseils, aux dépens de votre vie et de la mienne. La pièce est belle et bien conçue en toutes ses circonstances, mais je crains que ces grandes pièces d’appareil ne vous peinent trop, et que ce ne soit en partie la cause de vos épuisemens. J’y remarque un grand travail, mais la douceur d’esprit s’y trouve jointe. Si j’étois comme ces Saints qui entendoient prêcher de loin, je prendrois plaisir à vous entendre, mais je ne suis pas digne de cette grâce. Il est à croire que nous nous verrons plutôt en l’autre monde qu’en celuy-cy. Dieu néanmoins a des voyes qui nous sont inconnues, sur tout dans un pais flotant et incertain comme celuy-cy, où naturellement parlant, il n’y a pas plus d’assurance qu’aux feuilles des arbres quand elles sont agitées du vent.

(Vous me demandez quelques pratiques de mes dévotions particulières. Si j’avois une chose à souhaitter en ce monde, ce seroit d’être auprès de vous afin de verser mon cœur dans le vôtre, mais notre bon Dieu a fait nos départemens où il nous faut tenir. (Vous sçavez bien que les dévotions extérieures me sont difficiles : Je vous diray néanmoins avec simplicité, que j’en ay une que Dieu m’a inspirée, de laquelle il me semble que je vous ay parlé dans mes écrits. C’est au suradorable cœur du Verbe incarné : il y a plus de trente ans que je la pratique, et voici l’occasion qui me la fit embrasser.

Un soir que j’étois dans notre cellule traitant avec le Père Éternel de la conversion des âmes, et souhaittant avec un ardent désir, que le Royaume de Jésus-Christ fût accompli, il me sembloit que le Père Éternel ne m’écoutoit pas, et qu’il ne me regardoit pas de son œil de bénignité comme à l’ordinaire. Cela m’affligeoit ; mais en ce moment, j’entendis une voix intérieure qui me dit : demande-moy par le cœur de mon Fils, c’est par luy que je t’exauceray. Cette divine touche eut son effet, car tout mon intérieur se trouva dans une communication très-intime avec cet adorable cœur, en sorte que je ne pouvoir plus parler au Père Éternel que par luy. Cela m’arriva sur les huit à neuf heures du soir, et du depuis environ cette heure là, c’est par cette pratique que j’achève mes dévotions du jour, et il ne me souvient point d’y avoir manqué, si ce n’est par impuissance de maladie, ou pour n’avoir pas été libre dans mon action intérieure. Voici à peu près comme je m’y comporte lorsque je suis libre en parlant au Père Éternel.

C’est par le cœur de mon Jésus ma vote, ma vérité et ma vie que je m’approche de nous, ô Père Éternel. Par ce divin cœur je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas : je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas; je vous adore pour tous les aveugles volontaires qui par mépris ne vous connoissent pas. Je veux par ce divin cœur satisfaire au devoir de tous les mortels. Je fais le tour du monde pour chercher toutes les âmes rachepties du Sang très précieux de mon divin Époux : Je veux vous satisfaire pour elles toutes par ce divin cœur. Je les embrasse toutes. pour vous les présenter par Lui. Je vous demande leur conversion; voulez-vous souffrir qu’elles ne connoissent pas mon Jésus? permettrez-vous qu’elles ne vivent pas en celny qui est mort pour tous? Vous voyez, ô divin Père, qu’elles ne vivent pas encore; Ah ! faites qu’elles rivent par ce divin cœur. C’est ici que je parle de cette nouvelle Église,) et que j’en représente à Dieu toutes ses nécessitez, puis j’ajoute : Sur cet adorable cœur je vous présente tous les ouvriers de l’Evangile ; remplissez-les de votre esprit saint par les mérites de ce divin cœur. Des ouvriers de l’Evangile, mon esprit passe aux Hiroquois nos ennemis dont je demande la conversion avec toutel'instance qui m’est possible. Puis je parle aux deux âmes que vous connoissez, et je dis : (Sur ce sacre cœur comme sur un autel divin, je nous présente N. votre petit serviteur, et ,V. votre petite servante, je vous demande au nom de mon divin Epoux, que vous les remplissiez de son esprit, et qu’ils soient éternellement à vous sous les auspices de cet adorable cœur). Je fais encore mémoire de quelques personnes avec qui j’ay des liaisons spirituelles, et des Bienfaiteurs de notre maison, et de cette nouvelle Église. (Je m’adresse ensuite au sacré Verbe incarné, et je luy dis: Vous savez mon bien-aimé tout ce que je veux dire à votre Père par vostre divin cœur et par vostre sainte âme; en le luy disant, je vous le dis, parceque vous êtes en vostre Père et que votre Père est en vous. Faites-donc que tout cela s’accomplisse,) et joignez-vous à moy pour fléchir par votre cour celuy de votre Père. Failes selon votre parole, que comme vous êtes une même chose avec luy, (toutes les âmes que je vous présente soient aussi une même chose avec luy et avec vous. Voilà l’exercice du sacré cœur de Jésus.

J’envisage ensuite ce que je dois au Verbe incarné, et pour luy en rendre mes actions de grâces je luy dis : Que vous rendrai je, ô mon divin Jpoux, pour les excez de vos grâces en mon endroit? C’est par votre divine Mère que je vous en veux rendre mes reconnoissances. Je vous offre donc son sacré cœur, ce cœur, dis je, qui vous a tant aimé. Souffrez que je vous aime par ce même cœur, que je vous offre les sacrées manuelles qui vous ont allaitté, et ce sein virginal que vous avez voulu santlffier par votre demeure avant que de paroître dans le monde. Je vous l’offre en action de grâces de tous vos bienfaits sur moi tant de grâce que de nature : Je vous l’offre pour l’amendement de ma vie, et pour la santification de mon âme, et afin qu’il vous plaise me donner la persévérance finale dans vostre grâce et dans vostre saint amour. Je vous rends grâces, ô mon divin Epoux de ce qu’il vous a plu choisir cette très-sainte Vierge pour vostre Mère, de ce que vous luy avez donné les grâces convenables à cette haute dignité, et enfin de ce qu’il vous a plu nous la donner pour Mère. J’adore l’instant sacré de vostre Incarnation dans son sein très pur, et tous les divins moyens de vostre vie voyagère sur la terre. Je vous rends grâces de ce que vous vous êtes voulu faire non seulement vostre vie exemplaire par vos divines vertus, mais encore vostre cause méritoire par tous vos travaux et par l’effusion de vostre Sang. Je ne veux ni vie ni moment que par vostre vie. Purifiez-donc ma vie impure et défectueuse par la pureté et perfection de vostre vie divine, et par la vie sainte de vostre divine Mère. Je dis ensuite ce que l’amour me fait dire à la très-sainte Vierge, toujours néanmoins dans le même sens que ce que je viens de dire, et je ferme par là ma retraite du soir. Dans les autres temps mon cœur et mon esprit sont attachez a leur objet et suivent la pante que la grâce leur donne. Dans l’exercice même que je viens de rapporter je suis le trait de l’esprit, et ce n’est ici qu’une expression de l’intérieur : Car je ne puis faire de prières vocales qu’à la psalmodie, mon Chapelet d’obligation m’étant même assez difficile).

Je porte au col une petite chaîne de fer il y a plus de vingt et trois ans, peur marque de mon engagement à la sainte Mère de Dieu : je n’y ai point d’autre pratique, sinon en la baisant de m’offrir pour esclave à cette divine Mère.

(Accommodez-vous je vous prie, mon très-cher Fils, à ma simplicité, et excusez ma facilité). je puis dire comme saint Paul, que je fais une folie, mais je dirai aussi avec luy, que c’est vous qui me contraignez de la faire. (J’ay encore composé une Oraison, qu’un de mes amis m’a mise en latin, pour honorer la double beauté du Fils de Dieu dans ses deux natures divine et humaine ; voicy comme elle est conçue : Domine Jesu-Christe, splendor paterne gloria, et figura substantia ejus ; Vota renovo illius servitutis qua me totam gemina pulchritudini tua promisi reddituram : omnemque gloria, qua hic haberi aut optari potest rejicio, prater eam qua me vere ancillam tuam in aternum profitebor. Amen, mi Jesu.

Ce qui m’a donné le mouvement à cette dévotion de la double beauté du sacré Verbe incarné, est, qu’étant un jour en notre maison de Tours dans un transport extraordinaire, j’eus une veue de l’éminence et sublimité de cette double beauté des deux natures en Jésus-Christ. Dans ce transport je pris la plume et écrivis des vœux conformes à ce que mon esprit pâtissoit. J’ay depuis perdu ce papier. Étant revenue à mov, je me trouvé engagée d’une nouvelle manière à Jésus-Christ, quoique quelque écrit que ce puisse être, il ne puisse jamais dire ce qui se passe dans l’âme quand elle est unie dans son fond à ce divin objet. Dans ce seul mot Figure de la substance du Père, l’esprit comprend des choses inexplicables, l’âme qui a de l’expérience dans les voyes de l’esprit, l’entend selon l’étendue de sa grâce ; et dans ce renouvellement de vœux à cette double beauté, l’âme qui est une même chose avec son bien-aimé entend ce secret, comme elle entend celuy de sa servitude envers luy.)

Je vous ay autrefois parlé de la dévotion à saint François de Paule : car je croy que vous n’ignorez pas que ce fut notre bisaveul qui fut envoyé par le Roy Louis, pour le demander au Pape et pour l’amener en France. J’en ay bien entendu parler à mon grand père; et même ma Tante qui est morte lors que j’avois quinze ans, avoit veu sa grande mère, fille de ce bisaveul, qui la menoit souvent au Plessis pour visiter ce saint homme, qui par une pieuse affection faisoit le signe de la croix sur le visage de cette petite en la bénissant. C’est ce qui a toujours donné une grande dévotion à notre famille envers ce grand Saint. Mon grand Père nous racontoit cela fort souvent, afin d’en perpétuer après luy la mémoire et la dévotion, comme il l’avoit reçeue de son ayeul.

Voilà le récit d’une partie de mes dévotions, que je vous fais avec la même simplicité que vous me l’avez demandé : Souvenez-vous de moy dans les vôtres, car de mon côté je ne fais rien que vous n’y ayez bonne part.

De Québec le 16. Septembre 1661.

L.201. De Québec, à son Fils, 10 août 1662.

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Hiroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce pais des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très-violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. lls courent nuds avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouïes. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez-nous. Le naturel des Sauvages est comme cela : ils font tout ce qu’ils voient faire à ceux de leur Nation en matière de mœurs, à moins qu’ils ne soient bien affermis dans la morale Chrétienne. Un Capitaine Algonguin excellent Chrétien et le premier baptisé du Canada nous rendant visite se plaignoit disant : Onontio, c’est Monsieur le Gouverneur, nous tue, de permettre qu’on nous donne des boissons. Nous lui répondîmes : dis-lui qu’il le défende. Je lui ay déjà dit deux fois, repartit-il, et cependant il n’en fait rien : Mais priez-le vous-même d’en faire la défense, peut-être vous obéira-t’il.

C’est une chose déplorable de voir les accidens funestes qui naissent de ce trafic. Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours comme une chose qui ne tend à rien moins qu’à la destruction de la foy et de la Religion dans ces contrées. I1 a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances, parce qu’ils sont maintenus par une Puissance séculière qui a la main forte. Ils lui disent que partout les boissons sont permises. On leur répond que dans une nouvelle Église, et parmi des peuples non policez, elles ne le doivent pas être, puisque l’expérience fait voir qu’elles sont contraires à la propagation de la foy, et aux bonnes mœurs que l’on doit attendre des nouveaux convertis. La raison n’a pas fait plus que la douceur. Il y a eu d’autres contestations très-grandes sur ce sujet : Mais enfin le zèle de la gloire de Dieu a emporté notre Prélat et l’a obligé d’excommunier ceux qui exerceroient ce trafic. Ce coup de foudre ne les a pas plus étonnez que le reste : Ils n’en ont tenu conte disant que l’Église n’a point de pouvoir sur les affaires de cette nature. /17

Les affaires étant à cette extrêmité, il s’embarque pour passer en France, afin de chercher les moiens de pourvoir à ces désordres qui tirent après eux tant d’accidens funestes. Il a pensé mourir de douleur à ce sujet, et on le voit seicher sur le pied. Je croi que s’il ne peut venir à bout de son dessein, il ne reviendra pas, ce qui seroit une perte irréparable pour cette nouvelle Église, et pour tous les pauvres François /18 ! il se fait pauvre pour les assister, et pour dire en un mot tout ce que je conçois de son mérite, il porte les marques et le caractère d’un saint. Je vous prie de recommander, et de faire recommander à notre Seigneur une affaire si importante, et qu’il lui plaise de nous renvoier notre bon Prélat, Père et véritable Pasteur des âmes qui lui sont commises.

Vous voyez que ma lettre ne parle que de l’affaire qui me presse le plus le cœur, parceque j’y voi la majesté de Dieu déshonorée, l’Église méprisée, et les âmes dans le danger évident de se perdre. Mes autres lettres répondront aux vôtres.

L.216 De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

Mon très-cher Fils. Je reçeus l’année dernière une lettre de confiance de votre part, à laquelle je ne pus répondre, (à cause d’une grande maladie, dont il a plu à la divine Bonté de me visiter. Elle a duré près d’un an, et je n’en suis pas encore bien guérie, mais je me porte beaucoup mieux que je n’ai fait. Sa divine Majesté m’y a disposée d’une manière extraordinaire et toute aimable, en sorte que je n’ai pas été prise au dépourveu. Vous serez peut-être bien aise d’en sçavoir l’origine et les suites : je vous les dirai, afin que vous m’aidiez à louer ses divines miséricordes.

Avant que de tomber, je vis en songe Notre Seigneur attaché à la croix tout vivant, mais tout couvert de playes dans toutes les parties de son corps. Il gémissoit d’une manière très-pitoyable étant porté par deux jeunes hommes, et j’avois une forte impression qu’il alloit chercher quelque âme fidèle pour luy demander du soulagement dans ses extrêmes douleurs. Il me sembloit qu’une honnête Dame se présentoit à lui pour cet effet; mais peu après elle lui tourna le dos et l’abandonna dans ses souffrances. Pour moy, je le suivis le contemplant toujours dans ce pitoiable état, et le regardant d’un œil de compassion. Je n’en vis pas davantage, mais mon mal arrivant là dessus, il me demeura dans l’esprit une impression si forte et si vive de ce divin Sauveur crucifié, qu’il me sembloit l’avoir continuellement devant les yeux, mais qu’il ne me faisoit part que d’une partie de sa croix, quoique mes douleurs fussent des plus violentes et des plus insupportables.

Le mal commença par un flux hépatique et par un épanchement de bile par tous les membres jusques dans le fond des os, en sorte qu’il me sembloit qu’on me perçât par tout le corps depuis la tête jusques aux pieds. J’avois avec cela une fièvre continue et une colique qui ne me quittoit ni jour ni nuit, en sorte que si Dieu ne m’eût soutenue, la patience me seroit échappée, et j’aurois crié les hauts cris.

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réitérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvernoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très-sainte Vierge par un Menrorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettants dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étoient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Etant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu. Monseigneur notre digne Evêque m’en pressoit aussi, et je luy répartis que j’étois dans l’impuissance de le faire. Ce très-bon et très-charitable Prélat me fit l’honneur de me visiter plusieurs fois : le R. Père Lallemant me rendit toutes les assistances d’un bon père : La Mère de saint Athanase notre Assistante, quoiqu’elle fût chargée à mon défaut de toute la maison, voulut être mon Infirmière : Et ni elle ni aucune de mes Sœurs, quoiqu’elles me veillassent jour et nuit avec des fatigues incroyables, ne fut par la miséricorde de Dieu ni malade ni incommodée).

A présent je me porte beaucoup mieux : la fièvre m’a quittée, sinon qu’elle me reprend comme font mes douleurs, et en quelques recheutes : et toujours il me reste une grande foiblesse et un dégoût avec la colique continuelle et le flux hépatique qui ne m’a pas encore tout-à-fait quittée : Mais tout cela me paroît comme des roses en comparaison du passé. Je marche par la maison à l’aide d’un bâton. J’assiste aux observances, excepté à l’Oraison qui se fait à quatre heures du matin, parce que mes maux me travaillent un peu en ce temps-là.

Je rends grâces à Dieu de ce qu’il vous a aussi rendu votre santé, et des sentimens de patience qu’il vous a donnez en votre maladie. (Pendant le cours de la mienne sa divine i4 Majesté toujours aimable et toujours pleine de bonté en mon endroit, m’a fait la grâce et l’honneur de me tenir une aussi fidèle compagnie dans mes souffrances, qu’au temps de ma santé dans Ies emplois et dans les affaires qu’elle désire de moy. Quand une âme se rend fidèle à ses desseins, il la conduit quelquefois dans un état où rien ne la peut distraire, où tout luy est égal, et où soit qu’il faille souffrir, soit qu’il faille agir elle le fait avec une parfaite liberté des sens et de l’esprit, sans perdre cette divine présence) : mais venons à ce qui vous touche.

Vous me marquez dans votre lettre quelques points de confiance touchant vos croix intérieures. Je vous en ay obligation; car je vous diray que cela m’a servi pour aider une âme qui s’est addressée à moy, qui est dans de semblables peines depuis cinq ans. Elles ont commencé par les mêmes occasions, mais je ne sçai si elle aura la même fidélité pour combattre, et pour perséverer dans son combat : parce que son grand mal est que la volonté est attaquée : et elle l’est d’une manière si violente, qu’elle tombe assez souvent sans sçavoir ce qu’elle fait. Cela donne bien de la peine à son Directeur, qui pour éviter de plus grands inconvéniens la prive souvent de communier, et quelquefois assez long-temps, ce qui la porte à des agitations inconcevables; car elle s’en prend à Dieu par des cris et des paroles qui me font frémir. Ce que je trouve de bon en cette personne, est qu’elle est fidèle à découvrir ses playes au Médecin de son âme, ce qui me fait espérer que Dieu luy fera miséricorde, et d’ailleurs on ne peut voir une personne plus humble, plus douce, plus charitable, plus obéissante. Les peines de N. ne sont pas de cette qualité : elles sont dans l’imagination et dans l’entendement, où elle s’imagine qu’un ou plusieurs démons luy parlent continuellement, et cette imagination la trouble quelquefois de telle sorte qu’elle croit leur répondre et leur acquiescer, ce qui n’est pas : parceque sa volonté est tellement gagnée à Dieu, que le démon n’y peut faire brêche /19. Cette grande croix sera sans doute la matière de sa sanctification, car depuis le matin jusqu’au soir elle traite avec Dieu, luy donnant des marques de sa fidélité, par l’acquiescement qu’elle rend à son esprit et à sa conduite sur elle. Monseigneur notre Evêque n’a point de crainte à son égard non plus que le R. P. Lallemant, à cause de sa fidélité au regard de la tentation, et de sa soumission au regard des ordres de Dieu; et moy j’ajoute, à cause des bas sentimens de son esprit, car elle s’estime la plus misérable de la terre. Elle se recommande à vos prières, et je vous la recommande particulièrement.

Pour vous (je bénis Dieu des grâces qu’il vous fait dans la vie intérieure. O que c’est un heureux partage d’y être appellé et de s’y rendre fidèle ! Prenons courage jusqu’au bout de la carrière. Les peines que vous avez expérimentées vous ont fait du bien : et de plus elles vous peuvent beaucoup servir en la conduite des âmes). C’est une conduite de Dieu assez ordinaire, de faire passer par de grandes épreuves ceux dont il se veut servir dans la conduite des autres, afin qu’ils connoissent les maladies de leurs inférieurs par leur expérience, et qu’ils y apportent des remèdes plus propres et plus convenables.

Dans la même lettre à laquelle je répons, vous me parlez de quelques points d’Oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma foiblesse me le pourra permettre. (Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. I1 y a des âmes qui ne passent pas plus avant que le premier; d’autres sont élevées jusqu’au second; d’autres enfin parviennent heureusement jusqu’au troisième. Mais en chacun de ces états il y a divers degrez ou opérations, où le Saint Esprit les élève selon qu’il luy plaît pour sa plus grande gloire, et pour leur perfection particulière, toujours avec des caresses qui n’appartiennent qu’à un Dieu d’une bonté infinie.

Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencemens avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins, où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sçait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celuy qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

Cet état d’oraison, c’est à dire, l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencemens, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celuy qui agit l’âme, et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il luy soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle).

(Le second état de l’Oraison surnaturelle, est l’Oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enyvré l’âme des douceurs de l’Oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire; parceque les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre; parceque s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles luy manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois. Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il luy plaît de caresser et d’honorer de la sorte; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parceque les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même luy sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Epoux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera; Nous viendrons en luy, et y ferons nostre demeure. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique).

(Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens y sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il luy faut néanmoins avoir un grand courage, parceque la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle luy parle sans peine de ses mystères et de tout ce qu’elle veut. Il luy est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité.

Je reviens au sujet qui m’a fait faire cette digression, et je dis que quand une âme est parvenue à ce dernier état, ni l’action ni les souffrances ne la peuvent distraire ou séparer de son bien-aimé. S’il faut souffrir les douleurs de la maladie, elle est comme élevée au dessus du corps, et elle les endure comme si ce corps étoit séparé d’elle-même, ou comme s’il appartenoit à un autre).

Voilà ce me semble, mon très-cher Fils, les points que vous m’avez proposez ausquels je vous répons selon ma petite expérience. (Je ne sçay pourtant Si ce que j’en ay dit est bien à propos, tant à cause de mon ignorance, que pour mon peu de loisir, joint à ma très-grande foiblesse qui ne me permet pas de faire une application forte et sérieuse à quoi que ce soit).

L.222 De Québec, à son Fils, 22 septembre 1666.

Mon très-cher Fils. Voici la réponse à votre lettre de confiance, qui m’a également consolée et édifiée. Je croy que le saint Esprit vous a donné les saints mouvemens qui vous ont tant pressé le cœur : et c’est un plus grand avantage pour votre bien que le tout se soit passé en esprit de foy, que si vous aviez eu des visions ou quelque chose extraordinaire de sensible, qui sont bien souvent sujètes à l’illusion. Il y en a pourtant de véritables qui viennent de Dieu, mais ce qui se fait en l’âme par l’opération de la foy est plus sûr et d’un plus grand mérite; et cela conserve mieux l’esprit d’humilité. Vivez donc en la possession de cette divine sagesse. J’ay bien compris tout ce que vous m’en avez écrit, (selon les petites lumières que la bonté de Dieu me donne dans la communication foncière, par laquelle elle me fait la grâce et l’honneur de me lier à elle.

Il me semble néanmoins que vous donnez une borne à l’esprit de grâce qui vous conduit, lorsque vous dites que c’est l’esprit d’oraison et d’union où vous devez vous attacher pour le reste de vos jours. Non, ne croiez pas cela à moins d’une révélation bien avérée : parceque dans ce nouvel état d’alliance où vous êtes entré avec la sagesse éternelle, si vous lui êtes fidèle vous irez toujours de plus en plus en de nouvelles communications avec elle. C’est un abysme sans fond qui ne dit jamais, c’est assez, aux âmes qu’elle possède. Je vous avouerai bien une chose que j’ay expérimentée être véritable, que dans le cours de la vie spirituelle, il y a des états où l’âme souffre de saintes inquiétudes et des impatiences amoureuses, quoi qu’il lui semble être dans la jouissance de son unique bien. Il la fait jouir, puis il se retire pour la faire courir après luy. Ce sont des jeux de cette adorable sagesse) qui est décendue du Ciel pour jouer dans le monde, et pour prendre ses divertisse-mens avec les enfans des hommes. (Ces divins états ne finissent point jusqu’à ce que cette même sagesse aiant purifié dans son feu l’âme dans laquelle elle se plaît d’habiter, elle la possède enfin parfaitement dans son fonds, où il ne se trouve plus d’inquiétude, je veux dire plus de désir, mais une paix profonde, qui par expérience est inaltérable. Je ne veux pas dire que l’on devienne impeccable, car ce seroit une illusion de le présumer, mais on jouit de la liberté des enfans de Dieu avec une douceur et tranquillité ineffable. Les embarras des affaires, les vexations des Démons, les distractions des créatures, les croix, les peines, les maladies, ni quoique ce soit, ne sçauroit troubler ni inquiéter ce fond, qui est la demeure de Dieu, et je croy qu’il n’y a que le péché et l’imperfection volontaire qui le puisse faire. Mais comme dans le Ciel outre la gloire essentielle, Dieu fait goûter aux Bien-heureux des joyes et des félicitez accidentelles pour faire éclater en eux sa magnificence divine, ainsi dans ces âmes chéries où il fait sa demeure en terre, outre cette possession foncière qu’il leur donne de lui-même, il leur fait quelque fois sentir un épanchement de joie qui est comme un avant-goût de l’état des bienheureux. Il y a bien néanmoins de la différence entre cet état foncier et cet autre accidentel, parce que ce dernier est sujet au changement et à l’altération, au lieu que le premier concentre de plus en plus l’âme dans son Dieu pour lui faire trouver un parfait repos dans une parfaite jouissance. Ces âmes ainsi avancées ont trouvé leur fin en jouissant dans leur fond de celuy qu’elles aiment; et ce qu’elles pâtissent extraordinairement hors de ce fond n’est qu’un excez de sa magnifique bonté. Quoi qu’il arrive elles sont contentes en elles-mêmes et ne veulent rien que dans l’ordre de sa très-sainte et suradorable volonté. Si elles se trouvent engagées dans les affaires temporelles, il ne leur est pas besoin de faire tant de réflexions pour trouver des raisons ou des réponses convenables en celle dont il s’agit, parceque celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire. La façon même avec laquelle elles prennent et envisagent les choses, fait voir en elles la droiture et la direction de l’esprit de Dieu. Ce n’est pas qu’elles ne se sentent portées et qu’elles ne se portent en effet à demander conseil à ceux qui les gouvernent et les dirigent sur la terre; parcque Dieu qui veut que nous nous défiions de nous-mêmes nous soumettant à ses serviteurs, se plaît à cette soumision, et veut que nous en usions de la sorte). Il est très-difficile à ces âmes qui jouissent ainsi de Dieu de rendre conte de leur intérieur, parceque l’état où elles sont est dans une extrême simplicité, et qu’elles y sont perdues en Dieu qui est l’unité, et la simplicité même.

(Jusqu’à ce que vous soiez arrivé à ce point courez et avancez sans cesse dans les embrassemens de votre divine sagesse : Elle vous arrêtera au temps de son ordonnance, et vous conduira par son esprit saint en tout ce que sa divine Majesté voudra de vous. Par ce peu de mots vous voiez que votre lettre m’est tombée entre les mains : elle n’a été veue ni ne le sera de personne, puisque vous le voulez. Si vous y prenez garde de près vous connoîtrez ma disposition présente, car répondant à l’état où vous êtes, je vous ay insensiblement dit celui où je suis par la miséricorde de celui qui nous prévient de tant de grâces.

Quant à ma disposition corporelle, je suis devenue extrêmement foible par mes grandes maladies qui ont déjà duré deux ans, durant lesquelles je me suis très-mal acquittée de ma charge : je souhaitte le repos et nia déposition, avec tranquillité néanmoins, l’esprit qui me fait la grâce de me diriger ne me permettant pas de rien vouloir que dans la conduite de ses adorables desseins sur moy). Je rends très-humbles grâces à la bonté divine de toutes celles qu’elle vous fait et qu’elle vous veut faire, si vous lui êtes fidèle : C’est un point qui me manque, car je serois bien autre que je ne suis si j’avois correspondu à toutes ses faveurs.

L.242 à son Fils, 12 octobre 1668

Mon très-cher et bien-aimé Fils,

J’ai receu vos deux dernières par les deux derniers vaisseaux, et de vos nouvelles particulières par Mesdames N. et N. qui n’avoient pas assez de bouches pour m’en dire et à nos amis, tant elles étoient ravies de vous avoir veu. Dieu soit bény de la manière dont il dispose de votre personne. Ce n’est pas vous qui choisissez vos employs et je ne m’étonne pas si vous avez été surpris du dernier que vous exercez maintenant, puisqu’en effet nous devons toujours penser de nous-mêmes ce que nous sommes en vérité. Abandonnez-vous donc à sa divine conduite, sans faire aucun regard sur vous-même, parce que vous ne vous retireriez pas de cet abîme puisque nous n’arriverons jamais jusqu’au centre de notre néant. Tout ce que je souhaite à votre égard n’est point pour vous-même, ny à cause de ce que vous m’êtes selon le sang, mais que vous soyez, autant qu’il est en vous, un digne instrument de la gloire de Dieu. Pour mon particulier je vous avoue que mes véritables sentimens sur vous et sur moy sont d’appréhender l’élévation, et sur la nouvelle que j’ay apprise de l’honneur que vos révérends Pères vous ont fait de vous élever à la charge que vous avez à présent, j’ay commencé de craindre, mais ayant fait réflexion devant Dieu sur cette matière, mon esprit s’est arresté par une pensée qui m’a consolée : que les serviteurs de Dieu se laissent conduire à son Esprit, et que si Dieu ne vous vouloit pas en cet employ, ils n’auroient pas jetté les yeux sur vous.

Voilà, mon très-cher Fils, ce qui s’est passé en moy dans cette occasion, ensuite dequov je me suis laissée aller à traiter avec notre divin Sauveur sur la fidélité de ses promesses : sa Bonté m’avoit fait l’honneur et la miséricorde de me promettre en vous quittant pour son amour, et pour obéir à ce qu’elle demandoit de moy, qu’elle auroit soin de vous. Voyez, mon très-cher Fils, si vous n’expérimentez pas la vérité et l’effet de ses divines promesses. Pourquoy vous et moy aurions-nous soin de nous-mêmes pour vouloir cecy ou cela? Tenons-nous toujours au dernier lieu et cachez dans notre poussière. Notre divin Maître qui nous trouvera là, nous en retirera si c’est pour sa gloire et pour notre bien, car il est si bon qu’en voulant sa gloire, il veut aussi notre bien et notre santification, je l’ay toujours éprouvé. Etudiez-vous à considérer ses saintes démarches et sa conduite sur vous dans tous les états de votre vie et vous connoîtrez cette vérité qui seroit `d capable de faire fondre tous les cœurs d’amour pour un Dieu si libéral et si magnifique...

L.243 De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

Pour moy, mon très-cher Fils,]

Je n’ay plus de paroles aux pieds de la divine Majesté. Mes oraisons ne sont autres que ces mots : Mon Dieu, mon Dieu, soyez béni, ô mon Dieu. Mes jours et mes nuits se passent ainsi, et j’espère que sa Bonté me fera expirer en ces mots, et qu’elle me fera mourir comme elle me fait vivre. J’ay dit en ces mots, je diray mieux en ces respirs qui ne me permettent pas de faire aucun acte et je ne sçay comme il faut dire quand il est question de parler des choses aussi nues et aussi simples que celles-cy qui consomment mon âme dans son souverain et unique bien, dans son simple et unique tout.

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans sçavoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne croy pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celuy qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celuy de l’amour et de la confiance. Quand je pense néanmoins que je suis pécheresse et que par le malheur de cette condition je puis tomber en tel état que je serois privée de l’amitié de mon Dieu, je suis humiliée au-delà de 8 ce qui se peut imaginer et je me sens saisie d’une ? crainte que ce malheur ne m’arrive. Si cette crainte étoit de durée, je ne pourrois ny vivre ny subsister, parce qu’elle regarde la séparation d’un Dieu d’amour et de bonté dont j’ay receu plus de grâces et de miséricordes qu’il n’y a de grains de sable dans la mer. Mais la confiance par un 8 seul regard dissipe cette crainte et, me détournant la veue d’un objet si funeste me fait abandonner " entre les bras de mon céleste Époux pour y prendre mon repos.

Je me sens encore puissamment fortifiée de la protection de la très Sainte Vierge qui est notre divine supérieure, par le choix spécial et le vœu solemnel que notre communauté en a fait depuis plusieurs années. Cette très divine Mère nous assiste sensiblement, elle nous donne un secours continuel dans nos besoins ", elle nous conserve comme la prunelle de son œil. C’est elle qui soutient notre famille d’une manière secrète, mais efficace; c’est elle qui fait toutes nos affaires ; c’est elle qui nous a relevées de notre incendie et d’une infinité d’autres accidens sous le poids desquels nous devions naturellement are accablez. [Comme nous n’avons pu avoir des religieuses de France, elle nous a donné six novices qui sont toutes de très bons sujets capables de nous aider à soutenir le poids de nos fonctions qui croissent de jour en jour]. Qui puis-je craindre sous les ailes d’une si puissante et si aimable protectrice?

[Remerciez la divine Bonté et cette Sainte Mère de leur assistance sur notre petite communauté et sur moy en particulier qui suis la plus infirme et la plus imparfaite de toutes.]

L.247 De Québec, A son fils, 3o juillet 1669.

Mon très-cher Fils,

Un navire de France est arrivé à notre port vers la fin de juin et depuis, il n’en a paru aucun]. Celui-cy nous a aporté de vos nouvelles qui m’ont donné sujet de louer Dieu de ses bontez sur vous et sur moy. II est vray que la plus grande joye que j’aye en ce monde, est d’y faire réflexion et je vois que celle que vous y faites sur l’expérience que vous en avez, vous touche vivement et qu’elle vous est utile.

N’estes-vous pas bien aise, mon très-cher Fils, de ce que je vous ay abandonné à sa sainte conduite en vous quittant pour son amour. N’y avez-vous pas trouvé un bien qui ne se peut exprimer? Sçachez donc encore une fois qu’en me séparant actuellement de vous, je me suis fait mourir toute vive, et que l’Esprit de Dieu qui étoit inexorable aux tendresses que j’avois pour vous ne me donnoit aucun repos, que je n’eusse exécuté le coup. Il en falut passer par là, et luy obéir sans raison parce qu’il n’en veut point en l’exécution de ses volontez absolues. La nature qui ne se rend pas si tôt quand ses intérests y sont engagez, sur tout quand il s’agit de l’obligation d’une mère envers un fils, ne se pouvoir résoudre. I1 me sembloit qu’en vous quittant si jeune, vous ne seriez pas élevé en la crainte de Dieu et que vous pourriez tomber en quelque mauvaise main ou G sous quelque conduite où vous seriez en danger de vous perdre; et ainsi que je serois privée d’un fils que je ne voulois élever que pour le service de Dieu, demeurant avec luy dans le monde jusques à ce qu’il fût capable d’entrer en quelque sainte religion, qui étoit la fin à laquelle je l’avois destiné.

Ce divin Esprit qui voyoit mes combats étoit impitoyable à mes sentimens, me disant au fond du cœur : Viste, viste, il est temps, il n’y a plus à tarder, il ne fait plus bon dans le monde pour toy. Alors, il m’ouvroit la porte de la religion, sa voix me pressant toujours par une sainte impétuosité qui ne me donnoit point de repos ny de jour, ny de nuit. Il faisoit mes affaires, et mettoit les dispositions du côté de la religion d’une manière si engageante, que tout me tendoit les bras, en sorte que si j’eusse été la première du monde et que j’eusse apporté de grands biens 8, il n’y eût pas eu plus d’agréement. Dom Raymond faisoit tout ce qu’il falloit auprès de ma sœur, et luy-méme me mena où Dieu me voulait.

Vous vîntes avec moy et en vous quittant, il me sembloit qu’on me séparât l’âme du corps avec des douleurs extrêmes. Et remarquez que dès l’âge de quatorze ans, j’avois une très forte vocation à la religion, laquelle ne fut pas exécutée parce qu’on ne correspondoit pas à mon désir, mais depuis l’âge de dix-neuf à vingt ans, mon esprit y demeuroit et je n’avois que le corps dans le monde pour vous élever jusques au moment de l’exécution de la volonté de Dieu sur vous et sur moy.

Après que je fus entrée, et que je vous voyois venir pleurer à notre parloir et à la grille de notre Chœur, que vous passiez une partie de votre corps par le guichet de la communion, que par surprise, voyant la grande porte conventuelle ouverte pour les ouvriers, vous entriez dans notre cour, que vous avisant qu’il ne falloit pas faire ainsi, vous vous en alliez à reculons, afin de pouvoir découvrir si vous ne me pourriez voir, quelques unes des Sœurs novices en pleuroient et me disoient que j’étois bien cruelle de ne pas pleurer, et que je ne vous regardois pas seulement. Mais, hélas, les bonnes Sœurs ne voyoient pas les angoisses de mon cœur pour vous, non plus que la fidélité que je voulois rendre à la très sainte volonté de Dieu.

La batterie recommençoit lorsque, pleurant, vous veniez dire à la grille qu’on vous rendit votre mère, ou qu’on vous fît entrer pour être religieux avec elle. Mais le grand coup fut lors qu’une troupe de jeunes enfans de votre âge vinrent avec vous vis à vis des fenestres de notre réfectoire disans avec des cris étranges qu’on me rendît à vous, et votre voix plus distincte que la leur disoit lamentablement qu’on vous rendît votre mère, et que vous la vouliez avoir.

La communauté qui entendoit tout cela étoit vivement touchée de douleur et de compassion et quoy que pas une lâ ne me témoignât être importunée de vos cris, je crus que c’étoit une chose qu’on ne pourroit pas supporter, et qu’on me renvoyroit dans le monde pour avoir soin de vous. A la sortie de grâces, lorsque je remontois au novicait, l’Esprit de Dieu me dit au cœur que je ne m’affligeasse point de tout cela et qu’il prendroit soin de vous. Ces divines promesses mirent le calme en tout moy-même et me firent expérimenter que les paroles de Notre-Seigneur sont esprit et vie. et qu’il étoit fidèle en ses promesses, en sorte que si tout le monde m’eût dit le contraire que ce que m’avoit dit cette parole intérieure, je ne l’eusse pas cru, et depuis je n’eus plus de peine de ce côté là. Mon esprit et mon cœur jouissoient d’une paix si douce dans la certitude que je ressentois que les promesses de Dieu s’accompliroient en vous, que je voyois toutes choses faites à votre avantage et des suites pour vous faire avancer dans les voyes que j’avois désirées pour votre éducation. Incontinent après vous fûtes envoyé à Rennes pour étudier, puis à Orléans, la Bonté divine me donnant accez auprès des révérends Pères Jésuites qui eurent soin de vous. Vous sçavez les secours de Dieu à ce sujet. Enfin, mon très-cher Fils, vous voilà aussi bien cluc Inoy clans l’expérience des infinies miséricordes d’un si bon Père; laissons-le faire, nous verrons bien d’autres choses si nous luy sommes fidèles.

L.263 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 17 septembre 1670.

Mon très-Révérend Père. Votre Révérence sçait par expérience que la conduite de Dieu sur elle a toujours été de la conduire où elle ne vouloir pas, et qu’il luy a toujours fallu obéir à ses ordres avec une soumission aveugle. C’est ce qui fait voir les amabilitez de cette divine conduite, puisqu’elle en tire sa gloire avantageusement. L’on nous dit que vous faites beaucoup de bien où vous êtes; ainsi, mon très-cher Père, ne pensez plus ny aux Isles, ny au Canada; mourez dans la très-aimable volonté de Dieu.

La Révérende Mère de sainte Catherine de Sienne Supérieure des Ursulines de S. Denis me mande que ny elle, ny ses bonnes sœurs n’ont pas encore perdu l’espérance d’exécuter leur dessein pour la Martinique. Je prie Dieu qu’il réussisse si c’est pour sa gloire : pour nous, nous nous contenons de notre pauvre Canada, qui se multiplie beaucoup. Pour cela nous demandons des Religieuses en France pour nous aider quoique nous soions déjà vingt deux. V. R. apprendra par la relation les admirables progrès de la foy par les travaux excessifs et par le zèle incomparable de vos Pères. Les Révérends Pères Récolets sont un nouveau secours au pais pour les François seulement, mais non pas pour les Missions où l’esprit de leur Ordre ne les porte pas tant.

Quant à la Mère de saint Augustin de la vie de laquelle vous me demandez mon sentiment, je vous diray entre vous et moy que je ne suis pas trop sçavante en ses affaires. Je sçay seulement qu’à son extérieur elle étoit dans la vie commune, comme une bonne Religieuse doit être. Lorsqu’elle étoit en santé (car elle étoit presque toujours malade) elle étoit une fidèlle observatrice de ses règles. Mais depuis que j’ay sçeu les étranges tentations et les persécutions atroces que les démons luy avoient suscitées jour et nuit l’espace de seize ans, j’ay cru que c’étoit là sa plus grande maladie : je l’appelle grande parce qu’elle étoit tellement aténuée qu’elle n’avoit que la peau collée sur les os. Je l’ay veue en quelque occasion, et j’attribuois cet état de langueur et d’abatement à sa maladie, comme aussi sa Supérieure et sa Communauté qui n’avoit nulle connoissance non plus que moy de ses dispositions intérieures. Ce que l’on en connoissoit étoit par quelques marques extérieures, car elle étoit très-charitable aux malades de l’Hospital les aidant spirituellement et corporellement d’une manière admirable, ce qui la faisoit aimer et estimer de tous ceux qui la voioient agir. Ce qui augmentoit encore l’estime qu’on en avoit au dehors, c’étoit la charité qu’elle avoit exercée l’espace de deux ans envers une fille possédée ou obsédée, que Monseigneur notre Prélat luy avoit mise entre les mains, car elle passoit les jours et les nuits auprès d’elle à combatre le démon qui la tourmentoit, jusqu’à ce qu’enfin elle fut délivrée par l’intercession du R. Père de Brebeuf, comme cette même fille m’en a assurée : ce même Révérend Père a beaucoup aidé cette bonne Mère, et l’on dit qu’il luy apparoissoit souvent. Monsieur de Lozon m’a dit qu’elle avoit retenu plusieurs centaines de démons qui attendoient l’âme d’une personne considérable de Québec à la sortie de son corps, afin de l’emporter dans l’enfer; mais qu’elle pria tant pour la personne malade que l’on eut sujet de croire qu’elle étoit morte dans la voye de son salut. J’ay entendu de Monseigneur notre Prélat que cette bonne Mère étoit l’âme la plus sainte qu’il eût connue; il en pouvait parler comme sçavant, car c’est luy qui la dirigeoit dans ces choses extraordinaires. Mais le Père Chastelain en sçait plus qu’aucun autre, parce qu’il étoit son Père spirituel, et elle luy déclaroit entièrement les secrets de son cœur.

Comme on ne sçavoit pas ce qui se passoit en son âme, quelques personnes pourroient avoir la pensée qu’elle étoit obsédée, et que les démons luy en vouloient, parce qu’elle les avoit étrangement persécutez lorsqu’elle gardoit cette pauvre fille qu’ils vouloient perdre d’honneur, par le moien d’un Magicien qui se rendoit invisible à toute autre qu’à elle. La Révérende Mère Agnès de saint Paul accompagnoit cette Mère dans ces nuicts si pénibles et quelques fois elles étoient obligées de coudre cette fille dans un sac pour la mettre à couvert des importunitez pressantes de ce Magicien; ce que je vous dis, je le dis assurément, car je l’ay apris d’elles-mêmes.

De vous dire mon sentiment sur des matières si extraordinaires, ainsi que vous le désirez, je ne le puis, et je vous supplie de m’en dispenser, voiant que des personnes de science et de vertu y suspendent leur jugement, et demeurent dans le doute, n’osant pas se fier à des visions extraordinaires de cette qualité. Le Révérend Père Ragueneau y est sçavant et la tient pour bien-heureuse, parce qu’elle a toujours été fidèle dans ses devoirs, et qu’elle n’a jamais cédé au démon sur lequel elle a toujours été victorieuse. J’estime que cette fidélité dans ses obligations et dans ses combats la rendent grande dans le Ciel, et je m’y appuie plus volontiers que sur les visions que j’en entend dire. Et ce qui a encore étonné les personnes de vertu et d’expérience, c’est qu’elle n’a jamais dit un mot de sa conduite à sa Supérieure qui est une personne très éclairée, d’une grande expérience, et d’une singulière vertu.

Mais je viens à moy-même, mon très-cher Père; que vous diray-je de cette pauvre pécheresse qui est toujours telle que vous l’avez connue? je vous puis assurer que dans mon estimative, je mc trouve remplie de défauts qui n’ont point de pareil. Ce sont de certaines vertus, qui me manquent dans ma conduite intérieure pour arriver au point où Dieu me veut; je me voy dans l’impuissance de m’élever dans des pratiques qui me sont obscures, et que je ne connois quasi point: et je me sens dans une pauvreté qui m’anéantit sous son poids aux pieds de sa divine Majesté. Avec tout cela Dieu fait compâtir avec cet état celuy d’union qui me tient liée à sa divine Majesté il y a plusieurs années, sans en sortir un seul moment. Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre; et qui a néanmoins la veue de celuy à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état; et c’est sa grâce prédominante. Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela luy est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions ny d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foy où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames.

L.267. à son Fils, 25 septembre 1670

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril 167o. que j’ai lue avec une joie toute particulière y voiant les aimables conduites de Dieu sur vous et sur moy pour lesquelles je le loueray éternellement. Vous m’avez obligée de me dire les progrez de votre saint Ordre que j’aime et honore à un point que je ne puis dire. Je ne le regarde et n’y pense qu’avec respect et vénération, et les louanges que je rends à la divine bonté sont continuelles de ce qu’elle vous y a appellé. J’y voy toutes vos coutumes et vos conduites, et je n’y trouve rien que de saint. (Ne me dites donc plus que vous aimeriez mieux la solitude et la vie retirée que les charges et les emplois. Ne les aimez pas parce qu’ils sont éclatans, mais parce qu’ils sont dans l’ordre de la volonté de Dieu. Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentimens et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces). Je vous diray avec simplicité, mon très-cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. (Je me voy remplie de tant d’infidélitez et de misères, et j’en suis si souvent anéantie devant Dieu et si petite à mes yeux (pour ce dernier il m’est continuel) que je ne sçai comment y apporter remède, parceque je voy mes imperfections dans une obscurité qui n’a point d’entrée ni d’issue. Me voilà à la fin de ma vie, et je ne fais rien qui soit digne d’une âme qui doit bien-tôt comparoître devant son Juge. Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moymême de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une foy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent et s’anéantissent dans ce fond, où) Dieu même agit et où son divin esprit opère. (La foy fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec paix et tranquillité ), ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moy. (Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parceque ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire: Aujourd'huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis). Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, (et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. La psalmodie qui est un exercice réglé, ne m’incommode point, mais plutôt elle me soulage. Je suis et pratique encore sans peine les autres exercices de la régularité, et tant s’en faut que mon occupation intérieure m’en détourne, qu’au contraire, il me semble que tout mon intérieur se porte à les garder parfaitement). Mais je m’arrête trop à moy-même, mon très-cher Fils, revenons à ce qui vous touche.

(Prenez votre plaisir dans les emplois que Dieu vous donne, vous y trouverez votre santification, et Dieu aura soin de vous par tout. Soiez élevé, soiez abaissé, pourveu que vous soiez humble, vous serez heureux et toujours bien). Je comprend les emplois de votre charge et toutes ses dépendances; je n’y voy rien qui ne soit saint, et qui par conséquent ne soit capable de vous santifier.

(Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appeliez saillies de jeunesse: il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement), j’ay eu des sentimens de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appellé en Religion, (je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutit à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. Une fois le diable me donna une forte tentation que s’en étoit fait, par de certains accidens dont il remplit mon imagination : je croiois que tout cela étoit véritable, en sorte que je fus contrainte de sortir de la maison, pour me retirer à l’écart. Je pensé alors mourir de douleur : mon recours néanmoins fut à celui qui m’avoit promis d’avoir soin de vous). Peu après j’apris votre retraite du monde dans la sacrée Religion, ce qui me fit comme resusciter de la mort à la vie. Admirez la bonté de Dieu mon très-cher Fils; il me donne les mêmes impressions qu’à vous touchant les grâces qu’il m’a faites : (Je me voy continuellement comme étant par miséricorde dans la maison de Dieu). Il me semble que j’y suis inutile; que (je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Sœurs; que je suis la plus ignorante du monde; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, ny pensées de vanité ny de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt). (Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentimens si semblables; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre.)

(Quant au vœu de la plus grande gloire de Dieu, vous avez les mêmes difficuitez qu’avoit sainte Thérèse. Celuy qu’elle avoit fait étoit général et sans restriction, ce qui la jettoit dans de fréquens scrupules. Cela obligea son Directeur, qui n’en avoit pas moins qu’elle de luy en écrire une formule que je vous envoie, et à laquelle le R. P. Lallemant a jugé à propos que je me tienne. Je l’avois aussi fait général, sçavoir de faire et de souffrir tout ce que je verrois être à la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection : comme aussi de cesser de faire et de souffrir ce que je verrois y être contraire : j’entendois le même de la pensée. J’ay continué l’usage de ce vœu ainsi conçu plusieurs années, et je m’en trouvois bien; mais depuis que ce Révérend Père eut veu cette formule dans les Chroniques du mont-Carmel, il désira que je la suivisse. Vous voiez par là, qu’il faut avoir de la direction dans la pratique de ce vœu qui n’est pas si étendu dans la formule que je vous envoie, que dans les sentimens que vous en avez. Voici cette formule:

Vœu de la plus grande perfection ou de la plus grande gloire de Dieu réduit en pratique, et donné à sainte Thérèse pour l’exempter de tout scrupule, elle et ses Confesseurs.

Promettre à Dieu d’accomplir tout ce que votre Confesseur après l’avoir interrogé en confession vous répondra et déterminera que c’est le plus parfait; et que vous soiez alors obligée de luy obéir et de le suivre : mais cette obligation doit supposer trois conditions. La première, que votre Confesseur soit informé de ce vœu, et qu’il sçache que vous l’avez fait. La seconde que ce soit vous-même qui luy proposiez les choses qui vous sembleront être de plus grande perfection, et que vous luy en demandiez son sentiment, lequel vous servira d’ordonnance. La troisième, qu’en effet la chose qui vous sera spécifiée soit pour vous de plus grande perfection. Alors ce vœu qui sera ainsi conditionné vous obligera fort raisonnablement au lieu que celuy que vous aviez fait auparavant par un excès de ferveur, supposoit une trop grande délicatesse de conscience, et vous exposoit aussi bien que vos Confesseurs à beaucoup de troubles et de scrupules).

Voilà mon très-cher Fils, le vœu général modéré et restraint par la formule; mais de quelque manière que vous le preniez je voy bien qu’il vous causeroit de l’inquiétude, ainsi je ne vous conseillerois pas de le faire. Il y faut suivre les mouvemens intérieurs avec une grande fidélité, et vous pourriez vous jetter dans les excès et extrêmitez que vous dites.

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage]

Mon Révérend Père. Vous avez prié Madame de la Peltrie de vous mander de certaines choses que j’ay bien veu que sa vertu ne lui permettoit pas d’écrire. Je n’ay pas voulu faire de violence à sa pudeur, mais comme je sçay l’histoire, j’ay mieux aimé dérober quelque peu de temps à mes occupations pour vous en faire moy-même le récit.

Je vous dirai donc que cette Dame après la mort de Monsieur de la Peltrie son Mari, se porta d’une façon toute particulière à la pratique de la vertu. Elle sortit de sa maison contre le gré de Messieurs ses Parens, qui avoient tant d’amitié et de tendresse pour elle, qu’à peine la pouvoient ils perdre de veue. Elle fut demeurer à Alençon, où elle ne voulut pas demeurer chez Monsieur de Vaubougon son Père pour éviter les sollicitations qu’il lui eût peu faire de se remarier. Étant ainsi établie à sa liberté elle faisoit beaucoup d’actions de charité, logeant et servant les pauvres, et retirant en sa maison des filles perdues pour les retirer des occasions de péché. Quelque aversion qu’elle eût du mariage son Père ne laissa pas de lui en parler et de la presser d’y entendre une seconde fois. Comme elle donnoit autant de refus qu’il faisoit d’instances, il lui défendit l’entrée de sa maison et lui dit qu’il ne la vouloit jamais voir. Ce traitement l’obligea de se retirer quelque temps dans une maison religieuse, où elle ne fut pas exempte d’importunité à cause de la proximité de ses Parens. En ce temps-là le Révérend Père le Jeune fit imprimer une Relation par laquelle il exhortoit ses lecteurs à donner du secours aux Sauvages, et où entre les motifs qu’il donnoit, il disoit ces paroles touchantes : Ah ! Ne se trouvera t’il point quelque bonne et vertueuse Dame qui veuille venir en ce pais pour ramasser le sang de Jésus-Christ en instruisant les petites filles Sauvages ? ces paroles lui pénétrèrent le cœur en sorte que depuis ce temps là son esprit fut plus en Canada qu’en elle-même. Avec ces sentimens qu’elle conservoit en son âme elle fut obligée de retourner à Alençon, où le décez de Madame sa Mère la rappella. Elle y tomba elle-même malade à la Mort, en sorte que les Médecins l’aiant abandonnée, ils ne la visitoient plus que par honneur et par cérémonie. Comme on l’attendoit à expirer, il lui vint un mouvement de faire vœu à saint Joseph Patron du Canada, que s’il lui plaisoit d’obtenir de Dieu sa santé, elle iroit en ce pais et y porteroit tout son bien, qu’elle y feroit une maison sous son nom et qu’elle se consacreroit elle-même au service des filles Sauvages. Pendant que tout cela se passoit en son esprit, il y avoit là des personnes qui de la part de Monsieur son Père lui vouloient faire rompre le testament qu’elle avoit fait, et lui-même la pressoit fort de le faire. Pour toute réponse elle le supplia de la laisser mourir en paix, ce qui l’offença étrangement. Dans ce combat elle n’étoit soutenue que des Pères Capucins qu’elle avoit fait appeller pour l’aider à bien mourir. Et il est à remarquer qu’elle étoit si près de la mort qu’on avoit passé la nuit à lui faire un habit de saint François avec lequel elle vouloit être inhumée. Elle s’endormit parmi ces contradictions, et lors qu’on l’attendoit à expirer : Mais à son réveil, contre l’attente de tout le monde, elle se trouva sans fièvre et dans une forte résolution de conserver son bien pour l’exécution de son dessein du Canada. Le lendemain les Médecins aiant apris qu’elle n’étoit pas morte, l’allèrent visiter, et l’un d’eux lui aiant manié le pous et l’aiant trouvée sans fièvre, lui dit par un certain transport : Madame, vous êtes guérie, assurément votre fièvre est allée en Canada. Il ne sçavoit pas ce qui s’étoit passé dans son intérieur, mais elle qui s’en ressouvenoit fort bien le regarda et avec un petit souris lui repartit, oui, Monsieur, elle est allée en Canada. Ses forces étant revenues en peu de temps, son Père lui livra de nouveaux combats, et lui dit que si elle ne lui donnoit le contentement qu’il désiroit, elle le verroit mourir de déplaisir. Plusieurs personnes de qualité et de mérite, même des Religieux entroient dans le sentiment de son Père, et lui conseilloient de se marier. Enfin elle communiqua son dessein à un de vos Révérends Pères, et lui demanda les moiens qu’elle pourroit tenir pour mettre fin à l’affliction de son Père. Ce Révérend Père lui dit que tout cela se pouvoit accommoder, que son Père seroit satisfait, et qu’elle ne tomberoit point dans l’inconvénient qu’elle craignoit : Qu’il connoissoit un Gentil-homme nommé Monsieur de Bernières Thrésorier de France à Caen qui menoit une vie de saint, et qu’il le faudroit prier de la faire demander en mariage pour y vivre comme frère et sœur. Cela fut conclu, et sans différer davantage, elle écrivit à Monsieur de Bernières pour le supplier de la demander en mariage à son Père avec lequel elle étoit alors en bonne intelligence, parce qu’elle lui avoit promis de lui donner le contentement qu’il désiroit.

Monsieur de Bernières qui étoit un homme pur comme un Ange, aiant reçu la lettre de Madame de la Peltrie, fut surpris au delà de ce qu’on se peut imaginer, et ne sçavoit que répondre à une proposition si peu attendue. Il consulta son Directeur et quelques personnes de piété qui lui persuadèrent d’embrasser ce dessein, l’assurant qu’ils connoissoient Madame de la Peltrie, qui ne le désiroit que pour en faciliter l’exécution. Il m’a dit depuis qu’il fut trois jours sans se pouvoir résoudre quelque estime de vertu qu’on lui donnât de Madame de la Peltrie.

Il souffroit de grands combats craignant de se hazarder dans une occasion si périlleuse; outre que tout le monde sçavoit la résolution qu’il avoit prise de vivre chastement et de ne se marier jamais. Enfin après avoir fait beaucoup de prières pour sçavoir la volonté de Dieu sur cette proposition, il se résolut de passer outre, et sans différer davantage, il écrivit à un Gentilhomme de ses amis nommé Monsieur de la Bourbonnière, pour le prier d’aller trouver Monsieur de Vaubougon, et de lui demander de sa part Madame de la Peltrie sa fille. Cet ami se fit honneur de trouver une occasion si favorable de rendre service à Monsieur de Bernières. Après que Monsieur de Vaubougon l’eut entendu parler, il passa d’une extrémité à une autre et pensa mourir de joie; et ne pouvant quasi parler pour le transport dont son cœur étoit saisi, il pria ce Gentilhomme de voir sa fille et de sçavoir d’elle-même sa volonté. Il la vit et aiant tiré d’elle le consentement qu’il désiroit, ce qui ne lui fut pas difficile, il en alla donner avis à Monsieur de Bernières, qui demeura l’homme du monde le plus empêché, parce qu’il falloit aller à Alençon pour l’exécution du mariage. Monsieur de Vaubougon, qui étoit au lict malade des gouttes, pressoit de son côté sa fille de terminer l’affaire au plutôt : Il faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Bernières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage. Cependant Monsieur de Bernières qui ne se pressoit pas, ce qui faisoit languir ce bon vieillard, qui voiant que le temps se passoit commença d’entrer en soubçon que sa fille se mocquoit de lui en sorte qu’il vouloit lui faire signer un papier qui lui devoit causer une perte de plus de quarante mille livres. Elle le flatoit, lui disant que Monsieur de Bernières étoit un homme d’honneur qui ne manqueroit pas à sa parole, mais qu’il lui avoit fait sçavoir que ses affaires ne lui pouvoient permettre de faire le voiage de six semaines. Elle le fit néanmoins venir à Alençon en secret, et le fit loger en la maison d’un de ses amis qui lui étoit fidèle, et à qui elle avoit confié tout le secret du Canada. Ils conférèrent ensemble de ce qu’ils pourroient faire pour ce mariage, Le conseil des personnes doctes étoit qu’ils se pouvoient marier et vivre en chasteté : mais pour les intérests temporels, l’on assuroit que ce mariage eût porté préjudice aux affaires du Canada à cause du bien de Madame de la Peltrie, dont les héritiers eussent pu avec le temps faire de la peine à Monsieur de Bernières. La résolution fut qu’ils ne se marieroient pas, mais qu’ils feroient semblant de l’être, et là dessus Monsieur de Bernières retourna en sa maison. Au même temps Monsieur de Vaubougon fut saisi d’une grosse maladie dont il mourut, ce qui fit changer les affaires de face. Madame de la Peltrie demeura libre de ce côté là, mais il lui survint un autre embarras. Sa Sœur ainée et son Beaufrère ne voulurent pas qu’elle entrât en partage du bien de leur Père, et ils la vouloient faire enlever et mettre en interdiction, disant qu’elle donnoit son bien aux pauvres, et que par sa mauvaise conduite elle auroit bien-tôt tout dissipé. Elle fut à Caen en secret pour consulter Monsieur de Bernières, qui l’encouragea puissamment, et par le conseil duquel elle appella au Parlement de Rouen. Elle y fut avec son homme d’affaires qui lui conseilloit de faire serment d’une chose très-juste, et qu’il l’assuroit qu’elle gagneroit son procez. Comme elle étoit fort craintive, elle ne le voulut pas; mais elle s’adressa à Dieu et au glorieux saint Joseph lui réitérant le vœu qu’elle avoit fait de se donner avec tout son bien au service des filles Sauvages, et de fonder à cet effet une Maison d’Ursulines en Canada. Dès le lendemain un Député lui vient dire qu’elle avoit gagné son procez, et qu’elle étoit déclarée capable du maniement de son temporel. Comme l’on avoit eu quelque connoissance de la recherche de Monsieur de Bernières, on croioit qu’elle s’alloit marier, et on la montroit au doigt : Et même des personnes Religieuses lui faisoient en face des reproches, de ce qu’aiant mené une vie dévote et exemplaire, elle la quittoit pour reprendre celle du grand monde. Elle répondoit en souriant et avec modestie, qu’il falloit faire la volonté de Dieu : Ces réponses confirmoient la créance qu’on en avoit et sur tout sa Sœur et ses Parens. Son cœur se sentant extraordinairement pressé d’exécuter son dessein, elle s’en alla à Paris pour en chercher les moiens, et Monsieur de Bernières l’y fut trouver pour l’aider en cette recherche. Comme ils agissoient de concert le Démon suscita un nouveau trouble, sçavoir qu’on cherchoit Madame de la Peltrie pour la mettre en un lieu où elle ne pût dissiper ses biens. Elle étoit seulement accompagnée d’une Demoiselle et d’un laquais à qui elle avoit confié ses secrets, et afin de n’être point surprise dans la nécessité où elle émit de consulter les personnes de piété, elle changeoit d’habit avec sa Demoiselle et la suivoit comme une servante. Ceux qui furent principalement consultez sur une affaire si extraordinaire furent le Père Goudren et Monsieur Vincent, dont le premier émit Général de l’Oratoire, et l’autre de saint Lazare : L’un et l’autre aiant jugé que cette vocation de Madame de la Peltrie étoit de Dieu, Monsieur de Bernières ne pensa plus qu’à chercher le Père qui faisoit à Paris les affaires du Canada. Par une providence de Dieu toute particulière il fut adressé à V. Révérence qui lui donna espérance que ce dessein pourroit réussir : Sur quoi vous prîtes occasion de lui dire, parlant de moy, que vous connoissiez une Religieuse Ursuline à qui Dieu donnoit de semblables pensées pour le Canada, et qui n’attendoit que l’occasion. Lui tout ravi d’une rencontre si heureuse, fut trouver Madame de la Peltrie et lui dit la découverte qu’il avoit faite; la voilà toute pleine d’espérance. V. R. prit la peine de m’écrire de sa part, à quoi je fis réponse avec action de grâces et d’acquiescement moiennant l’Ordre de l’obéissance. On consulte les Révérends Pères Lallemant et de la Haie, et par leur conseil Monsieur le Commandeur de Sillery, et Monsieur Foucquet Conseiller d’État, afin d’avoir leur consentement pour le passage de Madame de la Peltrie, des Religieuses et de leur suite. Cependant pour amuser le monde, Madame de la Peltrie faisoit venir ses meubles d’Alençon, ce qui confirma la créance de son mariage, en sorte qu’on cessa de l’inquiéter. Enfin la résolution fut que l’on me viendroit quérir à Tours, et Monsieur de Bernières et Madame de la Peltrie voulurent bien prendre cette peine. Durant tout le voiage on les prit pour le mari et la femme, et les personnes de qualité qui étoient dans le carrosse en avoient la créance. Étant arrivez à Tours le R. Père Grandami Recteur de votre Collège à qui le R. Père Provincial avoit recommandé de présenter à Monseigneur l’Archevêque Madame de la Croix (c’est le nom que Madame de la Peltrie avoit pris, afin de n’être pas connue) se trouva prest pour s’acquitter de sa commission, ce qu’il fit de si bonne grâce que Monseigneur que l’on croioit devoir être inexorable pour un dessein si extraordinaire, après l’avoir entendu parler et veu les lettres de Messieurs de Sillery, de Lozon, et Foucquet, fut comme ravi de la grâce que Dieu lui faisoit de prendre deux de ses filles pour une si glorieuse entreprise. Le R. Père lui dit le secret de Madame de la Peltrie et de Monsieur de Bernières, comme celle-là sous le nom de Madame de la Croix, et comme tous deux sous l’apparence de mariage avoient fait le voiage et travailloient à l’exécution de cette affaire. Il pria le Père et Monsieur de Bernières de la mener au Monastère, et de donner ordre de sa part à la Révérende Mère Supérieure de lui en donner l’entrée et de lui faire les mêmes honneurs qu’à sa propre personne. Il fut obéi, parce qu’elle fut reçue avec toutes les acclamations possibles. Toute la Communauté assemblée se trouva à la porte, et quand elle parut on chanta le Veni Creator et en suite le Te Deum laudamus. Du chœur on la mena dans une sale où toutes les Religieuses se furent jetter à ses pieds pour lui rendre action de grâce, de ce qu’elle avoit jetté les yeux sur une personne de la Maison pour l’exécution de son dessein. Quand on fut informé que Monsieur de Bernières étoit l’Agent et l’Ange visible de Madame de la Peltrie, les Religieuses avec la permission de leur Supérieure allèrent file à file au parloir se jetter à ses pieds pour lui exposer le désir qu’elles avoient d’être choisies pour ma compagne. La bonne Mère Marie de saint Joseph n’osoit paroître ni déclarer son désir. Je la fis entrer et la présenté moy-même à Monsieur de Bernières. Dès qu’il l’eut veue et entendue parler, il crut que c’étoit celle là que Dieu avoit choisie pour m’accompagner, et il fit auprès de Monseigneur l’Archevêque qu’on nous l’accordât. Il fit dès lors une liaison d’esprit toute particulière avec cette chère Mère, en sorte que Madame, elle et moy n'avions avec lui qu’une même volonté pour les affaires de Dieu. Il se passa bien des choses au sujet des Parens de cette chère Mère, des miens, et de mon Fils, qu’il n’est pas nécessaire de dire en ce lieu.

Nos résolutions étant prises Monseigneur de Tours voulut que nous fussions en sa Maison pour nous donner sa bénédiction, et à cet effet il eut la bonté de nous envoier son carrosse. Il voulut encore conférer avec Madame de la Peltrie en présence du R. Père Grandami, et de Monsieur de Bernières touchant la fondation qu’elle vouloit faire, et il témoigna qu’il vouloit qu’elle fut contractée en sa présence. Monsieur de Bernières le supplia de différer jusqu’à ce que nous fussions à Paris, notre voiage étant extrêmement pressé; mais Madame de la Peltrie déclara verbalement qu’elle donnoit parole de trois mil livres de rente. Ce bon Prélat se contenta de la promesse verbale qu’elle fit, et nous aiant donné sa bénédiction, nous confia ma Compagne et moi à ces deux bonnes âmes, avec une recommandation au Révérend Père de la Haïe, d’agir pour lui en cette affaire, et de nous tenir sa place, pendant que nous serions à Paris. Monsieur de Bernières régloit notre temps et nos Observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le Monastère. Il faisoit oraison, et gardoit le silence aussi bien que nous. Dans les temps de parler, il nous entretenoit de son oraison, ou d’autres matières spirituelles. A tous les gîtes c’étoit lui qui alloit pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. Il avoit deux serviteurs qui le suivoient, et qui nous servoient comme s’ils eussent été à nous, parce qu’ils participoient à l’esprit d’humilité et de charité de leur Maître, sur tout son Laquais, qui sçavoit tout le secret du mariage supposé.

Lors que nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques sçeurent notre arrivée à Paris, elles nous firent l’honneur de nous envoier visiter, et de nous offrir leur maison, mais les affaires de Madame de la Peltrie ne nous permettoient pas de nous séparer d’elle, et de nous enfermer si-tôt. Monsieur de Meules Maître d’Hôtel chez le Roi nous prêta sa maison, qui étoit dans le cloître des Pères Jésuites de la Maison Professe, ce qui nous fut très-commode, tant parce que nous y avions des départemens séparez pour Monsieur de Bernières, et pour nous, que pour la facilité que nous avions d’aller entendre la Messe à saint Louis, et d’y recevoir les Sacremens.

Monsieur de Bernières nous accompagnoit par tout, et tout le monde le croioit mari de Madame de la Peltrie, en sorte qu’étant tombé malade, elle demeuroit tout le jour en sa chambre, et les Médecins lui faisoient le rapport de l’état de sa maladie, et lui donnoient les ordonnances pour les remèdes. Son masque étoit attaché au rideau du lit, et ceux qui alloient et venoient, lui parloient comme à la femme du malade. Quoi que nous fussions sensiblement affligées de la maladie de Monsieur de Bernières, tout cela néanmoins nous servoit de récréation et de divertissement. Ce mot de mariage lui donnoit d’autres pensées, car faisant réflexion à la commission qu’il avoit donnée à son ami de demander en son nom Madame de la Peltrie à son père, il disoit, et répétoit : Que dira Monsieur de la Bourbonnière que je me sois ainsi mocqué de lui? Bon Dieu, que dira-t-il? Je n’oserai paroître en sa présence : Toutefois j’irai me jetter à ses pieds pour lui demander pardon. Tout cela se faisoit dans nos récréations, mais nos entretiens ordinaires et presque continuelles étoient de notre Canada, des préparatifs qu’il falloit faire pour le voiage, et de ce que nous ferions parmi les Sauvages dans ce pais barbare. Il regardoit la Mère de saint Joseph qui n’avoit que vingt-deux ans, comme une victime qui lui faisoit compassion, et tout ensemble il étoit ravi de son courage et de son zèle. Pour moi, je ne lui faisois point de pitié : Il souhaittoit que je fusse égorgée pour Jésus-Christ, et il en souhaittoit autant à Madame de la Peltrie. Le Révérend Père Charles Lallemant se chargea de faire préparer en secret tout l’embarquement : Et comme Messieurs de la Compagnie ne purent faire embarquer tout notre bagage, parce que nous avions parlé trop tard, lui et Monsieur de Bernières louèrent un Navire exprès, car Madame de la Peltrie n’épargnoit point la dépense, pouveu qu’elle vint à bout de son dessein.

Huit jours avant notre départ nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques nous reçurent dans leur Maison avec une charité et cordialité incroiable.

Votre Révérence sçait cc qui se passa au sujet de ma Révérende Mère de saint Jerôme, que nous avions demandée pour Compagne, comme elle tomba malade lors qu’il fallut partir, et comme cet accident noius obligea de passer sans elle, ce qui nous causa une très-sensible affliction : car outre que nous perdions un excellent sujet, nous fûmes obligées de refaire notre contract de fondation, , dans lequel elle étoit comprise: Monsieur de Bernières et Monsieur I.audier Agent de Madame de la Peltrie nous menèrent pour cet effet chez le Notaire, où il y eut un peu de démêlé, parce que ce dernier ne jugea pas à propos que Madame de la Peltrie emploiât dans son contrat cc qu’elle avoit promis à Monseigneur de Tours, parce, disait-il, que nous aiant promis plus que le droit ne permettoit, cela l’eût pu jet ter à l’avenir en des procez avec ses parens. Nous fûmes donc obligées par le conseil de nos amis d’en passer à ce qui pouvoit rendre le traitté valide, sans crainte d’aucune mauvaise conséquence.

Nos affaires étant expédiées à Paris, nous partîmes pour nous rendre à Dièpe, qui étoit le lieu de l’embarquement, Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange Gardien avec une charité nonpareille. Nous trouvàmes à Rouen le Révérend Père Charles Lallemant, qui avoit fait préparer toutes choses pour le voiage si secrètement qu’à peine s’en étoit on aperçu dans la maison. Il nous fit la charité de nous conduire à Dièpe, et de faire embarquer nos provisions, et notre équipage, Madame de la Peltrie fournissant à toute la dépense. Monsieur de Bernières se fût embarqué avec nous, pour faire le voiage, si Madame de la Peltrie ne l’eut constitué son Procureur, pour faire la dépense de sa fondation, et pour faire ses affaires en France : car ses parens croioient assurément qu’ils étoient mariez, et sans cela ils nous eussent arrêtées, ou du moins retardées cette année-là. Ce grand Serviteur de Dieu ne nous pouvoit quitter : Il nous mena dans le Navire, accompagné du Révérend Père I.allemant, et tous deux nous rendirent tous les bons et charitables offices nécessaires en cette rencontre où la Mer nous rendoit fort malades. (Enfin il fallut se séparer, et quitter notre Ange Gardien pour jamais, mais quoi qu’il fut éloigné de nous, sa bonté lui fit prendre le soin de nos affaires avec un amour plus que paternel. Dans toute la conversation que nous eûmes avec lui depuis notre première entreveue jusques à notre séparation, nous reconnûmes que cet homme de Dieu étoit possédé de son Esprit, et entièrement ennemi de celui du monde. Jamais je ne lui ai entendu proférer une parole de légèreté, et quoi qu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentoit jamais de la modestie convenable à sa grâce). Votre Révérence en peut rendre un semblable témoignage, aiant eu de grandes conversations avec lui, à l’occasion du dessein de Madame notre Fondatrice, duquel il a été un des principaux instrumens pour le conduire au point, où par la miséricorde de Dieu nous le voions. Voilà, mon cher Père, un petit abbrégé des connoissances que j’ai de ce qui s’est passé au sujet de Monsieur de Bernières et de Madame de la Peltrie : vous pouvez y ajouter foi, parce que je me suis efforcée de le faire avec plus de fidélité que d’élégance et d’ornement.

J’ay fait réponse aux articles que V. R. m’a proposez. Mais pour ce qui est de la Mère de S. Augustin, il faut que je vous ôte un soupçon que je vous pourrois avoir donné à son égard, d’avoir manqué de fidélité à sa Supérieure. Je vous ay dit due sa conduite intérieure et les choses extraordinaires qui se passoient en elle n’étoient connues ni de sa Supérieure, ni de ses Sœurs, au grand étonnement des personnes spirituelles et expérimentées dans les voies de Dieu. Ce n’est pas manque de fidélité ni de soumission, qu’elle a tenu tout cela secret, mais par l’ordre qu’elle en avoit de ses Directeurs, pour la nature de la chose qui eût été capable de donner de la fraieur. Elle avoit quelquefois, à ce qu’on dit, une centaine de Démons en tête, et une fois elle en a eu jusqu’à huit cens dont elle connoissoit L’ordre par une impression du Ciel. Ils la prioient de remuer seulement le doigt pour témoigner qu’elle leur donnoit permission d’agir, et de travailler à la perte des âmes. Mais elle les arrétoit en sorte qu’ils n’osoient remuer. Ils lui faisoient de certaines questions ridicules et impertinentes pour la pluspart, et le R. Père de Brébeuf lui suggeroit ce qu’elle avoit à répondre. Ils luy demandèrent permission de suivre l’armée Françoise lors qu’elle alloit contre les Hiroquois, afin d’empêcher les François de se confesser; mais elle les retint, et cependant presque tous les Soldats firent une confession générale. Ces misérables la faisoient souffrir, de rage qu’ils avoient de ce qu’elle les tenoit captifs, et qu’elle ruinoit tous leurs desseins.

On la voioit quelquefois manquer aux observances régulières, par la permission que ses Supérieurs lui en donnoient à cause de ses souffrances qui la rendoient un sujet de douleurs et de foiblesse. Elle souffroit encore plus dans l’intérieur que dans le corps : Cela ne paroissoit pas tant, mais je le sçai de celui qui avoit la direction de son âme. Pour toutes ces choses extraordinaires, ce n’est pas à moy, mon très-Révérend Père, d’en porter jugement; vous le ferez tel qu’il vous plaira. Mais je me suis sentie obligée de faire une petite réparation de ce que je vous avois écrit, que sa Supérieure ne sçavoit rien de ce qui se passoit en elle; de crainte que vous ne la blâmiez de n’avoir pas eu assez de fidélité envers celle que Dieu lui avoir donnée pour la conduire, et que cette pensée ne diminue l’estime que vous pouvez avoir de sa vertu.

L.274 à son Fils, 8 octobre 1671

Mon très-cher Fils. (Puisque vous désirez que je vous donne quelque éclaircissement sur ce que je vous ay dit dans mes écrits touchant le mystère de la très-sainte Trinité, je vous diray que lorsque cela m’arriva, je n’avois jamais été instruite sur ce grand et suradorable mystère : Et quand je l’aurois lu et relu, cette lecture ou instruction de la part des hommes ne m’en auroit pu donner une impression telle que je l’eus pour lors, et qu’elle m’est demeurée depuis. Cela m’arriva par une impression subite; qui me fit demeurer à genoux comme immobile. Je vis en un moment ce qui ne se peut dire ni écrire, qu’en donnant un temps ou un intervalle successif pour passer d’une chose à une autre. En ce temps-là mon état étoit d’être attachée aux sacrez mystères du Verbe incarné. Les cinq heures de temps se passoient à genoux sans me lasser ni penser à moy, l’amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. Dans l’attrait dont il est question, j’oubliai tout, mon esprit étant absorbé dans ce divin mystère, et toutes les puissances de l’âme arrêtées et souffrantes l’impression de la très-auguste Trinité sans forme ni figure de ce qui tombe sous les sens. Je ne dis pas que ce fut une lumière, parce que cela tombe encore sous les sens; et c’est ce qui me fait dire impression, quoique cela me paroisse encore quelque chose de la matière; mais je ne puis m’exprimer autrement, la chose étant si spirituelle, qu’il n’y a point de diction qui en approche. L’âme se trouvoit dans la vérité et entendoit ce divin commerce en un moment sans forme ni figure. Et lorsque je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parceque l’acte est encore dans la diction et paroît matériel, mais c’est une chose divine qui est Dieu même. Le tout s’y contemploit, et se faisoit voir à l’âme d’un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance et d’une manière ineffable. En un mot l’âme étoit abysmée dans ce grand Océan où elle voioit et entendoit des choses inexplicables. Quoique pour en parler il faille du temps, l’âme néanmoins voioit en un instant le mystère de la génération éternelle, le Pere engendrant son Fils, et le Père et le Fils produisant le saint Esprit, sans mélange ni confusion. Cette pureté de production et de spiration est si haute, que l’âme quoiqu’abysmée dans ce tout, ne pouvoit produire aucun acte, parceque cette immense lumière qui l’absorboit la rendoit impuissante de lui parler. Elle portoit dans cette impression la grandeur de la Majesté qui ne lui permettoit pas de lui parler; et quoi qu’ainsi anéantie dans cet abysme de lumière, comme le néant dans le tout, cette suradorable Majesté l’instruisoit par son immense et paternelle bonté, sans que sa grandeur fut retenue par aucun obstacle de ce néant, et elle lui communiquoit ses secrets touchant ce divin commerce du Père au Fils, et du Père et du Fils au saint Esprit, par leur embrassement et mutuel amour; et tout cela avec une netteté et pureté qui ne se peut dire. Dans cette même impression j’étois informée de ce que Dieu fait par lui-même dans la communication de sa divine Majesté dans la suprême Hiérarchie des Anges composée des Chérubins, des Séraphins et des Trônes, lui signifiant ses divines volontez par lui-même immédiatement et sans l’interposition d’aucun esprit créé. Je connoissois distinctement les raports qu’il y a de chacune de ces trois personnes de la très-auguste Trinité dans chacun des chœurs de cette suprême Hiérarchie; la solidité inébranlable des pensées du Père dans les uns qui de là sont appellez Trônes ; les splendeurs et les lumières du Verbe dans les autres qui en sont nommez Chérubins; et les ardeurs du saint Esprit dans les autres, qui pour ce sujet sont appellez Séraphins : Et enfin que la très-sainte Trinité en l’unité de sa divine essence se communiquoit à cette Hiérarchie, laquelle ensuite manifestoit ses volontez aux autres esprits célestes selon leurs ordres.

Mon âme étoit toute perdue dans ces grandeurs, et la veue de ces grandes choses étoit sans interruption de l’une à l’autre. Dans un tableau où plusieurs mystères sont dépeints, on les voit en gros, mais pour les bien considérer en détail, il faut s’interrompre : mais dans une impression comme celle-cy l’on voit tout nettement, purement, et sans interruption. J’expérimentois enfin comme mon âme étoit l’image de Dieu), que par la mémoire elle avoit rapport au Père éternel, par l’entendement au Fils le Verbe divin, et par la volonté au saint Esprit : et que comme la très-sainte Trinité étoit trine en personnes, et une en essence; ainsi l’âme étoit trine en ses puissances et une en sa substance.

Il me fut encore montré, qu’encore que la divine Majesté ait mis de la subordination dans les Anges pour recevoir l’illumination les uns des autres, néanmoins quand il lui plaît elle les illumine par elle-même selon ses adorables volontez, ce qu’elle fait pareillement à quelques âmes choisies en ce monde; Et quoique je ne sois que boue et fange, mon âme avoit une certitude qu’elle émit de ce nombre. Cette veue m’étoit si claire qu’encore que je fusse certaine que je n’étois qu’un néant, je n’en pouvois douter (Ainsi se termina cette grande lumière qui me fit changer d’état.

Le reste de cette vision est comme vous l’avez veue en son lieu : mais vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces grandes choses ne s’oublient jamais, et j’ay encore celles-cy aussi récentes que lors qu’elles arrivèrent. Pour les termes, ils sont sans étude, et seulement pour signifier ce que mon esprit me fournit, mais ils sont toujours au dessous des choses, parce qu’il ne s’en peut trouver d’autres pour les mieux exprimer.

Après ces lumières et les autres que vous avez veues dans mes écrits, le R. Père Dom Raimond que je n’avois pas toujours pour me communiquer, me fit avoir les œuvres de saint Denys traduites par un Père de son Ordre, après quelles furent imprimées : je les entendois clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, d’y voir les grands mystères que Dieu par sa bonté m’avoit communiquez; mais les choses sont bien autres lorsque sa divine Majesté les imprime à l’âme, que quand on les trouve dans les livres, quoique ce qu’ils en disent soit de notre sainte foy et véritable. De tout ce que j’en ay veu depuis en quelques-uns, je n’ay rien veu qui approche de ce que saint Denys en a dit. Ce grand saint les surpasse tous selon l’impression qui m’en est demeurée, et je connois bien que ce grand saint avoit la lumière du saint Esprit, mais que ses paroles n’ont pu dire davantage, car en effet ce sont des choses inexplicables. Ce qui me consola fort, fut d’y voir ce qui y est rapporté de saint Hiérothée, qu’il pâtissoit les choses divines : C’est que souvent et presque continuellement, j’étois par l’opération du Verbe éternel, en des transports d’amour, qui me tenoient dans une privauté à sa divine Personne, telle que je ne le puis dire. Cela me faisoit craindre de temps en temps que je ne fusse trompée, quoique mes Confesseurs m’assurassent que c’étoit l’esprit de Dieu qui agissoit : Cette lecture m’aida, et quoique je n’y visse pas des transports comme ceux que je pâtissois, il y avoit néanmoins un sens qui satisfaisoit mon esprit et ôtoit ma crainte, car en ce temps là je n’avois pas l’expérience que j’ay à présent).

(Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous diray que quelque sujet d’Oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je luy parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans luy parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme luy parle conformément à cela. (Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions.) S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela. j’ay dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberois, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’apperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que luy seul luy peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche : Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme. Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec luy à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment. Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.)

Quand je vous ai dit cy-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. Je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manqueray pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étois auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais.

Vous avez raison de faire le jugement que vous faites du vœu de la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection de sainte Thérèse. J’ai tiré le papier que je vous ai envoyé des Chroniques du Mont-Carmel, qui disent que dans les commencemens elle avoit fait ce vœu absolument et sans restriction. Pour celui due j’ai fait, tout y est compris, et je ne l’ai point entendu stutrement, et cela pour toute ma vie. Le R. Père Lallemant me permet de le renouvellcr de temps en temps comme nous faisons nos vœux de Religion. Il eut envie que je fisse comme il est porté dans ce papier, mais je tâche de me tenir à ce que j’ai fait, et par la miséricorde de Dieu cela ne me cause point de scrupule : si je fais des fautes ou des imperfections sans y penser, j’espère que Dieu tout bon et tout miséricordieux ne me les imputera pas à faute contre mon vœu : il m’assiste pour n’en pas faire sciemment; tout cela par miséricorde, parce que de moy je suis une pauvre et une grande pécheresse : c’est pourquoq priez pour ma conversion.

De Québec le 8. d’Octobre 1671.


Correspondance « Indienne »

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640.

[…] Nous avons donc, Madame, tout sujet de louer le Père des miséricordes de ce qu’il en répand de si grandes sur nos pauvres Sauvages : Car n’étant pas contens de se faire baptiser, ils commencent à se rendre sédentaires et à défricher la terre pour s’établir. Il semble que la ferveur de la primitive Eglise soit passée dans la nouvelle France et qu’elle embrase les cœurs de nos bons Néophites, de sorte que si la France leur donne un peu de secours pour se bâtir de petites loges dans la bourgade qu’on a commencée à Sillery l’on verra en peu de temps un bien autre progrez. C’est une chose admirable de voir la ferveur et le zèle des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus : Le R. Père Vimond Supérieur de la Mission pour donner courage à ses pauvres Sauvages les meine lui-même au travail, et travaille à la terre avec eux. Il fait ensuite prier Dieu aux enfans et leur aprend à lire, ne trouvant rien de bas en ce qui concerne la gloire de Dieu et le bien de ce pauvre peuple. Le R. Père le Jeune qui est le principal ouvrier qui a cultivé cette vigne, continue à y faire des merveilles. Il prêche le peuple tous les jours et lui fait faire tout ce qu’il veut : Car il est connu de toutes ces nations, et il passe en leur esprit pour un homme miraculeux. Et en effet il est infatigable au delà de ce qui se peut dire dans l’exercice de son ministère, dans lequel il est secondé par les autres Révérends Pères, qui n’épargnent ni vie ni santé pour chercher ces pauvres âmes rachettées du sang de Jésus-Christ.

Il y a eu une grande persécution aux Hurons, où un des Pères a pensé être martyrisé d’un coup de hache. On a rompu un bâton sur lui en détestation de la foy qu’il prêchoit : Il y a eu une pareille conspiration contre les autres qui sont ravis d’aise de souffrir. Avec tout cela l’on y a baptisé bien mille personnes. Le Diable a beau faire, Jésus-Christ sera toujours le Maître : Qu’il soit béni éternellement.

On parle de nous donner deux filles de cette nation avec deux Algonquines, outre dix-huit dont notre Séminaire a été rempli, sans parler des filles externes qui y viennent continuellement. Je vous dirai, Madame, que l’on ne croira que difficilement en France les bénédictions que Dieu verse continuellement sur ce petit Séminaire. Je vous en raporteray quelques particularitez afin de vous faire part de notre consolation. La première Séminariste Sauvage qu’on nous donna appellée Marie Negabmat étoit si accoutumée à courir dans les bois que l’on perdoit toute espérance de la retenir dans le Séminaire. Le R. Père le Jeune qui avoit porté son Père à nous la donner, envoya avec elle deux grandes filles Sauvages Chrétiennes qui demeurèrent quelque temps avec elle pour la fixer; mais ce fut en vain, car elle s’enfuit quatre jours après dans les bois aiant mis en pièces une robe que nous lui avions donnée. Son Père qui est un excellent Chrétien et qui vit comme un saint lui commanda de revenir au Séminaire, ce qu’elle fit. Elle n’y fut pas deux jours qu’il y eut un changement admirable. Elle ne sembloit plus être elle-même, tant elle étoit portée à la prière et aux pratiques de la piété Chrétienne, en sorte qu’aujourd’huy elle est l’exemple des filles de Québec quoi qu’elles soient toutes très-bien élevées. Si tôt qu’elle a fait une faute, elle en vient demander pardon à genoux, et elle fait les pénitences qu’on lui donne avec une douceur et affabilité incroiable. En un mot on ne la peut regarder sans être touché de dévotion, tant son visage marque d’innocence et de grâce intérieure.

En ce même temps, on nous donna une grande fille âgée de dix-sept ans appellée Marie Amiskvian. Il ne se peut rien voir de plus souple ni de plus innocent; ni encore de plus candide, car nous ne l’avons pas surprise une seule fois dans le mensonge, qui est une grande vertu dans les Sauvages. Si ses compagnes l’accusent, elle ne s’excuse jamais : Elle est si ardente à prier Dieu, qu’il ne la faut jamais avertir de le faire; elle y porte même les autres, et il semble qu’elle soit leur Mère, tant elle a de charité pour elles. Elle a un grand esprit pour retenir ce qu’on lui enseigne, particulièrement des mystères de notre sainte foy, ce qui nous fait espérer qu’elle fera de grands biens quand elle sera retournée avec les Sauvages. Elle est recherchée de mariage par un François, mais on a dessein de la donner à un de sa Nation à cause de l’exemple qu’on espère qu’elle donnera aux Sauvages. O si Dieu donnoit la dévotion à quelque personne de France d’aider à lui faire une petite maison ! Elle feroit sans doute une œuvre d’un très-grand mérite. Cette fille nous a beaucoup aidé dans l’étude de la langue, parce qu’elle parle bien François. Enfin cette fille gagne les cœurs de tout le monde par sa grande douceur et par ses belles qualitez.

Votre fillole Marie Magdelaine Abatenau nous fut donnée encore toute couverte de petite vérole et n’aiant encore que six ans. A cet âge elle seule avoit servi son Père et sa Mère dans la maladie dont ils moururent, avec tant d’adresse qu’elle tenoit en admiration tous ceux qui la voioient. Il ne se peut rien voir de plus obéissant que cette enfant : elle prévient même l’obéissance, car elle a l’adresse de se placer dans les lieux où elle prévoit qu’on la pourra emploier : et elle fait ce qu’on lui commande avec tant de conduite, et de si bonne grâce qu’on la prendroit pour une fille de qualité; aussi est elle votre fillole, je dirois volontiers votre fille en Jésus-Christ. J’ajouterai pour votre consolation qu’elle sçait par cœur son catéhisme avec les prières chrétiennes qu’elle récite avec une dévotion capable d’en tonner & ceux qui la voient.

Marie Ursule Gamitiens fillole de Mademoiselle de Chevreuse, n’est âgée que de cinq à six ans; toute petite qu’elle est, elle ne nous donne pas de peine à lui faire faire son devoir de Chrétien, car elle n’est pas plutôt éveillée qu’elle se met d’elle-même en demeure de prier Dieu. Elle dit son Chaplet durant la Messe, et chante des cantiques en sa langue sauvage.

Agnès Chabdikuchich nous fut donnée en même temps. Le nom d’Agnès lui convient très-bien, car c’est un agneau en douceur et en simplicité. Quelque temps avant que d’entrer au Séminaire elle rencontra le R. Père de Caën dans le bois où elle couppoit sa provision, elle ne l’eût pas plutôt aperçu qu’elle jetta sa hache à l’écart et lui dit : Enseigne-moy. Elle fit cette action de si bonne grâce, qu’il en fut sensiblement touché, et pour satisfaire à sa ferveur, il l’amena au Séminaire avec une de ses compagnes, où elles se rendirent en peu de temps capables du saint Baptême. Elle a fait de très-grands progrez auprès de nous, tant dans la connoissance des mystères, que dans les bonnes mœurs, dans la science des ouvrages, lire, à jouer de la Viole, et en mille autres petites adresses. Elle n’a que douze ans, et elle fit sa première Communion à Pâques, avec trois de ses compagnes.

Nicole Assepanse nous fut donnée le même jour âgée de sept ans. Ses parens qui sont des plus considérables entre les Sauvages nous prièrent de la recevoir pour un temps parce qu’elle ne les pouvoit suivre à la chasse. Cette fille a l’esprit si ouvert qu’elle est capable d’instruction comme une fille de vingt ans. Elle n’avoit été que cinq mois dans le Séminaire, et elle sçavoit rendre compte des principaux points de notre Foy, sçachant le Catéchisme, et les exercices de Chrétien très-parfaitement. Lorsque sa mère la vint quérir au retour de sa chasse, cette innocente luy faisoit faire les prières. J’admirois la simplicité de la mère, qui n’étoit pas encore baptisée, de recevoir l’instruction de sa fille avec tant d’ardeur et de docilité. Elle, ravie d’aise de l’entendre prier Dieu et répondre au Catéchisme, luy disoit : ma fille tu nous instruiras ton père et moy; si tu voulois encore demeurer au Séminaire où tu es tant aimée, tu deviendrois encore bien plus capable de le faire. Cette fille néanmoins ne put quitter sa mère qui n’a qu’elle d’enfant; mais elle luy disoit : Encore que je m’en veuille aller, ce n’est pas que je manque d’aucune chose, je mange tant que je veux, les Vierges me donnent de beaux habits et elles m’aiment beaucoup, mais je ne vous puis quitter. Disant ces paroles on la retira pour la mener dans les cabanes, où elle est admirée de tous les Sauvages.

Je serois trop longue de vous parler séparément de toutes, mais je vous diray en général que ces jeunes filles nous aiment plus que leurs parens, ne témoignant aucun désir de les suivre, ce qui est fort extraordinaire dans les Sauvages. Elles se forment sur nous autant que leur âge et leur condition le peut permettre. Lorsque nous faisions nos exercices spirituels, elles gardoient un continuel silence; elles n’osoient pas même lever les yeux ny nous regarder, pensant que cela nous interrompoit. Mais aussi quand nous les eûmes finis on ne peut exprimer les caresses qu’elles nous firent, ce qu’elles ne font jamais à leurs mères naturelles. Il y en a quatre qui communièrent à Pâques : elles firent cette action avec tant de pureté, que la moindre ombre de péché leur faisoit peur, et avec tant d’ardeur et de désir de s’unir à notre Seigneur, que dans l’attente de le recevoir elles s’écrioient : ah! quand sera-ce que Jésus nous viendra baiser au cœur? Le Révérend Père Pijart qui les avoit baptisées et instruites pour la Communion, les voyant se comporter dans une modestie toute angélique ne put retenir ses larmes. Nous en avons eu dix-huit, sans parler des femmes et des filles sauvages, qui ont permission d’entrer au lieu destiné à l’instruction des Françoises et des Sauvages, où elles ne manquent pas de se trouver. Après l’instruction et les prières nous leur faisons festin à leur mode. La faim qu’elles ont est l’horloge qui leur fait juger de l’heure du repas, de sorte que disposant à manger pour nos séminaristes, il faut aussi prévoir à celles qui doivent survenir. Cela se fait particulièrement l’hiver, que les vieilles gens ne peuvent suivre les sauvages à la chasse, car si l’on n’avoit soin d’eux en ce temps-là, ils mourroient de faim dans les cabanes. Dieu nous a fait la grâce de les pouvoir assister jusqu’au Printemps qu’ils nous ont tenu bonne compagnie, et ce nous sera une singulière consolation de pouvoir continuer à le faire avec le secours des personnes charitables de la France, sans lesquelles cela nous sera absolument impossible; notre petit Séminaire ne pouvant suffire de luy-mesme aux grandes dépenses qu’il faut faire pour l’entretien des Séminaristes, et pour le secours des autres sauvages. Je vous en asseure, Madame, cette dépense n’est pas croyable. Nous avions apporté des habits pour deux ans; tout a été employé dès cette année, de sorte même que n’ayant plus de quoi les vêtir, nous avons été obligées de leur donner une partie des nôtres. Tout le linge que Madame notre Fondatrice nous avoit donné pour nos usages ; et partie de celui que nos Mères de France nous avoient envoié, a pareillement été consumé à les nettoyer et à les couvrir. Ce nous est une singulière consolation de nous priver de tout ce qui est le plus nécessaire, pour gagner des âmes à Jésus-Christ, et nous aimerions mieux manquer de tout, que de laisser nos filles dans la salleté insupportable qu’elles apportent de leurs cabanes. Quand on nous les donne elles sont nues comme un ver, et il les faut laver depuis la tête jusqu’aux pieds, à cause de la graisse dont leurs parens les oignent par tout le corps : et quelque diligence qu’on fasse, et quoi qu’on les change souvent de linge et d’habits, on ne peut de long-temps les épuiser de la vermine causée par l’abondance de leurs graisses. Une Sœur employe une partie du jour à cela. C’est un office que chacune ambitionne avec empressement : celle qui l’emporte s’estime riche d’un si heureux sort, celles qui en sont privées s’en estiment indignes et demeurent dans l’humilité. Madame notre Fondatrice l’a exercé presque toute l’année, aujourd’hui c’est la Mère Marie de saint Joseph qui jouit de ce bon-heur.

Outre les filles et les femmes Sauvages que nous recevons dans la maison, les hommes nous visitent au parloir, où nous tâchons de leur faire la même charité qu’à leurs femmes, et ce nous est une consolation bien sensible de nous ôter le pain de la bouche pour le donner à ces pauvres gens, afin de leur inspirer l’amour de notre Seigneur et de sa sainte foy.

Mais après tout, c’est une providence bien particulière de ce grand Dieu, que nous ayons pu avoir des filles après le grand nombre de celles qui moururent l’année dernière. Cette maladie qui étoit la petite vérole, étant universelle parmi les Sauvages se mit dans notre Séminaire, qui en peu de jours ressembla à un Hôpital. Toutes nos filles eurent cette maladie par trois fois, et quatre en moururent. Nous nous attendions toutes de tomber malades, tant parce que cette maladie étoit une vraye contagion, qu’à cause que nous étions jour et nuit à les assister, et que le peu de logement que nous avions, nous obligeoit d’être continuellement les unes avec les autres. Mais Notre Seigneur nous assista si puissamment, qu’aucune ne fut incommodée. Les Sauvages qui ne sont pas Chrétiens sont dans cette erreur, que c’est le Baptême, l’instruction, et la demeure parmi les François qui étoient la cause de cette mortalité; ce qui nous faisoit croire qu’on ne nous donneroit plus de filles, et qu’on retireroit celles que nous avons déjà. La providence de Dieu y pourveut avec tant de bonté, que les Sauvages mêmes vinrent au devant pour nous prier de prendre leurs filles; de sorte que si nous avions des vivres et des habits nous en pourrions recevoir un très-grand nombre, quoique nous soyons extrêmement pressées pour les bâtimens. Si Dieu touche le cœur de quelques âmes saintes pour nous aider à nous bâtir proche des Sauvages, comme nous en avons le dessein, nous en aurons une grande quantité. I1 nous tarde que cette heure n’est venue pour pouvoir faire plus parfaitement les choses pour lesquelles notre Seigneur nous a envoyées dans ce bien-heureux pais. Pour tout logement, nous n’avons que deux petites chambres qui nous servent de Cuisine, de Réfectoir, de Retraite, de Classe, de Parloir, de Chœur. Nous avons fait bâtir une petite Église de bois qui est agréable pour sa pauvreté. Il y a au bout une petite Sacristie où couche un jeune homme qui appartient à Madame de la Peltrie : II nous sert de tourrier et à nous fournir toutes nos necessitez. On ne croiroit pas les dépenses qu’il nous a fallu faire dans cette petite Maison, quoiqu’elle soit si pauvre que nous voions par le plancher reluire les estoiles durant la nuit, et qu’à peine y peut-on tenir une chandelle allumée à cause du vent. Je vous diray de quelle manière nous pouvons tenir tant de personnes dans un si petit lieu. L’extrémité des chambres est divisée en cabanes faites d’ais de Pin : Un lict est proche la terre, et l’autre est comme sur le fond, en sorte qu’il y faut monter avec une échelle. Avec tout cela nous nous estimons plus heureuses que si nous étions dans le Monastère le plus accommodé de la France. Il nous semble que nous sommes trop bien pour le Canada, où pour mon particulier je m’attendois de n’avoir pour tout logement qu’une cabane d’écorce. Mes Sœurs me disent quelquefois : Si nous avons quelque peine dans le Canada, c’est de n’en pas avoir et de ne pas assez souffrir; nous nous réjouissons lorsqu’on ne nous donne rien, afin d’être pauvres en toutes choses.

Après cela, Madame, ne sommes-nous pas les plus heureuses et les plus avantagées de la terre. Je ne puis vous exprimer le ressentiment que j’en ay en mon âme. Bénissez pour moy l’Auteur de tant de miséricordes sur une créature si indigne. Il semble que notre bon Maître Jésus prend plaisir à nos pauvretez. Nous avions demandé des ouvriers de France pour nous bâtir au lieu que nous avons désigné proche des Sauvages : on ne nous en a pas envoyé un seul, nos affaires ne le permettant pas et même on nous a mandé que nous ne pouvions vivre, entretenir des Seminaristes et faire bâtir; ainsi nous voilà pour long-temps dans nos petites cabanes, si la divine bonté ne nous assiste par des voies qu’elle seule peut connoître. Madame notre Fondatrice est toute pleine de bonne volonté pour nous, et pour nous bâtir, mais ses parens ne lui permettent pas d’agir selon l’étendue de son zèle.

Voilà, Madame, un petit récit de l’état présent de notre Séminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous êtes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, et si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernières qui s’est chargé de nos affaires, et qui nous envoie nos nécessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de Jésus-Christ que vous aimez, rendez-vous la médiatrice des pauvres filles Sauvages. Un grand nombre se va perdre si nous ne les retirons de ce malheur; et nous ne le pouvons faire à cause de notre impuissance, tant du vivre que du logement. Nous en avons fait baptiser une depuis quelques jours qui étoit sur le point de se perdre. Elle étoit abandonnée de toute sa Nation, l’on n’osoit nous la donner dans la crainte qu’elle ne gâtât nos Séminaristes. On a veu en elle un changement miraculeux, car tout d’un coup elle est devenue docile et souple comme un enfant, et il ne se peut rien voir de plus ardent pour les exercices de notre sainte Foy. Elle a demandé le baptême avec importunité, et le recevant elle y a répondu comme si elle eût été toute sa vie Cathécumène. Le R. Père Buteux qui nous l’avoit envoiée des trois Rivieres et qui l’avoit connue dans son dérèglement l’étant venue visiter avoit les larmes aux yeux la voiant dans une si grande modestie et en de si belles dispositions pour le bien : Et il me dit avec un grand ressentiment : Quand vous n’auriez fait que ce bien là depuis que vous êtes dans ce pais, vous avez beaucoup fait et êtes plus que récompensée de vos peines par la conversion de cette âme. A Dieu seul en soit la gloire, car c’est lui qui fait tout. Je vous fais ce récit, Madame, pour vous donner sujet de louer de nouveau l’auteur de tant de biens : Car je ne vous sçaurois exprimer tous ceux qu’il fait en ce pais. La Relation vous en dira quelque chose, mais en vérité elle ne sçauroit dire tout ce qui en est, et quand elle le pourroit dire on ne le croiroit pas. Mais enfin si nous sommes dignes de souffrir quelques travaux, soyez persuadée, Madame, que vous y aurez grande part : Faites-moy aussi la grâce de me faire part de vos mérites, et de me tenir dans le cœur de l’aimable Jésus : Vôtre. De Québec le 3. Septembre 1640.

L.46 De Quebec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 4 septembre 1640.

A très-chère et très-aimée Mère. J’ay reçu une singulière consolation à la lecture de votre lettre. Ni-Misens, cri?ek ?asa ?apicha entaien aiega eapitch Khisadkihir ari?iKhi?a parmir, s?uga?iechimir. Ni-Misens, mi?itch Kasasadkihatch Dieu, Kihisadkihir.20 Voilà qui m’est échapé. C’est à dire en notre langue : Ma Sœur encore que vous soiez bien loin, néanmoins je vous aime toujours, plus que si je vous voiois. Je vous embrasse fortement, ma Sœur, et parce que vous aimez Dieu, c’est pour cela que je vous aime. Il me falloit faire cette petite saillie avec ma chère Sœur Gillette, et lui dire à peu près ce que nous disons ordinairement à nos chères Néophites. Il faut que je vous avoue qu’en France je ne me fusse jamais donné la peine de lire une histoire; et maintenant il faut que je lise et médite toute sorte de choses en sauvage. Nous faisons nos études en cette langue barbare comme font ces jeunes enfans, qui vont au Collège pour apprendre le Latin. Nos Révérends Pères quoique grands docteurs en viennent là aussi-bien que nous, et ils le font avec une affection et docilité incroiable. O ma chère Sœur ! quel plaisir de se voir avec une grande troupe de femmes et de filles Sauvages dont les pauvres habits qui ne sont qu’un bout de peau ou de vieille couverture, n’ont pas si bonne odeur que ceux des Dames de France ! mais la candeur et simplicité de leur esprit est si ravissante qu’elle ne se peut dire. Celle des hommes n’est pas moindre. Je voy des Capitaines généreux et vaillans se mettre à genoux à mes pieds, me priant de les faire prier Dieu avant que de manger : Ils joignent les mains comme des enfans et je leur fais dire tout ce que je veux. Il en est arrivé plusieurs d’une Nation fort éloignée, qui nous volant étoient en peine de notre façon de vie. Ils me demandèrent pourquoi nous avions la tête enveloppée, et pourquoi on ne nous voioit que par des trous, c’est ainsi qu’ils appelloient notre grille. Je leur dis que les Vierges de notre pais étoient ainsi, et qu’on ne les voioit point autrement. Ils étoient ravis de ce que pour l’amour de leur nation nous avions quitté notre pais, et que par une pure charité nous vestions et nourrissions leurs filles comme si elles nous eussent appartenu.

L’un d’eux me dit tu sçauras bien-tôt parler comme nous; pour nous nous n’avons point encore d’esprit, mais nous en aurons quand nous serons instruits et baptisez.

Le bon Estienne Pigar?ich, qui avant son baptême étoit un fameux sorcier, est maintenant un homme tout de feu; aussi la foy a mérité que Dieu fit un miracle en sa faveur. A son retour de la chasse il dit au R. Père le Jeune : Celui qui a tout fait m’a beaucoup aidé. J’étois tout languissant et prest à mourir. En cet état je dis à ma femme : prie celui qui a tout fait, afin qu’il me guérisse. Il est bon; néanmoins s’il veut que je meure je veux bien mourir. Alors ma femme fit cette prière : Toy qui as tout fait, tu me peux aider; guéris mon Mari, car nous croions en toy; et encore bien que tu voulusses qu’il mourût, nous ne cesserons jamais de croire en toy. Au même instant que ma femme eût fait cette prière, je me trouvé guéri. Il me fit la grâce entière, car je me trouvé encore tout plein de force; et comme nous n’avions point de canot je fis ma prière disant : Toy qui as tout fait, tu me peux aider, et je t’en prie, car je n’ay jamais fait de canot. Je me mis donc à faire ce canot, et non seulement j’en veins à bout, mais encore je le fis parfaitement. Hé bien Père le Jeune celuy qui a tout fait ne m’a-t-il pas bien aidé? je serois mort sans lui, et me voici en parfaite santé, mais j’ay une question à te faire : Lorsque nous sommes éloignez et que nous ne pouvons entendre la Messe, ne seroit il pas bon que j’eusse une chandelle en priant Dieu? Tu me défend de penser à autre chose qu’à lui; néanmoins lorsque je le prie, l’envie me vient de regarder si tous mes Gens sont en prière : Alors tout doucement et de peur de leur donner mauvais exemple je tourne les yeux et aussi-tôt je les referme de même. Dans la résolution que j’avois faite de châtier les désobéissans, il y en eut sur la tête duquel je mis de la cendre rouge; Est-ce mal fait que de faire tout cela? On ne peut voir ce bon Chrétien sans avoir de la dévotion : il y a encore deux Capitaines à Sillery qui vivent saintement, et ces trois tiennent tout dans le devoir. […]

L.50 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.

Ma Révérende et très-chère Mère. Le retardement du vaisseau qui nous apportoit vos lettres, m’ôtoit l’espérance d’en recevoir aucune de votre part, parce que nous le tenions perdu. Il est de la prudence de ne pas mettre tout ce que l’on a dans une même voiture, parce que si le vaisseau vient à se perdre, l’on perd tout à la fois tous ses rafraichissemens, et l’espérance de rien recevoir que l’année suivante. Enfin il est arrivé sur la fin du mois d’Aoust, chargé de vos bien-faits, sans lesquels nous eussions manqué de beaucoup de choses. Le Dieu du Canada qui vous a inspiré d’aider son Séminaire vous récompensera de ses biens infinis.

Le récit que je vous ai envoié par une autre voye, vous apprend ce qui s’est passé dans l’éducation de nos Séminaristes, et je m’y suis engagée de vous parler des actions héroïques de nos Révérends Pères; c’est ce que je vais faire.

Les Démons ont conspiré de détruire, s’ils peuvent, la Mission des Hurons, et font en sorte que toutes les calomnies que l’on produit contre eux paroissent comme des véritez. L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer, et eux bien loin de s’effraier, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : Ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; Ecoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connoître véritables. Ils se sont logez dans un tel village où tout le monde se portoit bien, si-tôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches? il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie par tout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pais, cri sortc clu'il n’y demeurera ni petit ni grand. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela étoit véritable, et qu’il falloit apporter du remède à un si grand mal. Cc qui a encore aigri les affaires, c’est qu’un Sauvage se promenant rencontra une personne inconnue qui lui donna bien de la frayeur. Ce spectre lui dit, écoute moi, jc suis Jésus que les Robes noires invoquent mal-à-propos; mais je ne suis point le maître de leur imposture. Ce Démon qui feignoit être Jésus ajouta mille imprécations contre la prière et contre la doctrine que les Pères prêchoient, ce qui augmenta étrangement la haine qu’on leur portoit déjà. On en vient aux effets; les uns sont battus, les autres blessez, les autres chassez des cabanes et des bourgs. Cependant, quoique la mort causât par tout des ravages étranges, ils ne laissoient pas de se jetter sans crainte dans les périls, afin de baptiser les enfans et ceux qu’ils trouveroient en état. Le bon Joseph qui les suit partout, faisant l’office d’Apôtre se rend l’opprobre de sa nation pour le nom de Jésus-Christ. Plus on leur fait du mal, plus ils sont hardis. Le R. Père Pijar est décendu cette année à Québec pour les affaires de la mission : On l’a fait ramer tout le long du voiage, avec tant d’inhumanité, que quand il est arrivé, il ne pouvoit se soutenir, et à peine put-il dire la Messe. Il m’a fait le récit des peines que les Pères souffrent en cette Mission, elles sont inconcevables, et néanmoins son cœur étoit rempli d’une telle ardeur d’y retourner, qu’il oublia tous les travaux du voiage pour aller chercher ses amoureuses croix, qu’il proteste qu’il ne changeroit pas, hors la volonté de Dieu, pour le Paradis. On ne put jamais gagner sur lui de lui faire prendre quelques petits rafraîchissemens pour le chemin. Je ne sçai ce qui arrivera de lui ni des Pères qui l’accompagnent, parce que les accusations que l’on apporte contre eux, sont produites dans un certain jour qui les fait paroître véritables. On les regarde effectivement comme des sorciers, d’autant que par tout où ils alloient Dieu permettoit que la mortalité les accompagnât, pour rendre plus pure la foy de ceux qui se convertissoient /21. Ils furent réduits à cette extrémité que de cacher leurs bréviaires, et de ne plus faire d’oraisons vocales. Je vous conjure, ma très chère Mère, de renouveller vos prières pour ces grands serviteurs de Dieu : Je vous envoie comme à ma plus chère aune, les lettres qu’ils m’écrivent, afin que vous les vouiez et que vous les gardiez par respect, comme venant de la part de ces admirables ouvriers de l’Evangile.

L’on renvoie ici le R. P. Poncet pour se remettre d’une indisposition qui lui est survenue; nous en sommes en peine, parce qu’on nous a dit que trois canots ont été pris des Hiroquois /22. Si cela se trouve véritable il est pris infailliblement, et peut-être déjà mangé. Nous aurons possible un Martyr en sa personne, ce qui fera une grande jalousie aux autres qui soupirent incessamment après cette haute grâce. Nous sommes de promesse avec eux, que si ce bon-heur leur arrive nous en chanterons le Te Deum, et qu’en échange ils nous feront part du mérite de leur sacrifice. Je ne croi pas que la terre porte des hommes plus dégagez de la créature que les Pères de cette Mission. On n’y remarque aucun sentiment de la nature, ils ne cherchent qu’à souffrir pour Jésus-Christ et à lui gagner des âmes. L’hiver dernier une vieille femme qui nous avoit amené une Séminariste, demeura dans la rigueur d’un grand froid dans la nège à quatre lieues d’ici. Le R. Père le Jeune le sceut, et prenant avec lui un bon Frère et un Sauvage, l’alla chercher pour l’aider à bien mourir ou pour l’amener à l’Hôtel-Dieu. Ils passèrent la nuit dehors ensevelis dans la nège durant un froid si terrible que le serviteur de Monsieur de Piseaux qui traversoit un chemin en mourut. Ils trouvèrent cette femme avec encore assez de force pour être transportée jusques à Québec. Ils la traînèrent sur une écorce avec des peines incroyables. Le lendemain elle mourut, recevant la récompense de sa foi et de sa patience, et le Père conservant le mérite de sa charité. Nous voions tous les jours de semblables actions de vertu, qui montrent combien ces hommes Apostoliques sont ennemis d’eux-mêmes et de leur repos pour le service de leur Maître.

Quant aux Sauvages sédentaires, ils sont dans la ferveur des premiers Chrétiens de l’Église. Il ne se peut voir des âmes plus pures ni plus zélées pour observer la loi de Dieu. Je les admire quand je les voi soumis comme des enfans à ceux qui les instruisent. La Mère Marie de saint Joseph vous écrit quelque chose de leurs ferveurs, qui vous donneront un ample sujet de louer l’Autheur de tant de biens et de le prier pour la conversion des Sauvages errans, qui commencent à être touchez et à se vouloir arrêter à l’exemple de leurs compatriotes, qui sont sédentaires depuis leur conversion. Aimez sur tout notre petit séminaire qui loge des âmes très innocentes et nouvellement lavées dans le sang de l’Agneau. Elles prient beaucoup pour vous et pour leurs autres bienfaiteurs, et je ne doute point que vous n’en ressentiez les effets, puisque Dieu se plaît d’exaucer les prières des âmes pures.

J’ai commission de Monsieur le Gouverneur et du R. Père le Jeune de vous envoier une certaine bave qui est comme du coton, afin de faire épreuve en plusieurs façons ce que l’on en pourroit faire. Je croi qu’il la faudra battre et carder pour voir si on la pourroit filer. Cela est plus délié que de la soie et du Castor. Je vous supplie donc de la faire voir à quelqu’un qui ait de l’industrie, et si on la peut façonner et mettre en œuvre, de nous en faire voir des essais. Nous en pourrons affier [fixer planter, cultiver] ici si l’on trouve qu’elle puisse être utile à quelque chose. Adieu, ma très-chère Mère, je ne suis pas tant éloignée de vous d’esprit que de corps. Nous aimons un objet immense dans lequel nous vivons, et dans lequel aussi je vous voi et vous embrasse par l’union qui nous lie en luy, et qui nous y liera, comme j’espère éternellement.

De Québec 2 le 13. Septembre 1640.

L.53 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 3o août 1641.

Ma Révérende et chère Mère : la paix et l’amour de notre tout aimable Jésus. Mon cœur conserve toujours l’amour qu’il a pour ma chère sœur Gillette, de qui nous parlons souvent comme d’une personne dont la mémoire nous est très-chère. Vous m’avez beaucoup consolée de me donner des nouvelles de ma très-chère Sœur Louise Françoise. J’ay bény notre bon Dieu de l’avoir si amoureusement appellée : Je vous prie de l’assurer que je prie et fais prier pour elle afin que Notre Seigneur luy donne la persévérance en ses saintes résolutions. Vive Jésus, ma très chère Sœur; Vive Jésus qui fait tant et tant de miséricordes aux pauvres: Il m’en fait tant, et de si grandes que je ne vous les puis exprimer. Qui suis-je ma très-aimée Sœur, pour avoir été appellée à un employ si saint? Je n’eusse jamais osé avoir seulement la pensée de pouvoir parvenir à pouvoir enseigner nos chers Néophites, et néanmoins notre bon Maître me donne la facilité à le faire en leur langue. Je vous avoue qu’il y a bien des épines à apprendre un langage si contraire au nôtre; Et pourtant on se rit de moy quand je dis qu’il y a de la peine : car on me représente que si la peine étoit si grande, je n’y aurois pas tant de facilité. Mais croyez moy, le désir de parler fait beaucoup : je voudrois faire sortir mon cœur par ma langue pour dire à mes chers Néophites ce qu’il sent de l’amour de Dieu et de Jésus notre bon Maître. Il n’y a point de danger de dire à nos Sauvages ce que l’on pense de Dieu. Je fais quelquefois (28) des colloques à haute voix en leur présence, et ils font de même. O si la simplicité règnoit dans tous les cœurs, comme elle règne en ceux de nos nouveaux Chrétiens, il ne se verroit rien dans le monde de plus ravissant. Ils disent leurs péchez tout haut avec une candeur nonpareille, et ils en reçoivent le châtiment avec une admirable soumission. Je parlois hier à un qui s’étoit tant oublié que de suivre des païens à la chasse. M’ayant rendu visite à son retour je luy dis : hé bien, feras-tu encore les malices que tu as faites jusqu’à présent? Ne quitteras-tu point la païenne avec laquelle tu as fait alliance ? Aime-tu Dieu ? Crois-tu en luy? Veus-tu obéir? O s’en est fait, me dit-il, j’aime Dieu, et l’aime tout à bon, la résolution en est prise, je veux désormais luy obéir : je croy en luy, et pour le mieux faire je quitte cette femme et me viens retirer avec les Chrétiens sédentaires : Je suis extrêmement triste d’avoir fâché celuy qui a tout fait. Après que je luy eus fait la réprimende, je le consolay sur la résolution qu’il avoit prise, et qui étoit sans fiction, car il parloit de ses péchez tout haut et devant un autre Sauvage, et il recevoit les réprimendes que je luy en faisois avec tant d’humilité, qu’il n’y a personne qui n’en eût été touché. Il faut vous avouer, ma chère Sœur que ces dispositions sont aimables.

Il y a des temps ausquels les Sauvages meurent presque de faim (2), ils font quelquefois trois ou quatre lieues pour trouver de méchantes meures (3) de haliers, et de méchantes racines que nous aurions de la peine à souffrir dans la bouche. Nous sommes si affligées de les voir ainsi affamez, qu’à peine osons nous les regarder. Jugez s’il est possible de ne se pas dépouiller de tout en ces rencontres. Ils veulent par fois reconnoitre le bien qu’on leur fait quand ils reviennent de leur chasse, par quelque morceau de boucan que nous prenons pour les contenter, car nous ne sçaurions seulement en souffrir l’odeur; eux le mangent tout crû avec un plaisir incroyable. Offrez tous leurs besoins et tous ceux de ces contrées à notre bon Maître dont je vous souhaitte toutes les bénédictions en reconnoissance du bien que vous faites A notre petit Séminaire. Je vous embrasse et suis en luy de tout mon cœur, Vôtre. De Québec, le 30. Aoust 1641.

L.65 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642.

Ma Révérende, très-chère, et très honorée Mère. Si j’ay cherché de la joie à l’arrivée des vaisseaux, ç’a été en ce qui me pouvoit donner de vos nouvelles et de toutes mes chères Mères. J’en ai reçu à ma grande consolation tant par la lettre dont il vous a plu de m’honorer, que de vive voix par le Révérend Père le Jeune qui a eu la consolation de vous voir, et que notre Seigneur nous a rendu au grand contentement de tout le pais. Il ne se peut lasser de parler de votre chère Communauté, ni de l’estime qu’il fait de votre vertu en particulier. Mais ce n’est pas ici le lieu de parler des nouvelles de France, il faut vous entretenir de celles de Canada.

Tous les sujets du Séminaire vous sont acquis en la façon que Dieu le connoît. Nos cœurs, nos prières et nos vœux sont à vous, sans excepter nos petits travaux. Nos petites Séminaristes ne vous aiment pas moins que nous; ce sont vos créatures que vous aimez; pourquoi n’auroient elles pas pour vous un retour d’affection et de reconnoissance. Nous en avons eu cette année au dessus de nos forces, mais notre bon Maître nous a fait la grâce de subsister, sans parler du secours que nous avons donné aux Sauvages sédentaires, qui ont passé l’hiver proche de nous, et qui faisoient leurs traisnes en une hauteur suffisante de la nège. Nous avons eu encore un grand nombre de passagers qui étoient presque continuellement à notre grille pour demander, tant la nourriture spirituelle que celle du corps. La providence du Père céleste a pourveu à tout, en sorte que la chaudière étoit toujours sur le feu, pendant que l’une se vidoit, l’autre s’apprêtoit.

Les vaisseaux ne furent pas plutôt partis l’année dernière, que l’on nous amena un grand nombre de filles Sauvages pour les disposer au saint baptême dans le Séminaire; où aiant demeuré quelque temps, on en baptisa cinq à la fois en notre petite Chappelle ; Comme elles étoient assez grandes, et capables d&comprendre le grand bien que Dieu leur faisoit par la grâce de la régénération, elles faisoient paroître à leurs visages et encore plus à leurs paroles, que le saint Esprit avoit pris la possession de leurs cœurs, qui jusques alors avoient été la retraite des Démons. Nous y avons encore veu baptiser un grand nombre d’hommes, de femmes et de filles qui faisoient paroître des sentimens si chrétiens, que nos cœurs fondoient de tendresse et de dévotion. Une jeune femme fut tellement transportée dans cette action, qu’aussi-tôt qu’on lui eût versé sur la tête les eaux sacrées, elle se tourna vers les Assistans en s’écriant : Ah ! c’en est fait, je suis lavée. Il y avoit plus des dix-huit mois qu’elle pressoit pour être admise au nombre des enfans de Dieu, c’est ce qui la fit crier si haut avec des tressaillemens de joie nompareils.

Un jeune homme de ceux que nous vîmes baptiser ne voulut jamais partir, quoique tous ses gens le quittassent, qu’il ne fût lavé des eaux du saint baptême. Je l’interrogé assez long-temps sur les mystères de notre sainte Religion et j’étois ravie de l’entendre, et de voir qu’il en avoit plus de connoissance que des milliers de Chrétiens qui font les sçavans : Ce fut pour cela qu’on le nomma Augustin. Durant son séjour à la chasse, il fut contraint de demeurer avec des Payens de sa Nation qui est des plus libertines. Ils lui donnèrent de grands sujets d’exercer sa foy et sa patience : Mais quoi qu’ils lui pussent dire, ils ne l’ébranlèrent jamais, et il ne quitta point sa prière, qui est le point sur lequel on le combattoit. Etant de retour pour la fête de Pâques, je lui demandé comment il s’étoit comporté. Ah ! me dit-il, le Diable m’a grandement tenté. Et que faisois tu pour le chasser? Je tenois répondoit-il en la main le chapelet que tu m’as donné, et faisois le signe de Jésus (c’est le signe de la croix) puis je disois : Aye pitié de moy Jésus, car j’espère en toy; c’est toy qui me détermine, chasse le Diable afin qu’il ne me trompe point. Ainsi ce bon Néophite demeura victorieux de ses ennemis visibles et invisibles. Comme le grand fleuve de saint Laurent a été cette année tout plein de glace, il a servi de pont à nos Sauvages, et ils y marchoient comme sur une belle plaine. Nous eûmes toute la satisfaction possible la veille et le matin du saint jour de Pâques de les voir accourir à perte d’haleine pour se confesser et communier. Comme nous sommes logées sur le bord de l’eau, ils aperçurent quelques-unes de nous et s’écrièrent : dites-nous si c’est aujourd’huy le jour de Pâques, auquel Jésus est resuscité? Avons-nous bien compris notre Massinahigan? C’est un papier où on leur marque les jours et les lunes. Oui, dismes-nous, mais il est tard et vous êtes en danger de ne point entendre la Messe. A ces mots ils commencèrent à courir au haut de la montagne et arrivèrent à l’Église où ils eurent encore le temps de faire leurs dévotions. Ils étoient altérez comme des Cerfs du désir d’entendre la Messe et de recevoir le saint Sacrement, après en avoir été privez près de quatre mois. On les voioit venir par troupes en notre Église pour faire leurs prières et rendre leur première visite au saint Sacrement, et nous prier de les aider à rendre grâces à Dieu de ce qu’il les avoit gardez durant leur chasse, qu’il leur avoit donnée très-bonne.

Un excellent Chrétien nommé Charles dont les Relations parlent avantageusement, fut un des premiers qui arriva la veille de Pâques avec une grande troupe de femmes et de filles pour se disposer à la fête. Après son action de grâces, je luy demandé : Que veux-tu faire de toutes ces femmes et filles? Ho, Ningue, me dit-il, c’est à dire, ma Mère, je les ay toujours gardées durant la chasse, et je n’avois garde de les laisser seules de crainte qu’il ne leur arrivât accident; nous avons toujours prié ensemble, et elles n’ont point eu d’autre cabane que la mienne. Ce bon homme qui mène une vie de saint n’avoit quasi rien rapporté de sa chasse, parce qu’il lui avoit toujours fallu nourrir ses hôtesses durant les trois mois de son absence par un pur zèle de rendre service à Dieu et pour la conservation de leur pureté. Il eut un zèle apostolique pour aller au Sagenay afin d’inviter de nouveau sa Nation à croire en Dieu; à cet effet il me vint trouver et me dire : je te prie de me prêter un Crucifix assez grand, je te le rapporteray, je feray un coffre exprès pour le conserver. Je lui demandé, qu’en veux-tu faire? Je veux, dit-il, aller aider le Père de Quen à convertir ma Nation. D’ailleurs il y a des lieux très-dangereux où il ne sçauroit aller, ce sont des sauts en l’eau où il faut toujours aller à genoux, moy j’y irai pour convertir mes gens, et je ferai ce voiage que le Père ne sçauroit faire sans mourir. Je le loué de son dessein et lui donné mon Crucifix qu’il baisa et caressa avec une très-grande dévotion, puis il sortit aussi-tôt pour aller trouver sa compagnie qui étoit venue ici pour se faire instruire et baptiser. Ce Sauvage devenu Apôtre a enseigné tous ceux de sa Nation, en sorte qu’ils sont capables d’être mis au nombre des enfans de Dieu. Le Père de Quen qui l’avoit attendu à Tadoussac n’aiant pu passer outre, fut ravi du zèle apostolique de ce bon Sauvage, et de voir un si heureux succez de sa prédication, de sorte qu’en peu de temps il en baptisa un grand nombre, réservant à une autre occasion les autres qui ne sont pas sédentaires, pour ne point bazarder le saint baptême qu’après les avoir bien éprouvez.

Le bon Victor qui est un de nos meilleurs Chrétiens, aiant peu de mémoire oublie facilement ses prières : il n’en est pas de même de son intérieur, car il est dans une attention continuelle à Dieu et dans un entretien familier et très-intime avec sa divine Majesté : mais il croit ne rien faire, s’il ne fait comme les autres Chrétiens. Il s’en vient donc à la grille, et à la première de nous qu’il rencontre, il dit : Hélas ! je n’ay point d’esprit, fais moy prier Dieu. Il a la patience de se faire répéter dix ou douze fois une prière et la croiant bien sçavoir il s’en retourne à sa cabane où il n’est pas plutôt arrivé qu’il l’oublie. Il revient 1 à mains jointes, il confesse comme un enfant qu’il n’a point d’esprit, et prie qu’on recommence à l’instruire. Combien pensez-vous que cette ferveur est agréable à des âmes qui désirent la gloire de Dieu et le salut des âmes. Le bon Charles dont j’ay parlé cy-dessus s’accorde des mieux avec celui-cy, car quand il le visite, il lui dit : prions Dieu, mon Frère. Ils se mettent à genoux et récitent trois ou quatre fois le chaplet sans se lever. Je n’avois dessein que de vous parler de nos Séminaristes, mais comme ceux-cy sont passagers et la pluspart du temps à notre grille, il ne m’est pas facile de m’empêcher de parler de leur ferveur, la charité me liant à nos Néophites d’une étrange manière.

Nous avons eu trois grandes Séminaristes, qui ont été cet hiver à la chasse avec leurs parens pour les aider dans le ménage et à aprêter leur pelletrie. Elles s’appellent Anne Marie Uthirdchich, Agnès Chabvekveche, Louise Aretevir. Elles eurent bien de la peine à se résoudre à ce voiage, parce qu’elles devoient être trois mois privées de la sainte Messe et de l’usage des Sacremens; mais leurs parens étant de nos principaux Chrétiens on ne les put refuser. Nous les garnîmes autant que la pauvreté du Canada nous le put permettre, après quoy elles nous quittèrent avec bien des larmes. Leur principal office étoit de règler les prières et les exercices de Chrétien, ce qui passe pour un grand honneur parmi les Sauvages. L’une régloit les prières et les faisoit faire avec une singulière dévotion : la seconde déterminoit les Cantiques spirituels sur les Mystères de notre foy : et la troisième présidoit à l’examen de conscience et faisoit concevoir à l’assemblée l’importance de cet exercice. Mais quoi qu’elles passassent ainsi le temps dans des pratiques de dévotion, elles ne laissèrent pas d’écrire deux fois au R. Père Supérieur de la Mission et à moy en des termes si religieux et si judicieux, que tout le monde admiroit leur esprit : sur tout Monsieur notre Gouverneur m’en parla avec une consolation toute particulière de voir en des filles Sauvages nourries dans les bois et dans les neiges des sentimens de dévotion, et une politesse d’esprit qui ne se trouvent pas bien souvent dans des filles bien élevées de la France. Le sujet de leurs lettres étoit, que se voiant si long-temps privées des Sacremens elles demandoient qu’on leur envoiât du secours pour les retirer de cet ennuy. A leur retour la première visite qu’elles firent fut au très-saint Sacrement, et la seconde à l’Image de la très-sainte Vierge à laquelle comme aussi au petit Jésus Anne Marie avoit cherché les premières fleurs du printemps pour faire des couronnes. En suite elles nous rendirent comte de tous leurs comportemens. Ah ! disoient elles, que la privation de la sainte Messe et des Sacremens nous ont été pénible ! Noël Tekvermatch a qui les deux premières apartiennent, aiant dessein de les retirer auprès de soy, parce qu’elles étoient suffisamment instruites, elles en aprirent les nouvelles, et pour rompre ce dessein, elles prirent la résolution de luy écrire. Elles me vinrent déclarer leur sentiment, et me demandèrent permission d’envoier leurs lettres dont la première étoit conçue en ces termes. Mon Frère, je suis résolue de ne m’en pas aller, c’est une conclusion prise que je veux être Vierge, et que je désire aimer et servir en cette Maison où je suis celuy qui a tout fait. Je désire dis-je, y demeurer toute ma vie, pour instruire des filles de ma Nation. Si je puis une fois sçavoir lire et écrire je les enseigneray plus efficacement à aimer Dieu. Apaise toy, mon Frère, apaise ma Sœur, car je ne veux plus aller chez toy : adieu donc, mon Frère, je te seray servante tant que je vivray, et je priray Dieu pour toy dans la maison des prières. Voicy la seconde lettre. Mon Frère, agréerois tu que je demeurasse pour toujours avec les filles Vierges en cette Maison? car de tout mon cœur je souhaite d’être Vierge comme elles, et c’est une affaire d’importance pour moy que je sois toujours Vierge. Quand je seray plus grande, j’instruiray les filles de ma Nation, et leur enseigneray le droit chemin du Ciel, afin qu’elles puissent un jour après leur mort voir celuy qui a tout fait. Voilà pourquoy j’ay résolu de ne m’en pas retourner chez toy si tu l’agrée, et de demeurer pour toujours dans la maison des prières. Prie pour moy, je priray pour toy tant que je vivray et je te seray servante moy qui suis ta fille Anne Marie. Voilà le stile dans lequel elles expriment leurs sentimens. Le R. Père de Quen voiant ces lettres fut surpris d’une si grande ferveur, les loua et leur donna de belles instructions : il leur conseilla néanmoins de suivre leurs parens, ce qui n’empescheroit pas leurs bons desseins, si Dieu en vouloit l’exécution.

Nous avons dans notre Séminaire des personnes grandes et petites, des filles et des femmes, qu’on nous donne pour plusieurs causes déterminées dans le Conseil des Sauvages. Nous en avons eu deux cet hiver, dont l’une fut ôtée à un Païen, qui l’avoit prise pour femme à l’insçu de ses parens qui sont Chrétiens, quoy qu’elle fût aussi Païenne. Ces bons Néophites qui vouloient qu’elle fût instruite dans la Foy afin de la donner à un Chrétien, ne pouvant souffrir cette injure signifièrent à cet homme, qu’il eût à quitter une autre femme qu’il avoit s’il vouloit épouser leur parente, et de plus qu’il se fît Chrétien. Il promît de le faire, mais comme il n’y a pas de foy dans les infidèles, il manqua à sa parole, ce qui obligea ses Parens de luy ôter cette femme et de nous la donner. Le R. Père de Quen s nous dit qu’elle nous feroit bien de la peine, et qu’il croioit qu’en peu de temps elle romproit la closture, et qu’elle feroit son possible pour retourner avec ce païen qu’elle aimoit. Nous la reçûmes néanmoins avec affection. Elle fût triste deux ou trois jours, puis tout d’un coup elle devint douce comme un enfant : elle désiroit ardemment d’être instruite et de recevoir le saint Baptême. Ses parens ne pouvoient croire un si grand et si subit changement, car elle ne vouloit plus voir son mary qu’en cas qu’il se fît Chrétien, et que ses parens l’agréassent. Néanmoins comme les Sauvages sont changeans, et qu’ils ne se fient pas volontiers les uns aux autres qu’après une longue épreuve de fidélité, ils la retirèrent dans leur cabane. Quelque temps après cette pauvre femme étant allée en quelque lieu, elle fit rencontre de son mary : elle commence à fuir; il court après : elle entre dans la maison d’un François; il y entre avec elle : elle se cache de crainte de luy parler; il proteste qu’il ne sortira point s’il ne luy parle. Il luy parle enfin et n’oublie aucune sorte de flatterie pour luy persuader de retourner avec luy, mais en vain. Il se met en colère, il crie, il menace de tuer tout le monde si l’on ne luy rend sa femme; mais pendant qu’il s’emporte de la sorte, elle fit un petit détour sans qu’il s’en aperçut, et prit sa course vers la cabane de ses parens, et de la sorte elle se délivra des mains de cet importun. Pendant qu’elle étoit ainsi sollicitée elle disoit en son cœur; c’est tout de bon que je veux croire, je veux être baptisée, j’aime l’obéissance.

Elle dit qu’elle aime l’obéissance, parce qu’on luy avoit déffendu de parler à ce Païen ; et ne pas obéir en ces rencontres, c’est un crime parmy nos nouveaux Chrétiens. Elle raconte tout ce qui luy est arrivé, mais on ne la veut pas croire, et on dit constamment qu’elle a volontairement suivi ce Païen, et qu’elle a désobéi au corn-mandement qui luy a été fait. Elle dit qu’elle veut être baptisée, mais quelque protestation qu’elle fasse, on tient conseil comment on puniroit cette faute. Quelques uns disent que pour un exemple perpetuel, il la falloit condamner à la mort, et que si cette faute demeuroit impunie les femmes et les filles imiteroient sa désobéissance. D’autres qui n’étoient pas si fervens répartirent que pour la première fois il y falloit procéder plus doucement. et qu’il suffisoit de la condamner au fouet en public. La conclusion en fut prise et il ne restoit plus qu’à trouver un exécuteur. Le plus zélé de la Compagnie se leva, disant : c’est moy qui le seray. Cependant la pauvre innocente ne dit mot, mais elle pense en son cœur que cette peine confusible sera une disposition pour son Baptême. Voilà toutes les femmes et les filles bien honteuses, car par la Sentence elles devoient toutes assister à l’exécution qui se devoit faire à la porte de l’Église. On ne voulut pas néanmoins exécuter la sentence sans l’avoir communiquée au Père de Quen qui étoit alors dans le confessional fort occupé. Quand il fut en état d’écouter, on lui dit le mal qu’on croioit que cette femme avoit fait et la résolution qui avoit été prise de la punir. Lui sans sçavoir ce qui s’étoit passé ni jusqu’où la chose devoit aller, repartit que ce seroit bien fait, puis il se retira. Voilà donc l’exécuteur qui mène la criminelle à la porte de l’Église, lui commande de poser les mains sur la balustrade du pont, et lui découvre les épaules. Elle sans se plaindre et avec une douceur et affabilité nompareille obéit à tout ce que l’on veut. Alors le fervent Sauvage élève sa voix disant : Ecoutez, écoutez François, sçachez que nous aimons l’obéissance : Voici une de nos filles qui a désobéi, c’est pour cela que nous l’allons punir ainsi que vous punissez vos enfans. Et vous filles et femmes Sauvages, autant vous en arrivera si vous désobéissez. Disant cela il décharge un grand coup de fouet; compte, dit-il à la patiente, et retiens bien. Il disoit cela parce qu’il devoit donner cinq coups. Quand ce fut au troisième, le Père de Quen entendant qu’on ne cessoit point et qu’on y alloit fort rudement sortit et fit faire le holà au zélé exécuteur. La patiente se revêtit avec une grande douceur et tranquillité et alla trouver le Père pour le prier de la baptiser. Mais comme il ignoroit son innocence il la rebuta fort rudement en lui disant : si tu veux que je te croie va-t’en aux Ursulines demain après le Soleil levé et je te baptiserai avec tes compagnes si tu persévères. Nous ne sçavions rien de tout ce qui s’étoit passé, mais le R. Père nous venant voir nous fit le détail de toute l’histoire.

Il faut que je vous avoue, ma très-chère Mère, que je me pensé fâcher contre lui d’avoir laissé fouetter cette pauvre innocente sans arrêter la ferveur inconsidérée des Sauvages, mais enfin comme le tout s’étoit passé innocemment de part et d’autre, il fallut se rire de la simplicité des Sauvages, et demeurer édifiez de la patience de la femme. Elle devança le temps et me vint trouver dès la pointe du jour avec une troupe de filles, me disant qu’elle venoit attendre le Père pour être baptisée. Je lui demandé si tout de bon elle vouloit être au nombre des enfans de Dieu, elle me répond qu’elle n’est venue que pour cela. Mais, lui dis-je, que dis-tu de ce que l’on t’a donné le fouet? En es-tu bien contente? Oui, repart-elle, j’ay voulu souffrir cet affront pour me disposer au baptême, et j’ay enduré en paix puisque Jésus a enduré et payé pour moy. Je vous (36I) confesse, ma très-bonne Mère, que j’étois ravie de l’entendre et de voir de si belles dispositions à la grâce. Je l’instruis, j’envoie quérir le Père, il la baptise, et durant la cérémonie elle fit paroître une modestie qui témoignoit assez que c’étoit sans feintise qu’elle poursuivoit si courageusement.

Je lui fis donner le nom de notre première Mère sainte Angèle estimant que cela lui étoit dû, puisque Dieu l’avoit convertie dans une maison de ses filles. Je luy demandé ensuite ses pensées sur la grande grâce qu’elle venoit de recevoir. Je pensois, dit-elle, au commencement : bientôt je serai lavée, mon âme sera embelie, et celui qui a tout fait m’aura pour fille. Lorsque je fus lavée, je dis en moy-même : Ah ! c’en est fait je suis fille de Dieu; et durant tout le temps de la cérémonie j’avois dans le cœur un plaisir extrême.

Jugez de là, ma chère Mère, du contentement que nous avons de voir tous ces miracles de la bonté de Dieu : Comme l’on baptise souvent des hommes et des femmes dans notre Chappelle nous voions des sentimens si chrétiens dans nos bons Néophites que notre extérieur fait connoître la joie de nos cœurs, ce sont des biens du Paradis qui adoucissent les épines du Canada, et les rendent plus aimables que tous les plaisirs de la terre.

Je vous disois l’an passé combien nos Séminaristes sont ponctuelles à faire leur examen de conscience et à s’accuser charitablement les unes les autres, sans qu’aucune s’offense. Elles continuent ce saint exercice par le moien duquel elles vivent dans une pureté de cœur qui n’est pas croiable. Elles ont encore une inclination très grande à fréquenter les Sacremens de pénitence et de communion, s’y disposant avec jeûnes et pénitences. Il y a peu de jours qu’une veille de communion je fus contrainte de quitter l’office pour leur faire cesser une rude discipline qui dura si longtemps que j’en avois horreur. Quand on leur accorde cette sorte de pénitence, ce qu’on ne fait pas aussi souvent qu’elles voudroient, elles tressaillent de joye, croiant que c’est une grâce singulière qu’on leur fait, alors elles se disciplinent tout à bon. J’admire entre les autres la petite Marie Magdelaine Abatenau, qui âgée seulement de neuf ans, est aussi ardente à ces exercices de pénitence que les plus âgées et les plus robustes.

Notre bonne Huronne pour laquelle nous souffrons maintenant de très-sensibles croix, ainsi que je vous dirai, est celle qui a le plus aidé cette année ses compagnes Huronnes tant par son exemple que par sa grande ferveur. Il ne se peut voir un plus grand zèle pour le salut des âmes que le sien. Deux Hurons aiant demeuré cet hiver en ces quartiers pour se faire instruire et baptiser, étoient souvent chez nous pour être enseignez et pour entendre les bons discours, tant de notre Néophite que de la Mère Marie de saint Joseph qui sçait la langue Huronne. Ils étoient ravis d’entendre l’une et l’autre ne pouvant comprendre comment une personne qui n’a jamais été en leur pais put parler leur langue, et comment leur parente put avoir tant d’esprit, et dire des choses si grandes de Dieu et de notre religion. Ils écoutoient cette jeune fille avec une attention nompareille, et un jour comme l’un d’eux étoit sur le point d’être baptisé, il feignit ne vouloir plus croire en Dieu, et par conséquent qu’il ne lui falloit plus parler de la foy ni du baptême. Alors notre fervente Thérèse (c’est ainsi qu’elle se nomme) commença à s’émouvoir et à lui dire : Comment parle-tu? je voy bien que le Diable a renversé et troublé toutes tes pensées pour te perdre : Sçai-tu bien si tu ne mourras point aujourd’huy, et qu’à l’heure même tu irois en enfer où tu brûlerois avec les Démons qui te feroient souffrir d’horribles tourmens ! Ce bon homme rioit de tout ce qu’elle disoit, ce qui lui faisoit croire que c’étoit par un esprit de mépris qu’il parloit. Cela lui fit redoubler son exhortation pour le combattre; mais n’en pouvant plus, elle nous vint raconter sa peine avec larmes : Ah ! disoit-elle, il est perdu, il a quitté la foy, il ne sera pas baptisé : Il m’a fait tant de peine de le voir parler contre Dieu, que s’il n’y eût eu une grille entre lui et moy, je me serois jettée sur lui pour le battre. Nous fûmes aussi-tôt pour sçavoir la vérité, et si c’étoit tout de bon qu’il parloit, mais nous reconnûmes sa feinte, et il nous témoigna que ce qu’il avoit fait n’étoit que pour éprouver la foy et le zèle de notre bonne Néophite.

Nous fîmes nos exercices spirituels après la fête de Pâques; quand nous les eûmes finis notre Thérèse eut aussi désir de les faire. A cet effet elle se retira sur une montagne qui borne notre clôture; et en partant elle dit à une de ses compagnes : Je m’en vais me cacher comme les filles Vierges; et là je prierai Dieu pour tous les Sauvages et les François et pour vous toutes, afin qu’il vous fasse miséricorde, et pendant tout ce temps je ne parlerai à aucune créature, mais seulement à Dieu. L’autre bien étonnée de cette entreprise et tout ensemble bien édifiée en vint donner avis à ses compagnes, qui toutes ensemble furent trouver notre hermite, et lui dirent qu’elles vouloient être de la partie. Elles la ramenèrent au logis, où elles se firent chacune une petite cellule où elles s’enfermèrent et gardèrent un silence très exact : Elles firent des prières et des oraisons continuelles durant tout le temps de leur retraite, ce qui nous donna bien de la consolation, étant une chose rare que des filles sauvages nées dans une liberté étrange se captivent de la sorte et gardent une solitude volontaire : cependant elles passèrent tout ce temps dans une si grande douceur qu’il les en fallut retirer de force y allant avec trop de zèle et de sévérité.

Nous avons eu cette année les vaisseaux plutôt qu’à l’ordinaire, n’aiant été que deux mois à leur voiage. A leur arrivée nous avons trouvé du rafraîchissement pour nous et pour nos Séminaristes qui en sont si reconnoissantes, qu’elles chantent tous les jours des cantiques de louanges à Dieu et de reconnoissance envers vous devant le très-saint Sacrement. Et cela n’est-il pas bien raisonnable, ma très-chère Mère, puis qu’elles ne sont à Dieu que par le secours de leurs bienfaiteurs. Les Sauvages sont naturellement ingrats, comme nous l’expérimentons en ceux qui ne sont pas encore baptisez, mais pour ceux qui le sont, la grâce dont leurs âmes sont embellies les rend très-reconnoissans, et presque toutes leurs prières et leurs communions se font pour la conservation des personnes de France qui leur font du bien, et qui par leur charité les ont retirées de l’infidélité.

Les vaisseaux étant arrivez, les Hurons se rendirent aux trois Rivières sans avoir fait aucune rencontre des Hiroquois. Le R. Père Isaac Jogues qui avoit fait le voiage avec eux, vint jusqu’à Québec avec cinq Hurons tant Chrétiens que Cathécumènes, trois desquels qui étoient les plus considérables, étoient parens de notre Thérèse, et venoient à dessein de la retirer afin de la pourvoir. Durant tout leur séjour à Québec ils étoient presque toujours ou dans notre chapelle ou à notre grille; l’on eût dit à voir la grande modestie de ces bons Néophites, qu’ils eussent été élevez dez leur enfance parmi des Religieux. Ils nous firent des harangues si chrétiennes que nous étions ravies de les entendre parler; il ne se peut voir des remercimens plus humbles que ceux qu’ils nous faisoient pour les soins que nous avions eu de leur parente depuis deux ans qu’elle demeuroit au Séminaire. Ils tenoient pour miracle de la voir lire et écrire, ce qu’ils n’avoient encore jamais veu parmi eux; ils la voioient adroite comme une Françoise, ils l’entendoient parler de deux ou trois sortes de langues, et ils croioient déjà qu’elle seroit l’exemple de leur Nation et la Maîtresse des filles et des femmes Huronnes : Nous les pourvûmes de tout ce qui étoit nécessaire à son mariage par le moien de nos amis, ensuite de quoi il fallut la rendre. Je ne sçay en qui il y a eu le plus de répugnance et de douleur, en elle de nous quitter, ou en nous de la perdre : Mais enfin l’exhortation que lui fit le Père Jogues touchant l’obéissance qu’elle devoit à ses parens la fit résoudre. La peine que nous avions à la laisser aller étoit fondée sur la crainte de ce qui lui est arrivé. Mais enfin il fallut se vaincre de part et d’autre; on l’embarque, et le R. Père Jogues qui accompagnoit la flotte des Hurons, la mit pour une plus grande seureté dans un de ses canots où il y avoit trois de ses domestiques. Ils ne furent pas quinze lieues avant dans le fleuve qu’ils firent rencontre des Hiroquois qui les attendoient au passage très-bien armez. Ces barbares attaquent nos pauvres Hurons qui s’accordent de se battre à terre. Les voilà aux mains, mais enfin les Hiroquois mettent les Hurons en fuite. Le R. Père Jogues fut pris avec deux braves François et quatre de nos principaux Chrétiens parens de notre Thérèse, qui fut liée avec un sien cousin âgé seulement de quinze ans. Ils furent emmenez avec plusieurs tant Cathécumènes que Païens, jusqu’au nombre de vingt-huit, qui expérimenteront, s’ils ne l’ont déjà fait, la tyrannie de ces barbares, si la bonté de Dieu ne les retient. Jugez de grâce, ma très-chère Mère, quelle douleur nous a causé cette triste nouvelle. Le Canada n’avoit point encore veu un pareil accident depuis qu’on y prêche le saint Evangile. L’on dit pourtant qu’ils ne tueront pas notre captive, mais qu’ils la marieront à quelqu’un des leurs. Si Dieu conservoit le Révérend Père et nos Chrétiens, on croit que ce seroit une ouverture à la lumière de l’Evangile dans ce pais infidelle, mais selon les apparences humaines ils sont à présent tous massacrez, et nous avons prié pour les Chrétiens comme s’ils étoient morts. Au même temps un autre parti Hiroquois prit une compagnie de Hurons, qui venoient faire leur traite proche de Mont-Réal, tellement que ces barbares commandent la Rivière de toutes parts.

Lorsque les Hurons furent défaits, Monsieur notre Gouverneur étoit aux trois Rivières attendant un vent favorable pour aller construire un fort sur la rivière des Hiroquois par la libéralité de Monseigneur le Cardinal. Il avoit voulu faire attendre les Hurons afin de leur faire escorte; mais ces bonnes gens qui ne craignent les dangers que quand ils voient l’ennemy le remercièrent; et juste(365)ment ils furent pris proche le lieu destiné à la construction du fort. Monsieur le Gouverneur apprit ces tristes nouvelles lorsqu’il alloit partir, mais le mal étoit sans remède, car ces Barbares s’enfuirent, et furent quérir de nouvelles forces emportant leur butin, qui étoit de valeur de huit mille livres. Ces barbares ne sçachant point que l’on vouloit borner leur rivière, firent un fort à une lieue de là afin d’avoir le chemain libre. Une troupe de trois cens hommes se débanda pour fondre sur les François et sur les Sauvages qu’ils pourroient rencontrer. Cependant Monsieur le Gouverneur faisoit puissamment travailler à son fort, de sorte que les Hiroquois trouvant dans leur chemin ce qu’ils n’attendoient pas, et ce qu’ils n’y avoient pas veu quelques jours auparavant, furent extrêmement surpris. Néanmoins comme ils sont vaillans, et que la mémoire de leur victoire encore toute récente leur enfloit le cœur, ils attaquèrent le fort jusqu’à vouloir mettre le pied dedans. La mêlée fut grande, et il y eut bien des coups de part et d’autre : les ennemis étoient dans leurs barques d’où ils vouloient tout ravager, prenant la commodité des meurtrières du fort pour tirer sur les François. Ces gens qui pensoient rencontrer des fuiarts comme les Hurons et les Algonquins firent les vaillans au commencement, mais par la bonne conduite de Monsieur notre Gouverneur, ils furent mis en déroute avec une telle épouvante, qu’on a trouvé une partie de leurs armes qu’ils avoient jetté çà et là afin de fuir plus légèrement. Il y a eu quantité de leurs gens tuez et blessez, comme on a remarqué dans la poursuite qu’on en a faite, les chemins étant pleins de sang, et des écorces où ils portent leurs morts et leurs blessez. Du costé des François il y a seulement un homme tué et quatre blessez. Les armes de ces Barbares sont flêches, massues et fusils. Ils avoient justement trouvé dans la capture qu’ils firent des Hurons tout ce qui leur falloit pour nous faire la guerre, outre ce qu’ils avoient eu des traîtres Hollandois. Jamais ils n’avoient osé attaquer les François dans leurs forts, et sans la rencontre de celui-cy, on dit qu’ils se seroient jettez sur celuy de Mont-Réal et sur les trois Rivières. Si Monsieur notre Gouverneur n’eût été sur le lieu tout étoit perdu, car il n’y fût resté que trente ou quarante hommes qui n’eussent peut-être pas été des plus soigneux : sa présence a tout mis à couvert, car il avoit trois barques bien équipées avec son Brigantin et environ cent hommes d’armes. L’on a trouvé proche de ce fort à qui l’on a donné le nom de Richelieu, une place où ces Barbares ont fait brûler des hommes, mais on ne sçait si ce sont de nos captifs ou d’autres. On a trouvé au même lieu douze têtes peintes en rouge qui est une marque que ceux-là seront brûlez, six autres peintes en noir, qui est un indice que ceux-cy ne sont pas encore condamnez, et une seule élevée au dessus des autres, qu’on croit être celle du bon Eustache grand Capitaine Huron, qui avoit été baptisé depuis peu de temps, et qui avoit fait merveille pour soutenir notre sainte Foy. C’étoit le plus grand ennemi des Hiroquois, et qui remportoit souvent des victoires sur eux. Lorsqu’il fut pris, ils firent un cri de joye épouventable : quoiqu’il se laissât prendre volontairement afin de mourir avec le R. Père Jogues, et avec les François qui l’accompagnoient; car comme on luy disoit : tu te peux sauver, non, dit-il, je n’ay garde je veux mourir avec les François. La haine de ces Barbares est trop grande contre luy pour l’épargner, et il ne faut pas douter qu’ils ne le fassent mourir d’une mort horrible.

Notre Thérèse non plus que son Cousin n’étoit point peinte comme les autres; c’est une marque qu’ils ne sont plus liez, et qu’ils la garderont libre parmi eux. Pour le reste des vingt-sept on croit qu’ils ont été brûlez; l’on n’en recevra des nouvelles certaines que par quelques fugitifs : car tout ce que je viens de dire nous a été rapporté par quatre femmes qui se sont sauvées d’un grand nombre d’Algonguins qui furent pris l’hiver dernier par les Hiroquois. Ils tuèrent tous les hommes et réservèrent environ vingt femmes pour remplacer un pareil nombre des leurs, que les Algonguins avoient fait mourir peu de temps auparavant. Celles-cy s’étant sauvées, celles qui restent peuvent bien trembler, car on croit qu’ils les feront brûler, comme ils firent brûler leurs maris et leurs enfans en leur présence.

Vous verrez par la relation combien les diables sont enragez de voir le progrez du Christianisme ici et aux Hurons. C’est pour cela qu’ils font révolter ceux qui ne sont pas Chrétiens contre ceux qui le sont. Ces bons Néophites présentent généreusement leurs têtes et celles de leurs enfans sous la hache pour le soutien de la Foy. Dieu leur donne tant de courage qu’ils ne font point d’état de la vie, quand il faut soutenir le parti de Jésus-Christ, pour lequel ils sont outrageusement persécutez. Il y a peu que les démons déclaroient leur rage tout haut par la bouche des Payens qu’ils possèdent, et ils avoient en quelque façon prédit le massacre qu’ils viennent de faire des Hurons par les mains des Hiroquois. Mais quoy qu’ils fassent, ils sont contraints de cèder la place au Roy légitime des Nations, dont le Royaume croît d’une telle manière que nous en sommes consolées. Remerciez-le des grâces qu’il nous fait. Priez-le pour nos bons Néophites, et particulièrement pour nos captifs et pour moy qui vous suis en luy une servante toute acquise. De Québec le 29. Septembre 1642.

L.80 De Québec, à son Fils, 26 août 1644.

Jhésus, Maria, Joseph

Mon très cher et bien-aymé Fils, La vostre m’a apporté une consolation que je ne vous puis exprimer. J’entend vos deux lettres que j’ay reçeue du mois de juillet, les vaisseaux estant arrivez plutost qu’à l’ordinaire qui nous ont rendus les Rds PP. Quentin et Jogues, lequel par une providence de Dieu très particulière a esté enlevé des hollandois qui habitent aux costes de ce pays des hiroquois dont je vous parlay l’an passé, et l’embarquant dans un vaisseau l’envoyèrent en France, ce qui leur avoit esté estroitement commandé de la Reine. Ainsy Dieu nous l’a rendu un vray martir vivant qui porte en son corps les livrées de Jésus-Christ. Cette arrivée nous a apporté la joye que vous pouvez juger. Le pauvre Père devoit estre bruslé en s’en retournant dans son village si les hollandois qui en furent advertis ne se fussent dépeschez de faire leur coup. Il m’a raconté les conduites de Dieu très particulièrement sur luy pendant sa captivité. Il y a des milliers de martyrs qui sont morts à moindres frais. Imaginez-vous les choses les plus ignominieuses qu’on peut faire souffrir à une personne chaste, il les a souffertes. Je ne sçay si les relations en ont fait ou feront mention. Je vay seulement vous dire une circonstance de ses travaux.

Après des bastonnades espouvantables qui le firent ressembler à un monstre qu’on laissa pour mort, après luy avoir couppé deux doigtz et bruslez et mordu les autres, on le promena nud de village en village, de théâtre en théâtre. Dedans une grande assemblée, on le pendit en l’air par les deux gros des bras à deux grands pieux fort eslevés avec des cordes d’osier si serrées qu’il ne se pouvoit davantage. Il fut si longtemps en ce tourment qu’il luy fut plus grand et plus sensible que tous les autres par la pesanteur de son corps avec ses liens si serrez. On le resserra de nouveau quand on vit que cela augmentoit son tourment. Un barbare d’un autre village fort esloigné ne peut souffrir cela et pa(r) une compassion naturelle le deslia, lorsqu’il estoit presque mort. Voyez ce que Dieu fit à cet homme pour récompense. Après tous les tourments du Père, les hiroquois le donnèrent à une famille qui en prist soin et eut de l’affection pour luy (c’est-à-dire qu’ilz ne luy faisoient point de mal) et luy permettoient de prier Dieu. (Ilz appellent cela Magie et un françois qui accompagnoit le Père a esté martir pour cela). Donc ces gens menoient le Père partout où ilz alloient, et par ce moyen, il baptisoit tous les enfans malades et les grands aussy, ainsy, il envoyoit beaucoup d’âmes dans le ciel. Faisant voyage il passa par le village de cet homme qui l’avoit délié, et sans penser à luy, il entra dans sa cabane pour voir à son ordinaire s’il n’y avoit point quelque bien à faire. En sortant, ce pauvre homme estoit dans un coin qui l’appella et luy dit : « Et quoy, mon frère, aurois-tu point pitié de moy, ne sçay-tu pas que je t’ay sauvé la vie, te desliant de ton tourment? Je m’en vais mourir, ayde-moy. » Le Père demeurant aussy estonné que joyeux, l’instruit, le baptise et il meurt tout aussytost, et ainsy il eu le ciel pour sa naturelle compassion et pour la vie corporelle qu’il avoit donné au Père, il mérita pour son âme la vie éternelle. Est-ce pas là une admirable Providence? Il a trouvé nombre d’occasions impréveues qui luy ont fait envoyer au ciel nombre d’âmes. Il est dans une humilité admirable laquelle fait voir sa grande sainteté. Et mesme durant qu’il estoit captif, sa grande modestie tenoit les barbares en admiration et le croyoient plus homme.

Pour response à ce que vous désirez sçavoir touchant le pais, je vous diray, mon très cher fils, qu’il y a des maisons de pierres, de bois et d’écorces. La nostre est toute de pierres, elle a 92 pieds de longueur et 28 de large : c’est la plus belle et grande qui soit en Canada pour la façon d’y bastir. En cela est comprise l’église qui a sa longueur dans la largeur de la maison et de largeur a 17 piedz. Vous penserez peut-estre que cela est petit, mais le froid trop grand ne permet pas qu’on fasse un lieu vaste. Il y a des temps que les prestres sont en danger d’avoir les mains et les oreilles gelées. Nostre Choeur, le séminaire et nostre logement sont, dis-je, compris en 92 pieds de long et 28 de large. Le fort est de pierres et les maisons qui en despendent. Celles des Rds PP., de Madame nostre Fondatrice, des Mères hospitalières et des sauvages sédentaires, de pierres. Celles des habitants, de colombage pierrotté; 2 ou 3 estant aussy de pierres pures. Partie des sauvages ont leurs maisons portatives d’écorces d’arbres de bouleau, qu’ilz dressent bien proprement avec des perches. Au commencement, nous en avions une de mesme pour faire nostre classe. Ne pensez pas que nos maisons soient de pierres de taille, non il n’y a que les encoignures. C’est une sorte de pierre comme espèce de marbre presque noir qui se tire par coupeaux assez bien fait, mieux que le moilon de France. Ces encoignures sont très belles, mais cela couste à tailler à cause de la dureté. Un homme couste 3o sols par jour et le nourrissons festes et dimanches et mauvais temps. Nous faisons venir nos ouvriers de France que nous louons pour trois ans ou plus. Nous en avons dix qui font toutes nos affaires, excepté que les habitans nous fournissent la chaux, sable et brique. Nostre maison a 3 estages. Nous avons nos cellules en celuy du milieu, faittes comme celles de France. Nostre cheminée est au bout du dortoir pour eschauffer le courroir et les celles dont les séparations ne sont que de bois de pin. L’on n’y pourroit eschauffé autrement, car ne croyez-pas qu’on puisse estre longtemps en sa celle l’hiver sans se chauffer. Ce seroit un grand excez d’y demeurer une heure, encore faut-il avoir les mains cachées et estre bien couvert. Hors les observances, la demeure ordinaire pour lire, escrire et estudier est de nécessité auprès du feu, ce qui est une incommodité et assujettissement extrême, particulièrement à moy, qui ne me chauffois jamais en France. Nos couches sont de bois qui se ferment comme une ormoire; quoy qu’on les double de couvertes ou de serge, à peine y peut-on eschauffer. L’hiver, nos sauvages quittent leurs maisons de pierres et vont se cabaner dans les bois où il ne fait pas tant de froid. L’on met 5 ou 6 busches à la fois, car on ne brusle que du gros bois, et avec cela, on se chauffe d’un costé et de l’autre, on meurt de froid. A 4 cheminées, nous bruslons l’année, de laquelle l’hiver dure 6 mois 175 cordes de boix. Quoy que le froid soit si grand, nous tenons tout l’hiver le chœur, mais on y souffre un peu. Nostre closture n’est pas de pierres, mais seulement de grands pieux d’arbres entiers de 10 pieds de haut accommodez avec de la charpente; le pays ny nostre pauvreté ne peut encore permettre de sy grands frais. Enfin les clostures d’icy sont toutes moindres, excepté celle du fort, encore y a-il plus de 6 ans qu’il est commencé et n’est pas achevé, aussy il [est] si grand. Les couvertures des maisons sont de planches doubles ou de bardeau et planche au-dessous.

Les sauvages sont habillez. Il ont l’esté une grande peau d’orignac, carrée comme une couverture et grande comme une peau de bœuf, qu’il mettent sur leurs espaules. Ils l’attachent avec de petites corroyes, en sorte que leurs bras sortent des deux costés, qui demeurent nuds. Ils n’ont que cela et un brayer, pieds et teste nus. Chez eux, à la campagne, et quand ils se battent contre leurs ennemis, ils sont nuds comme la main, excepté le brayer qui les cachent assez modestement; ils ont la peau quasi minime à cause du soleil et des graisses dont ils s’oignent par tout la plus part, et leur visage est matachié de rayes rouges et bleues. L’hiver, ils ont pour robes des couvertes de lits accommodées comme les susdites et des manches de mesme et des chausses de cuir ou des couvertes usées qui leur vont jusqu’à la ceinture. Ils ont une robe de castor avec son poil en guise de manteau. Ceux qui se couvrent la teste, ils traittent des bonnets de nuict rouges au magazin. Ils ont aussy quelques fois des capots ou tapabors /23; ils ont des robes; quand les Pères oublient, nous, nous leur en donnons. Voillà pour ceux qui sont bien habillez; mais il y en a qui sont presque nuds en tout temps par pauvreté. Quant aux femmes, elles sont fort modestement accommodées; elles ont toujours des ceintures (car les hommes n’en ont quasi jamais et leurs robes vont au gré du vent); leurs robes vont jusque à my-jambes et en haud, jusque au haut du col, presque toujours les bras et teste couvertes d’un bonnet de nuict d’homme, rouge, ou d’un tapabor ou capot, leurs cheveux abattus sur le visage et liez par derrière. Elles sont fort modestes et pudiques. Nous faisons de petites simarres à nos séminaristes et les coiffons à la françoise.

On ne pourroit quasi distinguer un homme d’avec une femme sinon par cet accommodement de robbe, car leur visage est semblable. Leurs souliers sont de peau d’orignac qui est comme du buffle. Ils froncent cela par le bout. Une pièce quarrée qu’ils mettent au talon. Ils passent dedans une petite courroye comme à une bourse. Voillà leurs souliers fait. Les François n’en portent point d’autres l’hiver, d’autant qu’on ne peut sortir qu’avec des raquettes sous les pieds pour marcher sur la neige, on ne s’y peut servir de souliers françois. Nous autres, nous n’avons que faire de cela. Voillà ce que vous désirez sçavoir pour ce point.

Si nostre communauté est grande? Elle l’est assez pour le présent. Nous sommes huict Sœurs de chœur et une converse. Il y en a quatre de chœur de nostre maison de Tours et 4 de la Congrégation de Paris; la converse est de Dieppe. Je vous parleray ailleurs de cela. Les Mères de l’hôpital ne sont que 5 de chœur et une converse /24.

Si nos Sauvages sont si parfaits comme je vous le dis? En matière de mœurs, il n’y a pas la politesse françoise : je veux dire en ce qui regarde un compliment et façon d’agir des François. On ne s’est pas estudié à cela, mais à leur bien enseigner les commandemens de Dieu et de i'Église, tous les points de nostre foy, toutes les prières, à bien faire l’examen et toutes autres actions de religion. Un Sauvage se confesse aussy bien qu’un religieux et religieuse, naïfs au possible, qui font cas des plus petites choses, et lorsqu’ils sont tombez, ils font des pénitences publiques avec une grande humilité. En voicv un exemple. Les Sauvages n’ont point d’autre boisson que du bouillon de leur chaudière à sagamité, soit de chair ou de bled d’Inde, ou d’os bouillis ou d’eau. Les François leur ayant fait gouster de l’eau-de-vie ou du vin, il le trouve fort à leur goust, mais il ne leur en faut 5 qu’une fois pour Ies rendre comme fols et furieux. La cause de cecy est qu’ils ne mangent que choses douces et jamais de salures. Cette boisson les tue; c’est ce qui a obligé M. nostre Gouverneur à faire défense, sur peine de grosses amandes aux françois de leur en donner ou traitter. Néantmoins, à l’arrivée des vaisseaux il n’est pas possible d’empescher les mathelots de leur en traitter à cachette. Les anciens sauvages et les jeunes de leurs familles ne font point cela, ny ceux qui sont bons chrestiens, mais seulement la jeunesse. Il est arrivé cette année que quelques-uns se sont enyvrez. Les anciens avec les Pères de cette mission les ont condamnez à certain nombre de peaux de castor, pour estre employer à achepter de quoy parer la chapelle, en outre, d’estre 3 jours sans entrer dans l’église et aller 2 fois de jour, faire les prières à la porte, les inocens aussy bien que les coupables affin de leur ayder à obtenir miséricorde et appaiser celuy qui a tout fait. D’autres font une confession publique dans l’église des françois et disent leurs faultes tout haut; d’autres jeûnent 3 jours au pain et à l’eau. Comme ils font peu tels excès, aussy ces pénitences sont rares.

Il en (va) des Sauvages comme des françois, il y en a de plus ou de moins dévots les uns que les autres, mais, universellement parlant, ils sont plus dévots que les françois. On ne les met pas pourtant en la bourgade des françois, crainte qu’ils n’en imitent d’aucuns, quoy qu’ils soient assez sages dans ce pais, mais les sauvages ne sont pas capable de la liberté françoise quoyqu’honeste.

Madame nostre fondatrice qui est zélée au dernier point, a esté cette année visiter la mission de Tadusac, à 35 lieues d’icy, où les chrestiens mennent une vie très exemplaire. Plusieurs ont encore esté baptisés. Là se sont trouvez quantité de sauvages que les nostres ont trouvez bien loin dans les bois, instruicts et rendus capables du saint baptesme. Cette bonne dame estoit ravie de voir de si grandes ferveurs en des personnes qui de père en fils avoient esté nourris dans la brutalité. Ils estoient veneus tout exprès pour se faire baptiser. Les françois qui estoient là (car c’est où aborde et mouille la flotte de france qui nous apporte toutes les nécessités pour le pais) pleuroient de joye de voir des loups devenus agneaux et des bestes enfans de Dieu. Les pères excitent leurs enfans et les enfans leurs pères à qui aura le plus de ferveur. Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquamment discourir à nostre grille de ce qui leur presse le cœur. Voicy un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les hiroquois, me vient voir et me tient ce language : « Ma Mère, voillà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemys. S’ils nous tuent, il n’importe; aussy bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et mesme de prendre et tuer nos amys les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas a cause qu’il nous tuent mais qu’ils tuent nos amys. Prie pour nous car nous avons offensé Dieu et il nous châtie. La jeunesse n’est pas sage. Je leur dis : Vous fâchez Dieu et Il nous chastie, corrigez-vous et il s’appaisera. Un tel N. (c’estoit un qui avoit fait une faute contre les mœurs) a fait encore une telle faute. J’ay prié le grand capitaine des françois et le Père Supérieur de le bannir d’avec nous, parce qu’il y attire le diable. C’est d’où nous viennent nos malheurs. Ils m’ont dit : Attend jusqu’au printemps et il se corrigera. Ils sont trop bons d’avoir attendu car il ne s’est point corrigé. Priez toutes pour nous car nous ne sçavons ce qui nous arrivera à cause de nos offenses. » C’est un vray sainct et celuy qui a esté le deuxiesme baptisé de tous les Sauvages. Il est irrépréhensible. Dans une harangue publique qu’il fit à ses gens dans l’église où le Rd Père De Quen avoit fait quelques remontrances à la jeunesse, ce bon homme eslevant la voix fist une confession généralle tout haut (le Père ne sçavoit pas ce qu’il vouloit faire) et dit toutes les fautes qu’il avoit commises depuis 7 ou 8 ans qu’il est chrestien, adjoutant : « Mes frères, c’est moy qui ay attiré tous les malheurs qui nous arrivent. Vous voyez mes méconnoissances aux grâces de Dieu, veu les fautes que j’ay commises depuis que je suis son enfant. Mais, mais il est bon. Prenez courage, ne vous désespérez pas. Si nous le servons il nous fera miséricorde... », et plusieurs autres choses fort touchantes.

Une bonne femme estant veneue à nostre grille pria la Mère Marie de St-Joseph de l’instruire sur le St-Sacrement, car disoit-elle, il y a longtemps que je ne me suis trouvée aux prières publiques, et à mesure qu’on luy disoit quelque chose, elle répliquoit : « Voillà tout juste ce qu’on m’avoit enseigné et ce que j’avois oublié; tu m’obliges de m’en faire ressouvenir. » Et ensuite elle dist : « Dieu me fait beaucoup de grâces : autrefois, la mort de mes enfants m’affligeoit en sorte que quoy que ce fust ne me pouvoit consoler, mais maintenant, mon esprit est si convaincu de la sagesse et bonté de Dieu que quand il me les osteroit tous, je n’en seroit pas triste. Je pense en moy-mesme : si une plus longue vie estoit nécessaire à mon enfant pour mieux faire son salut, celuy qui a tout fait ne la luy refuseroit pas, veu qu’il est si bon et que rien ne luy est impossible, mais ° puisqu’il l’appelle à soy, il faut donc dire que comme il sçait tout, il voit que peut-estre il cesseroit de croire en luy et qu’il feroit des péchez qui le précipiteroient en enfer. Je luy dis pour lors : Détermine de moy, toy qui as tout fait, et de tous mes enfans aussy. Quand tu m’esprouverois par toutes les manières possibles, je ne cesseray jamais de croire en toy, de t’a,ymer et t’obéir; je veux ce que tu veux. Et après, je dis à mes enfants que je voys mourir : Va, mon enfant, va voir au ciel celuy qui a tout fait. Quand tu y sera pris-le pour moy affin que j’y aille aussy. Quand tu seras mort, je feray des prières pour ton âme affin que bientost tu sorte du purgatoire. » Cette bonne femme me veint une fois dire une longue oraison qu’elle avoit composée pour les guerriers. Elle m’attendrissoit des parolles pressantes qu’elle disoit à Dieu. Elle se nomme Louise. Il semble que Dieu se plaise à luy oster ses enfants l’un après l’autre depuis son baptesme.

Dans ce peu, vous voyez les sentimens 1 ° de nos bons chrestiens. Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fust pas béniste, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines non pareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau.

Je vous ay mandé dans ma précédente que la foy prend de profondes racines dans les nations du nort et aux hurons. Je viens d’en recevoir des nouvelles du R. P. Chaumonot que vous avez veu à Paris avec le Père Poncet. Voillà ce qu’il dit : « on a basty en 5 principaux bourgs des Hurons des chapelles où il y a toujours de nos Pères. Si ces 2 hivers prochains les conversions continuent comme ces 2 précédentes, nous espérons que les chrestiens deviendront les plus forts en ces 5 bourgs et en peu de temps, ils attireront après soy, non seulement tous les concitoyens, mais encore tout le reste du pays et voire tout le pays des hurons. »

Je vous ay dit dans ma précédente comme les hiroquois ont pris un de nos Rds Pères et plusieurs chrestiens tant françois que sauvages desquels 5 ont esté tuez et 2 bruslez tout vifs. C’est peu de chose que la vie, mais la cruauté que ces barbares exercent sur les patians est horrible. Comme l’esprit s’affoiblit quelque fois, on craint pour nos pauvres chrestiens un désespoir car il n’y a là personne pour les consoler et encourager. Au nom de Dieu, recommandez-les à tous mes Rds Pères de vostre Ste maison. 300 Sauvages fugitifs se sont réfugiez proche nostre petite maison, cet hiver. Ils estoient instruicts en nostre chapelle excepté ceux qui n’avoient pas encore la disposition d’entendre parler de Dieu. Hors cette première instruction, les femmes et filles venoient dans nostre classe et les hommes à nostre parloir auquels après la réfection spirituelle, nous taschions de leur donner celle du corps. Mr nostre Gouverneur leur fist de grandes charités durant ce temps-là. C’est le plus charitable qu’on puisse voir : tous ces pauvres gens avoient pensé mourir de faim (33). Ces réfections corporelles que nous leur faisons sont des apas qui les attirent et aprivoisent beaucoup, mais nostre nécessité et pauvreté ne nous permet pas de faire ce que nous voudrions. C’est [ce] qui me contraint de demander l’aumosne en France chez nos amys, non pour nous, mais pour les pauvres Sauvages ou plutost pour Jésus-Christ. L’on a descouvert des nations sédentaires qui ayant ouy parler de Dieu et veu faire des actes de religion à des chrestiens qu’ils ont veu en leur pais font de mesme et souhaittent les ouvriers de l’Evangille. Mais les passages qui sont fermez par les ennemys de Dieu les retiennent. Néanmoins 3 se sont hasardez d’aller aux hurons pour de là aller plus haud, car ces nations sont encore 300 lieues par delà. Or il y a 500 lieues d’icy aux hurons, mais si le passage estoit libre, le chemain seroit plus court de la moitié.

Ne vous lassez point de vous tenir aux pieds du Roy de toutes les nations. Il est mort pour tous et tous ne vivent pas encore. Hélas ! mon très cher fils, si j’estois digne de courir partout pour tascher de luy gagner quelque âme, mon cœur seroit satisfait. Cela n’est-il pas sensible de voir les démons tenir un empire si absolu sur tous les peuples? Allons ensemble en esprit et taschons d’en rendre quelqu’un à nostre bon Maître. Vous ferez autant en vostre solitude que si vous y estiez actuellement employé. Le Père éternel a fait voir à une personne que si elle luy demande par le cœur de son Fils, il luy donnera tout ce qu’elle voudra; demandons-luy des âmes pour l’amplification de son royaume. Je vous en conjure, soyons jaloux de que son ennemy les possède. C’est luy qui anime les hiroquois qui, pour le présent, sont le plus grand empeschement de sa gloire en ce pais, excepté mes malices; mais pour ce point, trouvez-moy des amys envers Dieu, je vous en supplie, surtout de mes Rds Pères que je salue avec humilité. Je leur demande leur sainte bénédiction et participation à leurs saints Sacrifices et saintes prières. Je ne suis pas digne de leur apartenir de si près, ny d’avoir une partie de moy-mesme parmy eux.

Pour vous, je ne vous quitte point auprès de Dieu. Demeurons donc en ce vaste océan, et y vivons ça-bas en attendant l’éternité que nous nous y verrons réellement. Adieu.

Des Ursulines de Québec, le 26. d’Aoust 1644.

L.97 De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.

Mon très-cher, et bien-aimé Fils. Je prie le Roi des Saints d’être l’unique objet de votre amour pour le temps et pour l’éternité. Le désir que j’ai que vous priiez, et que vous excitiez les gens de bien à prier pour cette nouvelle Église, me porte à vous faire un petit récit des bénédictions que Dieu continue de verser sur nos Sauvages. Cela vous excitera sans doute de nouveau à louer leur Bienfaiteur, et à lui demander pour les uns la persévérance, et pour les autres la grâce d’une parfaite conversion. Il y a apparence que cela n’est pas bien éloigné, puis que nous volons ici tous les jours à notre grande consolation, de nouvelles Nations attirées par les nouvelles de la paix, qui leur rend les passages libres. Le désir qu’ils ont de se faire instruire et de se sauver fait qu’ils demandent des Pères, pour les emmener en leur pais, afin qu’ils y portent les riches trésors de la Foi et de l’Evangile, et qu’ils les mettent au nombre des Enfans de Dieu par le moien du Baptême.

Ceux qui paroissent les plus zélez, sont les Sauvages du côté du Nord, dont la Mission est à Tadoussac. Je vous en parlé l’an passé, et comme les Nations de cette côte qui résident avant dans les terres entre des montagnes affreuses et des rochers inacessibles se viennent rendre chaque année au printemps en ce lieu là, les Pères sont aussi exacts à s’y trouver pour les instruire l’espace de trois ou quatre mois que le temps est plus tempéré; car le reste de l’année il y fait un froid nom-pareil, y aiant encore des neges et des glaces au mois de Juin. Il y a quelques jours que j’en demandois des nouvelles au Père qui a le soin de cette Mission, aiant une association spirituelle avec lui pour la conversion de ces peuples : Car encore que nous embrassions toutes les Nations en celui qui les a créées, nous en tirons néanmoins tous les ans chacune une au sort, afin d’exciter plus particulièrement nos dévotions pour leur conversion. Or comme cette Mission m’est tombée en partage, j’ay voulu sçavoir du Père les bénédictions que Dieu y verse, afin de lui en rendre grâce. Voici la réponse qu’il m’a faite : Je ne puis rien mander de ces quartiers de meilleur que l’amplification du royaume de Jésus-Christ. En un jour j’ay baptisé 30 Betsamites, et confessé 60. Chrétiens. Je suis sur le point de faire six mariages en face d’Église. Je pris avant-hier tous les diables des sorciers, leurs pierres, leurs tambours et semblables badineries que j’ai fait bouillir pour leur faire voir combien c’est peu de chose, et afin que ce malin esprit ne paroisse plus dans le pais de ces pauvres Gens. Les Sauvages de Tadoussac font des harangues, qui n’ont point de prix tant à leurs Gens qu’aux Nations étrangères pour les encourager à croire, et à embrasser la Foy. Vous les concevriez mieux par les oreilles que par les yeux. Remerciez le grand Maistre de ce qu’il illumine toutes les Nations du Nord, car il y en a ici de plus de dix sortes qui sont de plus de douze journées de Tadoussac. Je ne sçai si la fin du monde est proche, mais la Foy s’étend beaucoup. Je n’ai qu’un regret de voir un si mauvais instrument que moy entre les mains de Dieu, mais priez sa bonté, je vous en supplie, de me rendre plus digne en me faisant miséricorde. Les dévotions de nos Paroissiens sont fort réglées. Il y en a environ soixante qui se sont confessez deux ou trois fois, et comme ils se disposent à communier, ils jeûnent le Samedi à ce dessein. Il y en a trente qui ont communié pour la première fois, le reste communira en son temps. Ce m’a été une consolation bien sensible de les voir recevoir ce Saint Sacrement avec tant de dévotion et de ferveur que les François des deux barques qui sont arrivées aiant assisté à la Messe, à l’eau bénite, et à l’instruction qu’on leur a faite, les ont admirez. Leur police continue dans une obéissance exacte. Ils ont première, seconde et troisième table. Les personnes de considération mangent à la première : les Officiers qui ont servi mangent à la seconde ; et les femmes et les enfans à la dernière. Ils ont fait une allée pour se promener après le repas, pour traiter de leurs affaires, et pour prier en se promenant.

Ils souhaittent passionnément une petite maison à la Françoise pour y loger l’Eté et serrer leurs hardes l’hiver pendant qu’ils sont à la chasse. Jusqu’ici sont les paroles de la lettre du Père.

C’est une chose ravissante de voir nos bons Sauvages de Silleri, et le grand soin qu’ils apportent à ce que Dieu soit servi comme il faut dans leur bourgade, que les loix de l’Église soient gardées inviolablement, et que les fautes y soient châtiées pour apaiser Dieu : L’une des principales attentions des Capitaines est à éloigner tout ce qui peut être occasion de péché ou en général, ou en particulier. L’on ne va point à la chappelle que l’on n’y trouve quelque Sauvage en prière, avec tant de dévotion que c’est une chose ravissante. S’il s’en trouve quelqu’un qui se démente de la foy ou des mœurs de Chrétien, il s’éloigne et se banit de lui-même, sçachant bien que bon gré mal gré il lui faudroit faire pénitence, ou être honteusement chassé de la bourgade. Il y a quelques jours qu’un jeune homme eut différent avec sa femme. Ils furent menez devant les Capitaines, qui condamnèrent l’homme à être mis à la chaîne dans une cave du fort, et là jeûner trois jours au pain et à l’eau : Et la femme fut condamnée à la même peine, qui fut exécutée en notre Monastère. Ces pauvres gens firent leur pénitence avec tant de dévotion, que je croi que leur faute leur fut remise dès le moment que la sentence leur fut prononcée. La femme ne voulut pas seulement une poignée de paille sous elle; car, disoit-elle, je veux parer Dieu que j’ay fâché.

Les Attikamek qui sont aussi du côté du Nord sont convertis et vivent d’une vie extraordinairement innocente. Il y a quatre ans qu’une trentaine décendit ici, où ils furent instruits et baptisez ; après quoi ils s’en retournèrent en leur pais annonçant avec une ferveur apostolique à ceux de leur Nation le bien qu’ils avoient rencontré. Ils leur expliquèrent les points de la foy comme ils les avoient apris, en sorte qu’ils en convertirent un grand nombre, qu’ils amenèrent aux trois Rivières pour y être baptisez, ce qui leur fut accordé. Depuis ce temps là ils sont réglez comme s’ils avoient toujours des Pères parmi eux : Aussi viennent ils de temps en temps, quoique fort éloignez, pour rendre compte de leur foy, et recevoir de nouvelles lumières. On ne peut rien voir de plus zélé, même jusqu’aux enfans.

La paix qui fût faite l’an passé a ouvert la porte aux Nations éloignées qui sans crainte viennent en ces quartiers, ravies d’avoir la liberté du commerce et de se faire instruire. Elles demandent toutes des Pères pour les mener en leurs pais. Et déjà en voilà qui partent pour aller aux Abnaki?ois, qui étoient cy-devant inaccessibles. D’autres vont aux Hiroquois, et c’est la chère Mission du R. P. Jogues, laquelle a commencé par l’effusion de son sang dont il a arrosé cette terre; mais il l’a bien plus sanctifiée par ses vertus héroïques, qui ne seront bien connues qu’au jour du jugement, car ce grand serviteur de Dieu les cache dans son humble silence. Ce peu néanmoins qui en a paru a ravi en admiration ceux même qui l’ont tyrannisé, qui le revoiant de retour de France, et aller en leur pais, l’ont reçu comme un Ange du Ciel et le regardent comme leur Père.

Mais il vous faut dire quelque chose de ces Ambassadeurs, qui avoient promis lors qu’ils s’en allèrent de revenir au printemps. Dès qu’ils furent arrivez en leur pais, ils firent leur légation à leurs Capitaines de la part de Monsieur de Montmagni notre Gouverneur, des François, des Hurons, des Algonquins et des autres Nations, qui étoient jointes en ce traitté de paix : Voici comme la chose se passa.

Trois jours après leur arrivée, dans le premier village, le peuple s’assembla pour écouter la voix d’Onontio, qui est Monsieur le Gouverneur, par la bouche du sieur Coûture25; mais avant qu’ils parlassent on leur fit un présent pour leur graisser le gozier, et ôter la poussière qu’ils avoient contractée dans le voiage, afin de donner une plus libre sortie à leurs paroles. Après que le sieur Coûture et les autres eurent fait leurs harangues, et offert leurs présens, les Hiroquois firent les leurs au nombre de six.

Le premier étoit pour guérir les pieds des Ambassadeurs que les ronces, les épines et les autres difficultez des chemins avoient ensanglantez.

Le 2. Pour dire que les haches autrefois levées contre les François, Algonquins, Hurons et Alliez étoient jettées bien loin, afin qu’elles ne fissent plus de mal.

Le 3. témoignoit la douleur qu’on avoit eue de la mauvaise fille qui n’avoit pas été obéissante à sa Mère qui l’exhortoit d’écouter la voix de son Père Onontio et de considérer sa bonté. Cette effrontée qui avoit bien eu la hardiesse de venir encore cet Automne vers Mont-Réal pour lever la hache. C’est à dire, que sept hommes de guerre de la Nation des Onionteheronons, qui est une petite Nation dépendente des Hiroquois, se mirent en campagne à leur insceu contre leur volonté, et tuèrent quelques Algonquins, n’aiant pas voulu consentir à la paix.

Le 4. Pour faire voir la réjouissance de tout le pais de ce qu’Onontio avoit uni tous les peuples et aplani toute la terre.

Le 5. En action de grâces au Père commun Onontio l’incomparable qui avoit donné de l’esprit aux Algonquins, ce que nul n’avoit pu faire avant lui.

Le 6. Etoit pour avoir place dans ses maisons et y allumer du feu, c’est à dire, pour y être bien venus et y pouvoir converser en assurance avec les François.

Les présens étant faits et toutes choses conclues, le sieur Coûture s’en retourna avec les Hurons dix jours après leur arrivée. Etant déjà fort avancez dans le chemin, ils furent contraints de retourner sur leurs pas, parce qu’ils ne trouvèrent pas leurs canots au lieu où ils les avoient laissez pour cheminer à pied, Dieu l’aiant ainsi permis pour donner assurance de la sincérité des Hiroquois. Car quelque temps après leur retour au village d’où ils étoient partis, ceux que je viens de dire qui avoient été en guerre proche de Mont-Réal et qui avoient tué des Algonquins arrivèrent et demandèrent audience dans le bourg principal, ce qui leur fut accordé. Ils exposèrent le sujet de leur ambassade, qui étoit de rompre avec les Algonquins. L’un d’eux prit la parole en montrant les chevelures de ceux qu’ils avoient tuez : Voilà, dit-il, un de ceux que vous haïssez. Je vous ay entendu dire autrefois que vous aviez si peu de volonté de vous réconcilier avec eux, que si vos âmes se rencontroient en l’autre monde dans un même lieu, vous les persécuteriez encore. J’en dis de même, et afin de vous encourager à tenir ferme, voilà leurs têtes et des cordes pour les lier (c’étoit un grand collier de pourcelaine de cinquante palmes). Ces têtes étoient de plusieurs de nos bons Chrétiens de Silleri qui étans cabanez proche de Mont-Réal furent tuez en trahison par ces misérables.

A ce discours les Hiroquois répondirent qu’ils s’étonnoient comme ils avoient eu la hardiesse de leur apporter ces têtes, et que sans doute c’étoit leur jetter la honte sur le front. Hé, quoi, disoient-ils : Onontio est-il un enfant? Que dira-t’il entendant cette nouvelle? Ne dira-t’il pas, voilà un trait d’Hiroquois? Ils n’ont pas fait le coup, mais ils ont donné la hache à ceux-là pour la faire tomber sur la tête de nos amis. Mais ce n’est pas tout, il n’y va pas seulement de notre honneur, mais encore de nos vies. Nos Parens sont avec les Algonquins comme en leur propre terre, ne seront-ils pas en danger d’y perdre la vie? Ne les accusera-t’on pas comme autheurs de ces meurtres quand on en apprendra les nouvelles ? Allez retirez-vous avec vos chevelures et vos présens, nul de nous ne les touchera.

Ce procédé nous a fait voir que les Hiroquois, quoique barbares, ont recherché la paix avec sincérité. Et de plus pendant tout l’hiver, à ce qu’a rapporté le siaur Coûture, nul n’a parlé de guerre, au contraire chacun étoit bien aise de se voir en liberté, et de pouvoir chasser en assurance. Ils ont fait un tel massacre de Cerfs, qu’ils en ont tué plus de deux mille. Ils ont donné charge au sieur Coûture de dire aux Algonquins et aux Hurons, qu’ils allassent quérir leurs filles et leurs parentes qui étoient captives parmi eux depuis long-temps.

Coûture étant de retour au printemps avec les Ambassadeurs Hiroquois apporta quantité de présens pour diverses raisons, mais qui se terminoient toutes à une seule qui étoit la confirmation de la paix. Monsieur le Gouverneur leur en fit aussi de son côté pour leur témoigner qu’il agréeroit leurs propositions, et que de sa part il la maintiendroit de tout son pouvoir : Que cy-après il les aimeroit et protégeroit comme ses enfans, qu’ils seroient les très-bien venus dans les maisons Françoises, qu’ils y trouveroient toujours le feu et la chaudière prête pour leur témoigner le contentement qu’on a de les voir en notre alliance, et que pour leur donner une preuve irréprochable de tout cela, comme aussi de son affection, il désiroit non seulement leur faire entendre cette vérité par lui même dans le présent conseil, mais de plus qu’il vouloit envoier un des Pères et un François des plus considérables pour porter sa parole à tout leur pais, et confirmer tous les Hiroquois dans les assurances qu’il leur avoit données de sa bienveillance : Qu’à cet effet, il avoir choisi le Père Jogues qu’il aimoit comme lui même, et honoroit comme son Père; et que toutes les assurances et le bon accueil qu’ils lui feroient, il s’en tiendroit obligé comme s’ils l’avoient fait à lui-même. Les Hiroquois furent fort contens de ces offres, et témoignèrent à Monsieur le Gouverneur toute sorte de satisfaction et de reconnaissance.

Le R. Père Jogues partit donc avec les Hiroquois le 16. de May dernier, et Monsieur Bourdon un de nos principaux Habitans partit avec lui selon la promesse de Monsieur le Gouverneur. Ils souffrirent de grandes fatigues en ce voiage, à cause des sauts d’eau qui obligent de décharger les canots et de les porter sur le dos avec tout leur bagage, car en ces rencontres nul n’est exempt de porter ses pacquets. Ils arrivèrent en un lieu où plusieurs Hiroquois étoient à la pêche, et dans la compagnie desquels se trouva notre Thérèse Huronne. Le Père lui parla en particulier, l’interrogea, l’instruisit et l’exhorta à prendre courage, le temps de sa délivrance étant venu, parce qu’il portoit sa rançon que nous envoyions à cet effet, non précisément en forme de prix, parce qu’on étoit obligé de nous la rendre par le traitté de paix, mais pour paier sa dépense à ceux qui l’ont nourrie. Elle l’assura qu’elle ne chancelloit point en la foy, qu’elle prioit Dieu tous les jours, et qu’elle seroit ravie de retourner avec nous pour reprendre de nouvelles impression des choses de Dieu et de piété. Elle n’avoit que 13. ou 14. ans quand elle fut enlevée, et cependant elle a tenu ferme en la foy au milieu de cette barbarie, pleine de superstitions diaboliques.

Le Père étant arrivé au pais des Hiroquois fut reçu comme j’ay remarqué plus haut. Il fit ses harangues et ses présens de la part de Monsieur le Gouverneur dans toutes les circonstances et coutumes du pais. Les Hiroquois répondirent à tous avec applaudissement, et il s’y passa beaucoup de particularitez que je serois trop longue de rapporter. Le R. Père n’avoit point ordre de parler de la foy, mais seulement de s’introduire et de leur faire voir qu’il n’avoit rien de mauvais dans le cœur pour tous les mauvais traittemens qu’ils lui avoient faits, mais au contraire qu’il les aimoit comme ses Frères et ses Neveus, avec qui il vouloit bien demeurer, après qu’il auroit fait entendre à Onontio qu’ils consentoient à ce qu’il désiroit d’eux, et que cy-après ils ne seroient plus qu’un avec lui et avec ses alliez.

Il faut que je vous parle à présent de la précieuse mort des Révérends Pères de Noue et Massé de la Compagnie de Jésus. Le premier mourut selon toutes les apparences le jour de la Purification de la sainte Vierge, étant actuellement dans l’exercice de l’obéissance et de la charité. Il s’exposa au hazard pour aller depuis les trois Rivières, jusqu’à Richelieu sur le grand Fleuve gelé et glacé, pour confesser les Soldats de la garnison qui étoient demeurez sans Prêtre. Il partit des trois Rivières le 3o de Janvier accompagné d’un Huron et de deux François. Le premier giste fut à six lieues des trois Rivières dans le lac de saint Pierre du côté du Nord. Après qu’il eût pris un peu de repos, il partit sur les deux heures après minuit à dessein de prendre le devant et de donner avis à ceux de l’habitation de venir quérir ce qu’on leur envoioit, et que ceux de la compagnie du Père avoient traîné sur la glace depuis les trois Rivières. La charité de ce bon Père et l’ardeur de son courage le fit plus penser aux autres qu’à lui-même. Il refusa ce qu’on lui vouloit donner, sçavoir un peu de vin et de lard cuit. Il laissa son fuzil à faire du feu, et sa couverture dont les Missionnaires se servent en guise de manteau, quand ils vont en mission l’Hiver dans les bois et dans les neiges. Il se contenta pour toute provision d’un morceau de pain, et de cinq ou six pruneaux, et pour tous habits d’une simple camisole sous une simple sotane dans la rigueur d’un froid extrême sur un fleuve glacé. Il marchoit à la faveur de la Lune, tirant du côté du Nord, de cap en cap lorsque le Ciel commença à se couvrir, et la neige à tomber en telle abondance, qu’elle lui ôta la veue de l’Isle. Les deux Soldats qu’il avoit laissez derrière ne partirent que trois heures après lui, et cheminèrent encore plus de deux heures de nuit avec autant de crainte que de difficulté, parce qu’ils étoient nouveaux dans le pais, et qu’ils ne pouvoient marcher avec des raquettes sur la neige; où de plus il ne voioient point les vestiges du Père. L’un d’eux, qui avoit déjà fait le chemin de Richelieu, s’avisa de se servir d’une boussole pour gagner le milieu du Lac, et tirer droit aux Isles avec son compagnon et le Huron. La nuit les surprenant avec la lassitude, ils couchèrent dans la neige, au bout de l’Isle de saint Ignace, qui est à l’opposite de l’habitation de Richelieu. Le Huron plus fort et plus accoutumé à la fatigue, donne jusqu’au fort, et demande le Père, lequel n’ayant point paru mit le Capitaine et tous ses gens en grande peine tout le reste de la nuit. Le lendemain on va au devant des deux Soldats, qu’on trouve avoir passé la nuit sans feu, et comme à demi-morts. On les conduit au fort, où ils furent bien surpris de ne point trouver le Père. Ils crurent qu’il avoit passé le Lac, pour être plus en assurance du côté du Sud. Dans cette pensée on dépêche plusieurs personnes qui passèrent tout le jour et une bonne partie de la nuit à le chercher. On crie, on l’appelle, on tire pour se faire entendre, mais en vain. Le jour d’après la Fête de la Purification, un Soldat prit résolution d’aller jusqu’au lieu où le Père avoit couché la première fois, et là reconnoître ses pas afin de les suivre. Il prit avec lui deux Hurons qui le suivirent courageusement et heureusement, car ils reconnurent les vestiges des raquettes huronnes, dont le Père se servoit, et suivirent cette piste vers le Nord toujours dans le Lac et dans les Isles. Ils rencontrèrent entre une Isle et la terre ferme plusieurs chemins que le Père avoit fait comme une personne (413) égarée, qui tâche de se reconnoitre. Après avoir battu les mêmes pistes, ils trouvèrent le même lieu où il avoit couché, qui étoit un peu de sapin sur la terre d’où il avoit ôté la neige. Ils continuèrent et passèrent à la veue du fort de Richelieu sur les vestiges du Père jusques au lieu appelle le cap de massacre une lieue au dessus de Richelieu. Il est à croire que la neige et la brune lui avoient ôté la veue de l’habitation, ou que sa grande foiblesse causée par les travaux du voiage qu’il avoir fait sur des raquettes, ne lui avoient pas permis de reconnaître le lieu où il étoit. Quoiqu’il en soit, on trouva encore vers le cap de massacre une place où il avoit reposé; et à trois lieues de là tirant au haut de la rivière, son corps fut trouvé mort à genoux sur la terre dans une fosse entourée de neige, sur laquelle il étoit appuyé. Il est probable que s’étant mis à genoux avant que de rendre l’esprit, le poids de son corps aiant expiré, l’avoit mis en cette posture. Ses raquettes et son chapeau étoient proche de lui, et il avoit encore en sa poche le pain qu’il avoir pris pour son viatique. Le bon Soldat, après avoir prié Dieu, et fait une croix à l’arbre, proche lequel étoit le corps, l’enveloppa dans une couverture, et le mit sur une traîne en la même posture qu’il l’avoit trouvé. Il le mena aux trois Rivières, où tout le monde fut comblé de tristesse, et de consolation tout ensemble; de tristesse, voiant ce bon Père qui n’avoit point de plus grand soin jour et nuit, que d’obliger tout le monde, être ainsi mort, abandonné de tout secours humain, et de consolation; regardant ce corps en la posture, où l’on dépeint ordinairement saint François Xavier, les bras croisez sur la poitrine, les yeux ouverts et fixez vers le Ciel, qui seul avoit été le témoin de son agonie, et l’attendoit pour le couronner de ses travaux. Sa face ressembloit à un homme, qui est en contemplation, plutôt qu’à un mort. Tous fondoient en larmes voiant un spectacle si dévot. Nous avons ouï dire à des Pères qui étoient alors aux trois Rivières, qu’aïant approché son corps du feu pour le faire dégeler, afin de le mettre dans le cercueil, il devint aussi vermeil que s’il eût été en vie, et si beau qu’ils ne se pouvoient lasser de l’embrasser. Le bon Père étoit âgé de plus de soixante et cinq ans. Il étoit dès sa jeunesse en ce pais, où il a souffert de grands travaux, en jettant les premiers fondemens de cette Église avec le bon Père Massé, qui est aussi mort en cette même année, âgé de plus de soixanredix ans. Outre les famines qu’il leur a fallu endurer, les naufrages qu’ils ont soufferts sur la mer, la prise des Anglois qui les ont rençonnez, ils ont jette les fondemens d’une Église, où il se rencontre des Croix au delà de ce qui se peut imaginer. Et néanmoins ni les peines, ni les travaux, ni les persécutions n’ont jamais pu donner d’atteinte, ni d’altération à leur courage. Un Seigneur de haute qualité de France voulant attirer proche de soi le Père de Noué par les instances qu’il en faisoit auprès de ses Supérieurs, et lui en aiant même écrit l’année dernière d’une manière si pressante, qu’il croïoit le gagner tout d’un coup, il lui fit une réponse très-seiche pour le dégoûter de ses poursuites, et il demandoit tous les jours à Dieu qu’il le retirât plutôt du monde, que de permettre qu’il fût ôté de sa chère Mission : Et pour gagner le cœur de Dieu, et le fléchir à lui accorder cette grâce, il faisoit continuellement des actions héroïques, qui tenoient tout le monde en admiration. On croit que Dieu a exaucé ses vœux par cette prétieuse mort. Mourir seul et délaissé dans l’exercice de la charité et de l’obéissance, n’est-ce pas être semblable à Jésus-Christ. Pour le Père Massé, il est mort de sa mort naturelle, mais en priant Dieu. Sa vie a été toute sainte, et même accompagnée de miracles. Comme je connoissois très-particulièrement ces grands Serviteurs de Dieu, leur mort m’a beaucoup occupé l’esprit, mais d’une occupation si douce, qu’il me sembloit que je ressentois quelque chose de leur gloire; comme j’ai ressenti l’odeur de leurs vertus, lors qu’ils étoient parmi nous en cette vie.

Je viens de dire adieu à un de nos Révérends Pères, qui s’en va commencer la Mission de saint Ignace aux Abnakiois, accompagné seulement des Sauvages de cette Nation, qui sont venus demander qu’on l’envoiât en leur pais pour leur enseigner le chemin du Ciel. C’est un grand pais où l’on n’avoit pu encore avoir entrée. Ils sont venus par un mouvement de Dieu tout particulier. Un ou deux de nos bons Chrétiens les allèrent voir ces années dernieres pour leur parler de Dieu, mais ils ne les écoutoient pas seulement. Cette semence néanmoins a été bénie pour le temps du dessein de Dieu, car nous espérons qu’elle va produire son fruit. Il y a proche d’eux un nombre d’Anglois, qui occupent en diverses habitations plus de deux cens lieues de pais sur la côte de la mer, et qui font ce que les François font ici pour la traitte des peaux. Quand ils ont sçeu que les Sauvages venoient ici demander des Pères, ils les ont encouragez, disant qu’ils ne pouvoient mieux faire : C’est qu’il y a parmi eux (à ce qu’on dit) un grand nombre de Catholiques secrets, ce qui donne espérance d’y faire un double fruit.

Les Lettres, que nous avons reçues des Hurons, nous ont appris qu’on a découvert un nouveau pais, et que l’on en a trouvé l’entrée. C’est la Nation des gens de mer appellez en Sauvage inpeg eck ikimi ek. Ce sera une grande mission, où l’on espère s’étendre avec avantage, parce que ces peuples sont nombreux et sédentaires, par le moyen desquels on en découvrira encore d’autres pour les donner à Jésus-Christ, car on y va travailler fortement : Et même l’on va risquer de courir sur une grande mer, qui est au delà des Hurons, par laquelle on prétend trouver le chemin de la Chine. Par le moien de cette même mer, qui est douce, on espère encore découvrir plusieurs pais sur les côtes et dans les terres. Si Dieu fait réussir cette entreprise cette année, et que Dieu me conserve la vie, je vous ferai part de ma joie, car mon unique souhait est le progrès et la consommation du Roiaume de Jésus-Christ, et ensuite de vous dire ce que j’en sçai, afin que vous vous joigniez à moy pour le dessein de la plus grande Gloire de Dieu, qui est dans le salut des âmes rachetées du Sang de son Fils unique. Je vous conjure d’en poursuivre sans trêve la conversion. Ah ! que je serois contente si l’on me disoit que vous eussiez donné votre vie pour une si bonne cause ! Et moy, que je serois heureuse si j’étois trouvée digne d’être mise en pièces à ce sujet ! Priez pour votre très-indigne Mère, à ce qu’elle ne mette point d’obstacles aux desseins de Dieu.

Mais il faut descendre en particulier, et vous dire quelque chose de nos fonctions tant à nos parloirs que dans le séminaire. Les Hurons qui descendent ici, sont presque continuellement à notre parloir qui est le lieu destiné à leur instruction. C’est là la Mission de la Mère Marie de saint Joseph qui sçait la langue. Aussi ces bons Néophites, et Cathécumènes la tiennent pour leur mère. L’an passé un Capitaine nommé Jean Baptiste descendit avec toute sa famille, pour assister au traitté de paix avec les Hiroquois. Tout l’Hiver il nous a donné le moyen d’exercer les œuvres de miséricorde tant corporelles que spirituelles ; car bien qu’il fut Capitaine et Homme de considération parmi les Sauvages; étant néanmoins hors de son pais, il avoit besoin de tout : car ces gens-là ne se chargent de rien que de leur traitte, pour la grande difficulté des chemins. Je ne vous sçaurois dire le zèle qu’ils ont pour la foi et pour la pratique des actions de piété. Mais ce que nous avons le plus admiré en eux, c’est la tendresse de leur conscience, et le soin qu’ils ont d’éviter jusques aux moindres fautes, ou de s’en confesser au plutôt quand ils les ont commises. Une fois la simplicité du bon Jean Baptiste nous donna de la consolation, et nous fut tout ensemble un petit sujet de divertissement. Etant sur le point d’aller à la chasse, quelques personnes, qui lui avoient promis de lui donner ce qui lui seroit nécessaire pour son voyage, qui devoit être de plusieurs jours, lui manquèrent de parole justement sur le point qu’il devoit partir, ce qui lui fit bien de la peine, jusqu’à lâcher quelques paroles d’impatience. Etant revenu à soi, il en eut tant de douleur, qu’il s’en voulut confesser sur l’heure. Mais son Confesseur étant absent, et n’y en axant point d’autres pour l’entendre, il vint trouver celle qui avoit coutume de l’instruire, pour lui dire son péché, et la prier de le dire à son Confesseur, quand il seroit de retour, l’asseurant que de sa part il étoit extrêmement triste d’avoir péché, qu’il avoit beaucoup demandé pardon à Dieu, et qu’il tâcheroit d’être mieux sur ses gardes à l’avenir. La Mère de saint Joseph le consola, et lui fit faire encore des actes de contrition, puis il partit en paix. Quand il eût fait deux lieues de chemin, il apprit que son Confesseur étoit de retour ; il quitte la compagnie, et revint à grands pas se confesser, disant qu’il n’auroit pas fait son voiage en repos, si sçachant que son Confesseur étoit à la maison, il ne se fut pas confessé de ses impatiences.

Un autre Huron, qui n’avoit point encore été instruit, mais qui avoit un extrême désir de l’être, fut donné à la Mère de Saint Joseph, qu’il regarda dès lors comme sa mère, à qui il rendoit une obéissance si ponctuelle, qu’il n’y avoit rien qu’il ne fit de ce qu’elle lui ordonnoit; et personne n’avoit assez de crédit sur son esprit, pour lui faire entreprendre quelque chose qui dût interrompre le temps et l’heure de ses instructions, si elle ne l’agréoit. Quelques raisons particulières l’obligèrent un jour d’aller à la chasse avec des Algonquins, mais il ne s’y voulut point engager sans la licence de sa mère : Attendez, leur dit il, Marie ne m’a pas donné congé, je m’en vais le lui demander. Elle lui donna la permission, et il partit aussi-tôt. Il ne passa pas un jour, durant son absence, sans dire son chappelet, et faire ses prières.

Il repassoit continuellement dans son esprit ce qu’on lui avoit appris des Mystères de notre sainte Foi, dans la crainte qu’il avoit de les oublier, et que cela ne retardât son baptême. A son retour il n’eut pas plutôt mis le pied hors du canot, qu’il vint à notre grille avec des joies nompareilles demander celles qui le désiroient Enfant de Dieu : Ah ! ma mère, dit-il à sa Maîtresse, j’ai beaucoup péché depuis que je ne vous ai veue, car dans les désirs que j’avois de vous voir, et d’être instruit pour être baptisé, j’ai souvent demandé de m’en revenir, et cela m’étant refusé, j’étois triste, et je ne souffrois pas assez en paix de voir l’effet de mes désirs retardé. D’autres Hurons le voulant une autre fois mener à la chasse aux Castors, l’en prioient avec instance, lui promettant qu’il feroit un grand gain en ce voiage. Il vint à son ordinaire demander congé à sa Mère, qui lui dit que s’il ne désiroit pas être si-tôt baptisé, elle n’y voioit pas grand inconvénient; mais que si ses désirs pour le Baptême étoient tels qu’il lui avoit fait entendre, elle ne croioit pas que ce fut une bonne disposition à cette grande grâce, d’aller ainsi se promener sous prétexte d’un gain temporel. Alors il lui répondit d’un courage ferme et résolu: Il est conclu que je n’y irai pas; je n’ai point d’affaires plus pressées que celle de mon salut et de mon baptême; je ne désire point emporter en mon pais d’autres richesses que celles de la foi, et l’honneur d’être du nombre des Enfans de Dieu. Depuis ce temps-là il ne manqua pas un jour de venir à l’instruction, et notre Seigneur bénissant sa bonne volonté lui donna une mémoire si heureuse pour retenir tous nos mystères, qu’il étoit rare qu’on lui dit deux fois une chose, la retenant dès la première. Enfin le jour de son Baptême, qu’il avoit tant désiré étant venu, qui fut le lendemain de la Pentecôte, il ne se peut dire avec combien de joye il reçeut cette insigne faveur : ses paroles, ses actions, tout son extérieur rendoient témoignage du contentement de son cœur. Depuis ce temps là il s’est confessé deux fois la semaine, et aujourd’hui on l’instruit pour la communion, qu’on se réserve à la lui faire faire pour la première fois en son pais avec solemnité.

Notre petit Séminaire a eu cette année de l’emploi aussi bien que les précédentes. Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfans, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper.

La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise, que son père et sa mère vouèrent dès sa naissance. Elle nous fut donnée dès l’âge de deux ans, à cause de la mort de sa mère, et nous l’avons élevée environ trois ans dans le dessein de la faire Religieuse, à cause du vœu de ses parens, au cas qu’elle en eut la volonté. C’étoit le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. A peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étoient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle étoit la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5. ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix, ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. Cette innocente a été six ou sept mois malade, durant lesquels elle a été si patiente, si obéissante et si raisonnable, que cela ne seroit pas croiable à ceux qui ne l’auroient pas veue. Ayant demandé un Père pour se confesser, on lui en fit venir un qui fut tout surpris de voir l’attention, la dévotion et la maturité, avec laquelle elle faisoit cette action. Quelque pressée et abbatue qu’elle fut du mal, elle n’a jamais refusé de prier Dieu qu’une heure ou deux devant sa mort, qu’elle eut une oppression fort inquiétante; mais quand on lui eut dit que c’étoit le Diable qui la tentoit, afin qu’elle n’obéit pas, au même temps elle joignit les mains, et fit tout ce qu’on voulut. Lorsque nous la visitions, pour nous témoigner l’amour qu’elle nous portoit, elle nous disoit ce qu’elle demanderoit à Dieu pour nous, quand elle seroit dans le Ciel, où elle étoit bien-aise d’aller. Etant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : Ouy, je l’aime de tout mon cœur, et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. Depuis la mort de son père, quand on lui parloit de ses parens, elle disoit : Je n’ai plus d’autres parens que les Filles Vierges habillées de noir, ce sont mes mères, mon père me l’a dit avant sa mort, et m’a commandé que je leur obéisse, et qu’il me donnoit à elles, afin qu’elles fussent mes Mères. Elle tiroit un si grand avantage de la créance qu’elle avoit que son père étoit au Ciel, que quand elle avoit quelque petit différent avec ses compagnes, elle leur disoit par reproche : mon Père est dans le Ciel, mais le vôtre n’y est pas. C’étoient là ses vengeances enfantines. Il faut vous avouer que la mort de cette innocente, quoique nous la croiions au Ciel, nous a touchées, comme aussi tous nos amis; car elle étoit connue et aimée des François et des Sauvages, qui ne la regardoient que comme une petite Ursuline, puis qu’elle en faisoit déjà les fonctions dans un corps d’enfant.

Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez : car s’il y a quelque fille qui soit en danger de perdre ou la vie, ou l’honneur, ou les bonnes grâces de ses parens, ou enfin qui soit en quelque peine que ce soit, les Capitaines, qui ont l’œil à ce que leurs gens vivent en vrais Chrétiens, nous les ameinent, afin de les garder et de les instruire. Bénissez cette bonté souveraine de tous ses bien-faits, et intéressez-vous avec moi dans la cause de Jésus-Christ, et dans l’amplification de son Royaume. Vivons et mourons pour ce sujet.

De Québec le Io. de Septembre 1646.

109 De Québec, à son Fils, été 1647.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Puis que je vous mande tous les ans les grâces et les bénédictions que Dieu verse sur cette nouvelle Église, il est bien juste aussi que je vous fasse part des afflictions qu’il permet luy arriver. Il nous console quelquefois comme un Père amoureux, et quelquefois il nous châtie comme un Juge sévère, et moy plus particulièrement qui irrite sa colère plus que tout autre par mes infidélitez continuelles. Il nous a fait ressentir cette année la pesanteur de sa main par une affliction bien sensible à ceux qui ont du zèle pour le salut des âmes. C’est la rupture de la paix par les perfides Hiroquois, d’où s’est ensuivi la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues.

Ce qui a porté ces Barbares à rompre une paix que nous croiions si bien établie, c’est l’aversion que quelques Hurons captifs leur ont donné de notre Foi et de la Prière, disant que c’étoit ce qui avoit attiré toutes sortes de malheurs sur leur nation, qui l’avoit infectée de maladies contagieuses, et qui avoit rendu leurs chasses et leurs pesches plus stériles, que lors qu’ils vivoient selon leurs anciennes coutumes. Quasi au même temps la mortalité s’est attachée à leur nation et répandue dans leurs villages, où elle a moissonné beaucoup de leurs gens en peu de temps; et le mauvais air y a engendré une espèce de vers dans leurs bleds, qui les a presque tous rongez. Ces fâcheux accidens leur ont facilement persuadé que ce que les Hurons captifs leur avoient dit, étoit véritable. Le R. Père Jogues les étant allé visiter pour leur confirmer la paix de la part de Monsieur le Gouverneur et de tous les Chrétiens tant François que Sauvages, avoit laissé à son Hoste pour gage de son retour une cassette, dans laquelle il y avoit quelques livres et quelques meubles d’Église; ils crurent que c’étoient des démons, qu’il avoit laissez parmi eux, et qui étoient la cause de leurs malheurs. Toutes ces rencontres jointes à leur infidélité, qui ne sçait ce que c’est que de tenir la Foi, et à la perte des profits qu’ils avoient coutume de faire par les victoires qu’ils remportoient sur leurs ennemis, leur ont fait oublier toutes les promesses qu’ils nous avoient faites, et conjurer la perte de leurs anciens Adversaires. Au même temps ils ont envoié des présens aux Nations Hiroquoises supérieures, sçavoir aux Onondageronons, µS?ont ?aronons, et autres, afin de les attirer dans leur conjuration, où ils sont facilement entrez.

Cependant Monsieur le Gouverneur, qui ne sçavoit rien de ce changement disposa des François pour les aller visiter avec quelques Hurons. Le R. Père Jogues, qui avoit déjà commencé à arroser cette terre ingrate de son sang, se joint aux uns et aux autres pour leur donner conseil, et leur rendre les assistances nécessaires dans le voiage. Ils partirent des trois Rivières le 24. de Septembre 1646. et arrivèrent aux Hiroquois Agneronons avec beaucoup de fatigue le 17. d’Octobre de la même année. A leur arrivée ils furent traittez d’une manière qu’ils n’attendoient pas. L’on n’attendit pas seulement qu’ils fussent entrez dans des cabanes pour les maltraitter, mais d’abord on les dépouilla tout nuds, puis on les salua de coups de poing et de bâtons, disant : Ne vous étonnez pas du traittement qu’on vous fait, car vous mourrez demain, mais consolez vous, on ne vous brûlera pas; vous serez frappez de la hache, et vos têtes seront mises sur les palissades qui ferment notre village, afin que vos Frères vous voient encore quand nous les aurons pris. Ils virent bien à la réception qu’on leur faisoit, que les esprits étoient aigris à un tel point qu’il n’y avoit plus de grâce à espérer : C’est pourquoi ils se disposèrent à la mort dans le peu de temps qui leur restoit. Le jour suivant néanmoins se passa doucement, ce qui fit croire que ces Barbares étoient un peu adoucis. Mais sur le soir un Sauvage de la Nation de l’Ours menant le Père Jogues dans sa cabane pour le faire souper, il y en avoit un autre derrière la porte, qui l’attendoit, et qui lui déchargea un coup de hache, dont il tomba mort sur la place. Il en fit autant à un jeune François nommé Jean de la Lande, natif de Dièpe, lequel s’étoit donné au Père pour le servir, et au même temps ce Barbare leur coupa la tête qu’il érigea en trophée sur la palissade, et jetta les corps dans la rivière. C’est ainsi que ce grand Serviteur de Dieu a consommé son sacrifice. Nous l’honorons comme un Martyr; et il l’est en effet, puis qu’il a été massacré en détestation de notre sainte Foi, et de la prière que ces perfides prennent pour des sortilèges et enchantemens. Nous pouvons même dire qu’il est trois fois Martyr, c’est-à-dire, autant de fois qu’il est allé dans les Nations Hiroquoises. La première fois il n’y est pas mort, mais il y a assez souffert pour mourir. La 2. fois il n’y a souffert, et n’y est mort qu’en désir, son cœur brûlant continuellement du désir du martyre. Mais la troisième fois Dieu lui a accordé ce que son cœur avoit si long-temps désiré. Il sembloit que Dieu lui eût promis cette grande faveur, car il avoit écrit à un de ses amis par un esprit prophétique : J’irai, et n’en reviendrai pas; et de là vient qu’il attendoit ce bien-heureux moment avec une sainte impatience. O qu’il est doux de mourir pour Jésus-Christ ! C’est pour cela que ses Serviteurs désirent de souffrir avec tant d’ardeur. Comme les Saints sont toujours prêts à faire du bien à leurs ennemis, nous ne doutons point que celui étant dans le Ciel n’ait demandé à Dieu le salut de celui qui lui avoit donné le coup de la mort, car ce Barbare aiant été pris quelque temps après par les Fran- çois, il s’est converti à la Foi, et après avoir reçu le saint Baptême, il a été mis à mort avec les sentimens d’un véritable Chrétien.

Après ce carnage et la mort de tous ceux qui avoient accompagné ce Révérend Père, ces Barbares se mirent aussi-tôt en campagne pour surprendre les François, les Algonquins, et les Hurons, avant qu’ils en eussent appris la nouvelle, et qu’ils eussent le loisir de se mettre en défense. Ils vinrent jusques à Montréal, où ils prirent trois Hurons et deux François. Ils pillèrent quelques maisons Françoises, qui étoient un peu à l’écart, et enlevèrent tout ce qu’ils y trouvèrent, tandis que les personnes étoient allées à l’Église faire leurs dévotions. Deux Algonquins des trois Rivières étant allez avec leurs femmes à deux lieues de là quérir un Elan tué par un Huron, tombèrent entre leurs mains. De cette capture a suivi la désolation de tout le pais : car ces Barbares aiant appris de leurs captifs, que les Algonquins étoient partis pour leur grande chasse, et qu’ils s’étoient divisez en deux bandes dont l’une étoit allée du côté du Nord, et l’autre vers le Sud, ils se divisèrent pareillement en deux bandes. Il ne leur fut pas difficile de trouver ce qu’ils cherchoient, parce que les vestiges de tant de personnes les menèrent droit aux cabanes où ils étoient. Ils n’y trouvèrent néanmoins que les femmes, les enfans, et le bagage. Ils se saisirent de tout, et continuèrent leur chemin pour aller chercher les hommes. Ils rencontrèrent le fameux Pieskaret, qui s’en retournoit seul à la négligence, mais bien armé. Et parce qu’ils sçavoient bien que c’étoit un homme qui vendroit sa vie bien cher, et qui étoit capable, quoi qu’il fût seul, de leur faire de la peine, ils feignirent venir en amis lui rendre visite. Il les crut facilement ne les voiant que dix, et dans cette créance il commença à chanter sa chanson de paix. Mais comme il se défioit le moins, l’un d’eux le prit par derrière, et le perça d’un coup d’épée, dont il tomba mort sur la place. Ils enlevèrent sa chevelure comme d’un Capitaine considérable, et allèrent chercher les autres, qu’ils trouvèrent, et prirent sans peine n’attendant rien moins qu’un accident si funeste. Ils les menèrent au lieu où étoient leurs femmes, et leurs enfans. Il ne se peut dire combien les uns et les autres furent saisis de douleur, se voiant tous captifs, lors qu’ils croioient la paix bien établie, et leur liberté trèsasseurée.

Ceux qui étoient allez du côté du Sud, firent une pareille capture. Ils trouvèrent nos bons Chrétiens et Néophites, lors qu’ils venoient de décabaner pour enfoncer davantage clans les bois, et qu’ils étoient chargez de femmes, d’enfans et de bagage; ce qui ne leur donna pas le loisir de se mettre en défense. Marie néanmoins femme de Jean Baptiste, qui marchoit des dernières avec son fils, les aiant apperçus comme ils se jettoient sur un Huron qui faisoit l’arrière-garde, cria à son mari de hâter le pas pour avertir ceux qui marchoient les premiers de se mettre en état de se défendre : mais lui qui étoit vaillant, et qui ne sçavait ce que c’étoit que de fuir, prit ses armes, et tua le premier Hiroquois qui marchoit en tête, mais il fut aussi-tôt renversé par ceux qui le suivoient. Ces Barbares enveloppèrent tous les autres, afin qu’aucun n’échapât. Mais le bon Bernard homme vaillant et généreux tue le premier qu’il eut à la rencontre, mais comme il ne fut pas secondé, il fut massacré sur le lieu, et tous les autres pris et menez au lieu où les Hiroquois s’étoient donné le rendez-vous avant que de se séparer.

Le lendemain ceux de l’autre bande arrivèrent au même lieu avec leur proie, faisant les cris et les huées qu’ils ont coutume de faire quand ils mènent leurs prisonniers en triomphe. Tous nos bons Chrétiens se volant réunis dans un même malheur, liez, meurtris, couverts de plaies, ne se purent parler que par des regards d’une mutuelle compassion, puis ils baissèrent la veue aiant le cœur plongé dans la douleur et dans l’amertume. Jean µTa ?ichkaron qui étoit un excellent Chrétien ne perdit point cœur dans une désolation si universelle. Il se leva du milieu de ses frères captifs, et d’un maintien assuré, d’un regard constant, d’une voix ferme, il leur dit ces paroles : Courage, mes frères, ne quittons point la foy ni la prière; l’orgeuil de nos ennemis passera bientôt, nos tourmens pour grands qu’ils puissent être ne seront pas de durée, et après les avoir enduré avec patience, nous aurons un repos éternel dans le Ciel. Que personne donc ne branle dans sa créance; pour être misérables, nous ne sommes pas délaissez de Dieu : Jettons-nous à genoux et le prions de nous donner courage et patience dans nos travaux. A ces paroles non seulement les Chrétiens et les Catécumènes, mais encore leurs parens se jettèrent à terre, et l’un d’eux disant les prières à haute voix, les autres le suivoient à leur ordinaire. Ils chantèrent en suite des cantiques spirituels pour se consoler avec Dieu dans l’affliction profonde où sa providence les avoit réduit. Les Hiroquois même tous fiers qu’ils étoient les regardoient avec étonnement. L’un d’eux néanmoins s’étant mis à rire, Marie femme de Jean Baptiste dit avec une gravité chrétienne, à un Renégat qu’elle reconnut : dis à tes gens qu’ils ne se mocquent point d’une chose si sainte : C’est notre coutume de prier celui qui a tout fait dans les afflictions qu’il nous envoie : il châtira ceux qui le méprisent, et toy particulièrement qui a été si lâche que de lui tourner le dos. Les autres se mocquèrent de ce qu’elle disoit, mais celui-cy reçut un reproche secret de sa conscience, qui lui fit baisser la tête sans dire mot, et respecter les prières qu’il avoit autrefois proférées. Les autres Chrétiennes ne furent pas moins constantes parmi les railleries et les brocards de ces infidèles; elles faisoient faire le signe de la croix à leurs enfans à la face de leurs ennemis, et leur faisoient dire leur chaplet avec les doigts, ces barbares leur aiant pris (424) toutes les marques et tous les instrumens de leur dévotion. Avant que de passer plus avant ils brûlèrent tout vif un Chrétien qui avoit été blessé d’un coup dangereux, de crainte qu’il ne mourût en chemin d’une mort trop douce. Nous avons apris que ces Barbares plus cruels que les bêtes féroces crucifièrent avant que de partir de ce lieu un petit enfant âgé seulement de trois ans qui avoit été baptisé. Ils lui étendirent le corps sur une grosse écorce, et lui percèrent les pieds et les mains avec des bâtons pointus en forme de cloux (16). 0 que cet enfant est heureux d’avoir mérité en son état d’innocence l’honneur de mourir d’une mort semblable à celle de Jésus-Christ: Qui ne porteroit envie à ce saint innocent, plus heureux, à mon avis, que ceux dont la mort honora la naissance de notre divin Sauveur?

Cette troupe affligée fut conduite au pals des Hiroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardens dont on leur perçoit les côtez. On éleva deux grands échaffauts l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nuds à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête étoit sur les palissades. A ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se confesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances.

En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : Dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfans, mais les hommes et les jeunes gens, qui étoient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans volant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte, ni donner aucune marque d’un cœur abbatu. La foi lui donnoit de la force intérieurement, et lui faisoit faire au dehors des actes de résignation à la volonté de Dieu. Il levoit sans cesse les yeux au Ciel, comme au lieu où son âme aspiroit, et où elle devoit bien-tôt aller : Vous l’appellerez Martyr : ou de quel autre nom il vous plaira; mais il est certain que la prière est la cause de ses souffrances, et que la raison pour laquelle il a été plus cruellement tourmenté que les autres, est qu’il la faisoit tout haut à la tête de tous les captifs.

Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées, et particulièrement de la bonne Marie femme de Jean Baptiste, dont j’ai déjà parlé. L’histoire de sa fuite est assez considérable, pour vous être écrite. Elle avoit déjà été une fois prisonnière aux Hiroquois Onondagneronons, en sorte qu’elle fut reconnue par quelques-uns de ceux d’Onondagné, qui la prièrent de sortir de la bourgade, où elle étoit, feignant lui vouloir dire quelque bonne parole. Etant sortie, ils l’enlevèrent partie de force, partie de gré, lui faisant voir qu’étant sortie de leur village, elle y devoit retourner. Après qu’elle eut consenti à leur volonté, ils la cachèrent dans le bois avec promesse de la venir prendre le lendemain, comme ils firent. Ils devoient passer par Ononioté, d’où étoit celui qui l’avoit prise prisonnière, et à qui elle appartenoit par le droit de la guerre. Ceux qui l’avoient enlevée, craignant qu’elle n’y fut reconnue et arrêtée, la cachèrent dans le bois, la couvrant d’un sac pour la déguiser, et lui donnant quelques vivres pour manger durant la nuit. Après s’être un peu reposée, elle s’approcha du village à la faveur des ténèbres. Elle entendit les huées et les clameurs des Hiroquois, qui faisoient brûler un homme de sa nation. Il lui vint dans l’esprit, qu’on lui en feroit autant dans la Bourgade, où on la menoit, et d’où elle s’étoit sauvée, parce que les Sauvages pardonnent rarement aux fugitifs. Sa pensée lui sembloit d’autant mieux fondée, que quelques jeunes gens l’aiant bien considérée, s’étoient demandé l’un à l’autre, quelle partie de son corps seroit le plus à leur goût? L’un d’eux avoit répondu que ses pieds cuits sous la cendre, seroient fort bons. Comme elle entendoit la langue, aiant été captive en leur pais, elle fut tellement effrayée, sans pourtant le faire paroître, qu’elle crut qu’il n’y avoit que la fuite qui la pût garantir de la mort. Elle prend donc la résolution de fuir, et à l’heure-même elle prit sa course vers son pais tirant du côté d’Onondagné, et prenant le chemin frayé, de crainte de donner connoissance de sa route par ses vestiges, si elle eut pris des chemins écartez. Elle se cacha dans le bois tout proche du village dans une tanière fort épaisse, où elle demeura dix jours et dix nuits, n’osant passer outre, car elle voioit souvent les Hiroquois passer tout proche d’elle; elle vit même ceux qui l’avoient enlevée. Elle en sortoit néanmoins la nuit pour aller chercher dans les champs voisins quelques épics de bled d’Inde, qui étoient restez de la moisson, afin de faire une provision de vivres. Quelque recherche qu’elle pût faire, elle n’en put ramasser plus de deux petits plats, qui lui devoient servir pour plus de deux mois que devoit durer son volage. Cette grande nécessité lui fit perdre cœur, et ce qui mit le comble à ses ennuis fut qu’un grand Hiroquois s’en vint un jour droit à elle la hache sur l’épaule, alors croiant qu’il n’y avoit plus de vie pour elle, elle se disposa à la mort par la prière, mais Dieu permit que cet homme étant proche d’elle, se détourna tout court pour entrer dans le bois. Cette protection de Dieu ne lui releva pas néanmoins le cœur. Car elle voioit que si elle s’en fut retournée en son pais, elle fut morte de faim dans les forests et dans les neiges. De retourner à Agnié, d’où on l’avoit enlevée, elle ne pouvoit éviter le feu comme fugitive, à qui on venoit de donner la vie. Si elle eût pris le chemin d’Onondagné, où on la vouloit mener, elle avoit déjà entendu prononcer sa sentence. Si enfin elle fut restée en sa tanière, ou elle y fût morte de faim, ou elle n’eut pas tardé d’être découverte. Volant donc que la mort lui étoit inévitable, elle crut par une erreur de Sauvage qu’elle feroit une bonne action de se la donner elle-même, et de s’en procurer une plus douce. Après donc avoir fait sa prière, et s’être recommandée à Dieu, elle prit sa ceinture, et se l’étant mise au col avec un lacet coulant, elle se pendit à un arbre. Mais Dieu, qui excuse facilement les erreurs des innocens, permit que celle-ci, qui pensoit continuellement en lui, ne reçut aucun mal, le poid du corps aiant rompu la corde. Elle ne laissa pas de remonter dans l’arbre, et de se pendre une seconde fois, mais la corde rompit comme à la première. Alors elle ouvrit les yeux pour voir la protection de Dieu sur elle; Assurément, dit-elle, Dieu ne veut pas que je meure, il me veut sauver la vie; il faut donc que je me sauve à la fuite; il est vrai que je n’ai pas de vivres, mais n’est-il pas assez puissant pour m’en donner? C’est lui qui nourrit les oiseaux de l’air, c’est lui qui donne à manger aux bêtes des forests, sa bonté n’est-elle pas assez grande pour s’étendre jusqu’à moi, qui croi et espère en lui. Là-dessus elle fait sa prière, suppliant notre Seigneur de la conduire, et sans tarder plus long-temps, elle s’enfonce dans ces grandes forests, sans autre provision que le peu de bled qu’elle avoit glané. Elle se conduisoit à la veue du Soleil, qui lui servoit de boussole dans ces solitudes, où il n’y avoit point de routes ni de chemins. Après qu’elle eut mangé sa provision, elle gratta la terre pour trouver quelques racines tendres : quand la terre étoit trop dure par la gelée, elle mordoit les arbres pour en succer l’humeur, et en manger la seconde écorce, qui est plus tendre que la première. Il ne se peut dire combien elle souffrit de froid et de faim. Dieu néanmoins qui n’abandonne jamais dans la nécessité ceux qui ont confiance en lui, permit qu’elle trouva une hache dans un lieu où les Hiroquois avoient cabané. Cet instrument lui sauva la vie. Premièrement elle trouva l’invention de faire un fuzil de bois, avec lequel elle faisoit du feu pendant la nuit, et l’éteignoit à la pointe du jour, de crainte que la fumée ne la découvrit. Elle trouva ensuite de petites tortues, dont elle fit provision. Avec ce petit ravittaillement elle subsista quelques jours : car le soir aiant fait ses prières, elle passoit la nuit à manger, à se chauffer et à dormir, et elle passoit tout le jour à cheminer et à prier Dieu. Elle rencontra des Hiroquois qui alloient à la chasse; mais ils ne la virent pas. Ils avoient laissé un Canot sur le bord de la rivière à dessein de le reprendre à leur retour; elle se jette dedans et l’emmeine, et depuis ce temps-là elle n’eut plus que du divertissement, ôté l’inquiétude d’être rencontrée de ses ennemis, et l’incertitude du lieu où elle étoit. Elle se trouva enfin dans le grand fleuve de S. Laurent dont elle suivit le cours pour se rendre au pais des François. Elle alloit d’isle en isle où elle trouvoit quantité d’ceufs d’oiseaux, dont elle mangeoit dans la nécessité. Elle fit une longue épée de bois dont elle brûla le bout, afin de la durcir et se servoit de cet instrument pour prendre des Eturgeons de cinq ou six pieds de long. Elle tua quantité de Cerfs et de Castors : Elle les faisoit lancer dans l’eau, puis elle entroit dans son canot pour les poursuivre : les aiant atteint elle les tuoit avec sa hache, et quand ils étoient aux abois elle les tiroit à bord et prenoit des chairs autant qu’elle en avoit besoin; en sorte qu’arrivant à Mont-Réal elle en avoit encore une assez bonne provision. Lors qu’elle approcha de l’habitation l’on fut au devant pour reconnoitre qui c’étoit. On reconnut aussitôt que c’étoit Marie Kamakated ?ing ; etch femme du bon Jean Baptiste Manit d nagouch. On ne sçavoit si l’on devoit se réjouir ou pleurer en la voiant, et elle-même ne sçavoit lequel prendre de ces deux partis; car elle étoit si interdite qu’elle ne pouvoit ni rien faire ni rien dire. On la mena à Madame d’Ailleboust Gouvernante, à qui les Sauvages ont donné le nom de Cha ?erindamaguetch, et qui l’avoit toujours beaucoup aimée. Cette Dame lui fit beaucoup de caresses, et elle et ses Damoiselles firent ce qu’elles purent pour la consoler, lui disant qu’elle pouvoit bien essuyer ses larmes puisqu’elle étoit avec ses parens et ses amis. Et c’est, dit-elle, ce qui me fait pleurer, de me voir avec les personnes et dans les lieux où mon Mari, mon enfant et moy avons été tant aimez. Mes larmes étoient taries il y avoit long-temps, mais le souvenir de notre amitié m’a ouvert les yeux pour les faire sortir en abondance. Après qu’elle se fut un peu reposée, et qu’elle eut payée à la nature les premiers sentimens de son affection, elle raconta la prise de nos bons Néophytes, et tout ce qui leur est arrivé depuis, en la manière que je le viens d’écrire. Plusieurs femmes à qui les Hiroquois avoient donné la liberté se sont encore sauvées de leurs mains, et nous ont confirmé les mêmes choses, et dans les mêmes circonstances.

Depuis ce temps-là les Algonguins se sont toujours tenu sur leurs gardes, et il y a toujours quelque acte d’hostilité entre eux et les Hiroquois. Un Algonguin de la petite Nation s’étant embarqué avec sa femme dans un canot pour aller dire à ses compatriotes qu’ils se tinssent sur leurs gardes, et que les Hiroquois avoient pris et massacré leurs parens proche des trois Rivières, il ne fut pas bien avant dans le fleuve qu’il découvrit un canot où il y avoit sept ou huit Hiroquois. Il dit à sa femme qu’il avoit envie de l’attaquer pourveu qu’elle voulut bien le seconder, à quoy la femme ayant reparty qu’elle le suivroit volontiers, et qu’elle vouloit vivre et mourir avec luy. A ces paroles ils s’animent l’un et l’autre, et à force de bras avancent le plus qu’ils peuvent vers le canot des ennemis. Mais avant que d’être découverts, ils remarquèrent que ce canot étoit accompagné de quatre autres remplis d’hommes, qui faisoient des acclamations comme de gens victorieux. Cette rencontre luy fit changer de résolution, il prend terre de l’autre costé du fleuve, d’où, comme s’il fût venu du costé des Hiroquois, il tira un coup de fusil, comme pour donner avis de son arrivée, et s’informer de l’état de leur chasse. Ceux-cy croyant que ce fut quelque troupe de leurs gens s’écrièrent quarente fois avec effort : héé, tirant à chaque fois un coup de fusil. Il connut par là qu’ils avoient quarente prisonniers de sa nation, et sans perdre temps, il alla prendre sa femme qu’il avoit laissée à l’autre bord, et tous deux vont en diligence donner avis de ce qu’ils avoient veu, à quelques personnes qu’ils avoient quittées il n’y avoit pas long-temps, les exhortant de ne pas perdre l’occasion de se vanger de leurs ennemis, et de délivrer leurs frères captifs. Sept jeunes hommes de la compagnie s’offrent de l’accompagner, et sans différer ils voguent après les canots Hiroquois. Afin de ne rien faire témérairement ils se glissent à la brune pour découvrir l’état des ennemis. Ils remarquèrent qu’ils avoient cinq canots, dans chacun desquels il y avoit plus d’hommes capables de se défendre, qu’ils n’étoient pour les attaquer. C’est pourquoy ils crurent qu’il les falloir prendre pendant la nuit, lorsqu’ils seroient dans leur premier sommeil. L’ordre qu’ils résolurent entr'eux de tenir dans leur attaque fut que deux se jetteroient dans chacun des trois vaisseaux qui étoient les plus grands et les plus remplis, et deux dans les deux autres. Les choses étant ainsi conclues les Chrétiens firent leurs prières, et tous sur la minuit se jettèrent sur les Hiroquois, tuant et frapant tous ceux qui se rencontroient. Les ennemis s’éveillant aux coups, et n’entendant et ne voiant rien s’écrioient : Qui êtes vous? Mais les autres ne répondoient qu’à coups de haches et d’épées. Un grand Hiroquois se sentent percé d’un coup d’épée, courut sur celui qui l’avoir frappé, et le coltant rompit son épée, l’autre se débarrasse de ses mains, et se voiant sans armes eut recours aux pierres. L’Hiroquois le poursuit encore et l’alloit perdre, si son second qui vint au secours ne lui eut donné un coup dont il mourut sur la place. Le carnage fut grand, et l’obscurité de la nuit le rendoit encore plus horrible. Il y eut dix Hiroquois morts sur le lieu, un grand nombre de blessez, les captifs délivrez, et tout le bagage pris. Ceux qui avoient été mis en liberté dirent à leurs Libérateurs : Fuiez, mes frères; car il y a ici proche un grand nombre d’Hiroquois cachez, et si le jour vous trouve ici ils vous traitteront pour le moins aussi mal que vous avez fait leurs frères. A ces paroles ils enlevèrent la chevelure aux morts, et jettèrent dans le fleuve toutes les peaux et marchandises qui étoient en grande quantité parce qu’ils avoient pillé plusieurs Nations qui s’étoient jointes aux Hurons pour venir en traite chez les François.

Les Hiroquois qui étoient cachez avoient encore d’autres prisonniers, entre lesquels il y avoit une femme qui fit un coup bien hardi. Il y avoit plusieurs jours que ces barbares la traînoient après eux avec leur inhumanité ordinaire. Durant la nuit ils l’attachoient à quatre pieux fichez en terre en forme de croix de saint André, de crainte qu’elle ne leur échappât. Une certaine nuit elle sentit que le lien d’un de ses bras se relâchoit; elle remua tant qu’elle se dégagea. Ce bras étant libre délia l’autre, et tous deux détachèrent les pieds. Tous les Hiroquois dormoient d’un profond sommeil, et la femme qui avoit envie de se sauver marchoit par dessus sans qu’aucun s’éveillât : Etant prête de sortir elle trouva une hache à la porte de la cabane : Elle la prend, et transportée d’une fureur de Sauvage, elle en décharge un grand coup sur la tête de l’Hiroquois qui étoit proche. Cet homme qui ne mourut pas sur l’heure remua et fit du bruit qui éveilla les autres. On allume un flambau pour voir ce que c’étoit. Trouvant cet homme noyé dans son sang on cherche l’autheur de ce meurtre, mais quand on eut veu que la femme s’étoit échappée, on crut qu’il n’en falloit pas chercher un autre. Les jeunes gens courent après, mais en vain car elle s’étoit cachée dans une souche creuse qu’elle avoit remarquée le jour d’auparavant comme étant proche de la cabane. Elle entendoit de là tout le bruit que faisoient ces Barbares sur la mort de leur camarade. Mais le tumulte étant apaisé, et les gens qui la cherchoient étant allez d’un côté, elle s’encourut de l’autre. Le jour étant venu ils allèrent tous de côté et d’autre pour tâcher de découvrir ses vestiges; ils les trouvèrent et quelques-uns d’eux la poursuivirent deux jours entiers avec tant de diligence qu’ils vinrent jusqu’au lieu où elle étoit. Elle se croioit déjà morte ne sçachant plus où se cacher. Elle rencontre un étang où les Castors faisoient leur Fort. Ne sçachant plus où aller elle se jette dedans y demeurant presque toujours plongée et ne levant la tête que de fois à autres pour respirer, en sorte que ne paroissant point, les Hiroquois désespèrent de la trouver, et s’en retournèrent au lieu d’où ils étoient partis. Se voiant en liberté elle marcha trente-cinq jours dans les bois sans autre habit qu’un morceau d’écorce dont elle se servoit pour se cacher à elle-même, et sans autre nourriture que quelques racines avec des groselles et fruits sauvages qu’elle trouvoit de temps en temps. Elle passoit les petites Rivières à la nage, mais pour traverser le grand fleuve, elle assembla des bois qu’elle arracha, et les lia ensemble avec des écorces dont les Sauvages se servent pour faire des cordes. Etant plus en assurance de l’autre côté du Fleuve elle marcha sur ses bords sans sçavoir où elle alloit jusqu’à ce qu’aiant trouvé une vieille hache elle se fit un canot d’écorce pour suivre le fil de l’eau. Elle rencontra des Hurons qui alloient à la pêche, mais ne sçachant s’ils étoient amis ou ennemis, elle se jetta aussi-tôt dans le bois, outre qu’étant toute nue, elle avoit honte de paroître à la veue des hommes; car il faut remarquer que les femmes de cette Amérique, quoique Sauvages, sont fort pudiques et honêtes. Voiant qu’elle approchoit des habitations, elle ne marcha plus que la nuit, afin de ne pas paroître nue. Sur les dix heures du soir elle découvrit l’habitation Françoise des trois Rivières, et au même temps elle fut aperçue de quelques Hurons qui coururent après elle pour sçavoir qui elle étoit. Elle s’enfuit dans le bois; ils la suivent : Elle crie qu’ils n’approchent pas, parce qu’elle étoit nue, et qu’elle s’étoit ainsi sauvée des mains des Hiroquois. Un Huron lui jette son capot avec une espèce de robe dont elle se couvrit, et ensuite elle se fit connoître et leur raconta toutes ses avantures. Ils la menèrent aux trois Rivières où les François lui firent mille bons traitemens, dont elle étoit si surprise, qu’elle ne pouvoit quasi croire que les biens qu’on lui faisoit fussent véritables, n’aiant jamais veu dans les Nations Sauvages qu’on traitât de la sorte une personne inconnue. Elle n’avoit jamais veu de François, elle avoit seulement ouï dire qu’ils ne faisoient mal à personne, et qu’ils faisoient du bien à tout le monde.

Voilà la confusion que les perfides Hiroquois jettent dans toutes les Nations, en sorte qu’elles sont contraintes, ou de demeurer captives dans leurs pals sans en pouvoir sortir, ou de s’exposer à la rage de ces barbares, si elles en sortent pour se venir faire instruire, ou pour aller en traite avec leurs alliez. Mais au même temps que Dieu afflige son Église d’un côté, il la console de l’autre. Les Révérends Pères qui demeurent aux Hurons ont écrit ici, que les Sauvages d’Anastohé (29), qui sont des peuples voisins de la Virginie et amis des Hurons, leur ont fait sçavoir qu’ils avoient apris les mauvais traittemens qu’ils reçoivent de la part des Hiroquois, et que s’ils avoient besoin d’eux, ils n’avoient qu’à leur faire sçavoir, et qu’ils aiguiseroient leurs haches pour venir à leur secours. Les Hurons bien joieux d’une offre si avantageuse leur ont envoie des Députez pour renouveller l’alliance et les confirmer dans leur bonne volonté. Le Chef de cette légation est un excellent Chrétien qui est accompagné de huit personnes, entre lesquels il y en a quatre de Chrétiens, les quatre autres ne le sont pas encore. Cette rencontre est favorable non seulement aux Hurons pour leur donner moien de se défendre de leurs ennemis, mais encore à notre sainte foy pour la grande moisson qu’il y aura à faire, si les ouvriers de l’Evangile y peuvent avoir entrée. Mais il faut du temps pour une si grande entreprise, et il est nécessaire que les chemins soient plus libres qu’ils ne sont.

Un autre sujet de consolation, est la ferveur de nos Néophites, qui en vérité surpasse tout ce qui s’en peut dire. Ils sont quelquefois si transportez de zèle qu’ils éclatent pendant la prédication, interrompant le Père qui la fait, afin de dire publiquement les sentimens dont leurs cœurs sont intérieurement pressez. Un jour le Père qui a soin de la Mission de Silleri invectivant fortement contre l’ivrognerie où tombent souvent les Sauvages quand ils boivent du vin ou de l’eau de vie. Un Sauvage touché de ce qu’il avoit dit, l’interrompit disant : Arrête-là, mon Père, ce que tu dis est vray, je me suis enyvré, et par là je montre que je n’ay point d’esprit; prie Dieu qu’il me fasse miséricorde, souffre que je die trois mots, je ne parleray qu’à ceux de mon pais, car étant étranger ce n’est point à moy à haranguer en cette bourgade. Sus donc, jeunesse, c’est à vous que j’adresse mon discours : prenez exemple, non sur mon péché, mais sur ma douleur, et souvenez-vous que si moy qui suis âgé, je reconnois et confesse mon crime, vous qui êtes jeunes ne devez point dissimuler les vôtres. Je condamne l’action que j’ay faite : C’est un précipice où je me suis jette, donnez-vous de garde d’y tomber. Ce pauvre homme avoit un complice qui entendant ce discours l’interrompit : Non c’est moy qui n’ay point d’esprit, c’est moy qui suis un méchant; j’ay fâché celuy qui a tout fait; Jeunesse, soiez plus sage, et ne suivez pas le chemin où je me suis égaré : Marchez tout droit et priez le Père de prier celuy qui a tout fait d’avoir de bonnes pensées pour moy.

Le jour de la Purification de la très-sainte Vierge, le même Père aiant distribué des Cierges, et donné l’explication de la Cérémonie que l’Église pratique en ce jour, un Capitaine l’interrompit et fit sa petite prédication, ou plutôt sa petite harangue en ses termes : Ah ! mes Frères, que nous avons d’obligation au Père, de nous enseigner de si belles véritez. Concevez-vous bien ce que veut dire ce feu que vous portez en vos mains? Il nous apprend que Jésus-Christ est notre jour et notre lumière; que c’est lui qui nous a donné de l’esprit en nous donnant la foy et la connoissance des véritez du Ciel : Que c’est lui qui nous découvre par sa lumière le chemin de la félicité; que ces flambeaux nous enseignent que Jésus-Christ s’est consumé sur la terre pour notre salut; que ces mêmes flambeaux se consument dans notre main pour nous apprendre que nous devons aussi brûler pour son amour, et nous consumer pour son service. Il y a parmi nous des jeunes gens, il y a aussi des vieillards, tous se consument, tous tendent à la mort. Mais pourquoi se consument-ils ? pour satisfaire à leur chair. O que nous serions bien plus heureux si nous nous consumions pour Jésus !

Ce même Capitaine assistant une autre fois à un sermon où le Père prêchoit de sainte Catherine et de sa foy et constance dans les tourmens, il s’écria inopinément : Voilà ce que c’est que d’être Chrétien, c’est faire état de la foy et non pas de sa vie : Faut-il qu’une fille nous couvre le visage de confusion? L’on n’en voit que trop parmi nous qui deviennent sourds et aveugles : Ils ferment les oreilles aux instructions qu’on leur donne, et les yeux aux choses saintes qu’on leur présente. Prenons courage, mes Frères : Demeurons fermes et constans dans la foy. Que la faim, la soif, la maladie, et la mort même n’ébranlent point la résolution que nous avons faite de croire en Dieu et de lui obéir jusqu’au dernier soupir de notre vie. Je vous laisse à penser si cette ferveur n’est pas capable de gagner le cœur de ceux qui ont du zèle pour la gloire de Dieu, et pour le salut des âmes.

Un Capitaine allant avec ses gens à la découverte des Hiroquois, afin de leur faire la guerre, passa par Mont-Réal, où l’on luy fit un grand festin. Après avoir été bien traitté il fit ce compliment à ses hôtes. Autrefois quand on nous avoit fait grande chère nous disions à ceux qui nous avoient donné à manger : Ce festin va porter votre nom par toute la terre, et toutes les Nations vous regarderont comme des gens libéraux qui sçavez conserver la vie aux hommes : Mais j’ay quitté ces anciennes coutumes, c’est maintenant à Dieu que je m’adresse quand on me fait du lien, et je lui dis : O toy qui as tout fait, tu es bon, secoure ceux qui nous assistent, lais qu’ils t’aiment toujours, empéche le Démon de leur nuire, et donne leur place avec nous dans ton Paradis. Voilà les actions de grâces que cet excellent Chrétien rendoit après le repas, bien différentes de celles qu’il rendoit lors qu’il étoit dans le Paganisme.

Nous voions continuellement faire à notre grille de semblables actes de vertu. Un Huron instruit par la Mère Marie de saint Joseph étant pressé par d’autres Sauvages de sa Nation d’aller à la chasse leur dit qu’il ne se pouvoit résoudre d’y aller qu’il n’en eut le congé de sa bonne Mère et directrice : Les autres lui répartirent avec quelque sorte d’indignation et de mépris. Ah! tu n’es pas un homme, mais une femme. A ces paroles ce pauvre homme baissa la veue sans dire mot, mais son cœur en fut vivement touché. Il alla déclarer sa peine à sa bonne Maîtresse qui le consola, et l’exhorta de supporter cette injure en Chrétien, qui doit faire profession de patience, et d’aimer ses ennemis. Il lui répondit en soupirant : Ah! Marie, que c’est une chose difficile à un homme d’être tenu pour une femme ! Néanmoins puisque je veux être Chrétien, il faut que j’imite Jésus-Christ. Le voiant dans cette disposition elle lui conseilla d’aller avec les autres. Il y alla et en revint heureusement. Mais s’il avoit pardonné à son ennemi, Dieu en tira le châtiment, car il permit qu’il fut pris par les Hiroquois.

Les Attikamek, autrement les Poissons blancs, continuent dans leurs ferveurs, et ceux qui ne sont pas Chrétiens témoignent un grand désir de l’être. Ces peuples sont bons, doux, traitables, et ils ne sçavent ce que c’est que de faire la guerre, sinon aux animaux. Cette bonté naturelle les porte jusqu’à la superstition, ils ont des espèces de Prophètes ou devins qui se mêlent de dire les choses à venir. Mais en effet ce sont des Sorciers et Magiciens qui apparemment ont du commerce avec les Démons. Ils se servent de petits tambours, de chansons, de sifflemens, pour guérir les maladies. Ils se servent de petits tabernacles pour consulter les génies de l’air, et usent de Pyromancie pour sçavoir l’issue des maladies, les lieux où il fera bon à la chasse, s’il n’y a point quelque ennemi caché dans leurs terres, et pour d’autres semblables occasions. Mais le fond de ces peuples étant docile et candide, ils reviennent facilement de ces folles superstitions quand on leur en fait voir la vanité, et qu’on les instruit des véritez de notre sainte Religion, qui portant avec elles l’onction dans le cœur, leur donne un goût bien plus doux et plus innocent que ne font tous ces vains enchantemens. Je vous ay déjà parlé plusieurs fois de la bonne Marie femme de ce Bernard qui a été tué par les Hiroquois; cinq jours après son arrivée, une jeune femme Attikameque arriva et se présenta à elle. La première chose que fit Marie, qui ne la connoissoit pas, fut de lui inspirer ses sentimens ainsi que les Sauvages Chrétiens ont coutume de faire aux infidèles : J’ay été captive aux Hiroquois, lui dit-elle, où j’ay souffert toutes les misères qu’on peut souffrir, mais tout cela n’est rien en comparaison de ce que tu souffriras en Enfer si tu n’es Chrétienne. L’autre lui répondit : Je le suis, mais j’ay un mari païen qui a une autre femme que moy, et je voudrois bien le quitter, car il a une aversion extrême de la foy et de la prière. A ces paroles Marie l’embrassa et lui dit : Ah ! si tu sçavois la valeur de la foy, tu la préfèrerois à toutes choses et à la vie même. La foy est une chose si admirable qu’on ne la peut assez estimer : Elle ramasse les Nations et de plusieurs n’en fait qu’une : C’est elle qui fait que les Chrétiens sont mes parens, et qu’ils me traittent comme si j’étois leur Sœur : C’est la foy qui fait que je t’aime : Car quel suiet ay-je de t’aimer? tu n’es point de ma Nation, je ne te connois point, il m’importe fort peu que tu vive ou que tu meure, que tu demeure ou que tu t’en aille; cependant je ne sçay comment cela se fait, mais je sens bien que je t’aime parceque je croi en Dieu et que tu crois en lui. C’est pour cela que je ne me puis empêcher de te donner un bon conseil qui est de laisser ton mari avec sa femme, et de ne plus retourner avec lui : Car il te feroit perdre la foy, qui est le plus grand mal qui te sçauroit arriver. De plus tu seras peut-être prise des Hiroquois, qui te feront souffrir toutes sortes de tourmens. Ah ! si tu sçavois la pesanteur du joug de la captivité, et combien il est sensible à un Chrétien d’être éloigné de la maison de prière ! L’on porte envie aux petits oiseaux : Souvent je leur disois : Ah ! que ne puis-je voler pour aller prier Dieu avec les Chrétiens? Si je voiois de loin une montagne, je lui disois : Que ne suis-je au plus haut de ta cime pour me voir délivrée de ma captivité : En un mot, la mort est plus douce que la vie, à un Captif : Si ton Mari te fait quitter la foy, ce sera bien encore pis, car sortant de la main des Hiroquois tu tomberas en celles des Démons qui te tourmentront en des feux qui n’auront jamais de fin, et d’un esclavage passager tu tomberas dans une captivité éternelle. Cette exhortation si touchante fit prendre résolution à cette jeune femme de ne retourner plus avec celui qu’elle appelloit son Mari, et qui en effet ne l’étoit pas, voilà une petite partie des fruits que cette nouvelle Église a produit cette année. Offrez-la à Notre Seigneur, afin qu’il lui plaise la faire fructifier de plus en plus pour sa gloire.

De Québec 1647 (41).


L.121 De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.

Mes Révérendes Mères, et très-chères Sœurs. Je vous manday l’an passé que nous avions appris la nouvelle que les Hiroquois avoient martyrisé le R. Père de Brébeuf. Il est vrai que la cruauté de ces Barbares avoit fait un Martyr, mais le temps de celui-ci n’étoit pas encore arrivé, comme il est arrivé depuis. Celui donc qui fut si richement partagé l’année dernière, fut le R. Père Antoine Daniel, qui étant en Mission au mois de Juillet, le Bourg, où il étoit, fut attaqué par les Hiroquois. Il étoit encore dans ses habits sacerdotaux, lors qu’il entendit le tumulte des ennemis, et sans se donner le loisir de quitter son aube, il court de cabane en cabane, et cherche les malades, les vieillards, les enfans, et ceux qui n’avoient pas encore reçu le Baptême; il les dispose à ce Sacrement avec un zèle apostolique, et les aïant tous assemblez dans l’Église, il les baptisa par aspersion. Lors qu’il vit approcher l’ennemi, il dit à son troupeau : Sauvez vous, mes Frères, et laissez-moi seul dans la mêlée. Alors ce saint Homme avec un port tout plein de majesté aborda l’ennemi, qui en fut tout effrayé : il leur parle de Dieu, leur prêche hautement la foi, et leur reproche leur trahison. Mais enfin ces Barbares perdirent peu à peu le sentiment de fraïeur qu’ils avoient conçu à son abord. Es le couvrirent de flêches, et voiant qu’il ne tomboit point, une troupe de Fuzeliers fit sur lui une décharge, dont il tomba mort sur la place. Ils portèrent son corps dans son Église, où ils mirent le feu, et ainsi comme une victime de bonne odeur il fut consumé au pied de l’Autel avec l’Autel même. Ils mirent tout à feu et à sang, sans épargner ni enfans, ni femmes, ni qui que ce fût. Ceux qui se purent sauver en d’autres Nations, échapèrent leur cruauté, sans cela tout eût été détruit. Ce saint Martyr apparut peu de temps après sa mort à un Père de la compagnie et de la mission. Celui-ci l’aïant reconnu, lui dit : Ah mon cher Père, comment Dieu a-t-il permis que votre corps ait été si indignement traitté après votre mort, que nous n’aions pu recueillir vos cendres ? Le saint Martyr lui répondit : mon très-cher Père, Dieu est grand et admirable : Il a regardé mon opprobre, et a récompensé en grand Dieu les travaux de son Serviteur : il m’a donné après ma mort un grand nombre d’âmes du purgatoire, pour les emmener avec moi, et accompagner mon triomphe dans le Ciel. Il est encore apparu dans un conseil comme y présidant, et inspirant les résolutions qu’on y devoit prendre pour la gloire de Dieu.

Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. lors qu’ils étoient ensemble en mission. Ce premier avoit blanchi dans les Missions Apostoliques, et à la conqueste des âmes des Sauvages, dont il a eu la consolation d’en voir jusques à sept ou huit mille de baptisez. Le second étoit neveu du R. P. Supérieur des Missions, qui a devancé celui-ci. C’étoit l’homme le plus foible et le plus délicat qu’on eut pu voir : cependant Dieu par un miracle de sa grâce a voulu faire voir en sa personne ce que peut un instrument, pour chétif qu’il soit, quand il le choisit pour sa gloire et pour son service. Il fut quinze heures entières en des tourmens horribles : Le Révérend Père de Brebeuf n’y fut que trois. Mais remarquez que depuis qu’il étoit en ces contrées, où il a prêché l’Évangile depuis l’an 1628. excepté un espace de temps qu’il fut en France, les Anglois s’étant rendu les maîtres du pais, sa vie avoit été un martyre continuel. Or voici comment le martyre de ces saints Pères arriva. La bourgade où ils étoient, aïant été prise par les Hiroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Etant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient. L’on vit en cette rencontre un miracle de la toute-puissante main de Dieu, car plusieurs qui ne pouvoient entendre parler du baptême par l’attachement qu’ils avoient à leurs superstitions, étoient les plus empressez à le demander ou à le recevoir. Nos bons Pères continuèrent ces saints exercices, jusqu’à ce que ces Barbares comme loups enragez se jettèrent sur eux; et après les avoir mis à nud, les chargèrent de coups de baston d’une manière très-cruelle, étant poussez à cela par quelques Hurons renégats en détestation de la Foi. On les mena au lieu de leur supplice, où ils ne furent pas plutôt arrivez, qu’ils se prosternèrent à terre, la baisant avec une dévotion sensible, et rendant grâces à notre Seigneur de l’honneur qu’A leur faisoit : de les rendre dignes de souffrir pour son amour. On les attache à des pieus, afin de les faire souffrir plus à l’aise. Alors chacun eut le pouvoir de faire le pis qu’il pourroit. On commença par le plus ancien, à qui les Renégats portoient une haine mortelle. Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel; car c’est ce que vous enseignez. Après ces blasphèmes, et mille semblables brocards, ils leur enlèvent la chevelure, qui est un genre de supplice assez commun parmi les Sauvages, et qu’ils font souffrir à leurs captifs. Jusques ici les tourmens ont été communs à ces deux Saints, mais de plus on déchargea un coup de hache sur la tête du Père Lallemant, qui lui ouvrit le crâne, en sorte qu’on lui voioit la substance du cerveau. Cependant il avoit les yeux élevez au Ciel, souffrant tous ces outrages, sans faire aucune plainte, et sans dire mot. Il n’en étoit pas de même du R. Père de Brébeuf, il prêchoit continuellement les grandeurs de Dieu, ce qui faisoit tant de dépit à ses bourreaux, qu’ils lui enlevèrent de rage toute la bouche et lui percèrent la langue. Le R. Père Lallemant fut quinze heures en ses supplices, et le R. Père de Brébeuf n’y en fut que trois, et ainsi il devança son compagnon dans la gloire, comme il l’avoit devancé dans les travaux de la mission. Voilà comme se termina le martyre de nos saints Pères, dont j’ai bien voulu vous faire le récit en abrégé, en attendant que vous le voiez plus au long dans la relation, où vous verrez encore les grandes calamitez de cette Église, et les grandes risques, que courent les Ouvriers de l’Évangile. Ceux des Hurons ont été contraints de quitter leur maison de sainte Marie, et de se réfugier dans une isle avec le reste des Chrétiens, dans le dessein d’y bâtir un fort. Je vous demande le suffrage de vos prières pour le soutien du Christianisme dans ces nouvelles terres. Faites-y mention de moi en particulier, je vous en prie : et excusez-moy, s’il vous plaît, si je ne vous écris pas à toutes en particulier : j’en ai le désir, mais les grandes affaires dont je suis chargée, et le peu de temps que j’ai, m’en ôtent le pouvoir. Soiez néanmoins persuadées que suis pour le temps et pour l’éternité à chacune en particulier, aussi bien qu’à toutes en général, Vôtre, etc.

L.128 De Québec, à son Fils, 3o août 1650.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. La vie et l’amour de Jésus soient votre vie et votre amour pour l’éternité. C’est un grand témoignage de votre affection pour moy, de me souhaitter le même partage qu’à nos Révérends Pères.

Mais hélas ! je suis indigne d’un tel honneur et d’une si haute grâce quoi qu’elle paroisse fort proche de nous. Car depuis celle que je vous ay écrite où je vous ay dit quelque chose de la grande et extraordinaire persécution des Hiroquois, il y a eu encore un grand choq entre les François et ces Barbares dans une rencontre qui s’est faite proche les trois Rivières lorsqu’on alloit chercher les neuf François que les autres avoient pris et emmenez. Aujourd’huy ils sont en dessein d’enlever les trois Rivières, et vous remarquerez qu’ils ont avec eux plusieurs Hollandois qui les aident : on en a reconnu un dans le combat, et un Huron qui s’est sauvé nous en a encore assuré. Quand ils auront pris les trois Rivières ils sont résolus, à ce qu’on nous a dit, de venir nous attaquer. Or bien qu’en apparence il n’y ait pas tant de sujet de craindre dans nos maisons qui sont fortes, ce qui est néanmoins arrivé dans tous les bourgs des Hurons qui ont été ruinez par le feu et par les armes (car certes ils sont puissans) doit faire appréhender aux François un semblable accident, s’il ne nous vient un prompt secours. C’est le sentiment des plus sages et expérimentez, comme le sont les Révérends Pères qui sont descendus des Hurons et qui ont porté le poids de la tyrannie de ces barbares. Ce secours ne nous peut venir que de la France, parce qu’il n’y a pas assez de force en tout le pais pour leur résister. Si donc la France nous manque il faudra en bref ou quitter ou mourir : Mais parce que tous les François qui sont ici au nombre de plus de deux mille ne pourront pas trouver des voyes pour se retirer, il seront contraints de périr ou de misère ou par la cruauté de leurs ennemis. Et de plus quitter des biens qu’ils ont acquis en ce pais, pour se voir dépouillez de toutes commoditez en France, cela leur fera plutôt choisir la mort en ce pais que la misère dans un autre. (Pour nous-autres, nous avons d’autres motifs par la miséricorde de Notre-Seigneur : Ce ne sont point les biens qui nous y retiennent ; mais bien le résidu de nos bons Chrétiens avec lesquels nous nous estimerions heureuses de mourir un million de fois, s’il étoit possible. Ce sont là nos trésors, nos frères, nos enfans spirituels que nous chérissons plus que nos vies et que tous les biens qui sont sous le Ciel. Réjouissez-vous donc si nous mourons et si l’on vous porte la nouvelle que notre sang et nos cendres sont mêlées avec les leurs.) Il y a de l’apparence que cela arrivera si les mille Hiroquois qui se sont détachez pour aller à la Nation neutre, viennent rejoindre ceux qui sont à nos portes. Le R. Père Daran que j’ay chargé de la présente, est un de ceux qui sont venus des Hurons. Il y a souffert tout ce qui se peut souffrir sans mourir, ainsi il vous pourra entretenir à loisir de tout ce qui est arrivé ces dernières années en cette nouvelle Église, et je me promets que vous serez extrêmement édifié de l’entendre. Il va faire un tour en France en attendant qu’on le rappelle au cas que les affaires du pais se raccommodent, car il y est extrêmement regretté. Je le regrette comme les autres, mais soulagez mes regrets en le recevant comme il le mérite. D’autres comme les Révérends Pères Ragueneau et Pijar vont aussi en France pour demander du secours à Sa Majesté. Le premier y prend plus d’intérest, parce qu’il est le Supérieur de la Mission des Hurons. C’est un des grands personnages et des plus zélez Missionnaires de la nouvelle France, mais je l’estime plus pour sa grande sainteté que pour tous ses grands talens naturels et pour toutes ses grâces gratuites. Nous espérons de le revoir l’année prochaine.

Lorsque j’achevois de vous parler du R. Père Ragueneau, on m’est venu avertir qu’il me demandoit, pour me dire Adieu. Il m’a promis de vous voir et à cet effet, il a pris votre nom par écrit. C’est un des meilleurs amis de notre Séminaire, et qui a a une grande connoissance des grâces que la divine bonté y répand. (I1 m’a encore assurée dans l’expérience qu’il a de la fureur et de la forces des Hiroquois que si nous n’avons un prompt secours du côté de la France, ou qu’il plaise à Dieu de secourir le pais extraordinairement, tout est perdu : Ce n’est point une exagération, je vous dis le même selon mes petites connoissances.

Vous voyez par là qu’en attendant le secours, nous sommes en la pure providence de Dieu. Pour mon particulier, mon très-cher Fils, je m’y trouve si bien, et mon esprit et mon cœur y sont si contens, qu’ils ne le peuvent être davantage. S’il arrive qu’on vous porte l’année prochaine les nouvelles de ma mort, bénissez-en Dieu, et offrez-luv pour moy le saint sacrifice de la Messe : Procurez-moy encore les suffrages de votre sainte Congrégation qui m’a toujours été très-chère : Si Dieu m’appelle à soy, et qu’il luv plaise me faire miséricorde elle me le sera encore davantage, et moy plus en état de supplier la divine Majesté d’augmenter sur elle ses saintes bénédictions.

(Je suis extrêmement consolée de ce que Dieu vous détache des créatures, et de l’amour ou prétention de l’amour que vous pourriez attendre d’elles. Ah ! mon Fils, le royaume de la paix est dans un cœur ainsi dénué de toutes choses, et qui par une sainte haine de soy-même se plaît à détruire les restes de la nature corrompue, dont (les plus saints ont jusqu’à la mort des attaques 24 qui font le vray motif de leur humiliation. Depuis qu’une âme entre en cette vérité, et qu’elle en est convaincue par sa propre expérience, elle s’humilie, non seulement devant Dieu en ses opérations intérieures et extérieures où elle découvre toujours de nouvelles fautes; mais encore devant les créatures prenant plaisir de s’accuser en public de ses défauts), d’en subir la pénitence et d’en porter toute la confusion. Elle ne rejette point la faute sur le tiers et sur le quart, bien que quelqu’un y ait pu concourir; elle s’attribue le tout, et après cela elle est convaincue qu’elle est encore plus remplie de malice qu’elle n’en dit et qu’elle n’en connaît, et que les autres n’en découvrent. D’où elle est persuadée qu’elle est seule digne du châtiment tant de la part de Dieu, par la privation de ses plus grandes faveurs, que du côté des créatures, qui prenant les intérests du Créateur, nous corrigent chacune en sa manière. Il y a bien d’autres dépendances de l’humilité dont les actes tirent leur source de leurs contraires. Le glorieux Père saint Benoist en parle aussi éminemment, comme je croy, qu’il l’a pratiquée. C’est votre Patron et votre Père qui attirera sur vous l’influence de cet esprit qui se goûte mieux dans l’intérieur qu’on n’en peut parler extérieurement. (Demandez luy qu’il obtienne cette haute vertu pour moy, car c’est elle qui fait les saints), comme on l’a encore remarqué dans les cinq serviteurs de Dieu qui ont été martyrisez, en ces quartiers, car ils étoient si humbles, avant leur martyre qu’ils donnoient de l’étonnement à ceux qui avoient le bonheur de vivre en leur compagnie. Il me faudroit écrire une trop grande lettre si j’en voulois dire toutes les particularitez, mais le temps ne me permet pas de m’étendre.

J’ay répondu par une autre lettre aux moyens que vous me proposez d’élever quelques Sauvages afin qu’ils puissent gagner leurs compatriotes à la foy. Outre ce que je vous en écris entretenez-en le R. P. Daran, il vous dira qu’encore que le pais se rétablisse, il faudra toujours dépendre de l’Europe pour avoir des ouvriers de l’Évangile, le naturel des Sauvages Amériquains, même des plus saints et spirituels, n’étant nullement propre aux fonctions Ecclésiastiques, mais seulement à être enseignez et conduits doucement dans la voye du Ciel ; ce qui fait soupçonner dans ce renversement d’affaires que peut-être Dieu ne veut ici qu’une Église passagère.

Il est vray que le R. P. de Brébeuf avoit reçu le sacré présent dont je vous ay parlé. Le R. P. Garnier l’un de ceux qui ont remporté la couronne cette année l’avoit éminemment. Jamais, mon très-cher Fils, vous ne connaîtrez cela par l’étude ni par la force de la spéculation, mais dans l’humble oraison et dans la soumission de l’âme aux pieds du Crucifix. Cet adorable Verbe incarné et crucifié est la source vive de cet esprit; c’est luy qui le donne en partage aux âmes choisies et qui luy sont les plus chères, afin qu’elles suivent et qu’elles enseignent ses divines maximes, et que par cette pratique elles se consomment jusqu’au bout dans son imitation. Cet esprit saint, cette union, dis-je, dont je vous parle, n’est pas celle de la gloire, elle en est seulement un avant-goût. Et ne pensez-pas qu’elle rende toujours les travaux faciles, puis qu’elle ne redonde pas toujours dans les sens : Mais elle donne dans le fonds de l’âme une force invincible pour les supporter quelques pesans et pénibles qu’ils soient. Il faudroit un gros livre pour décrire la vie de ce Révérend Père animé de cet esprit saint. Il étoit éminemment humble, doux, obéissant et rempli de vertus, acquises par un grand travail. On avoit du plaisir à voir la suite de ses vertus dans la pratique. Il étoit dans un continuel colloque et devis familier avec Dieu. Estant percé de coups on le vit encore dans l’exercice de la charité, faisant un effort pour se traîner vers une pauvre femme qui ayant reçu plusieurs coups de hache étoit aux abois et avoit besoin de secours pour bien mourir .

Le R. Père Chabanel un de ceux qui ont été massacrez cette année avoit naturellement une si grande aversion de vivre dans les cabanes des Sauvages qu’elle ne le pouvoit être davantage : pour ce sujet on l’en avoit voulu souvent exempter afin de l’envoyer aux autres missions où il n’eût pas été engagé à cette sorte de vie. Mais par une générosité extraordinaire et porté de l’esprit dont nous parlons, il fit vœu d’y persévérer et d’y mourir s’il plaisoit à Dieu de luy faire cete miséricorde. Son Supérieur néanmoins ayant sçeu qu’il étoit extrêmement fatigué des travaux de sa Mission, le rappella, et ce fut en ce voyage qu’il fut pris et massacré, sans qu’on ait pu sçavoir par quels ennemis, ni ce qu’ils ont fait de son corps : quoi qu’il en soit, il est mort dans l’acte de son obéissance.

Les autres Révérends Pères qui se sont retirez ici des Missions éloignées ont si épouventablement souffert qu’il n’y a point de langue humaine qui le puisse exprimer: Je n’exagère point, et si la grande humilité du R. Père Daran ne le cache point demandez-luy quelques particularitez de ses souffrances, car son expérience l’a rendu sçavant. Je vous donnee ces exemples pour vous convaincre que notre union n’est jamais plus éminente que dans les travaux soufferts à l’imitation et pour l’amour de Jésus-Christ, qui étoit dans le temps de ses souffrances et sur tout au point de sa mort, dans le plus haut degré d’union et d’amour pour les hommes avec Dieu son Père. L’union douce et amoureuse est déjà la béatitude commencée dans une chair mortelle, et son mérite est dans les actes de la charité envers Dieu et le prochain, et des autres vertus Théologales. Mais dans l’union dont je parle, qui est pourtant une suite de celle-là, il s’agit de donner sa vie dans une consommation de travaux qui portent à la ressemblance de Jésus-Christ. Ah ! certes il faut donner le prix à celle-cy, et attendre à l’autre vie à connaître son mérite et son excellence, car à présent nos discours sont trop bas pour en pouvoir parler comme il faut.

(Je bénis Dieu du désir qu’il vous donne de souffrir le martyre. Vous êtes encore jeune, mon bon Fils, et si vous voulez être fidèle à la grâce, vous en souffrirez un bien long encore que vous demeuriez enfermé dans votre solitude. Ce désir vous doit être un puissant aiguillon pour mener une vie pénitente, mortifiée, régulière : C’est le martyre que vous avez à souffrir et que Dieu demande de vous) en attendant peut-être quelque occasion que sa divine Majesté vous garde et que vous qu’ils sont à présent qu’ils le connoissent, me touche à un point que je ne puis dire. De là vous pouvez juger combien je souffre de voir la tyrannie que les barbares Hiroquois exercent en leur endroit. Ah ! mon très-cher Fils, que je serois heureuse, que je serois contente si toute cette persécution se terminoit en moy ! Présentez encore ce mien désir à la sainte Vierge à laquelle de bon cœur je présente le vôtre).

J’ay déjà écrit cette lettre à diverses reprises, et dans ces intervalles il vient toujours quelques nouvelles. Le Captif qui s’est sauvé des Hiroquois rapporte que les guerriers des Andofesteronons et ceux de la Nation neutre ont pris deux cens Hiroquois prisonniers. Si cela est vray, on les traittera d’une terrible façon, et ce sera autant de charge pour nous. Ce Captif sera bien encore quinze jours avant que d’avoir dit tout ce qu’il sçait : Car c’est la coutume des Sauvages de ne dire ce qu’ils sçavent que peu à peu et à divers jours; ce qui fait impatienter nos François qui ont l’esprit vif et voudroient sçavoir les choses tout d’un coup, sur tout quand il s’agit d’affaires de conséquence et rapportées par un seul messager.

Depuis ce que dessus, il s’est encore sauvé deux Hurons de la captivité des Hiroquois. Ils sont tous deux bons Chrétiens en leur cœur, et catéchumènes en effet. Le désir du saint baptême leur a fait faire des efforts très violens, par de grandes courses dans les bois, et sans aucune provision. Ils ont rapporté que nos dix Algonguins de Sillery qui furent pris au mois de Juin dernier ont été brûlez tous vifs avec de très-grands sentimens de Foy et de Religion. L’un deux pour l’amour duquel je vous écris cet article, s’est particulièrement signalé par son zèle et par sa ferveur. (Il étoit âgé de vingt-deux ans ou environ, et c’étoit mon fils spirituel qui m’aimoit autant ou plus que sa Mère. Il a été trois jours et trois nuits dans des tourmens très-horribles en dérision de la foy qu’il a confessée hautement jusques au dernier soupir.) Ces barbares luy disoient en se mocquant : Où est ton Dieu ? il ne t’aide point. Puis ils recommençoient à le tourmenter, et aussi à se mocquer disant : prie ton Dieu pour voir s’il t’aidera, Cependant (ce courageux serviteur de Dieu redoubloit ses prières et ses louanges à celuy pour l’amour duquel il souffroit, car naturellement il chantoit fort bien, et cela faisoit enrager ces barbares). Il se nommoit Joseph et avoit été élevé en la foy par le R. Père le Jeune, quasi dès son enfance. A votre avis, (n’ay-je pas là un bon Fils? C’est plutôt mon Père et mon Avocat auprès de Dieu. Je suis ravie pour l’amour que je luy portois de la haute grâce qu’il a reçue en persévérant avec tant de générosité. C’étoit un jeune homme parfaitement bien fait et extrêmement modeste, mais je ne le loue que de sa fidélité. (Si l’on m’en venoit dire autant de vous, mon très-cher Fils, ah ! qui pourroit dire la joye que j’en recevrois? Mais ces signalées faveurs ne sont pas du ressort de notre élection, elles sont dans les trésors de Dieu qui les communique aux âmes choisies. Il me falloit clôre cette lettre par ce dernier souhait, qui est un des plus grands témoignages de mon affection pour la personne du monde qui m’est la plus chère.)

L.131 De Québec, à son Fils, 3o octobre 165o.

Mon très-cher fils. Je croi que vous avez déjà reçu quatre de mes Lettres, et que vous avez eu la consolation de voir les Révérends Pères, que j’avois suplié de vous visiter. Je ne puis néanmoins laisser partir ce dernier vaisseau, sans me donner encore la satisfaction de vous dire ce petit mot; que le Révérend père Bressani m’a promis de vous donner. Vous verrez un Martyr vivant, des souffrances duquel vous avez cy-devant entendu parler, sur tout de sa captivité au pais des Hiroquois. Sans faire semblant de rien, regardez ses mains; vous les verrez mutilées, et presque sans aucun doigt qui soit entier. Il a eu encore cette année trois coups de flèches à la tête, qui ont pensé faire sa couronne et la fin de ses travaux. Il a un œil dont il ne voit presque point à cause de ces coups. Son courage l’a fait exposer à des dangers si éminens, que c’est ce qui lui fait porter ces marques honorables de la Croix du Fils de Dieu. Il est Romain de nation, homme éminemment docte, et sur tout très vertueux. Il m’a promis de vous visiter, et moi je l’ai suplié de vous faire donner celle-ci, si-tôt qu’il sera arrivé, afin que vous alliez saluer le R. Père Supérieur des Missions, qui passe lui-même en France pour l’extrémité des affaires de l’Église. Il m’a promis de vous rendre visite, mais je serois bien-aise que vous le voulussiez prévenir, à cause du mérite de la personne. Je vous dirai encore que c’est l’homme du monde, à qui j’ai le plus d’obligation tant pour l’établissement de notre maison, que pour les maximes spirituelles et saintes, qu’il nous a données selon l’esprit de nos vocations. Il y a près de six ans qu’il est notre Supérieur et Directeur, et le mien très particulièrement. On nous menace de ne le pas faire repasser en ce pais, si cela arrive, nous ferons tous une perte considérable. C’est le père des pauvres tant François que Sauvages : C’est le Zélateur de l’Eglise, qui semble avoir été élevé dans toutes les cérémonies, ce qui n’est pas ordinaire à un Jésuite. Enfin c’est le plus saint Homme que j’aye connu depuis que je suis au monde. Je vous prie donc de le recevoir avec toute la bien-veillance qui vous sera possible, et de le remercier de toutes les charitez qu’il a faites à notre Communauté, et à moi en particulier, car c’est mon Père par préciput. Et n’estimez pas que ce soit l’affection que j’ai pour ces révérends pères, quie me fasse vous en dire des louanges…

L.172 De Québec, à son Fils, 14 août 1656.

Mon très-cher Fils. Jésus soit notre vie et notre amour pour le temps et pour l’éternité. Comme les vaisseaux sont arrivez ici dès le mois de Mai, aussi s’en retournent-ils promptement. Celui par lequel je vous écris, lève l’ancre, un autre est déjà parti, et comme je ne vous dis rien dans mes autres Lettres de l’état de notre nouvelle Église, j’ai cru pour votre consolation vous en devoir dire quelque chose par celle-ci.

Dès l’année dernière on fit un traitté de paix avec les cinq Nations Hiroquoises, l’une desquelles qui est voisine des Hollandois, eut de grandes difficultez que les Hurons et les Algonguins fussent compris dans le traitté. Ils y consentirent néanmoins à de certaines conditions, sçavoir qu’ils garderoient la paix avec eux jusques à de certaines limites, hors lesquelles il leur seroit libre d’exercer leurs hostilitez comme auparavant. Quant aux François la paix étoit sans restriction et sans limites. Tout cela s’est observé jusques au Printemps que les Agnerognons, c’est le nom de cette Nation, toujours fourbes et méchans nous ont fait voir ce que l’on peut attendre d’une Nation infidèle, et qui ne connoist point Jésus-Christ.

Au même temps que la paix fut conclue, deux de nos Révérends Pères furent envoiez aux Hiroquois supérieurs, qui les avoient demandez avec beaucoup d’instance. Ils partirent avec leurs Ambassadeurs à la veue des Agnerognons toujours envieux, mais qui dissimulèrent alors leur envie. Ces Pères furent reçus par tout avec de grands témoignages d’estime et d’affection, tous ces peuples leur allant au devant de giste en giste, afin de les bien traitter. Dès qu’ils furent arrivez, les principaux des Nations s’assemblèrent, et les firent asseoir les premiers dans leurs Conseils. Ils furent reçus et régalez de tous tour-à-tour d’une manière extraordinaire, parce qu’on les regardoit comme des hommes venus du Ciel. Dès l’heure le Révérend Père Chaumonnot commença à parler de la Foi, et à enseigner à faire des prières publiquement. Il fut écouté et admiré de tous, en sorte qu’on le tenoit pour un homme prodigieux. Ces exercices ont continué tout l’Hiver avec tant d’assiduité, que depuis le matin jusques au soir, la chappelle d’écorce que Jean Baptiste le premier Chrétien de cette Église avoit faite dès l’abord, ne désemplissoit point, les Pères ne pouvant trouver de temps pour dire la Messe et leur Office que celui de la nuit. En arrivant ils trouvèrent une Église formée, parce que dans leur chemin, ils firent quantité de Catécumenes, qui furent baptisez en leur pais avec un grand nombre d’autres tant enfans qu’adultes.

Le Carême dernier dans un Conseil qui fut tenu, l’on conjura les Pères de presser Monsieur le Gouverneur et le R. Père Supérieur des Missions d’envoier un plus grand nombre de Pères, afin de les distribuer dans les Bourgs, et tout ensemble une peuplade de François pour faire une habitation fixe. L’on est convenu à cet effet d’un lieu commode à l’abord des Nations, qui viendront trouver les Révérends Pères, pour communiquer avec eux de la Religion, et les François pour traitter d’affaires. Le Révérend Père Dablon partit aussi-tôt avec quelques Onontageronons et Sonont aeronons, qui sont les plus grandes et les principales Nations de ces Peuples, et après bien des fatigues ils arrivèrent ici au temps de la passion. Ils firent leur demande à Monsieur le Gouverneur et au Révérend Père Supérieur, qui aïant appris les beaux commencemens de cette Mission, et les grandes merveilles que Dieu y avoit opérées en si peu de temps, conclurent qu’il la falloit fortifier par le secours d’un plus grand nombre de Missionnaires. Alors ce Révérend Père, qui est un Homme vraiment Apostolique, fit de si puissans efforts pour cette glorieuse entreprise, qu’en peu de temps cinquante-cinq François, y compris quatre Pères et trois Frères furent prêts. Ils partirent d’ici en Niai avec un zèle et une ferveur nonpareille. Dans cette compagnie il y avoit quelques Soldats de la garnison que Monsieur Dupuis honnête Gentil-homme, et qui avoit commandement dans le fort, s’étoit offert de conduire. Lors qu’il me fit l’honneur de me dire à Dieu, il m’assura avec une ferveur qui ne ressentoit point son homme de guerre, qu’il exposoit volontiers sa vie, et qu’il s’estimeroit heureux de mourir pour un si glorieux dessein. Tout cela ne se fait qu’avec des frais immenses, mais les Révérends Pères sacrifient tout pour le service de Dieu, et pour le salut des âmes. Et pour moi, je ne puis comprendre la grandeur de leur courage en ces rencontres, car rien ne leur coûte quand il s’agit de gagner des âmes à Jésus-Christ.

Les Agnerognons aiant appris que le dessein étoit formé d’envoier des Pères et des François aux Nations supérieures, afin d’y faire une habitation et une maison fixe, devinrent tout furieux, et renouvellèrent leur envie dans la pensée que cette alliance des François, Hurons et Algonguins avec leurs voisins seroit leur ruine avec le temps. Afin donc d’en traverser l’exécution, ils se cachèrent dans un bois au nombre de quatre cens, afin de les surprendre au passage. Ils laissèrent néanmoins passer le Révérend Père Supérieur avec sa troupe, mais quand il fut éloigné, en sorte qu’ils ne pouvoient plus être veus, ils se jettèrent sur un grand nombre de canots qui suivoient, conduits par le Révérend Père Mesnard et un Frère, et sans rien dire, ni écouter, pillent et battent outrageusement tous ceux qui se trouvèrent sous leurs mains, feignant de ne les pas connoître : Puis comme s’ils se fussent relevez d’un songe, et faisant les étonnez, ils s’arrêtèrent tout-à-coup, et leur dirent : Hé quoi, c’est donc vous ! Hélas, vous êtes nos frères, nous pensions que vous fussiez Algonguins et Hurons, que nous avons droit d’attaquer hors les limites désignées. Nos François volant bien que ce n’étoit qu’une fiction, les appellèrent fourbes et perfides, leur disant qu’ils auroient guerre ensemble; et voiant que la partie n’étoit pas égale, ils se séparèrent.

Ces Barbares continuant leur rage et leur dépit vinrent de nuit, et sans être veus dans l’Isle d’Orléans, et le matin voiant une troupe d’hommes, de femmes et d’enfans tous Hurons, qui plantoient leur bled d’Inde, ils se ruèrent sur eux, en tuèrent six, et enlevèrent tous les autres au nombre de quatre-vingt-cinq, qu’ils lièrent dans leurs canots. Tout cela se fit sans que les François en eussent connoissance, et même s’ils eussent encore tardé cinq ou six heures à faire leur coup leur capture eût été bien plus grande, parce qu’ils en eussent enlevé trois ou quatre cens, qui étoient venus entendre la Messe, et qui devoient ensuite s’en retourner en leur désert, mais qui apprenant des fugitifs ce qui s’étoit passé, se retirèrent dans le fort. Nous fûmes tous surpris de voir le fleuve couvert de canots qui venoient vers Québec, sur tout quand on sçeut que c’étoient des Agnerognons, qui par le traitté de paix, et encore selon la parole qu’ils avoient donnée tout nouvellement aux Révérends Pères, ne devoient point passer les trois Rivières. Cela fit croire qu’ils étoient aussi bien ennemis des François que des Sauvages. C’est pourquoi les maisons écartées demeurèrent désertes chacun se retirant à Québec, où néanmoins il n’y avoit pas de forces chacun étant allé à ses affaires. Ils passèrent devant le fort, où l’on crut qu’ils alloient aborder, mais faisant signe qu’ils étoient des amis, ils passèrent outre, et continuèrent leur chemin, jusqu’à ce qu’ayant veu des maisons abandonnées, ils crurent qu’on s’étoit retiré par défiance qu’on avoit d’eux, dont ils furent tellement choquez, qu’ils enfoncèrent les portes, pillèrent tout ce qu’ils rencontrèrent, puis s’en allèrent aux trois Rivières chercher à qui vendre leur picorage.

Nous avons sçeu par un Chrétien, qui s’est sauvé de leurs mains demi-brûlé, et deux doigts coupez, qu’ils ont emmené nos captifs en leur pais, et qu’ils leur ont donné la vie, excepté à six des principaux Chrétiens, qu’ils ont condamné au feu. I,'un d’eux nommé Jacques très-excellent Chrétien, et qui étoit Préfet de la Congrégation, a signalé sa mort par sa foi et par sa patience : Parce qu’on remarquoit en lui une piété plus éclatante que dans les autres, on l’a fait brûler trois jours de suite, durant lesquels il pria et invoqua sans cesse le saint nom de Jésus, exhortant de paroles et par son exemple ses compagnons de supplice. Quelque violent qu’ait été son martyre, l’on n’a pas entendu de sa bouche une seule plainte. Enfin il a expiré en Saint, et nous l’estimons tel. Celui qui nous a rapporté cette histoire, après s’être sauvé du feu, courut plusieurs jours, jusques à ce que par une providence de Dieu il fit rencontre du R. Père Supérieur et de sa troupe à quatre journées d’Onnontagé, qui est le lieu où se doit faire l’habitation françoise. Ce pauvre homme s’en alloit mourir, ayant fait plus de quatre-vingt lieues en perdant son sang : mais le Révérend Père fit à son égard tout ce qu’il falloit faire dans une semblable rencontre, et après l’avoir mis en état de marcher, il lui donna escorte pour le conduire à Mont-Réal. Nous attendons de jour à autre les nouvelles de l’arrivée de nos Révérends Pères. Priez pour toutes ces affaires, mon très-cher Fils comme aussi pour nos bons Chrétiens Sauvages qui se sont tous réfugiez à Québec, en attendant qu’il plaise à Dieu de calmer cette tempête.

De Québec le 14. d’Aoust 1656.

L.184. De Québec, à son Fils, 25 juin 166o.

Mon très-cher Fils. Comme voilà un Navire qui va partir en grande diligence pour porter en France la nouvelle des accidens qui nous sont arrivez cette année de la part des Hiroquois, et pour aller quérir des farines, de crainte que cet ennemi ne ravage nos moissons, je n’ai pas voulu manquer de vous faire un abrégé de ce qui s’est passé, afin que vous nous aidiez à rendre grâces à Dieu de sa protection sur nous, et à lui demander son assistance pour l’avenir.

Pour commencer, vous sçaurez que les Algonguins, qui sont très-généreux, aiant pris quelques prisonniers sur les Hiroquois, en ont fait brûler quelques-uns selon leur justice ordinaire tant ici qu’aux trois Rivières. C’est la coutume des Captifs quand ils sont dans les tourmens de dire tout ce qu’ils sçavent. Il en fut brûlé un le Mercredi de la Pentecôte, qui étant examiné par le Révérend Père Chaumonnot, dit qu’il y avoit une armée de huit mil hommes, qui avoient leur rendez-vous à la Roche-percée proche de Mont-Réal, où quatre cens autres les devoient venir joindre pour venir ensuite tous ensemble fondre sur Québec. Il ajoutoit que leur dessein étoit d’enlever la tête à Onontio qui est Monsieur le Gouverneur, afin que le Chef étant mort, ils pussent plus facilement mettre tout le pais à feu et à sang. Il dit jusques là qu’à l’heure qu’il parloit, ils devoient être ou dans les Isles de Richelieu ou à Mont-Réal, ou aux trois Rivières, et qu’assurément quelqu’un de ces lieux étoit assiégé. En effet on a sçeu depuis qu’ils étoient à Richelieu, attendant le temps et la commodité de nous perdre tous, et de commencer par Québec. Je vous laisse à penser si cette nouvelle nous surprit. Ce même jour le saint Sacrement étoit exposé dans notre Église, où la Procession de la Parroisse vint pour continuer les dévotions qu’on avoit commencées pour implorer le secours de Dieu, dès qu’on sçeut qu’il y avoit des Hiroquois en campagne. Mais la nouvelle de cette grosse armée qu’on estimoit proche, donna une telle appréhension à Monseigneur notre Evêque qu’il (5 46) n’arrivât mal aux Religieuses, qu’il fit emporter le saint Sacrement de notre Église, et commanda à notre Communauté de le suivre. Nous ne fûmes jamais plus surprises : Car nous n’eussions pu nous imaginer qu’il y eût eu sujet de craindre dans une maison forte comme la nôtre. Cependant il fallut obéir. Il en fit de même aux Hospitalières. Le saint Sacrement fut pareillement ôté de la Paroisse.

Après les dépositions du prisonnier, il fut arrêté qu’on feroit la visite des maisons religieuses, pour voir si elles étoient en état de soutenir. Elles furent visitées en effet plusieurs fois par Monsieur le Gouverneur et par des Experts ; et ensuite l’on posa deux corps de garde aux deux extrêmitez de notre maison. La faction s’y faisoit régulièrement. L’on fit quantité de redoutes, dont la plus forte étoit proche de notre écurie, pour défendre la grange d’un côté, et l’Eglise de l’autre. Toutes nos fenêtres étoient garnies de poutreaux et murailles à moitié avec des meurtières. L’on avoit fait des défenses sur nos perrons. Il y avoit des ponts de communication d’un appartement à un autre, et même de notre maison à celle de nos domestiques. Nous ne pouvions même sortir dans notre cour que par une petite porte à moulinet, où il ne pouvoit passer qu’une personne à la fois. En un mot notre Monastère étoit converti en un fort gardé par vingt quatre hommes bien résolus. Quand on nous fit commandement de sortir, les corps de garde étoient déjà posez. J’eus la permission de ne point sortir, afin de ne pas laisser notre Monastère à l’abandon de tant d’hommes de guerre, à qui il me falloit fournir les munitions nécessaires, tant pour la bouche que pour la garde. Trois autres Religieuses demeurèrent avec moi; mais il faut que je vous avoue que je fus sensiblement touchée, voiant qu’on nous ôtoit le saint Sacrement, et qu’on nous laissoit sans lui. Une de nos Sœurs nommée de sainte Ursule, en pleuroit amèrement, et demeura inconsolable. J’acquiesce néanmoins à la privation la plus sensible qui me pouvoit arriver.

Notre Communauté et celle des Hospitalières étant sorties, elles furent conduites chez les Révérends Pères, où le Père Supérieur leur donna des appartemens séparez de leur grand corps de logis, sçavoir à la nôtre le logis de la Congrégation, et aux Hospitalières un autre qui en est assez proche. Tout cela est comme un fort fermé de bonnes murailles, où l’on étoit en asseurance. Les Sauvages Chrétiens étoient cabanez dans la court, et à couvert de leurs ennemis.

Quand les Habitans nous virent quitter une maison aussi forte que la nôtre, car celle de l’Hôpital est mal située au regard des Hiroquois, ils furent si épouvantez, qu’ils crurent que tout étoit perdu. Ils abandonnèrent leurs maisons et se retirèrent, les uns dans le fort, les autres chez les Révérends Pères, les autres chez Monseigneur notre Evêque, et les autres chez nous où nous avions six ou sept familles logées tant chez nos domestiques, que dans nos parloirs, et offices extérieurs. Le reste se barricada de tous côtez dans la basse Ville, où l’on posa plusieurs corps de garde.

Le lendemain, qui fut le Jeudi de la Pentecôte, le Révérend Père Supérieur ramena notre Communauté, c’étoit le jour auquel nous devions élire une Supérieure, si le trouble ne nous eût obligées de le différer. L’on en usa de même huit jours de suite : le soir on emmenoit les Religieuses, et le matin sur les six heures on les ramenoit; mais nous fûmes privées du saint Sacrement jusques au jour de sa Fête que Monseigneur notre Evêque eut la bonté de nous le rendre, par ce que la visite de notre Monastère aiant été faite, on jugea que les Religieuses y pouvoient demeurer en seureté et sans crainte des Hiroquois, et néanmoins qu’on ne laisseroit pas d’y faire la garde jusques à ce que l’on eût reçu des nouvelles des habitations supérieures, que l’on croioit être assiégées.

Au commencement de Juin huit Hurons Renégats et Hiroquoisez furent vers le petit Cap qui est environ six lieues au dessous de Québec : Et au même temps une honnête veuve, qui s’étoit retirée icy s’avisa d’aller visiter sa terre avec sa famille. Comme elle travailloit avec son gendre à son désert, sa fille et quatre en-fans, qui étoient restez au logis, furent surpris par ces Infidèles, qui les enlevèrent, et les chargèrent dans leurs canots. La nouvelle en fut aussi-tôt apportée à Monsieur notre Gouverneur, qui avec le zèle infatigable qu’il a pour la conservation du public, envoia une troupe de François et d’Algonguins, pour poursuivre ces Barbares. Les Algonguins qui sçavent les routes, se mirent en embuscade justement où il falloit, et ils avoient donné un certain mot du guet aux François, pour les distinguer de l’ennemi, car c’étoit au commencement de la nuit, où ils eussent pu se prendre les uns les autres pour les ennemis. Enfin le canot parut, et les Algonguins aiant dit : qui va là ? les ennemis voulurent prendre la fuite, mais nos gens se jettèrent dessus, et tirèrent tant de coups que le canot en fut percé, et coula à fond avec un de ces Barbares. Les autres furent pris, et la femme, et les enfans délivrez. Cette captive aiant entendu des voix qu’elle croioit lui devoir être favorables, eut tant de joie qu’elle leva la tête, car ses ravisseurs l’avoient tellement cachée qu’elle ne pouvoit voir, ni être veue auparavant. Sa joie fut courte, car elle fut blessée à mort, et un petit enfant qu’elle avoit à la mammelle, eut un coup de balle à un orteil. Elle mourut saintement peu de jours après, louant Dieu de l’avoir sauvée du feu des Hiroquois qui lui étoit inévitable. Nos gens s’en revinrent victorieux, amenant leurs prisonniers avec des cris de joie. On donna la vie à un qui n’avoit pas plus de 15 ans : les autres furent brûlez, et s’étant convertis, moururent chrétiennement et dans l’espérance de leur salut. Ils ont confirmé à la mort ce que l’autre avoit dit, qu’ils s’étonnoient que l’armée tardoit tant, et qu’il falloit que les trois Rivières fussent assiégées. Cela sembloit d’autant plus probable que l’on n’entendoit point de nouvelles d’une chaloupe pleine de soldats que Monsieur le Gouverneur avoit envoiée pour faire quelque découverte, non plus que de deux autres qui étoient montées il y avoit quelque temps.

Le huitième du même mois on nous vint dire que l’armée étoit proche, et qu’on l’avoit veue. En moins de demi-heure chacun fut rangé en son poste, et en état de se défendre. Toutes nos portes furent de nouveau barricadées, et je munis tous nos soldats de ce qui leur étoit nécessaire. En ces momens un de nos gens arriva de la pêche, et nous assura avoir veu un canot, où il y avoit huit hommes debout, et que ce canot étoit du saut de la chaudière, qui est une retraite des Hiroquois. Cela fit croire que l’allarme étoit vraie, qui néanmoins se trouva fausse. Les François étoient si encouragez qu’ils souhaittoient que l’affaire fut véritable : car Monsieur le Gouverneur avoit mis si bon ordre à toutes choses, et sur tout à son fort, qu’il l’avoit rendu comme imprenable, et chacun à son exemple avoit quitté toute frayeur : Je dis pour les hommes, car les femmes étoient tout-à-fait effrayées. Pour moi je vous avoue que je n’ai eu aucune crainte, ni dans l’esprit, ni à l’extérieur. Je n’ai pourtant guères dormi durant toutes ces allarmes. Mon oreille faisoit le guet toute la nuit, afin de n’être pas surprise, et d’être toujours en état de fournir à nos soldats les choses dont ils eussent eu besoin en cas d’attaque.

Le lendemain on vit arriver les chaloupes, dont on étoit en peine. Elles apportèrent les tristes nouvelles de la mort de nos François de Mont-Réal, qui étant allez au nombre de dix-sept, accompagnez de quarante tant Hurons qu’Algonguins, pour surprendre quelques Hiroquois, furent pris eux-mêmes et mis en pièces par ces Barbares. L’action est généreuse, quoi que l’issue n’en ait pas été favorable. Voici comme le Révérend Père Chaumonnot en parle dans une lettre qu’il écrit sur la déposition d’un Huron qui s’est sauvé, et qui a veu tout ce qui s’est passé. /26

Dès le mois d’Avril 166o. dix-sept braves François volontaires de Mont-Réal, prirent le dessein de se hazarder pour aller faire quelque embuscade aux Hiroquois, ce qu’ils firent avec l’approbation et l’agrément de ceux qui commandoient. Ils partirent accompagnez de quarante Sauvages tant Hurons qu’Algonguins bien munis de tout ce qui leur étoit nécessaire. Ils arrivèrent le premier jour de Mai suivant en un fort qui avoit été fait l’Automne passé par les Algonguins au pied du long saut au dessus de Mont-Réal. Le lendemain jour de Dimanche deux Hurons, qui étoient allés à la découverte, rapportèrent qu’ils avoient veu cinq Hiroquois, qui venoient vers eux aussi pour découvrir. L’on consulte là-dessus ce qui est à faire. Un Huron opina qu’il falloit décendre à Mont-Réal, parce que ces Hiroquois pouvoient être les Avantcoureurs de l’armée qu’on nous avoit menacé devoir venir fondre sur nous, ou que s’ils n’étoient pas des espions de l’armée, ils étoient au moins pour avertir les Chasseurs de cette embuscade, et par cet avis la rendre inutile. Annotacha fameux Capitaine Huron résista fortement à cette proposition, accusant de couardise et de lâcheté celui qui l’avoit faite. On suivit le sentiment de ce dernier, et l’on demeura dans ce lieu, dans le dessein de faire le jour suivant une contrepalissade pour fortifier celle qu’ils avoient trouvée, et qui n’étoit pas de défense. Mais les Hiroquois qui étoient les Onnontageronons ne leur en donnèrent pas le loisir, car peu de temps après on les vit descendre sur la Rivière au nombre de deux cens. Nos gens qui faisoient alors leurs prières, étant surpris, n’eurent le loisir que de se retirer dans cette foible retraite, laissant dehors leurs chaudières qu’ils avoient mises sur le feu pour préparer leur repas. Après les huées et les salves de fuzils de part et d’autre, un Capitaine Onnontageronon avança sans armes jusques à la portée de la voix pour demander quels gens étoient dans ce fort, et ce qu’ils venoient faire. On lui répond que ce sont des François, Hurons et Algonguins au nombre de cent hommes, qui venoient au devant des nez percez. Attendez, réplique l’autre, que nous tenions conseil entre nous, puis je vous viendrai revoir; cependant ne faites aucun acte d’hostilité, de crainte que vous ne troubliez les bonnes paroles que nous portons aux François à Mont-Réal. Retirez-vous donc, dirent les nôtres à l’autre bord de la Rivière, tandis que nous parlementerons de notre part. Ils désiroient cet éloignement de l’ennemi, pour avoir la liberté de couper des pieus, afin de fortifier leur palissade. Mais tant s’en faut que les ennemis allassent camper de l’autre côté, qu’au contraire ils commencèrent à dresser une palissade vis-à-vis de celle de nos gens, qui à la veue de leurs Ouvriers ne laissèrent pas de se fortifier le plus qu’ils purent, entrelassant les pieus de branches d’arbres et remplissant le tout de terre et de pierres à hauteur d’homme, en sorte néanmoins qu’il y avoit des meurtrières à chaque pieu gardées par trois fuzeliers. L’ouvrage n’étoit pas encore achevé que l’ennemi vint à l’assaut. Les assiégez se défendirent vaillamment, tuèrent et blessèrent un grand nombre d’Hiroquois sans avoir perdu un seul homme. La fraïeur se mit dans le camp de l’ennemy qui leur fit à tous prendre la fuite, et les nôtres s’estimoient déjà heureux de se voir quittes à si bon marché. Quelques jeunes gens sautèrent la palissade pour couper la tête au Capitaine Sonnontatonan qui venoit d’être tué et l’érigèrent en trophée au bout d’un pieu sur la pallissade. Les ennemis étant revenus de la fraïeur extraordinaire dont ils avoient été saisis, se rallièrent, et durant sept jours et sept nuits entières grêlèrent nos gens de coups de fusils. Durant ce temps-là ils brisèrent les canots des nôtres, et en firent des flambeaux pour brûler les palissades, mais les décharges étoient si fréquentes qu’il ne leur fut jamais possible d’en approcher. Ils donnèrent encore une seconde attaque plus opiniâtre que la première, mais les nôtres la soutinrent si courageusement qu’ils prirent la fuite pour la seconde fois. Vingt d’entr'eux se retirèrent si loin qu’on ne les revit plus depuis. Quelques Onontageronons dirent depuis à Joseph qu’ils tenoient captif que si les nôtres les eussent suivis les battant en queue, ils les eussent tous perdus. Hors le temps des deux attaques les coups que tiroit l’ennemy sur la palissade n’étoient que pour empêcher les assiégez de fuir et pour les arrêter en attendant le secours des Onnieronons qu’ils avoient envoié quérir aux Isles de Richelieu. Que d’incommoditez souffroient cependant nos François ! le froid, la puanteur, l’insomnie, la faim et la soif les fatiguoient plus que l’ennemy. La disette d’eau étoit si grande qu’ils ne pouvoient plus avaller la farine épaisse dont les gens de guerre ont coutume de se nourrir en ces extrêmitez. Ils trouvèrent un peu d’eau dans un trou de la palissade, mais étant partagée à peine en eurent-ils pour se rafraîchir la bouche. La jeunesse faisoit de temps en temps quelques sorties par dessus les pieux, car il n’y avoit point de portes, pour aller quérir de l’eau à la rivière à la faveur de quantité de fusiliers qui repoussoient l’ennemy; mais comme ils avoient perdu leurs grands vaisseaux, ils n’en portoient que de petits qui ne pouvoient fournir à la nécessité de soixante personnes, tant pour le boire que pour la sagamité. Outre cette disette d’eau, le plomb commença à manquer; car les Hurons et les Algonguins voulant répondre à chaque décharge des ennemis tant de jour que de nuit eurent bien-tôt consumé leurs munitions. Les François leur en donnèrent autant qu’ils purent, mais enfin ils furent épuisez comme les autres. Que feront-ils donc à l’arrivée de cinq cens Agnieronons et Onnieronons qu’on est allé quérir? Ils sont résolus de combattre en généreux François et de mourir en bons Chrétiens. Ils s’étoient déjà exercez à l’un et à l’autre l’espace de sept jours durant lesquels ils n’avoient fait que combattre et prier Dieu; car dès que l’ennemi faisoit trêve, ils étoient à genoux, et sitôt qu’il faisoit mine d’attaquer, ils étoient debout les armes à la main.

Après les sept jours de siège ont vit paroître les canots des Agnieronnons et des Onnei ô tronnons, qui étant devant le petit fort de nos François firent une huée étrange, accompagnée d’une décharge de 5 oo. coups de fusils ausquels les zoo. Onnontageronnons répondirent avec des cris de joie, et avec toute leur décharge, ce qui fit un tel bruit que le Ciel, la terre et les eaux en résonnèrent fort longtemps. Ce fut alors que le Capitaine Annothacha dit : Nous sommes perdus, mes Camarades : Et le moien de résister à 700. hommes frais avec le peu de monde que nous sommes fatiguez et abbatus. Je ne regrète pas ma vie, car je ne sçaurois la perdre dans une meilleure occasion que pour la conservation du pais. Mais j’ay compassion de tant de jeunes enfans qui m’ont suivy. Dans l’extrêmité où nous sommes je voudrois tenter un expédient qui me vient en l’esprit pour leur faire donner la vie. Nous avons icy un Onei 6 teronnon, je serois d’avis de l’envoier à ses parens avec de beaux présens, afin de les adoucir, et d’obtenir d’eux quelque bonne composition. Son sentiment fut suivy, et deux Hurons des plus considérables s’offrirent à le ramener. On les charge de beaux présens, et après les avoir instruits de ce qu’ils avoient à dire, on les aida à monter sur la pallissade pour se laisser glisser en suite le long des pieux. Cela fait on se met en prières pour recommander à Dieu l’issue de cette Ambassade. Un Capitaine Huron nommé Eustache Tha 6 onhoh commença au nom de tous à apostropher tous les Saints et les Bien-heureux du Paradis d’un ton de Prédicateur, à ce qu’ils leur fussent propices dans un danger de mort si évident : Vous sçavez dit-il, ô Bien-heureux habitans du Ciel ce qui nous a conduit icy : Vous sçavez que c’est le désir de réprimer la fureur de l’Hiroquois, afin de l’empêcher d’enlever le reste de nos femmes et de nos enfans, de crainte qu’en les enlevant ils ne leur fassent perdre la Foy, et en suite le Paradis les emmenant captifs en leur pais. Vous pouvez obtenir notre délivrance du grand Maître de nos vies, si vous l’en priez tout de bon. Faites maintenant ce que vous jugerez le plus convenable; car pour nous, nous n’avons point d’esprit pour sçavoir ce qui nous est le plus expédient. Que si nous sommes au bout de notre vie, présentez à notre grand Maître la mort que nous allons souffrir en satisfaction des péchez que nous avons commis contre sa Loy, et impétrez à nos pauvres femmes, et à nos enfans la grâce de mourir bons Chrétiens, afin qu’ils nous viennent trouver dans le Ciel. Pendant que les assiégez prioient Dieu, les Députez entrèrent dans le camp de l’ennemy. Ils y furent reçus avec une grande huée, et au même-temps un grand nombre de Hurons qui étoient mêlez parmy les Hiroquois, vinrent à la pallissade soliciter leurs anciens Compatriotes de faire le même que leurs Députez, sçavoir de se venir rendre avec eux, n’y aiant plus, disoient-ils, d’autre moien de conserver leur vie que celuylà. Ah, que l’amour de la vie et de la liberté est puissant ! A ces trompeuses sollicitations on vid envoler vingt-quatre de ces timides poulies de leur cage, y laissant seulement quatorze Hurons, quatre Algonguins et nos dix-sept François. Cela fit redoubler les cris de joie dans le camp de l’ennemy qui pensoit déjà que le reste alloit faire de même. C’est pourquoy ils ne se mirent plus en peine d’écouter, mais ils s’approchèrent du Fort à dessein de se saisir de ceux qui voudroient prendre la fuite. Mais nos François bien loin de se rendre commencèrent à faire feu de tout côtez, et tuèrent un bon nombre de ceux qui étoient plus avancez. Alors Annotacha crie aux François : Ah, Camarades vous avez tout gâté, encore deviez-vous attendre le résultat du conseil de nos ennemis. Que sçavons-nous s’ils ne demanderont point à composer, et s’ils ne nous accorderont point de nous séparer les uns des autres sans acte d’hostilité, comme il est souvent arrivé en de semblables rencontres? Mais à présent que vous les avez aigris, ils se vont ruer sur nous d’une telle rage que sans doute nous sommes perdus. Ce Capitaine ne raisonna pas mal, car les Hiroquois voiant leurs gens tuez lorsqu’ils s’y attendoient le moins furent transportez d’un si grand désir de se vanger, que sans se soucier des coups de fusils qu’on tiroit incessamment, se jettèrent à corps perdu à la palissade, et s’y attachèrent au dessous des canonnières où on ne leur pouvoit plus nuire, parce qu’il n’y avoit point d’avance d’où l’on les put battre. Par ce moien nos François ne pouvoient plus empêcher ceux qui coupoient les pieux. Ils démontent deux canons de pistolets qu’ils remplissent jusqu’au goulet, et les jettent sur ces mineurs après y avoir mis le feu : Mais le fracas ne les aiant point fait écarter, ils s’avisèrent de jetter sur eux un barril de poudre avec une mêche allumée. Mais par malheur le barril n’aiant pas été poussé assez rudement par dessus la palissade au lieu de tomber du côté des ennemis tomba dans le fort où prenant feu, il brûla aux uns le visage, aux autres les mains, et à tous il ôta la veue un assez long-temps, et les mit hors d’état de combattre. Les Hiroquois qui étoient à la sappe s’aperçurent de l’avantage que cet accident leur donnoit. Ils s’en prévalent et se saisirent de toutes les meurtrières que ces pauvres aveugles venoient de quitter. On vid bien-tôt tomber de côté et d’autre, tantôt un Huron, tantôt un Algonguin, tantôt un François, en sorte qu’en peu de temps une partie des assiégez se trouvèrent morts, et le reste blessez. Un François craignant que ceux qui étoient blessez à mort n’eussent encore assez de vie pour expérimenter la cruauté du feu des Hiroquois acheva d’en tuer la plus grande partie à coups de hache par un zèle de charité qu’il estimoit bien réglé. Mais enfin les Hiroquois grimpans de tous côtez entrèrent dans la palissade et prirent huit prisonniers qui étoient restez en vie de trente qui étoient demeurez dans le fort, sçavoir quatre François, et quatre Hurons. Ils en trouvèrent deux parmi les morts qui n’avoient pas encore expiré : ils les firent brûler inhumainement.

Aiant fait le pillage ils dressèrent un grand échaffaut sur lequel ils firent monter les prisonniers, et pour marque de leur perfidie, ils y joignirent ceux qui s’étoient rendus volontairement. Ils tourmentèrent cruellement les uns et les autres. Aux uns ils faisoient manger du feu, ils coupoient les doigts aux autres, ils en brûloient quelques-uns, ils coupoient à d’autres les bras et les jambes. Dans cet horrible carnage un Onei teronnon tenant un gros bâton, s’écrie à haute voix : qui est le François assez courageux pour porter cecy? A ce cry un qu’on estime être René, quitte généreusement ses habits pour recevoir à nud les coups que l’autre lui voudroit donner. Mais un Huron nommé Annia ton prenant la parole dit à l’Hiroquois : pourquoi veux-tu mal traitter ce François qui n’a jamais eu que de la bonté pour toy? Il m’a mis les fers aux pieds, dit le Barbare. C’est pour l’amour de moi, réplique Annie f ton, qu’il te les a mis, ainsi décharge sur moi ta colère et non sur luy. Cette charité adoucit le Barbare qui jetta son bâton sans fraper ni l’un ni l’autre. Cependant les autres étoient sur l’échaffaut où ils repaissoient les yeux et la rage de leurs ennemis qui leur faisoient souffrir mille cruautez accompagnées de brocards. Aucun ne perdit la mémoire des bonnes instructions que le Père qui les avoit gouvernez leur avoit données. Ignace Tha enhoh i commença à haranguer tout haut ses captifs : Mes Neveux et mes Amis, dit-il, nous voilà tantôt arrivez au terme que la Foi nous fait espérer. Nous voilà presque rendus à la porte du Paradis. Que chacun de nous prenne garde de ne pas faire naufrage au port : Ah ! mes chers captifs que les tourmens nous arrachent plutôt l’âme du corps que la prière de la bouche, et Jésus du cœur. Souvenons-nous que nos douleurs finiront bien tôt, et que la récompense sera éternelle. C’est pour défendre la Foi de nos femmes et de nos enfans contre nos ennemis que nous nous sommes exposez aux maux que nous souffrons à l’exemple de Jésus, qui s’offrit à la mort pour délivrer les hommes de la puissance de Sathan leur ennemi : Aions confiance en lui; ne cessons point de l’invoquer, il nous donnera sans doute du courage pour supporter nos peines. Nous abandonneroit-il au temps où il voit que nous lui sommes devenus plus semblables, lui qui ne refuse jamais son assistance aux plus contraires à sa doctrine quand ils ont recours à lui avec confiance? Cette courte exhortation eut un tel pouvoir sur l’esprit de ces pauvres patiens, qu’ils promirent tous de prier jusques au dernier soupir. Et de fait, le Huron échapé huit jours après des mains des Hiroquois, a assuré que jusques à ce temps-là, ils ont prié Dieu tous les jours, et qu’ils s’exhortoient l’un l’autre à le faire toutes les fois qu’ils se rencontroient.

Jusques ici est la déposition du Huron qui s’est sauvé, sans quoi l’on ne sçauroit rien de cette sanglante tragédie. Il y a sujet d’espérer qu’il s’en sauvera encore quelque autre qui nous dira le reste. Ce Huron qui se nomme Louis, et qui est un excellent Chrétien étoit réservé pour être brûlé dans le pais ennemi, et pour cela il étoit gardé si exactement qu’il étoit lié à un Hiroquois, tant on avoit peur de le perdre, aussi bien qu’un autre Huron qui couroit le même sort. Ils ont invoqué Dieu et la sainte Vierge avec tant de ferveur et de confiance, qu’ils se sont échapez comme miraculeusement, vivant en chemin de limon et d’herbe, et courant sans respirer jusques à Mont-Réal : Louis m’a raconté à notre parloir sa grande confiance à la sainte Vierge, et que comme il étoit lié à l’Hiroquois endormi, un de ses liens se rompit de lui-même, et qu’étant ainsi demi libre, il rompit doucement les autres, et se mit entièrement en liberté. Il traversa toute l’armée, quoique l’on y fit le guet, sans aucune mauvaise rencontre, et se sauva de la sorte. Ils ont rapporté qu’un Hiroquois aiant rencontré un François, il lui dit : Je t’arrête, et que le François qu’on dit être celui qui par commisération acheva de tuer les moribonds, et qui avoit un pistolet en son sein, dont les ennemis ne s’étoient pas aperçus, le tira, en disant du même ton : Et moi, je te tue, et le tua en effet.

Sans les connoissances que ces Hurons fugitifs nous ont données, on ne sçauroit point ce que nos François et nos Sauvages seroient devenus, ny où auroit été l’armée des ennemis, qui après la défaite dont je viens de parler s’en sont retournez en leur pais enflez de leur victoire, quoi qu’elle ne soit pas grande en elle-même. Car sept cens hommes ont-ils sujet de s’en orgueillir pour avoir surmonté une si petite troupe de gens. Mais c’est le génie de ces Sauvages, quand ils n’auroient pris ou tué que vingt hommes, de s’en retourner sur leurs pas pour en faire montre en leur pais. L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, sçavoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le pais; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’étoit sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine, c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pour sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.

Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 23. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.

L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous sembloient légers comme des plumes, quelques-unes de nous étoient abandonnées à mourir de froid; à présent il n’y paroît point, nulle de nous n’étant incommodée. L’armée des Hiroquois est venue en suite, mais nous n’en avons eu que la peur, si peur se peut appeller, car je n’ay pas veu qu’aucune de nous ait été hors de sa tranquillité. Le bruit même de la garde ne nous donnoit nulle distraction. Nos gens n’entroient dans notre clôture que le soir : ils en sortoient le matin pour aller à leur travail, notre dortoir étant toujours bien fermé. La nuit on leur laissoit les passages d’en bas et les offices ouverts, pour faire la ronde et la visite. Toutes les avenues des Cours étoient barricadées, outre environ une douzaine de grands chiens qui gardoient les Portes de dehors, et dont la garde valloit mieux, sans comparaison, que celle des hommes pour écarter les Sauvages; car ils craignent autant les chiens François que les hommes, parce qu’ils se jettent sur eux, et les déchirent quand ils les peuvent attraper. Voila un abrégé de ce qui s’est passé en cette nouvelle France depuis la fin d’Avril; s’il arrive quelque chose de nouveau, nous vous le ferons sçavoir par les derniers vaisseaux. J’ajouterai à tout ce que dessus, que Monsieur Dailleboust est mort de sa mort naturelle, c’est une grande perte pour Mont-Réal dont il étoit Gouverneur. Je le recommande à vos prières.

L.196 De Québec, à son Fils, septembre 1661.

Mon tres-cher fils. Enfin après avoir long-temps attendu les vaisseaux : ils ont paru à notre port au mois de Septembre, et ils nous ont amené Monsieur le Baron du Bois d’Avangour, qui vient ici pour étre notre Gouverneur. J’avois déjà appris de vos nouvelles par un navire pécheur; sans cela j’aurois été en peine de vous; mais Dieu soit béni de ce qu’elles sont bonnes, et que je vous sçai dans les dispositions que sa divine bonté demande de vous.

Je ne doute point que vous n’aiez été en peine à notre sujet, à cause des mauvaises nouvelles qui furent portées en France l’année dernière touchant la persécution des Hiroquois. Ils ont encore fait pis cette année que toutes les précédentes, aiant tant tué que pris captifs plus de cent François depuis Mont-Réal où ils ont commencé leurs ravages, jusques au Cap de tourmente, qui est la dernière des habitations Françoises. Ils sont venus dans l’isle d’Orléans, d’où les Habitans se sont presque tous retirez pour éviter les carnages qu’ils ont veu chez leurs voisins. De là ils ont été au delà de Tadoussac pour courir après nos nouveaux Chrétiens, qui au nombre de plus de quatre-vingt canots étoient allez en traitte, accompagnez de deux de nos Révérends Pères, et de quelques François, à la Nation des Chiristinons, qu’on dit étre fort nombreuse. Ces bons Néophites, et sur tout nos Révérends Pères ont rencontré en leur chemin un grand nombre de Sauvages, à qui ils ont annoncé la parole de Dieu; mais il ne leur a pas été possible de passer outre, les Hiroquois aiant été jusques à cette Nation qu’il a écartée et fait fuir comme les autres en des lieux qu’on ne sçait pas encore. C’est par une protection toute particulière de la divine Bonté que nos Pères et nos Chrétiens (ont été conservez : car ces Barbares alloient de lieu en lieu pour les guetter et les surprendre. Nos gens trouvoient leurs pistes toutes fraîches et leurs feux encore allumez, et parmi tous ces dangers, ils sont arrivez à bon port, extrêmement fatiguez de leurs travaux, dont la faim n’a pas été le moindre; car ils ont pensé mourir faute de vivres, n’osant chasser à cause de l’ennemi.

Entre les François qui ont été tuez, Monsieur le Sénéchal fils aisné de Monsieu de Lozon est le plus considérable. (C’était un homme très généreux et toujours prêt à courir sur l’ennemi, et toute la jeunesse le suivoit avec ardeur. Lors que l’on eut apris la nouvelle des meurtres arrivez en l’lsle d’Orléans et à Beaupré, il y vouloit aller à toute force peur chasser l’ennemi ; on l’en empêcha avec raison. Mais la sœur de Madame sa femme, aiant son mari proche de l’Isle, où il était allé a la chasse, n’eut point de repos qu’elle n’eut trouvé quelque ami pour l’aller dégager. M. le Sénéchal voulut en cette rencontre signaler l’amitié qu’il lui portait. Il part lui septième dans une chaloupe, qui étant vis-à-vis de la maison du sieur Maheu, qui est au milieu de l’Isle, et qui avoit été abandonnée depuis quelques jours, il la fit échouer à marre baissante entre deux rochers qui font un sentier pour aller à cette maison. Il y cnvoia deux de sa compagnie, pour découvrir s’il n’y avoir point d’Hiroquois. La porte étant ouverte, l’un d’eux y entra, et y trouva quatre-vingt Hiroquois en embuscade, qui le tuèrent, et coururent après l’autre, qui après s’être bien défendu, fut pris tout vif. Ils allèrent ensuite assiéger la chaloupe, où il n’y avoir plus que cinq hommes qui se défendirent jusques à la mort. Monsieur le Sénéchal qu’ils ne vouloient pas tuer, afin de l’emmener vif en leur pais, se défendit jusqu’au dernier soupir. On lui trouva les bras tout meurtris et hachez des coups qu’on lui avoit donnez pour lui faire mettre les armes bas, ils n’en purent venir à bout, et jamais ils ne le purent prendre. Après sa mort, ils lui coupèrent la tête qu’ils emportèrent en leur pais. Ainsi nos sept François furent tuez, mais ils tuèrent un bien plus grand nombre d’Hiroquois, dont on trouva les ossemens quand on alla lever les corps des nôtres, leurs gens ayant fait brûler les corps de leurs morts selon leur coutume, et laissé ceux de nos François entiers.

Après cette expédition, ces Barbares se retirèrent à la hâte, voiant venir le secours, que Monsieur notre Gouverneur envoioit, mais trop tard : car il n’eut nouvelle de cette rencontre que par Monsieur de l’Espinay, qui est celui pour qui l’on s’étoit mis au hazard, lequel aiant entendu le bruit des fuzils fit voile vers Québec pour avertir qu’il y avoit du malheur. Mais quand il sçut que c’étoit pour lui que l’on s’étoit exposé, il pensa mourir de douleur. Son frère étoit du nombre des sept, et les autres étoient des principaux habitans qui voulurent rendre service en cette occasion à Monsieur le Sénéchal.

Depuis ce temps l’on n’a encore veu que des massacres. Le fils de Monsieur Godefroi étant parti des trois Rivières pour aller aux Attikamek avec une troupe d’Algonguins, ils furent attaquez et mis à mort par les Hiroquois, après s’être vaillamment défendus, et avoir tué un grand nombre d’ennemis.

Ces Barbares ont fait beaucoup d’autres coups semblables; mais Mont-Réal a été le principal théâtre de leurs carnages. Madame Dailleboust, qui a fait un voiage ici, m’a rapporté des choses tout-à-fait funestes. Elle m’a dit que plusieurs Habitans furent tuez par surprise dans les bois, sans qu’on sçeut où ils étoient, ni ce qu’ils étoient devenus. On n’osoit les aller chercher, ni même sortir, de crainte d’être enveloppez dans un semblable malheur. Enfin l’on découvrit le lieu par le moien des chiens que l’on voioit revenir tous les jours saouls et pleins de sang. Cela fit croire qu’ils faisoient curée des corps morts, ce qui affligea sensiblement tout le monde. Chacun se mit en armes, pour en aller reconnoitre la vérité. Quand on fut arrivé au lieu, l’on trouva ça et la des corps coupez par la moitié, d’autres tout charcutez et décharnez, avec des têtes, des jambes, des mains éparses de tous côtez. Chacun prît sa charge, afin de rendre aux défunts les devoirs de la sépulture chrétienne. Madame Dailleboust, qui m’a raconté cette histoire; rencontra inopinément un homme, qui avoit attaché devant son estomach la carcasse d’un corps humain, et les mains pleines de jambes et de bras. Ce spectacle la surprit de telle sorte qu’elle pensa mourir de frayeur. Mais ce fut toute autre chose quand ceux qui portoient ces restes de corps furent entrez dans la ville, car l’on n’entendoit que des cris lamentables des femmes et des enfans de ces pauvres défunts.

Nous venons d’apprendre qu’un Ecclésiastique de la compagnie de Messieurs de Mont-Réal, venant de dire la sainte Messe se retira un peu à l’écart, pour dire ses Heures en silence et recueillement, assez proche néanmoins de sept de leurs domestiques qui travailloient. Lors qu’il pensoit le moins à l’accident qui lui arriva, soixante Hiroquois qui étoient en embuscade, firent sur lui une décharge de fuzils. Tout percé qu’il étoit, il eut encore le courage de courir à ses gens pour les avertir de se retirer, et aussi-tôt il tomba mort. Les ennemis le suivirent, et y furent aussi-tôt que lui. Nos sept François se défendirent en retraite, mais ils ne purent si bien faire qu’un d’eux ne fut tué, et un autre pris. Alors ces Barbares firent des huées extraordinaires pour marque de la joie qu’ils avoient d’avoir tué une robe noire. Un Renégat de leur troupe le dépouilla, et se revêtit de sa robe, et aiant mis une chemise par dessus en forme de surplis, faisoit la procession au tour du corps, en dérision de ce qu’il avoit veu faire dans l’Église aux obsèques des défunts. Enfin ils lui coupèrent la tête qu’ils emportèrent, se retirant en diligence de crainte d’être poursuivis par les soldats du Fort. Voilà la façon dont ces Barbares font la guerre : Ils font leur coup, puis ils se retirent dans les bois, où les François ne peuvent aller.

Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comête, dont les verges étoient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfans avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.

De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. L’on ignoroit pourtant la cause de cette nouveauté; jusqu’à ce que le Magicien paroissant, l’on eut sujet de croire qu’il y avoit du maléfice de la part de ce misérable : car il lui paroissoit jour et nuit, quelque fois seul, et quelque fois accompagné de deux ou trois autres, que la fille nommoit, quoi qu’elle ne les eût jamais veus. Monseigneur y envoia des Pères, et il y est allé lui-même pour chasser les démons par les prières de l’Église. Cependant rien n’avançoit, et le bruit continuoit plus fort qu’auparavant. L’on voioit des phantômes, l’on entendoit jouer du tambour et de la flûte, l’on voioit les pierres se détacher des murs, et voler çà et là, et toujours le Magicien s’y trouvoit avec ses compagnons pour inquiéter la fille. Leur dessein étoit de la faire épouser à ce mal-heureux qui le vouloit bien aussi, mais qui la vouloit corrompre auparavant. Le lieu est éloigné de Québec, et c’étoit une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. Il s’est passé dans cette affaire bien des choses extraordinaires que je ne dis pas pour éviter la longueur, et afin de finir cette matière. Pour le Magicien et les autres Sorciers, ils n’ont encore rien voulu confesser : On ne leur dit rien aussi, car il n’est pas facile de convaincre des personnes en cette nature de crime.

Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfans des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.

Voila deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année : l’autre est la persécution des Hiroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles : car il faut avouer que s’ils avoient l’adresse des François, et s’ils sçavoient notre foible, ils nous auroient déjà exterminez, mais Dieu les aveugle par la bonté qu’il a pour nous, et j’espère qu’il nous favorisera toujours de sa protection contre nos ennemis quels qu’ils soient; je vous conjure de l’en prier.

L.204 à son Fils [tremblement de terre]

[…p. 690 :] une horrible confusion de meubles qui se renversoient, de pierres qui tomboient, de planchers qui se séparoient, de murs qui se fendoient. Parmi tout cela l’on entendoit les animaux domestiques qui hurloient, les uns sortoient des maisons, les autres y rentroient. En un mot l’on étoit si effraié, que l’on s’estimoit être à la veille du jugement, puisque l’on en voioit les signes.

Un accident si inopiné et en un temps auquel les jeunes gens se préparoient à passer le carnaval dans des excès fut un coup de tonnerre sur la tête de tout le monde qui ne s’attendoit à rien moins. Ce fut plutôt un coup de la miséricorde de Dieu sur tout le pais, comme on l’a veu par les effets dont je parlerai ailleurs. Dès cette première secousse, la consternation fut universelle. Et comme l’on ignoroit ce que c’étoit, les uns crioient au feu, croiant que ce fût un incendie, les autres couroient à l’eau pour l’éteindre; d’autres se saisirent de leurs armes croiant que ce fût une armée hiroquoise. Mais comme ce n’étoit rien de tout cela, ce fut à qui sortiroit dehors pour éviter la ruine des maisons qui sembloient aller tomber.

On ne trouva pas plus d’assurance dehors que dedans, car par le mouvement de la terre qui trémoussoit sous nos pieds comme des flots agitez sous une chaloupe, on reconnut aussitôt que c’étoit un tremblement de terre. […]

Plusieurs embrassoient des arbres qui se mêlant les uns dans les autres ne leur causoient pas moins d’horreur que les maisons qu’ils avoient quittées; d’autres s’attachoient à des souches qui, par leurs mouvemens, les frappoient rudement à la poitrine. Les Sauvages, extrêmement effraiez disoient que les arbres les avoient bien battus. Quelques uns d’entre eux disoient que c’étoient des démons dont Dieu se servoit pour les châtier, à cause des excès qu’ils avoient faits en beuvant de l’eau de vie que les mauvais François leur avoient donnée. D’autres Sauvages, moins instruits, qui étoient venus à la chasse en ces quartiers, disoient que c’étoient les âmes de leurs ancêtres qui vouloient retourner dans leur ancienne demeure. Prévenus de cette erreur, ils prenoient leurs fusils, et faisoient des décharges en l’air contre une bande d’esprits qui passoit, à ce qu’ils disoient. Mais enfin, nos habitants, aussi bien que nos Sauvages, ne trouvant nul azile sur la terre, non plus que dans les maisons, tomboient la plus part en défaillance, et prenant un meilleur conseil, entroient dans les églises pour avoir la consolation d’y périr après s’être confessez. […]

leurs armes pensant que ce fut une armée hiroquoise qui approchât.

Il y en avoit qui tomboient en défaillance (13); plusieurs embrassoient des arbres qui se mêlant les uns dans les autres ne leur causoient pas moins d’horreur,

ou bien ils se tenoient à des souches qui leur frappoient l’estomach par la violence de leurs mouvemens. Les Sauvages étoient les plus interdits. et se plaignoient que les arbres les avoient bien battus.

Mais la plupart croyoient que ce fut la fin du monde, et dans cette créance, ils couroient dans les églises pour avoir la consolation d’y périr après s’être confessez, et mis en état de bien mourir.

Cette première secousse, qui dura près d’une demi-heure (17), étant passée, on commença à respirer, mais ce fut pour peu de temps, car sur les huit heures du soir il recommença, et dans une heure il redoubla deux fois (18). Nous disions Matines au chœur, les récitant partie à genoux dans un esprit humilié, et nous abandonnant au souverain pouvoir de Dieu. Le redoublement vint trente-deux fois

[…]

Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en (quceIque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne volant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte.

[…]

Mais cependant nous entendions toujours l’ennemi roulier sous nos piez, nous volant sur le panchant du précipice entre la vie et la mort, entre la crainte et l’espérance selon les redoublemens ou la cessation des secousses. Une àme sainte et fort adonnée à l’oraison aperçut un jour dans sa chambre une lueur qui représentoit la figure et l’éclat d’une épée nuë, et en même temps elle entendit une voix éclatante, qui disoit : Sur qui, Seigneur, sur qui? Elle n’entendit pas la réponse, mais une grande confusion de plaintes et de hurlemens qui suivirent cette première voix .

Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, sçavoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées, et en d’autres de grandes plaines toutes vuides, qui étoient auparavant chargées de bois et de haliers; des rochers renversez, des terres remuées, des forêts détruites, les arbres étant en partie renversez, et partie enfoncez en terre jusques à la cime des branches. L’on a veu deux rivières disparoître, l’on a trouvé cieux fontaines nouvelles, l’une blanche comme du lait, et l’autre rouge comme du sang. Mais rien ne nous a plus étonnez que de voir le grand fleuve de Saint-Laurent, qui pour sa profondeur prodigieuse ne change jamais, ni par la fonte des neiges, qui fait ordinairement changer les rivières, ni par la jonction de plus de cinq cens rivières, qui dégorgent dedans sans parler de plus de six cens fontaines très-grosses pour la plupart, de voir, dis-je, changer ce fleuve, et prendre la couleur de souffre, et la retenir durant huit jours.

Quelques Sauvages que la crainte avoit chassez des bois voulant retourner dans leur cabane, la trouvèrent abîmée dans un lac, qui se fit en ce lieu-là. L’on a veu une grange proche de nous se coucher sur un côté, puis sur l’autre, et enfin se replacer en son assiette. A l’église de Beaupré qui est celle du ChasteauRicher la terre trembla si rudement le mercredi des Cendres, que l’on voioit trembler les murailles comme si elles eussent été de carte. Le saint Sacrement, qui étoit exposé, trembloit de même : il ne tomba pas néanmoins, aïant été retenu par une petite couronne de fleurs contrefaites. La lampe qui étoit éteinte tomba trois fois, mais l’Ecclésiastique qui avoit le soin de cette église, l’aïant fait allumer et remonter en son lieu, elle ne tomba plus.

Nous avons apris de ceux qui sont venus de Tadoussac, que le tremblement y a fait d’étranges fracas. Durant l’espace de six heures il a plu de la cendre en si grande quantité, que sur la terre et dans les barques il y en avoit un pouce d’épais. L’on infère de là que le feu qui est enfermé dans la terre, a fait jouer quelque mine, et que par l’ouverture qu’il s’est faite, il a jetté ces cendres qui étoient comme du sel brûlé. Ces Messieurs disent que les premières secousses de la terre les épouvantèrent extrêmement à cause des étranges effets qu’elles causèrent; mais que ce qui les effraia le plus, et qui parut aussi le plus extraordinaire, fut que la marée, qui a ses heures réglées pour monter et décendre, et qui baissoit pour lors il y avoit peu de temps, remonta tout à coup avec un effroiable bruit.

Trois jeunes hommes étoient allez de compagnie chercher des Sauvages pour leur traitter de l’eau de vie, l’un d’eux s’étant écarté pour quelque nécessité, il lui apparut un spectre effroiable, qui de sa seule veue le pensa faire mourir de fraieur : il retourna aussitôt, quoi qu’avec peine, joindre les deux autres, qui le voiant ainsi effraié commencèrent à le railler. Il y en eut un néanmoins qui rentra en soi-même, et qui dit : il n’y a pas pourtant ici de quoi rire, nous portons des boissons aux Sauvages contre la défense de l’Église, et Dieu nous veut peut-être punir de notre désobéissance. A ces paroles, ils retournèrent sur leurs pas. Le soir, à peine furent-ils cabanez, que le tremblement emporta leur cabane à leur veue, en sorte qu’ils eurent eux-mêmes bien de la peine à se sauver. Cet accident joint au premier leur fit croire que le ciel les persécutoit et vouloit empêcher leur dessein.

Au milieu du chemin d’ici à Tadoussac, il y avoit deux grands Caps qui don-noient du vent et incommodoient fort les vaisseaux. Ils sont à présent abîmez et enfoncez au niveau du rivage. Et ce qui est merveilleux, ils se sont avancez dans le grand fleuve plus avant que la rivière de Loire n’est large dans ses plus grandes crus. Ils ont retenu leurs arbres et leur verdure et aujourd’hui c’est un plat pais. Je ne sçai pas pourtant qui osera y marcher le premier, quoi que l’assiette ait belle apparence. Un jeune homme de nos voisins allant en traitte, voulut descendre au bord d’une rivière qui n’avoit point encore paru, curieux de voir comme les choses s’étoient faites. Dès les premiers pas, il enfonça si avant qu’il alloit périr, si on ne l’eût retiré, ce que l’on fit avec peine.

Voilà le lieutenant de Monsieur le Gouverneur qui arrive de Tadoussac. Il rapporte que les tremblemens y sont encore aussi fréquens et aussi furieux que dans leurs commencemens. Ils arrivent plusieurs fois le jour, et plusieurs fois la nuit. Cependant j’écris ceci le dixième de juin, c’est-à-dire qu’il y a déjà quatre mois et demi que ce fléau dure.

La chaloupe qui est arrivée à notre port il y a peu de jours ayant laissé le grand vaisseau à Gaspé pour prendre le devant, se trouva fort en peine, étant proche de Tadoussac. Nous avons apris du secrétaire de Monsieur le gouverneur et d’un jeune homme de nos voisins qui retournoient de France, qu’elle sautoir et trembloit d’une étrange manière, s’élevant par intervalles haut comme une maison ; ce qui les effraia d’autant plus qu’ils n’avoient jamais rien expérimenté de semblable dans la navigation. Dans cette fraieur, ils tournèrent la veue vers la terre, où il y avoit une grande et haute montagne; ils la virent soudain remuer et tournoyer comme pirouettant, et tout d’un coup s’enfoncer et s’abîmer, en sorte que son sommet se trouva au ras de la terre uni comme une glace. Cette rencontre leur fit bien viste prendre le large de la rivière, de crainte que le débris n’arrivât jusques à eux.

Le grand navire prenant quelque temps après la même route, fut surpris du tremblement. Un honnête homme qui étoit dedans, m’a dit que tous ceux du vaisseau croioient être morts, et que ne se pouvant tenir debout pour l’effort de l’agitation, ils se mirent tous à genoux et se prosternèrent sur le tillac pour se disposer à la mort. Ils ne pouvoient comprendre la cause d’un accident si nouveau : car tout le grand fleuve, qui en ce lieu-là est profond comme une mer, trembloit comme la terre. Pour marque que la secousse étoit grande, le gros cable du navire se rompit et ils perdirent une de leurs ancres, ce qui leur fut une perte bien notable. J’ai sçeu de ceux qui sont arrivez dans ces vaisseaux qu’en plus de douze endroits d’ici à Tadoussac (L 5 8z) qui est distant de Québec de trente lieues, les grands fracas causez par les secousses de la terre en plusieurs endroits, principalement vers les deux caps dont j’ai parlé, les montagnes de roches se sont ouvertes. Ils ont veu quelques petites côtes ou éminences qui se sont détachées de leur fondement et qui ont disparu, faisant de petites ances où les barques et les chaloupes se pourront mettre à l’abri durant les tempêtes. C’est une chose si surprenante qu’on ne la peut quasi concevoir, et tous les jours on aprend de semblables prodiges. L’on avoit beaucoup de crainte que ces boulversemens arrivez sur les côtes du grand fleuve, n’en empêchassent la navigation, mais enfin on ne croit pas qu’ils puissent nuire, pourveu qu’on ne vogue point durant la nuit, car alors il y auroit du péril.

Si les débris ont été si terribles du côté de Tadoussac, ils ne l’ont pas moins été du côté des Trois-Rivières. Une personne de foi et de nos amis nous en a écrit des particularitez étonnantes. Et je n’en sçaurois faire plus fidèlement le récit, qu’en rapportant ses propres paroles. Les voici :

La première et la plus rude secousse arriva ici le cinquième de Février sur les cinq heures et demie du soir. Elle commença par un bruissement, comme d’un tonnerre qui grondoit sourdement. Les maisons étoient dans la même agitation que les arbres dans une tempête, avec un bruit qui faisoit croire à plusieurs que le feu pétilloit dans les greniers. Les pieus de notre palissade et des clôtures particulières sembloient danser, et ce qui étoit le plus effroiable, fut que la terre s’élevoit à l’œil de plus d’un grand pied au-dessus de sa consistance ordinaire, bondissant et roullant comme des flots agitez. Ce premier coup dura bien une demi-heure. Il n’y eut personne qui ne crut que la terre se devoit ouvrir pour nous engloutir. Néanmoins, comme les maisons sont toutes de bois, car il n’y a pas de pierre au Trois-Rivières, l’effet extérieur se termina à la chute de quelques cheminées. Mais les effets qui paroissent les plus considérables se sont faits dans les consciences, qui ont heureusement continué jusques à présent. Au reste, nous avons remarqué divers symtômes de cette maladie de la terre, s’il faut ainsi parler. Comme les tremblemens sont quasi sans relâche, aussi ne sont-ils pas dans la même égalité. Tantôt ils imitent le branle d’un grand vaisseau qui se meut lentement sur ses ancres, ce qui cause à plusieurs des étourdissemens de tête; tantôt l’agitation en est régulière, et précipitée par des élancemens qui font craquer les maisons sur tout durant la nuit, que plusieurs sont sur pied et en prières. Le mouvement le plus ordinaire est un trémoussement de trépidation, ce qu’on pourroit attribuer à des feux souterrains qui causent encore un autre effet : car comme ils se nourrissent de matière bituminense et ensouffrée qu’ils consument, ils forment en même temps dessous nos pieds de grandes concavitez qui résonnent quand on frape la terre, comme l’on entend résonner des voûtes quand on frappe dessus. Voilà ce que l’on nous écrit des Trois-Rivières.

L’on assure aussi que l’on a veu un spectre en l’air portant un flambeau à la main, et passant de l’ouest à l’est pardessus la grande redoute de ce bourg des Trois-Rivières.

Ce qui est hors de doute, selon le rapport de plusieurs de nos Sauvages et de nos François des Trois-Rivières, témoins oculaires, est qu’à cinq ou six lieues d’ici, les côtes de part et d’autre de la rivière quatre fois plus hautes que celles d’ici, ont été enlevées de leurs fondemens et déracinées jusques au niveau de l’eau, dans l’étendue d’environ deux lieues en longueur et de plus de dix arpens en profondeur dans la campagne, et qu’elles ont été renversées avec leurs forêts jusques dans le milieu du canal, y formant une puissante digue qui obligera ce fleuve à changer de lict et à se répandre sur ces grandes plaines nouvellement découvertes. Il mine néanmoins, et bat sans cesse par la rapidité de son cours cette isle étrangère la démêlant peu à peu avec son eau qui est encore aujourd’hui si trouble et si épaisse qu’elle n’est plus potable. Dans ce violent transport il s’est fait un tel débris qu’à peine un arbre est demeuré entier, étant pour la plupart débitez en longueur comme des mâts de navire.

Le premier sault si renommé n’est plus, étant tout à fait applani. Le ravage est encore plus grand et avec des circonstances plus surprenantes vers la rivière de Batiscan. Il y avoit alors cinquante personnes de ces quartiers, tant François que Sauvages, dans les lieux où le tremblement a fait de plus grands ravages et creusé de plus profonds abîmes. Comme ils ont tous été dans l’effroi et contraints de s’écarter pour se garentir des précipices qui s’ouvroient sous leurs piez, je remarquerai seulement quelques circonstances que j’ai tirées de quelques particuliers, car chacun n’étoit attentif qu’à soi-même et aux moiens de se sauver des ouvertures qui se faisoient à leurs côtez.

Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un grand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans. Un Sauvage d’entre eux étant à demi engagé dans une ouverture qui se fit dans sa cabane, en fut retiré avec beaucoup de peine par ses compagnons. Un François s’étant échapé du même danger et étant retourné pour prendre son fuzil que la crainte lui avoit fait oublier, fut obligé de se mettre dans l’eau jusques à la ceinture en un lieu où ils avoient auparavant fait leur feu. Il s’exposa à ce péril parce que sa vie dépendoit de son fuzil. Les Sauvages attribuans tous ces désordres aux démons qui voloient en l’air, à ce qu’ils disoient, faisoient de temps en temps des décharges de leurs fuzils avec de grandes huées pour les épouvanter et leur donner la chasse. Cette soirée et toute la nuit ils sentirent des bouffées de chaleur étouffantes. D’autres m’ont assuré qu’ils avoient veu des montagnes s’entrechoquer et disparoître à leurs yeux. D’autres ont veu des quartiers de rocher s’élever en l’air jusques à la cime des arbres.

J’ai parlé à un qui courut toute la nuit à mesure qu’il voioit la terre s’ouvrir. Ceux qui étoient plus éloignez et au delà du grand débris assurent qu’en retournant ils ont côtoyé plus de dix lieues sans en avoir pu découvrir ni le commencement ni la fin, ni sonder la profondeur. Et ils ajoutent que côtoyant la rivière de Batiscan, ils ont trouvé de grands changemens n’y aiant plus de sauts où ils en avoient veu auparavant. et les collines étant tout à fait enfoncées dans la terre. Il y avoit ci-devant une haute montagne, aujourd’hui elle est abimée et réduite à un plat pais aussi uni que si la herse y avoit passé : l’on voir seulement en dwckltics endroits, quelques extrêmitez des arbres enfoncez et en d’autres des racines qui sont demeurées en l’air la cime étant abimée dans la terre.

A la côte de Beaupré, un Maître de famille aiant envoié un de ses domestiques à sa ferme, cet homme vit soudain un feu grand et étendu comme une ville. Quoi que ce fut en plein jour, il pensa mourir de fraieur, et tout le voisinage qui vit la même chose, en fut extrêmement épouvanté croiant que tout alloit périr. Cc grand feu néanmoins se jetta du côté du fleuve, le traversa et s’alla perdre dans l’Isle d’Orléans. Un homme qui l’a veu m’en a asseuré et c’est une personne digne de foi.

La terre n’est pas encore affermie et cependant nous sommes au sixième de juillet , car je n’écris que par reprises et à mesure que j’aprens les choses. Les exhalaisons brûlantes qui sont continuellement sorties de la terre avoient causé une si grande sécheresse, que toutes les semences avoient jauni, mais depuis quelques jours il y a eu des tourbillons et des orages furieux du côté du Cap de Tourmente, cela surprit tout le monde, car il arriva durant la nuit. Ce fut un bruit épouvantable causé par un déluge d’eau qui tomba des montagnes avec une abondance et une impétuosité incroiable.

Les moulins furent détruits et les arbres des forêts déracinez et emportez. Ces nouvelles eaux firent changer le cours de la rivière, son premier lit demeurant en sable et à sec. Une fort belle grange, qui étoit toute neuve, fut emportée toute entière à deux lieues de là où elle se brisa enfin sur des roches. Tous les bestiaux de ces côtez-là qui étoient en grand nombre à cause des belles et vastes prairies du pais, furent emportez par la rapidité des eaux. Plusieurs néanmoins ont été sauvez à la faveur des arbres, parmi lesquels s’étant trouvé mêlez, on les a retirez après que le fort du torrent a été passé. Les bleds en verd ont été entièrement ruinez. Et non seulement les bleds, mais encore toute la terre d’une pièce de douze arpens a été enlevée en sorte qu’il n’y est resté que la roche toute nue. Un honnête homme de nos voisins qui étoit alors en ce lieu-là, nous a assuré qu’en six jours qu’il y a resté, il n’a pas dormi deux heures, tant les tremblemens et les orages lui ont donné de fraieur.

Au même moment que le tremblement a commencé à Québec, il a commencé par tout et a produit les mêmes effets. Depuis les monts de notre Dame jusques à Mont-Réal, il s’est fait ressentir et tout le monde en a été également effraié.

La Nouvelle Hollande n’en a pas été exempte et les Hiroquois qui en sont voisins ont été enveloppez dans la même consternation que les Sauvages de ces quartiers. Comme ces secousses de la terre leur étoient nouvelles et qu’ils ne pou-voient deviner la cause de tant de fracas, ils se sont adressez aux Hollandois pour la demander. Ils leur ont fait réponse que cela vouloit dire que le monde ne dureroit plus que trois ans. Je ne sçai d’où ils ont tiré cette prophétie.

Ce 29. de juillet, il est arrivé à notre port de Québec une barque de la Nouvelle Angleterre. Les personnes qui sont descendues de ce vaisseau disent qu’étant à Buston, qui est une belle ville que les Anglois ont bâtie, le lundi gras à cinq heures et demie, ils eurent le tremblement comme nous l’avons eu ici, et qu’il redoubla plusieurs fois. Ils rapportent le même de l’Acadie et du Port-Roial, place qui a autrefois appartenu à Monsieur le Commandeur de Rasilly, et qui a depuis été emportée par les Anglois. L’autre costé de l’Acadie, qui appartient à Messieurs de Cangé et Denys de notre ville de Tours, a ressenti les secousses comme par tout ailleurs. Cette barque nous a ramené cinq de nos prisonniers François, qui étoient captifs aux Hiroquois Agnerognons, et qui se sont sauvez à la faveur des Hollandois qui les ont traittez fort humainement, comme ils font tous ceux qui se retirent chez eux.

Des Sauvages d’un pais très-éloigné ont été pressez de se retirer en ces quartiers plutôt pour se faire instruire et assurer leurs consciences que pour éviter les tremblemens qui les suivoient par tout. Ils ont découvert une chose qu’on recherchoit depuis long temps, sçavoir l’entrée de la grande mer du Nord, aux environs de laquelle il y a des peuples immenses, qui n’ont point encore entendu parler de Dieu. Ce sera un grand champ aux ouvriers de l’Évangile pour satisfaire à leur zèle et à leur ferveur. On tient que cette mer conduit à la Chine et au Japon. Si cela est, le chemin en sera bien abrégé.

Je reviens à nos quartiers, où nous sommes toujours dans les fraieurs, quoi que nous commencions à nous y accoutumer. Un honnête homme de nos amis avoit fait bâtir une maison avec un fort beau moulin, sur la pointe d’une roche de marbre : la roche dans une secousse s’est ouverte et le moulin et la maison ont été enfoncez dans l’abîme qui s’est faite. Nous voici au treizième d’aoust, cette nuit dernière, la terre a tremblé fort rudement; notre dortoir et notre séminaire en ont eu une forte secousse, qui nous a réveillées de notre sommeil et qui a renouvellé notre crainte.

Je ferme cette relation le vingtième du même mois, sans sçavoir à quoi se termineront tous ces fracas, car les tremblemens continuent toujours. Mais ce qui est admirable parmi des débris si étranges et si universels, nul n’a péri, ni même été blessé. C’est une marque toute visible de la protection de Dieu sur son peuple, qui nous donne un juste sujet de croire qu’il ne se fâche contre nous que pour nous sauver. Et nous espérons qu’il tirera sa gloire de nos frayeurs par la conversion de tant d’âmes qui étoient endormies dans leurs péchez et qui ne se pouvoient éveiller de leur sommeil par les simples mouvemens d’une grâce intérieure.

Appendice

II De Québec, la Mère Cécile de Ste-Croix

à la Supérieure des Ursulines de Dieppe, 2 septembre 1639.

[la traversée et l’arrivée à Québec].

Ma Mère très chère (1),

La paix et amour de Nostre-Seigneur ! J’avois proposé de garder vostre lestre à escrire la dernière afin de vous donner tout le temps, mais j’ai veu que j’en avois sy peu que j’ai tout quitté le reste. Je n’ay point assez de mortification pour vous escrire si en bref, sçachant d’allieurs que vous attendez cette lestre avec impasience, et que je vous priray bien de me faire aquiter de celles qui me resteront nessesaires, comme à Monsieur de la Tour.

Je vous escrivis sur la mer, environ à cent cinquante lieues de Dieppe, par les pêcheurs. Je ne sçais sy vous avez receu la lestre. Dieu mersi, nous avons esté préservée du danger des navires que je vous mandois, mais nous en avons bien en couru d’autres que je vous diray. Il m’a souvent passé par l’esprit, spésiallement durant le mal de la mer qui est ce en quoy j’ay le plus soufert et qui a le plus longtemps duré. Je tâcheray de bien vous dire tout afin que vous vous y attendiez quand vous en viendrez là.

Pour ce qui est de la nouriture, en quoy pour l’ordinaire on endure beaucoup sur mer et de quoy j’ay ouy plusieurs se plaindre, nous avons esté exemptes de cela et beaucoup mieux traictées que nous n’eusions esté en nostre maison, particulièrement pendant que nous avons esté dans le navire de Monsieur Bon-Temps (3) quy avoit donné ordre qu’on ne nous refusast aucunne chose de ce que nous demanderions. C’est, Dieu merci, la moindre mortification que l’on a que le manger. je l’ay expérimenté : nous nous sommes veues plus contentes avec de la molue (4) sans beurre que nous n’estions dans l’abondances des viandes. Il m’a, dis-je, souvent passé par l’esprit que c’est autre chose d’expérimenter les incommoditez de la mer que d’en ouïr parler seulement. Quand on se voit à 2 doist de la mort, on se trouve bien estonné.

[…]

le vesseau estait tellement agitté durant tout ce temps qu’il estoit imposible de ce tenir de bout, ni faire le moindre pas sans estre appuyée, ni mesme estre assise sans se tenir à quelque chose, ou bien on ce trouvoit incontinent roulée à l’autre costé de la chambre. On estoit contrainct de prendre les repas à platte terre et tenir un plat à 3 ou 4, et si, on avoit bien de la peine de l’enpêcher de verser. La plus grande partie de nous estait tellement malade que des plus mortifiés, entre autre Madame de la Pelterie, ne songeoit plus au Canadas qu’elle nomme, pour l’ordinaire, son cher pais, mais à avoir un peu de calme; et en effect, si tost que cela vient on est guéri (f° iv). Elle a esté entre autres fort afligée du mal de coeur, et je vous laisse à penser quel soulagement pour sa délicatesse, car après ce mal, la plus grande incommodité du navire est la puanteur et salleté du goudran et du petun. Il fust vérifié ici en mon endroit ce que nos Mères de Tours avoient tiré dans le Nouveau Testament pour leurs compaigne, à savoir, qu’il seroit donné à ce luy qui auroit (6), car, pour ce que je tiens assez de l’humidité de la mer, j’ay esté tellement incommodée pendant tout ce temps-là d’une qantité de aues qui me sortoient par la bouche, particulièrement lors que j’estois couchée, que je ne crois point exagérer de vous dire que j’en ait bien jesté un seau, si bien que je n’avois de plus grand ennemy que le lict. Aussi, pendant les grandes tespestes, je ne couchois point; j’aimais mieux demeurer jour et nuict apuyée contre quelque chose, car il n’i avoir pas moien de tenir la teste de bout. Aussi, qu’il m’eust fallu une grande quantité de linge pour demeurer au lict. Vous aviez de la peine à me permettre une planche soub le matelas; tant sur mer comme ici, on ne couche point autement. Il n’i a point moyen d’user de paillasse.

C’estoit tout ce que je pouvois faire, dès le matin jusques au soir, de me disposer pour aller à confesse, quand yl estoit jour 3 d’i aller, et je n’ay point de congnoisance que j’aie eu de la peine à jeunner, que les Quatre-Temps de la Pentecoste dernier. Le jour de la Sainte Trinité (7), environt sur les 10 heures du matin, comme nous disions Nonne du grand Office, nous entendisme des cris lamentables des matelost. Nous ne lessions pourtant de poursuivre, ne sçachant ce que c’estoit, lors que le révérend Père Vimont dessendit en nostre chambre qui nous dit : « Nous sommes morts si Nostre-Seigneur ne nous faict miséricorde : il y a un glaçon qui va aborder le navire et n’en est plus qu’à 10 pas, lesquel est grand comme une ville ». Et s’estans lors mis à genoux et nous aussi, il dit ces parolles que saint François-Xavier avoit autre fois dites en un pareil danger : « Jésus, mon Rédempteur, faictes-nous miséricorde ! » Ma Mère de Saint-Joseph luy dit : « Mon Père, fessons un vœu »; mais il luy respondit : « Il ne faut rien faire que bien à propos », se souvenant qu’en pareils cas il en avoit faict un, le quel il eut bien de la peinne à faire acomplir (8), mais il s’avisa d’en faire seullement un pour ceux qui estoient dans la chambre, qui fust de dire 2 messe à l’honneur de la sainte Vierge et de saint Joseph, et chacun 2 communions, à la première terre que nous rencontrerions. Cela faict, il nous dit : « Je m’en vai aux matelots, et puis je reviendray ici vous donner l’absolution. Nous avons encor une demie heure ». Il donna ordre aussi de faire appeler le bon frère qui estoit avec luy afin que nous puisions tous mourir en mesme lieu. Lors que j’entendis du Père : « Nous sommes morts ! » je n’avois point eu peur auparavant; il ne me vint une seulle pensée de mes péchez, ni crainte du jugement ni de l’enfer; la seulle crainte de mourir dans la mer me saisit et me dura jusques à ce que le Père fust sorti, que je commençai à rentrer dans moy-mesme et m’interroger sy j’avois envie de mourir dans cette disposition. Je n’eus guerre de temps pour me ressoudre, car aussi tost Monsieur Bon-Temps entra dans la chambre et nous dit : « Nous sommes guarantis ! mes c’est un miracle ». Et à l’instant, il nous montra le glaçons au derrière du navire, du quel on ne pouvoit voirs le sommet à reson des brunnes qui estoient fort grosses et ont duré long temps, si bien que nous nous sommes veus encor une fois en péril, proche des terres que l’on ne voioit point. Nous avons atribué nostre délivrance aux prières que vous fesiez pour nous, et en effect j’ay ouy dire à des matelots les plus expérimentez qu’ils ne s’estoient (f° 2 r) jamais veus en pareil danger et que, morallement parlant, il estoit imposible d’eschaper, car on estoit lors en plaine mer, il n’i avoit point assez de temps pour tourner les voilles. Un seul homme qui tenoit le gouvernail tourna lors si dextement le navire, le quel alloit de grande vitesse fondre sur le glaçon, qu’on a tenu une chose imposible qu’un homme pût faire cela. Le lendemain, nous visme encor plusieurs glaces, mais, comme on les aperceut de plus loing, on s’en donna de garde. Nous les visme assez proches, entre autre une que l’on disoit estre aussi grande qu’une petite ville, laquelle, au contrere des autres qui semblent estre toutes couvertes de neiges (quoi qu’en effect elle ne le soient point car on voit bien le solail qui donne de sus), celle-là estoit claire comme un cristal. Quelque temps auparavant que l’on les aperseut, il fesoit froit comme au mois de janvier. Pour ce qui est de mov, de puis ce temps-là, je n’ai plus rien souffert.

Voisi de la consolation. De puis le jour du bienheureux Louis de Gonzague jusques au jour de nostre arivée (9), nous n’avons manqué d’entendre une ou plusieurs messes et de communier chaque jour, tous les jours de puis l’enbarqucment, sy ce n’a esté que nous fusions toutes malades. Le révérend Père Vimont ne manquoit tous les jours à nous expliquer nostre point d’oreson. Il nous disoit qu’une des causes pour quoy les religieux ne profitent point en l’oreson est qui changent trop souvent leurs matières, et, en effect, tout le temps que nous avons esté sur la mer il ne nous l’a changée que fort rarement. S’il arivoit quelques festes de saint, comme saint Pierre, il ne lessoit de pour suivre son suject et nous le faire tourner sur la festes. Il avoit donné un règlement pour les acctions du jour. Chaque supérieure fesoit l’Office, sepmaine à sepmaine, et estoit à elle à faire garder le règlement (10). Nous disions l’Offices et Pesions nos lectures z fois le jour en public. On la fesoit aussi en table, chacun à son tour. Il avoit ordonné que, de puis la récréation du soir jusques au lendemain après l’oreson, on parlast le moins que l’on pouroit, et avoit de coutume de nous dire qu’en cor que nous retinsions l’esprit de religion tant qu’il nous seroit posible, nous en perdrions assez. Nous nous confessions quand nous voulions, tous les jours sy nous avions dévotion, en cor que nous ne communiation point. Nous avions prédication festes et dimanches. Avec cela, le Père a continué la mesme charité qu’il avoit à la rade. Je pense que nous fusions morte sans luy; je n’ai jamais veu un homme semblable.

La première fois que nous visme des Sauvages, ce fust en cor estant à quelque lieues de Tadoussac. Ce fust un capitaine nommé Jouënchou (qui est congneu des François et est le père de ce Sauvages qui a esté saluer le roy en France au non de toute sa nation), le quel amena dans le navire où nous estions le révérend Père Gondouin, jésuite, si bien que dès maintenant nous avions z Pères en nostre compagnie. Ces Sauvages sont de Miskou et sont un peu mieux polis que ceux de ce peïs ici. Ils estoient estonnez et réjouis, ce nous disoient-ils par la bouche du révérend Père Gondouin qui a demeuré longtemps parmi eux et c’est à luy à qui le roy a faict donner les habits qu’il donne aux Sauvages pour leurs porter — de ce qui ce voioit des filles aussi bien que des hommes, lesquelles se consacroient à Dieu — et du depuis ils nous sont venus voirs à Kébec —. Et nous dit de rechef que, sy (f° z v) nous voulions aller en son pais, il ne nous lerroit manquer de rien. Il nous fit un desnombrement de tout ce qu’il y avoit pour manger. Nous arivasme à Tadoussac le 20 juillet (15), tous les 3 navires ensemble. Je vous laisse à penser la joie.

Le lendemain, nous sortisme de l’amiral pour nous embarquer dans le Saint-Jaques qui est seul des trois qui monte à Kébec et est commandé par Monsieur Ançot, là où nous estions si estroictement logez que quand nous estions toutes assises autour du coffre qui servoit à dire tous les jours 4 messes — nous avions ce bonheur — et à prendre les repas que nous prenions avec les 4 Père, sçavoir est le révérend Père Vimont, le Père Gondouin, le Père Poncet, le Père Chaumonnot (16) et le bon frère Claude (17), quand nous estions, dis-je, toutes rengées, celle d’un bout ne pouvoient passer sans faire lever lès autres, car on n’avoit justement que sa place, en cor bien estroicte; et pour coucher, il estoit besoing d’ajuster des planches sur le coffre et jetter nos matelas dessus. Et nostre nouriture commensa lors de molue au vinaigre sans beurre, ou un peu de lart, qui continua le reste du voiage, au reste avec des contentements que je ne vous saurois expliquer. La première fois que nous dessendisme en terre, ce fust le jour de sainte Anne (18), que l’on fut acomplir une partie du vœu susdit. Nous pensammes en cor périr. Comme nous dessendions 6 du vesseau dans la chalouppe, peu s’en falut qu’elle ne tournast. Nous demeurasme dans le Saint-Jaques jusques au vendredy 29 de juillet, que nous en sortisme, à cause que les vents estoient contreres, et nous misme dans une barque qui montoit à Kébec (19). Il n’i avoit point d’autre lieu à ce mestre à couvert qu’une petite chambre qui estoit plaine de molue quassi jusques au haut, sy bien que nous n’i pouvions tenir que couchées les unes sur les autres, tassez comme du pain au four. Et comme il n’i avoit pas moient, à cause de la chaleur et de la puanteur de la molue eschaufée, d’i demeurer plus longstemps, toutes une partie estoit contrainte de demeurer sur le tillac à la pluye, qui estoit lors fort inportunne, et la nuict aussi bien comme le jour. Il est vray, sans conpareson, qu’il v avoit moins de mortification de demeurer à la pluye que de souffrir l’incommodité de la chambre, car seullement celle qui en sortoient sentoient si fort qu’on avoit peine à les surporter. L’après-midy du jour de saint Ignace, que nous nous attendions d’ariver à Kébec — mais on ne peut, à reson du temps contrere — la pluy commensa et dura 5 ou 6 heures sans lascher, et comme j’estois une de celles qui ne pouvoient suporter la chambre, je fus contraincte de resevoir toute celle qui voulut tomber sur moy. J’en demeuray tellement trempée, comme plusieurs autres, que nostre cotte en demeura plusieurs jours, de puis nostre arivée à Kébec, sans sécher, qui ne m’ettoit une petite mortification de me voirs ainsy crottée devant tant d’honnestes personnes. Le révérend Père Vimont, nous voiant ansy trempée, et sa Révérense aussi bien comme les autres, et qui n’i avoit moien de faire du feu dans la barque pour nous sécher, il pria le mestre de la barque de nous mestre à terre dont nous estions assez proche, ce qu’il fit. On nous alluma de bon feu et nous seichasmes en partie. Nous soupasme à terre avec de la molue sèche et sans beurre. On nous fit une cabane à la façon (f° 3r) des Sauvages, et encor que nostre lict fust d’une couverture simple sur la terre, je ne lessai pas de bien dormir. Le lendemain matin, nous retournasme en la barque et arisvasmes à Kébec sur les huict heures du matin, jour de SaintPierre-ès-liens (20).

Si tost qu’on a perceut la barque en laquelle nous venions, Monsieur le Gouverneur en voia z hommes dans un canot de Sauvages pour voirs qui c’estoit, et qu’il en fust assuré, il nous envoia une chalouppe tapissée pour nous mestre en terre. Il vint au-devant avec Monsieur de Lisle, son lieutenant (21). Il ne se peut pas dire les courtoisies que nous resevons de luy. Si tost que nous fusme dessendeues à terre, nous nous misme à genoux, et le révérend Père Vimont fit une prière pour tous. Nous allasme droit en l’église (22) ; on chanta le Te Deum, entendisme la sainte messe et communiasme, puis après nous vismes saluer Monsieur le gouverneur en sa maison où nous disnasme (23). De là, on mesna les Ospitalières en une maison que Monsieur le gouverneur leurs baille, laquelle est fort proche du fort (24), en attendant que leurs bastiment soit achevé, où nous les a cormpagnasmc. Puis, on nous mena en celle que Madame de la Pelterie a louée de Messieurs de la Compagnie, qui consiste en z chambre assez grandes, une cave et un grenier, sissc sur le bort du grand fleuve (25). Nous avons la plus belle veuc du monde. Sans sortir de nostrc chambre, nous voions ariver les navires qui demeurent tourjours devant nostrc maison, tout le temps qu’ils sont icy. On nous a faict une closture de pieux qui sont viron de la hauteur d’une pettite muraille. Cela n’est pas si bien joint qu’on ne puisse discerner au trarvers, sy on y veut prendre garde de bien près. Cela nous sépare tourjours des séculiers qui n’entreront plus chez nous, quand la porte et la chapelle auxquelles on travaille seront faictes. Nous fusme fort visitée des dames et demoyselles de ce peïs ou bien quy y habitent. Ils témoygnent une grande joye de nostre venue.

Vous serez posible en peine qui nous nourisoit, car il n’i avoit pas moient de faire cuisinne sy tost, car la barque qui nous condusoit à Kébec ne porta que nos corps seullement. Monsieur le gouverneur nous en fesoit à prester au fort, tant aux Hospitalières comme à nous, et continua jusques à ce qu’on luy eut dit que nos vivres estoient arivés. Le soir de nostre venue, on fit les foeux de joye pour la nessance de Monsieur le dauphin. Il obtint du révérend Père Vimont que nous y assistations, puis que nous n’estions point en cor renfermée. Il nous envoya guéri par Monsieur de Lisle. Nous y fusme. Vous verrez toutes ces choses dans la Relation.

Le lendemain, on nous fit aller à Silleri qui est le lieu où habitent plusieurs Sauvages, tant chrestiens que cathécumenes. Il y a une résidence des Pères. L’esglise est comme une pettite paroisse de Sauvages. Ce lieu est environ distant de Kébec d’une lieue et demie; on y va par eau. Monsieur le gouverneur nous presta en cor sa chalouppe dans laquelle nous aprisme des soldarts qui la menoient que Monsieur le gouverneur les avoit en voiez avec des rafrechichemens au-devant de nous, sy tost qu’il avoit seu que nous venions. Car sy tost que nous fusmes arivez à Tadoussac, il monta une barque qui ne fust que peu de jours à ariver à Kébec, et nous fusmes huict (f° 3v) jours dans le Saint-Jaques qui ne marchoit point, faute de vent. Ces bonnes gens nous dirent qu’ils estoient venus ving lieues et avoient esté contraincts de s’en retorner quand il ne nous apersurent point. Nous nous confessâmes à Silleri. Après, on y baptisa une fille aagée viron de io ans ; Madame de la Pelterie fust sa marraine et la nonma Marie. On la luy donna, puis après, pour pensionnere; sa esté nostre peremière. Je vous laisse à penser la joie d’avoir à pratiquer nostre institut dès le segond jour de nostre arivée, envers cette petite créature nouvellement baptisée. La plus part des assistans pleuroient de joie en cette sérémonie. Auparavant que la commenser, les Sauvages estans rengez sur des bancs, le révérend Père Jeune les fit prier Dieu en leurs langue, et puis chanter le Credo et quelque cantique qu’il a composez en leurs langue. Si le temps me l’ut permi, j’avois proposé de l’escrire et de l’envoier à mes sœurs. Ce poura estre pour une autre année. Je ne trouve rien d’agréable comme d’ouyr chanter les Sauvages, tant ils chantent doucement et s’acordent bien. J’admiray la charité de ce bon Père : prendre la peine de chanter avec eux, et, dans une autre occasion, une fille sauvage aiant communié, s’aller mestre à genoux auprès d’elle et luy faire dire son acction de grâce mot à mot. En effect, c’est un apostre de ce pais et le père des Sauvages.

Le lendemain, 3 jour d’oust, nous sortismes en cor pour aller à Nostre-Dame des Anges (29), distant en viron demie lieue de Kébec. C’est la plus grande résidence des Pères (30). En passant, nous vismes le bastiment des Hospitalières. Le lendemain qui estoit jeudy, on alla remarquer un lieu pour faire nostre bastiment. Je sortis pour acompagner nostre Mère. C’est un lieu très agréable et assez proche du fort; il y a desjà un peu commensé à desfricher, et Monsieur le gouverneur qui y assistoit dit qu’il l’avoit faict faire pour y mestre des Ursulinnes dès yl y a longtemps (31). Nous sortismes encor le vendredi et samedy pour aller à la sainte messe, et nous n’avons point sorti du depuis. Dès le dimanche, on vint nous dire la messe en nostre maison. Nous l’avons tous les jours en mesme lieu qui est un petit coing de cheminée clos avec des planches, là où yl n’i a que la place de l’autel et du prestre, et celuy qui aide à dire la messe; et nous avons la faveur d’avoir Nostre-Seigneur tout proche à qui conter nos besoing. Vous entendez bien que c’est le saint Sacrement que nous avons en ce petit lieu. Le jour de l’Assomption, il ce fit une prossession généralle des François et Sauvages. Madame de la Pelterie servoit de capitainesse au fames sauvages; elle marchoit en teste avec z de nos petttites séminariste à ces costez. La prossession vint en nostre maison; on avoit paré la chambre et dressé l’autel de dans. Le révérend Père Le Jeune fit prier et chanter les Sauvages; nous chantasme aussi (32). On est tout ravi d’entendre nos Mères. Tout les festes et dimanches, il vient des gens pour ouyr Vespres que l’on chante. Nous sommes 5 : nostre 8 Mère d’un costé; Madame de la Pelterie, ma Mère de Saint-Joseph et ma Sœur Charlote (33) de l’autre; et moy, je suis du costé de nostre Mère. Il y a du plesir de voirs les Sauvages et Sauvagesse auprès de la violle quand on en joue : ils sont ravis. Il y eut un de ces premiers chrétiens (c’est un nommé Nouel (34) dont il est parlé aux Relations), qui dit qui faloit aprendre cela à leurs fille. On ne s’en sert ni servira de la violle que pour attirer les Sauvages. On baptise plusieurs Sauvages, tant grands que petist. Le révérend Père Le Jeune en a baptisé jusque à 7 pour une nuict, de puis nostre arivée, et n’estoit une maladie contagieuse entre eux (f° 4r), qui est comme une sorte de petite vérolle, qui les empêche de s’asembler, il se feroit bien d’autres conversions. Madame de la Pelterie a servi de maraine à plusieurs, entre autres de Pigarouich qui est se sorsier dont on a tant parlé, et maintenant bon chrétien (35).

Nous avons desjà six pensionnere sauvages 9 arestez (36), et par intervalle bien d’autres, et qui auroit le moien de les nourir et vestir, on n’en manqueroit pas. C’est une chose pitoiable que, manque d’un peu de pain, voirs tant de gens se perdre. Nos Mères de Tours prie toutes les sœurs de leurs communauté de demander par ausmône à leurs parens chaqun une chemise pour les petites Sauvages. Je vous fais la mesme demande et à toutes nos Mères des autres couvens, si vous le jugez â propos, comme aussy par aumône je vous demande des agneus (37) : les Sauvages y sont fort affectionnez. Pigarouich, à présent nommé Estinne, après avoir perdu celuy qu’on luy avoit donné, vint dès le lendemain en demander un autre. Nous avons aussi des petites Françoise pour externes; il y en a desjà bien 7 ou huict. Je crois qu’il n’y avoit pas plus de 8 jours que nous estions icy quand on nous les envoya.

Jugez si nous pouvons avoir beaucoub de temps de reste avec le commencement d’une maison. Madame de la Pelterie a pris le soin de lever et habiller les pettites Sauvages; nous en avons de z ou trois ans qui donnent le matin de l’exercices à celle qui ont bon cœur. Ma Mère de Saint-Joseph a pour obédience la sacristie et le linge; elle a de quoy s’emploier. Pour les exerternes, cela nous est commun en cor à elle et à moy : celle qui ont le loisir y vont. Et moy, on m’a donné la charge de la despence. Vous pouvez conjecturer qu’il n’y a pas tourjours des gens pour faire la cuisinne; aussi es-se ordinairement mon exercice. En cor qu’elle ne soit pas bien grande, il y en a pourtant assez pour m’enploier : je ne suis pas de grand effect. J’ay desjà apris à faire la sagamité de Sauvages : c’est le plus grand festin qu’on leurs puisse faire que de les traicter avec cela.

Nous avons trouvé icy le révérend Père Le Mersier (39). Je n’ay jamais rien veu de plus modeste que se bon Père : sa seulle veue donne de la dévotion. Il nous vint dire la messe et nous amena Joseph, qui a jà la façon d’un saint. Il estoit ravi d’aise de nous voirs et de sçavoir pour quoy nous venions. On luy fit quelque petit présent; il ne savoit quelle recongnoisance nous faire, ce pauvre homme. Non content de nous faire expliquer ce qu’il vouloit dire, il nous parloit encor des yeux. Se sembloit celuy de qui il est parlé en la Relation (40).

J’aurois encor tant de chose à vous dire, si le temps le permettoit, mais il faut que je finisse. A Dieu, ma très chère Mère. Je m’atens que vous me tiendrez tous-jours pour ce que je suis en effect, ma Mère très chère,

Vostre très obéisante et indingne fille en Nostre-Seigneur,

Sœur Cécile de Saincte-Croix

VI La traversée des deux premières Ursulines de Paris

Il faut que je vous raconte nos avantures. Je croc que vous aurez agréable que je commence par les obligations que j’ay au glorieux St Josepl mon très honoré père et Seigneur, qui a eu un soin très particulier de mo y. LX que je fus à Rouen, je ressentis les effets de sa protection, car estant dans une petit allée au Convent de nostre Ordre, je me retiray en arrière, sans m’apercevoir d’u précipice qui y estoit et dans lequel je tombay sans rouler, car il n’y avoit point c degrez; de sorte que je me trouvay au fond, mais sans douleur; je ne fus qu’u peu étourdie. Ma chère Sœur de St Athanase eut belle peur. La Mère Supérieur me vouloit faire voir au Médecin, mais je l’asseuray que je n’en avois aucun besoii Ma confiance estoit si grande en mon bon père que je ne croyais pas qu’il perm que (2.04) chose quelconque m’arrivast qui peut empescher l’effet de mon dési Cette confiance tenoit mon esprit paisible et tranquille dans les plus grands danger Comme nous estions à la rade durant une grande tourmente, un Matelot bien ex-pér menté vint dire au Père Ménard que dans une heure il n’y auroit pas un de no'. en vie, parce que le vent jettoit de grande roideur un vaisseau qui avoit perdu so anchre sur le nostre. Le Père faisant sur l’heure un vœu à St Joseph, on l’asseui que nous estions hors de danger (2). Une autre fois une fenestre mal cramponé, pesant bien quatre vingts livres, me tomba d’assez haut sur la teste. Ce coup huma nement parlant me la devoit casser. J’élevay au moment mon esprit à St Josep mon cher protecteur, et ne m’effrayay point, mais j’asseuray le Père et mes Sœur, et achevay de disner aussy paisiblement que si rien ne fut arrivé. Un autre jou encore comme j’avois renouvellé mon offrande à St Joseph, estant sur le tilla< ma Sr de St Nicolas, Religieuse Hospitalière (3), voulut voir si elle tireroit bien l’ea de la pompe qui est très forte. Voyant qu’elle y avoit grand peine je la priav d m’attendre et m’aprochay; mais l’eau alloit de si grande roideur que voulant mettt la main sur la cheville de la pompe, elle m’échapa et me donna fort rucicincnt par le visage tout proche de l’œil que je pensois avoir tout difamé; mais mon bon père m’assista encore en cette occasion. En un mot 2, j’ay senty palpablement son secours, tant pour les besoins de l’âme que pour ceux du corps, tant durant le chemin que depuis nostre arrivée. Il faut que je vous avoue que j’ay une consolation particulière de ce que le P. Ménard (4) qui estoit avec nous, est très dévot de cc grand Saint, duquel il parle fort hautement. Ce bon père disoit chaque semaine une Messe votive en son honeur. Il nous avoit composé quelques motets, que nous chantions après l’Élévation pour prier nostre cher protecteur. Nous disions aussy ses litanies après la Messe. Au reste, chère Sœur, nous avons esté si heureuses que la Messe ne nous a manqué qu’une seule fois en toute la traversée, ce que nous devons en partie à la dévotion du Père qui la célébroit en des temps fort rudes et fascheux. La Ste Communion nous estoit fort fréquente, les Conférences et discours spirituels journaliers. Enfin les aides spiritueles et corporeles ne nous ont point manqué. Il sembloit que la divine providence, nostre bonne Mère, prenoit plaisir de nous départir abondamment non seulement les biens nécessaires et profitables, mais encore les choses agréables et délicieuses. Tantost elle recréoit nos âmes par un savoureux goust des s grâces célestes, puis nos sens par la veue des créatures, comme d’une mer calme, d’un air doux, d’un ciel serain, d’un bocage verdoyant et odoriférant et choses semblables. Et pour le faire court, elle avoit un tel soin de nous que nous n’avions que faire d’en avoir. Pour moy, je vous confesse que je reposois doucement et paisiblement dans le sein (205) et sur les bras de cette bonne Mère, ne me mettant en peine ni du présent, ni de l’avenir, abandonnant tout à son amoureuse conduite de laquelle je me suis fort bien trouvée jusqu’à présent, et il me semble que cet abandon est la source du vray et solide contentement. C’est cette aimable conductrice qui nous a enfin amenée en cette terre tant désirée, à la veue de laquelle mon cœur a sauté de joye et d’allégresse (5). A nostre entrée proche de la rivière, nous fusmes dans une Chapelle fort dévote, c’est celle de nos Mères Ursulines, où ayant adoré Dieu nous nous aprochasmes de la grille et leur donnasmes le bon jour. Je respiray un certain air de sainteté parlant à la Mère de l’Incarnation, qui m’embauma toute. De là nous allasmes saluer Monsieur le Gouverneur, puis nous retournasmes et entrasmes en nostre chère solitude où nous avons vescu depuis dans une paix merveilleuse. Nostre Mère supérieure qui est la Mère de l’Incarnation nous traite avec trop de respect. Elle me fait passer après elle, devant la Mère de St Joseph sa compagne de Tours, quoy que j’aye fait et dit pour m’en déffendre (6). La Mère Cécilie de Dieppe est un peu plus ancienne que ma Sœur de St Athanase, c’est pourquoy elle va devant. Si j’eusse peu sans mentir, cacher quelques unes de mes années de profession, je l’aurois fait pour éviter la mortification que je sens de conduire les observances en l’absence de nostre Mère. La Mère de St Joseph est de fort bonne humeur; au temps de la récréation elle nous fait souvent pleurer à force de rire; il seroit bien difficile d’engendrer mélancholie avec elle; c’est une fille qui a beaucoup de belles parties : elle est Maîtresse de nos petites Séminaristes qu’elle aime comme une Mère fait ses enfants. Après le Catéchisme elle leur aprend à chanter et toucher sur la viole des Cantiques spirituels; par fois elle les fait danser à la mode des Sauvages et ces petites sont si inocentes que, quand Madame de la Pelletrie nostre fondatrice s’y rencontre, elles la prient de danser avec elles, ce qu’elle fait, mais de si bonne grâce qu’il y a bien du plaisir à la voir. Mon office ou plustost mes offices s’étendent depuis la cave jusqu’au grenier : je suis Celérière et Apoticaresse; pour celle-cy je n’y ay 4 encore rien eu à faire, Dieu mercy; pour celle-h, elle m’a bien occupée; cette charge va bien loin. Il m’a fallu recevoir toutes les victuailles et provisions pour l’hiver, les descendre à la cave et monter au grenier, et faut avoir le soin toute l’année de voir si rien ne se gaste. Jusqu’à présent nous n’avons pas eu le loisir de respirer pour la quantité de lettres qu’il a fallu écrire; j’en suis un peu fatiguée. Nous tascherons de nous recueillir quand les vaisseaux seront partis et nous nous adonnerons à bon escient à l’étude de la langue qui est très difficile. Elle s’aprend par préceptes comme la latine. Il n’y a pas d’aparence que j’y avence beaucoup si vous ne m’y aidez par vos bonnes prières. Je vous suplie très humblement de faire à cette intention une Neuvaine au glorieux St Joseph, comme j’espère en faire devant que commencer à étudier. Nos trois Mères y ont fort profité pour le temps qu’elles y ont mis. Elles ne sont pas pourtant encore assez sçavantes pour entretenir un Sauvage. Je suis bien mortifiée de ne pouvoir entendre nos enfants (206) ni leur parler.

Adieu, chère Sœur, je crains de vous estre ennuyeuse. Je vous embrasse dans le Cœur de nostre aimable Jésus où je vous prie de me regarder souvent, m’offrant à ce mesme Jésus et le priant qu’il accomplisse en moy ses Stes Volontez et me fasse la grâce de vivre et mourir en son amour. Je feray tousjours le mesme pour vous, puisque je suis de cœur et d’affection, pour le temps et pour l’éternité,

Ma très honorée Sœur,

Vostre très humble et très affectionnée Sœur et servante

en Nostre Seigneur.

Sr Anne de Ste Claire.

Du Séminaire de St Joseph aux Ursulines de Kébec, ce deux septembre 164o

XIV De Québec, la Mère Marie de S. Joseph au R.P. Claude Martin, 1646 (?).

Notre commune Mère fait tous les jours de merveilleux progrez dans une solide vertu, et dans le parfait détachement de tout ce qui n’est pas Dieu : Elle conserve dans son cœur à l’imitation de la sainte Vierge, tout ce que Dieu opère en elle, et elle ne le produit au dehors que par les beaux exemples de vertu qu’elle nous donne, et nous nous trouvons bien honorées d’estre sous sa conduite. Elle a néanmoins quitté la charge de Supérieure à son grand contentement et à notre grand regret, mais il en a fallu venir là, nos règles ne nous permettant pas de tenir plus de six ans de suite une même personne en supériorité. Mais ce qui nous console, c’est que sa présence et son conseil serviront beaucoup pour l’avancement de cette petite communauté, qui luy a des obligations infinies des bons commencemens qu’elle luy a donnez, et du bel ordre qu’elle y a établi, tant pour le spirituel que pour le temporel. Elle est trop sage, et sa conduite trop au dessus du commun pour avoir pu faire autrement; ce que je vous dis dans la vérité, et non point par des flatteries qui doivent être bannies d’entre les personnes religieuses, et sur tout de ceux que la charité rend une même chose en Jésus-Christ, qui voit avec quelle sincérité je parle. Elle a été malade à l’extrêmité d’une colique néphrétique: sa vertu qui luy fait toujours aussi bonne compagnie dans la maladie que dans la santé, se fit admirer pour lors par l’exercice de sa patience, dans sa résignation aux volontez de Dieu, et de son obéissance à celles qui la traittoient...

XXIV De Québec, Madame de la Peltrie à Dom Claude Martin, 165 5

Je vous puis assurer que N. S. continue toujours à faire beaucoup de grâces à notre très-aimée Mère Marie de l’Incarnation, et que c’est une bénédiction toute particulière de l’avoir en cette petite Maison, laquelle par son exemple et par ses paroles augmente tous les jours en vertu et en sainteté. Elle a tant de charité pour nous, qu’elle daigne bien prendre la peine de nous faire tous les jours des conférences, et de nous enseigner le chemin de la perfection, et je seray bien responsable à notre bon Dieu, si je ne mets en pratique ses bons avis, et ses saintes instructions. O que je vous estime heureux d’appartenir à une personne si sainte et si fidèle aux mouvements de la grâce ! Et moy, que je me tiens obligée à cette aimable providence de m’avoir jointe et unie à une si grande servante de Dieu! je m’estime très-avantagée d’estre en sa sainte compagnie que je chéris et honore parfaitement, la paix et l’union règnent avantageusement parmi nous (1); croyez aussi bien que moy que c’est sa vertu et sa sainteté qui nous obtiennent de Dieu des grâces si particulières. Si je la survis, je vous promets de vous mander bien des merveilles de sa vie, lesquelles vous feront bien rendre grâces à la divine Majesté des faveurs spéciales qu’elle opère dans son âme, qui est assurément une âme d’élite, et précieuse à Dieu. Cependant je reconnois par la vôtre que vous avez un grand désir de sçavoir quelque chose de ses vertus. Elle vous écrivit l’an passé bien au long toute sa vie (2), et toutes les grâces extraordinaires que notre Seigneur luy a faites, et après avoir veu tant de merveilles et de grâces si éminentes, vous voulez que je vous en dise? Je vous puis assurer que vous en sçavez plus que moy en une manière, mais dans une autre je croy en sçavoir plus que vous, puisque ce ne sont point ces dons et ces grâces, qui ne sont point dans le commun, comme les visions et révélations qui font mériter et acquérir une plus grande gloire, mais bien la pratique des exemples de notre bon Sauveur; c’est aussi ce que je prise le plus dans notre chère Mère, puisqu’elle s’y rend si fidèle. Et puisque vous le désirez je vous en diray quelque chose par avance pour votre consolation. Elle a un grand amour pour les personnes qui luy font du déplaisir, elle leur rend beaucoup de services, et elle les supporte avec amour et charité. Elle est dans un grand détachement de tout ce qui n’est point Dieu. Elle vit dans un grand abandon à sa Providence […illis à faire…]

XXXVII. De Québec, la Mère Marguerite de S. Athanase à Dom Claude Martin, 8 août 1672.

Je croy que votre Révérence attend que je luy mande les circonstances et les particuliaritez de l’heureuse fin de notre révé[ren]de et unique Mère. Je le ferois nonobstant l’incomparable affliction que j’ay de sa perte, et la multitude des affaires où je suis engagée par sa mort, si la Mère de Notre-Dame, sa chère compagne ne l’avoit déjà fait, et si je ne craignois de renouveller les douleurs que vous a causé la mort d’une personne qui vous étoit si chère. J’aime mieux vous entretenir, mon Révérend Père, mais brièvement, si je puis, sur les vertus héroïques de notre très aimée Mère.

Celle que j’ay le plus admirée, a été son incomparable fidélité à la grâce, sur tout à celle de sa vocation au Canada. Elle a été, comme votre Révérence sçait, fort extraordinaire; elle (741) envisageoit particulièrement le salut des pauvres Sauvages, et c’est à quoy elle a travaillé de toute son affection et avec un zèle constant jusques au dernier soupir de sa vie. C’est ce qui l’a portée à se donner la peine d’apprendre leurs langues en perfection, et de les enseigner à toutes celles qui les pouvoient apprendre, afin d’instruire les filles sauvages. C’est encore ce qui luy a fait entreprendre avec tant de travail l’établissement du spirituel et du temporel de ce monastère, de le faire bâtir et rebâtir après son incendie, et d’ériger un séminaire où ces âmes abandonnées aussi bien que les Françoises pussent être reçeues et élevées à la piété.

Quelque pauvreté que nous eussions, elle n’a jamais refusé, ny souffert qu’on refusât l’entrée de notre maison à aucunes filles Sauvages, soit grandes, soit petites, quoy que nous n’eussions aucune pension ou aumône pour leur entretien : lorsqu’elle étoit au lit de la mort, ayant appris qu’il s’en présentoit une, elle me pria encore de la recevoir, bien que nous en fussions chargées d’un grand nombre, et encore de pauvres petites françoises. En un mot, elle étoit infatigable pour procurer leur bonheur éternel, et celuy de tous les Sauvages de ces contrées; elle les avoit toujours dans la pensée et dans le cœur, et elle nous a fort recommandé en mourant de faire tout ce que nous pourrions pour eux.

Sa charité n’a pas été bornée à eux seuls, elle étoit si grande et si large qu’elle embrassoit toutes les âmes rachetées du précieux Sang de Jésus-Christ. Vous le sçavez, mon Révérend Père, puisque vous êtes celuy à qui elle a le plus communiqué par écrit ses sentimens intérieurs; elle en parloit rarement, mais ses actions nous les faisoient bien connoitre. Elle étoit douce, affable, respectueuse, obligeante, prompte à servir tout le monde, aisée à contenter; qui avoit des peines nompareilles à donner le moindre refus, ou à faire la moindre confusion à qui que ce fût; qui parloit toujours en bien de tout le monde, et ne se plaignoit jamais de personne; qui excusoit et supportoit les défauts du prochain et les torts et mortifications qu’on luy faisoit avec une débonnaireté ravissante; qui, en un mot, faisoit du bien à tous, et ne sçavoit ce que c’étoit que faire du mal, quelque sujet qu’elle en eût.

Je ne pense pas qu’on puisse voir une personne plus patiente en toutes sortes de souffrances pour longues et pénibles qu’elles pussent être. Les huit dernières années de sa vie ont été tissues de très fréquentes infirmitez et de très grandes douleurs corporelles, dans lesquelles on ne l’a veue ny se plaindre ny se rebuter dequoy que ce (742) fût, et elle ne paroissoit pas en souhaitter ny la diminution, ny la fin. Elle enduroit en silence avec paix et douceur, et même avec joye. La vie luy étoit en patience et la mort en désir, mais désir soumis parfaitement aux volontez de Dieu qu’elle voyoit et aimoit en tout ce qui luy arrivoit et, sur sa fin, elle paroissoit toute transformée en cette divine volonté et n’en avoit point d’autre.

En suitte de cette disposition, son respect et son obéissance aux personnes qui avoient quelque degré de supériorité sur elle étoit tout à fait admirable. Il ne paroissoit pas qu’elle eût jamais commandé, mais qu’elle eût toujours obéy, tant elle avoit de facilité à se soumettre, même à ses inférieurs, ce qui a été d’une merveilleuse édification à toute notre communauté.

Son recueillement étoit angélique et son maintien extérieur ravissant aux personnes qui y prenoient garde. L’on admiroit avec étonnement son grand et presque continuel silence, et la brièveté de ses entretiens quand elle étoit obligée de parler; il étoit bien aisé de voir que c’étoient des effets de l’actuelle présence qu’elle avoit de Dieu dans son intérieur; cette présence étoit continuelle, autant qu’elle le peut estre en cette vie. Les affaires temporelles ne l’interrompoient nullement, la nuit étoit pourtant le temps de ses délicieux entretiens avec la divine Majesté, dormant peu, et d’un sommeil très léger et fort interrompu, et elle ne s’en levoit pas plus tard, pendant même ses infirmitez, ne manquant point de se trouver avec la communauté à l’oraison de quatre heures aussi bien l’hyver que l’été. Le reste des austéritez de la Règle luy étoit en singulière recommendation et, nonobstant ses incommoditez, elle ne pouvoit souffrir qu’on luy en donnât des dispenses, à moins qu’elle ne fût réduite à ne pouvoir sortir du lit, car pour lors, elle faisoit tout ce qu’on vouloit, et prenoit tout ce qu’on luy présentoit.

Une des choses que j’ay le plus admirées en elle, ç’a été son exacte fidélité et parfaite soumission à tout ce qu’elle connoissoit que Dieu demandoit d’elle, elle ne regardait et n’aimoit que cela, tout le reste luy étoit indifférent : aussi voyait-elle de mémo c;il sa sainte volonté en tout ce qui luy arrivoit d’agréable et de fâcheux, et cela luy faisoit conserver une égalité d’esprit et d’humeur tout à fait admirable en tout événement, étant toujours la même, toujours douce, toujours tranquille, sans aucun empressement ny mauvaise humeur. Les dernières années de sa précieuse vie, elle ne se pouvoit plus porter sans un grand besoin, aux affaires extérieures tant à cause de sa foiblesse et de (743) ses infirmitez corporelles, que principalement à raison de son abstraction et continuel ravissement en Dieu (1). Elle n’avoit presque plus d’attention à tout ce que l’on faisoit, ny à tout ce que l’on disoit, sinon par petits momens. Son ouye étoit devenue fort pesante, et cela luy causoit parfois de la mortification qu’elle portoit avec une douceur et débonnaireté qui ne se peut exprimer, non plus que sa bonté et simplicité qui étoit tout à fait charmante, et qui provenoit assurément d’une vertu consommée. C’est pourquoy nous ne pouvions pas la retenir plus long temps sur la terre, quelques instances que nous fissions au ciel de nous la laisser, car sa personne nous étoit si chère, si précieuse et si nécessaire, que nous ne pensions pas être en état de nous en pouvoir passer. Surtout sa mort arrivant conjointement avec celle de Madame notre fondatrice, ç’a été la plus grande perte que nous pussions faire; ç’a, dis-je, été une perte irréparable que nous ne pouvons supporter sans des grâces toutes particulières de Notre-Seigneur, car notre chère et toute aimable Mère avoit un amour incomparable pour le bien et l’avancement de cette maison, et comme elle en étoit la véritable Mère, elle pensoit sans cesse à luy faire ou à luy procurer tout l’avantage qu’elle pouvoit, sans épargner ses peines, ny ses soins.

Je ne vous dis rien, mon Révérend Père, de son humilité, dont il y a tant de choses à dire : elle étoit extrêmement bien fondée dans la connoissance de son néant et dans l’amour de sa propre abjection, toutes ses actions en portoient un véritable témoignage, on ne pouvoit remarquer en elle un seul trait de présomption, ny d’estime de sa suffisance. Mais ce qui étoit ravissant, en cette aimable Mère, est que son humilité étoit accompagnée d’une très grande magnanimité; car elle ne redoutoit ny refuyoit aucune difficulté dans les grandes actions où la divine Providence l’engageoit, elle travailloit infatigablement à toutes les affaires que Dieu luy mettoit en main; elle étoit toujours preste à faire davantage pour sa gloire, et pour accomplir ses saintes volontez, et toujours disposée à ne rien faire si c’étoit son bon plaisir. Sa discrétion ou prudence étoit tout à fait surnaturelle et divine dans les grandes affaires qu’elle a eues en main et qu’elle a conduites selon l’esprit de Notre-Seigneur avec douceur et fermeté, et avec une dextérité nompareille.

Sa simplicité étoit admirable et telle que Notre-Seigneur la demande en ses disciples, c’est-à-dire d’un très bon accord avec sa prudence, et elle avoit cet avantage, qu’elle la ren(744)doit extrêmement agréable et aimable, sur tout dans les dernières années de sa sainte vie. Je n’aurois jamais fait si je voulois décrire ce qui étoit remarquable dans les vertus de notre très chère et unique Mère. Votre Révérence en sçait quelque chose, et dcs gr:îccs cxtl;u 1tlin:lires dot toute sa vice a été prévenue et accompagnée; nous Cil avons beaucoup yeti de nos yeux, duoycl11C cc soit peu en comparaiscon de cc qui se rassoit en son intérieur :ltfx yeux de Dieu seulement-, car elle en parloit très peu, nicnie à ses supérieurs, et comme l’on étoit bien assuré que Dieu la conduisoit, on la laissait agir sans vouloir entrer dans ces faveurs. Enfin une si sainte vie n’a 1111 étrc terminée que par une très précieuse mort. Elle l’a attendue long temps avec ardeur, et pourtant avec soumission à la volonté de Dieu, et quand elle s’est présentée, clic 1:1 reçeue de sa main avec une satisfaction parfaite, en sorte que toutes les personnes qui l’ont vue pendant sa dernière maladie ont été si ravies et si charmées du contentement qu’elle avoit d’aller à Dieu, qu’elle ne nous a laissé aucun doute que le Saint-Esprit ne luy eut donné une assurance intérieure de sa félicité prochaine. Et nous l’avons nous-mêmes, autant qu’on la peut avoir en ce monde, du bonheur d’une personne qui a vécu saintement comme elle a fait. C’est cc qui nous doit le plus consoler; ce qui n’empêche pas pourtant que nous ne ressentions bien fort notre incomparable perte : pour moy, je n’y ose penser, de peur de la trop regreter, j’aime mieux me soumettre à l’aveugle à la volonté de Dieu qui a voulu nous ôter ce puissant appuy et mon unique consolation en terre, et me résoudre à vivre désormais sans autre satisfaction de faire et souffrir tout ce qu’il luy plaira de m’ordonner.

Je vous supplie d’agréer cet Esclavage de cette chère Mère, tel que nous l’avons tiré de son col après sa mort (2); c’est un petit présent que je vous fais et que j’ay eu bien de la peine à conserver, car chacun m’a enlevé de force ce qui a appartenu à notre précieuse défunte que l’on honore comme une grande sainte, ou pour ne v005 point choquer, comme une grande servante de Dieu.

8 août 1672.



V. LIENS (MI-Bernières)

MI cite Bernières

Dans la Vie par dom Claude Martin :

Sur son rôle dans la fondation du Canada et ses rapports avec Marie de l'Incarnation, voir V[ie]/27 319-320, 351-354, 356-360, 364-366, 377-378, 379-380, 389-390, 624, 753.


319 Addition : je voyais les mêmes ursulines disposées et appellées à la mission, et leur conversation m’édifiait à merveille, sutout celle de la Mère Marie de l’Incarnation…

351-354 le « mariage » avec Mme de la Peltrie

356-360 suite du récit (tout le ch. XV)

364-366 suite (le ch.XVI)

377 sq. le voyage (ch. XVII)

389 sq au ch. XVIII

= Add. Ch.XIV à ch.XVIII soit pp. 319-390…


624 sa miséricorde


753 une seconde sainte Thérèse … il n’avait jamais vu de personnes élevées au point où était la Mère…


Dans notre choix de la Correspondance de MI

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639.

Ma très-chère et très-Révérende Mère, nous venons d’arriver à Paris, par la grâce de notre Seigneur, en fort bonne santé. La Maison de Monsieur de Meules Maître d’Hôtel de chez le Roy a été ouverte de la manière du monde la plus obligeante. Monsieur de Bernières y pourra avoir un apartement; et tant pour lui que pour nous, on tapisse et meuble les chambres. […] Nous ne laisserons pas de tenir notre arrivée secrète, et de faire en sorte que notre dessein ne soit connu que de ceux qui en peuvent favoriser l’exécution, car je prévoi que nous serons accablées de visites sitôt qu’on en aura la connoissance. Cependant Monsieur de Bernières est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissoit puissamment pour nous, et je ne vous puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant; durant notre voiage, il faisoit nos Règles avec nous, en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre Monastère, et il me semble que je ne fais que de partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement /28. Que dirai-je de Madame de la Peltrie? Elle me met dans des confusions continuelles par ses bontez en mon endroit. C’est une Mère admirable qui n’épargne aucune dépense à notre sujet : je crains qu’elle n’y excède, et je vous prie de lui en écrire, et de lui en faire des réprimandes. […]

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640.

[…]Voilà, Madame, un petit récit de l’état présent de notre Séminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous êtes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, et si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernières qui s’est chargé de nos affaires, et qui nous envoie nos nécessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de Jésus-Christ que vous aimez, rendez-vous la médiatrice des pauvres filles Sauvages. Un grand nombre se va perdre si nous ne les retirons de ce malheur; et nous ne le pouvons faire à cause de notre impuissance, tant du vivre que du logement. […]

L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642.

[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux /29. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.

A ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre: Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.

Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.

[…]

Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait ; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.

De Québec le 29. Septembre 1642.

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652.

[…] Madame notre Fondatrice est aussi dans la même disposition quant à sa vocation, mais non pas pour son retour en France, Dieu ne luy ayant pas encore donné cette grâce de dénuement, au contraire, elle a de si forts mouvemens de nous bâtir une Église, que les insultes des Hiroquois n’empêchent pas qu’elle ne fasse amasser des matériaux pour ce dessein. On la persuade fortement de n’y pas penser, mais, elle dit, que son plus grand désir est de faire une maison au bon Dieu; ce sont ses termes, et qu’en suite elle luy édifiera des temples vivans : Elle veut dire, qu’elle fera ramasser quelques pauvres filles françoises écartées, afin de les faire élever dans la piété, et de leur donner une bonne éducation qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement. Elle n’a point eu d’inspiration de nous aider dans nos bâtimens; tout son cœur se porte à son Église, qu’elle fera faire peu à peu de son revenu qui est assez modique. Monsieur de Bernières luy a envoyé cette année cinq poinçons de farine qui vallent ici cinq cens liures. Il nous a aussi envoyé une horologe, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. Que direz-vous à tout cela? Pour moy toute ma pante intérieure est de me laisser conduire à une si aimable providence, et d’agréer tous les événemens que sa conduite fera naître de moment en moment sur moy. […]

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval]

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Ce m’a été une grande privation de voir un Navire arrivé, et de ne point recevoir de lettres de votre part. J’ay pourtant été toujours persuadée que vous m’aviez écrit; mais j’ay cru, et je ne me suis pas trompée, que vos lettres étoient dans le premier vaisseau, qui nous apportoit la nouvelle que nous aurions un Evêque cette année, mais qui n’a paru que long-temps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’Évêque que la nouvelle qui nous le promettoit. Mais ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le pais d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échoie il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un Neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre /30. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat. Je vous ay dit que l’on n’attendoit pas d’Evêque cette année. Aussi n’a-t-il rien trouvé de prest pour le recevoir quand il est arrivé. Nous lui avons prêté notre Séminaire qui est à un des coins de notre clôture et tout proche la Parroisse /31. Il y aura la commodité et l’agréement d’un beau jardin : Et afin que lui et nous soions logez selon les Canons; il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu’il nous faut loger nos Séminaristes dans nos apartemens; mais le sujet le mérite et nous porterons cette incommodité avec plaisir jusqu’à ce que sa Maison Episcopale soit bâtie. […]

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o.

[…] Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, scavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu; et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela. Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel : Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. […]

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660

[…]Monseigneur notre Prélat a été de votre sentiment, il a même fait apprendre la langue à Monsieur de Bernières pour les aller instruire; […]

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage]

Mon Révérend Père. Vous avez prié Madame de la Peltrie de vous mander de certaines choses que j’ay bien veu que sa vertu ne lui permettoit pas d’écrire. Je n’ay pas voulu faire de violence à sa pudeur, mais comme je sçay l’histoire, j’ay mieux aimé dérober quelque peu de temps à mes occupations pour vous en faire moy-même le récit.

Je vous dirai donc que cette Dame après la mort de Monsieur de la Peltrie son Mari, se porta d’une façon toute particulière à la pratique de la vertu. Elle sortit de sa maison contre le gré de Messieurs ses Parens, qui avoient tant d’amitié et de tendresse pour elle, qu’à peine la pouvoient ils perdre de veue. Elle fut demeurer à Alençon, où elle ne voulut pas demeurer chez Monsieur de Vaubougon son Père pour éviter les sollicitations qu’il lui eût peu faire de se remarier. Étant ainsi établie à sa liberté elle faisoit beaucoup d’actions de charité, logeant et servant les pauvres, et retirant en sa maison des filles perdues pour les retirer des occasions de péché. Quelque aversion qu’elle eût du mariage son Père ne laissa pas de lui en parler et de la presser d’y entendre une seconde fois. Comme elle donnoit autant de refus qu’il faisoit d’instances, il lui défendit l’entrée de sa maison et lui dit qu’il ne la vouloit jamais voir. Ce traitement l’obligea de se retirer quelque temps dans une maison religieuse, où elle ne fut pas exempte d’importunité à cause de la proximité de ses Parens. En ce temps-là le Révérend Père le Jeune fit imprimer une Relation par laquelle il exhortoit ses lecteurs à donner du secours aux Sauvages, et où entre les motifs qu’il donnoit, il disoit ces paroles touchantes : Ah ! Ne se trouvera t’il point quelque bonne et vertueuse Dame qui veuille venir en ce pais pour ramasser le sang de Jésus-Christ en instruisant les petites filles Sauvages ? ces paroles lui pénétrèrent le cœur en sorte que depuis ce temps là son esprit fut plus en Canada qu’en elle-même. Avec ces sentimens qu’elle conservoit en son âme elle fut obligée de retourner à Alençon, où le décez de Madame sa Mère la rappella. Elle y tomba elle-même malade à la Mort, en sorte que les Médecins l’aiant abandonnée, ils ne la visitoient plus que par honneur et par cérémonie. Comme on l’attendoit à expirer, il lui vint un mouvement de faire vœu à saint Joseph Patron du Canada, que s’il lui plaisoit d’obtenir de Dieu sa santé, elle iroit en ce pais et y porteroit tout son bien, qu’elle y feroit une maison sous son nom et qu’elle se consacreroit elle-même au service des filles Sauvages. Pendant que tout cela se passoit en son esprit, il y avoit là des personnes qui de la part de Monsieur son Père lui vouloient faire rompre le testament qu’elle avoit fait, et lui-même la pressoit fort de le faire. Pour toute réponse elle le supplia de la laisser mourir en paix, ce qui l’offença étrangement. Dans ce combat elle n’étoit soutenue que des Pères Capucins qu’elle avoit fait appeller pour l’aider à bien mourir. Et il est à remarquer qu’elle étoit si près de la mort qu’on avoit passé la nuit à lui faire un habit de saint François avec lequel elle vouloit être inhumée. Elle s’endormit parmi ces contradictions, et lors qu’on l’attendoit à expirer : Mais à son réveil, contre l’attente de tout le monde, elle se trouva sans fièvre et dans une forte résolution de conserver son bien pour l’exécution de son dessein du Canada. Le lendemain les Médecins aiant apris qu’elle n’étoit pas morte, l’allèrent visiter, et l’un d’eux lui aiant manié le pous et l’aiant trouvée sans fièvre, lui dit par un certain transport : Madame, vous êtes guérie, assurément votre fièvre est allée en Canada. Il ne sçavoit pas ce qui s’étoit passé dans son intérieur, mais elle qui s’en ressouvenoit fort bien le regarda et avec un petit souris lui repartit, oui, Monsieur, elle est allée en Canada. Ses forces étant revenues en peu de temps, son Père lui livra de nouveaux combats, et lui dit que si elle ne lui donnoit le contentement qu’il désiroit, elle le verroit mourir de déplaisir. Plusieurs personnes de qualité et de mérite, même des Religieux entroient dans le sentiment de son Père, et lui conseilloient de se marier. Enfin elle communiqua son dessein à un de vos Révérends Pères, et lui demanda les moiens qu’elle pourroit tenir pour mettre fin à l’affliction de son Père. Ce Révérend Père lui dit que tout cela se pouvoit accommoder, que son Père seroit satisfait, et qu’elle ne tomberoit point dans l’inconvénient qu’elle craignoit : Qu’il connoissoit un Gentil-homme nommé Monsieur de Bernières Thrésorier de France à Caen qui menoit une vie de saint, et qu’il le faudroit prier de la faire demander en mariage pour y vivre comme frère et sœur. Cela fut conclu, et sans différer davantage, elle écrivit à Monsieur de Bernières pour le supplier de la demander en mariage à son Père avec lequel elle étoit alors en bonne intelligence, parce qu’elle lui avoit promis de lui donner le contentement qu’il désiroit.

Monsieur de Bernières qui étoit un homme pur comme un Ange, aiant reçu la lettre de Madame de la Peltrie, fut surpris au delà de ce qu’on se peut imaginer, et ne sçavoit que répondre à une proposition si peu attendue. Il consulta son Directeur et quelques personnes de piété qui lui persuadèrent d’embrasser ce dessein, l’assurant qu’ils connoissoient Madame de la Peltrie, qui ne le désiroit que pour en faciliter l’exécution. Il m’a dit depuis qu’il fut trois jours sans se pouvoir résoudre quelque estime de vertu qu’on lui donnât de Madame de la Peltrie.

Il souffroit de grands combats craignant de se hazarder dans une occasion si périlleuse; outre que tout le monde sçavoit la résolution qu’il avoit prise de vivre chastement et de ne se marier jamais. Enfin après avoir fait beaucoup de prières pour sçavoir la volonté de Dieu sur cette proposition, il se résolut de passer outre, et sans différer davantage, il écrivit à un Gentilhomme de ses amis nommé Monsieur de la Bourbonnière, pour le prier d’aller trouver Monsieur de Vaubougon, et de lui demander de sa part Madame de la Peltrie sa fille. Cet ami se fit honneur de trouver une occasion si favorable de rendre service à Monsieur de Bernières. Après que Monsieur de Vaubougon l’eut entendu parler, il passa d’une extrémité à une autre et pensa mourir de joie; et ne pouvant quasi parler pour le transport dont son cœur étoit saisi, il pria ce Gentilhomme de voir sa fille et de sçavoir d’elle-même sa volonté. Il la vit et aiant tiré d’elle le consentement qu’il désiroit, ce qui ne lui fut pas difficile, il en alla donner avis à Monsieur de Bernières, qui demeura l’homme du monde le plus empêché, parce qu’il falloit aller à Alençon pour l’exécution du mariage. Monsieur de Vaubougon, qui étoit au lict malade des gouttes, pressoit de son côté sa fille de terminer l’affaire au plutôt : Il faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Bernières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage. Cependant Monsieur de Bernières qui ne se pressoit pas, ce qui faisoit languir ce bon vieillard, qui voiant que le temps se passoit commença d’entrer en soubçon que sa fille se mocquoit de lui en sorte qu’il vouloit lui faire signer un papier qui lui devoit causer une perte de plus de quarante mille livres. Elle le flatoit, lui disant que Monsieur de Bernières étoit un homme d’honneur qui ne manqueroit pas à sa parole, mais qu’il lui avoit fait sçavoir que ses affaires ne lui pouvoient permettre de faire le voiage de six semaines. Elle le fit néanmoins venir à Alençon en secret, et le fit loger en la maison d’un de ses amis qui lui étoit fidèle, et à qui elle avoit confié tout le secret du Canada. Ils conférèrent ensemble de ce qu’ils pourroient faire pour ce mariage, Le conseil des personnes doctes étoit qu’ils se pouvoient marier et vivre en chasteté : mais pour les intérests temporels, l’on assuroit que ce mariage eût porté préjudice aux affaires du Canada à cause du bien de Madame de la Peltrie, dont les héritiers eussent pu avec le temps faire de la peine à Monsieur de Bernières. La résolution fut qu’ils ne se marieroient pas, mais qu’ils feroient semblant de l’être, et là dessus Monsieur de Bernières retourna en sa maison. Au même temps Monsieur de Vaubougon fut saisi d’une grosse maladie dont il mourut, ce qui fit changer les affaires de face. Madame de la Peltrie demeura libre de ce côté là, mais il lui survint un autre embarras. Sa Sœur ainée et son Beaufrère ne voulurent pas qu’elle entrât en partage du bien de leur Père, et ils la vouloient faire enlever et mettre en interdiction, disant qu’elle donnoit son bien aux pauvres, et que par sa mauvaise conduite elle auroit bien-tôt tout dissipé. Elle fut à Caen en secret pour consulter Monsieur de Bernières, qui l’encouragea puissamment, et par le conseil duquel elle appella au Parlement de Rouen. Elle y fut avec son homme d’affaires qui lui conseilloit de faire serment d’une chose très-juste, et qu’il l’assuroit qu’elle gagneroit son procez. Comme elle étoit fort craintive, elle ne le voulut pas; mais elle s’adressa à Dieu et au glorieux saint Joseph lui réitérant le vœu qu’elle avoit fait de se donner avec tout son bien au service des filles Sauvages, et de fonder à cet effet une Maison d’Ursulines en Canada. Dès le lendemain un Député lui vient dire qu’elle avoit gagné son procez, et qu’elle étoit déclarée capable du maniement de son temporel. Comme l’on avoit eu quelque connoissance de la recherche de Monsieur de Bernières, on croioit qu’elle s’alloit marier, et on la montroit au doigt : Et même des personnes Religieuses lui faisoient en face des reproches, de ce qu’aiant mené une vie dévote et exemplaire, elle la quittoit pour reprendre celle du grand monde. Elle répondoit en souriant et avec modestie, qu’il falloit faire la volonté de Dieu : Ces réponses confirmoient la créance qu’on en avoit et sur tout sa Sœur et ses Parens. Son cœur se sentant extraordinairement pressé d’exécuter son dessein, elle s’en alla à Paris pour en chercher les moiens, et Monsieur de Bernières l’y fut trouver pour l’aider en cette recherche. Comme ils agissoient de concert le Démon suscita un nouveau trouble, sçavoir qu’on cherchoit Madame de la Peltrie pour la mettre en un lieu où elle ne pût dissiper ses biens. Elle étoit seulement accompagnée d’une Demoiselle et d’un laquais à qui elle avoit confié ses secrets, et afin de n’être point surprise dans la nécessité où elle émit de consulter les personnes de piété, elle changeoit d’habit avec sa Demoiselle et la suivoit comme une servante. Ceux qui furent principalement consultez sur une affaire si extraordinaire furent le Père Goudren et Monsieur Vincent, dont le premier émit Général de l’Oratoire, et l’autre de saint Lazare : L’un et l’autre aiant jugé que cette vocation de Madame de la Peltrie étoit de Dieu, Monsieur de Bernières ne pensa plus qu’à chercher le Père qui faisoit à Paris les affaires du Canada. Par une providence de Dieu toute particulière il fut adressé à V. Révérence qui lui donna espérance que ce dessein pourroit réussir : Sur quoi vous prîtes occasion de lui dire, parlant de moy, que vous connoissiez une Religieuse Ursuline à qui Dieu donnoit de semblables pensées pour le Canada, et qui n’attendoit que l’occasion. Lui tout ravi d’une rencontre si heureuse, fut trouver Madame de la Peltrie et lui dit la découverte qu’il avoit faite; la voilà toute pleine d’espérance. V. R. prit la peine de m’écrire de sa part, à quoi je fis réponse avec action de grâces et d’acquiescement moiennant l’Ordre de l’obéissance. On consulte les Révérends Pères Lallemant et de la Haie, et par leur conseil Monsieur le Commandeur de Sillery, et Monsieur Foucquet Conseiller d’État, afin d’avoir leur consentement pour le passage de Madame de la Peltrie, des Religieuses et de leur suite. Cependant pour amuser le monde, Madame de la Peltrie faisoit venir ses meubles d’Alençon, ce qui confirma la créance de son mariage, en sorte qu’on cessa de l’inquiéter. Enfin la résolution fut que l’on me viendroit quérir à Tours, et Monsieur de Bernières et Madame de la Peltrie voulurent bien prendre cette peine. Durant tout le voiage on les prit pour le mari et la femme, et les personnes de qualité qui étoient dans le carrosse en avoient la créance. Étant arrivez à Tours le R. Père Grandami Recteur de votre Collège à qui le R. Père Provincial avoit recommandé de présenter à Monseigneur l’Archevêque Madame de la Croix (c’est le nom que Madame de la Peltrie avoit pris, afin de n’être pas connue) se trouva prest pour s’acquitter de sa commission, ce qu’il fit de si bonne grâce que Monseigneur que l’on croioit devoir être inexorable pour un dessein si extraordinaire, après l’avoir entendu parler et veu les lettres de Messieurs de Sillery, de Lozon, et Foucquet, fut comme ravi de la grâce que Dieu lui faisoit de prendre deux de ses filles pour une si glorieuse entreprise. Le R. Père lui dit le secret de Madame de la Peltrie et de Monsieur de Bernières, comme celle-là sous le nom de Madame de la Croix, et comme tous deux sous l’apparence de mariage avoient fait le voiage et travailloient à l’exécution de cette affaire. Il pria le Père et Monsieur de Bernières de la mener au Monastère, et de donner ordre de sa part à la Révérende Mère Supérieure de lui en donner l’entrée et de lui faire les mêmes honneurs qu’à sa propre personne. Il fut obéi, parce qu’elle fut reçue avec toutes les acclamations possibles. Toute la Communauté assemblée se trouva à la porte, et quand elle parut on chanta le Veni Creator et en suite le Te Deum laudamus. Du chœur on la mena dans une sale où toutes les Religieuses se furent jetter à ses pieds pour lui rendre action de grâce, de ce qu’elle avoit jetté les yeux sur une personne de la Maison pour l’exécution de son dessein. Quand on fut informé que Monsieur de Bernières étoit l’Agent et l’Ange visible de Madame de la Peltrie, les Religieuses avec la permission de leur Supérieure allèrent file à file au parloir se jetter à ses pieds pour lui exposer le désir qu’elles avoient d’être choisies pour ma compagne. La bonne Mère Marie de saint Joseph n’osoit paroître ni déclarer son désir. Je la fis entrer et la présenté moy-même à Monsieur de Bernières. Dès qu’il l’eut veue et entendue parler, il crut que c’étoit celle là que Dieu avoit choisie pour m’accompagner, et il fit auprès de Monseigneur l’Archevêque qu’on nous l’accordât. Il fit dès lors une liaison d’esprit toute particulière avec cette chère Mère, en sorte que Madame, elle et moy n'avions avec lui qu’une même volonté pour les affaires de Dieu. Il se passa bien des choses au sujet des Parens de cette chère Mère, des miens, et de mon Fils, qu’il n’est pas nécessaire de dire en ce lieu.

Nos résolutions étant prises Monseigneur de Tours voulut que nous fussions en sa Maison pour nous donner sa bénédiction, et à cet effet il eut la bonté de nous envoier son carrosse. Il voulut encore conférer avec Madame de la Peltrie en présence du R. Père Grandami, et de Monsieur de Bernières touchant la fondation qu’elle vouloit faire, et il témoigna qu’il vouloit qu’elle fut contractée en sa présence. Monsieur de Bernières le supplia de différer jusqu’à ce que nous fussions à Paris, notre voiage étant extrêmement pressé; mais Madame de la Peltrie déclara verbalement qu’elle donnoit parole de trois mil livres de rente. Ce bon Prélat se contenta de la promesse verbale qu’elle fit, et nous aiant donné sa bénédiction, nous confia ma Compagne et moi à ces deux bonnes âmes, avec une recommandation au Révérend Père de la Haïe, d’agir pour lui en cette affaire, et de nous tenir sa place, pendant que nous serions à Paris. Monsieur de Bernières régloit notre temps et nos Observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le Monastère. Il faisoit oraison, et gardoit le silence aussi bien que nous. Dans les temps de parler, il nous entretenoit de son oraison, ou d’autres matières spirituelles. A tous les gîtes c’étoit lui qui alloit pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. Il avoit deux serviteurs qui le suivoient, et qui nous servoient comme s’ils eussent été à nous, parce qu’ils participoient à l’esprit d’humilité et de charité de leur Maître, sur tout son Laquais, qui sçavoit tout le secret du mariage supposé.

Lors que nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques sçeurent notre arrivée à Paris, elles nous firent l’honneur de nous envoier visiter, et de nous offrir leur maison, mais les affaires de Madame de la Peltrie ne nous permettoient pas de nous séparer d’elle, et de nous enfermer si-tôt. Monsieur de Meules Maître d’Hôtel chez le Roi nous prêta sa maison, qui étoit dans le cloître des Pères Jésuites de la Maison Professe, ce qui nous fut très-commode, tant parce que nous y avions des départemens séparez pour Monsieur de Bernières, et pour nous, que pour la facilité que nous avions d’aller entendre la Messe à saint Louis, et d’y recevoir les Sacremens.

Monsieur de Bernières nous accompagnoit par tout, et tout le monde le croioit mari de Madame de la Peltrie, en sorte qu’étant tombé malade, elle demeuroit tout le jour en sa chambre, et les Médecins lui faisoient le rapport de l’état de sa maladie, et lui donnoient les ordonnances pour les remèdes. Son masque étoit attaché au rideau du lit, et ceux qui alloient et venoient, lui parloient comme à la femme du malade. Quoi que nous fussions sensiblement affligées de la maladie de Monsieur de Bernières, tout cela néanmoins nous servoit de récréation et de divertissement. Ce mot de mariage lui donnoit d’autres pensées, car faisant réflexion à la commission qu’il avoit donnée à son ami de demander en son nom Madame de la Peltrie à son père, il disoit, et répétoit : Que dira Monsieur de la Bourbonnière que je me sois ainsi mocqué de lui? Bon Dieu, que dira-t-il? Je n’oserai paroître en sa présence : Toutefois j’irai me jetter à ses pieds pour lui demander pardon. Tout cela se faisoit dans nos récréations, mais nos entretiens ordinaires et presque continuelles étoient de notre Canada, des préparatifs qu’il falloit faire pour le voiage, et de ce que nous ferions parmi les Sauvages dans ce pais barbare. Il regardoit la Mère de saint Joseph qui n’avoit que vingt-deux ans, comme une victime qui lui faisoit compassion, et tout ensemble il étoit ravi de son courage et de son zèle. Pour moi, je ne lui faisois point de pitié : Il souhaittoit que je fusse égorgée pour Jésus-Christ, et il en souhaittoit autant à Madame de la Peltrie. Le Révérend Père Charles Lallemant se chargea de faire préparer en secret tout l’embarquement : Et comme Messieurs de la Compagnie ne purent faire embarquer tout notre bagage, parce que nous avions parlé trop tard, lui et Monsieur de Bernières louèrent un Navire exprès, car Madame de la Peltrie n’épargnoit point la dépense, pouveu qu’elle vint à bout de son dessein.

Huit jours avant notre départ nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques nous reçurent dans leur Maison avec une charité et cordialité incroiable.

Votre Révérence sçait cc qui se passa au sujet de ma Révérende Mère de saint Jerôme, que nous avions demandée pour Compagne, comme elle tomba malade lors qu’il fallut partir, et comme cet accident noius obligea de passer sans elle, ce qui nous causa une très-sensible affliction : car outre que nous perdions un excellent sujet, nous fûmes obligées de refaire notre contract de fondation, , dans lequel elle étoit comprise: Monsieur de Bernières et Monsieur I.audier Agent de Madame de la Peltrie nous menèrent pour cet effet chez le Notaire, où il y eut un peu de démêlé, parce que ce dernier ne jugea pas à propos que Madame de la Peltrie emploiât dans son contrat cc qu’elle avoit promis à Monseigneur de Tours, parce, disait-il, que nous aiant promis plus que le droit ne permettoit, cela l’eût pu jet ter à l’avenir en des procez avec ses parens. Nous fûmes donc obligées par le conseil de nos amis d’en passer à ce qui pouvoit rendre le traitté valide, sans crainte d’aucune mauvaise conséquence.

Nos affaires étant expédiées à Paris, nous partîmes pour nous rendre à Dièpe, qui étoit le lieu de l’embarquement, Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange Gardien avec une charité nonpareille. Nous trouvàmes à Rouen le Révérend Père Charles Lallemant, qui avoit fait préparer toutes choses pour le voiage si secrètement qu’à peine s’en étoit on aperçu dans la maison. Il nous fit la charité de nous conduire à Dièpe, et de faire embarquer nos provisions, et notre équipage, Madame de la Peltrie fournissant à toute la dépense. Monsieur de Bernières se fût embarqué avec nous, pour faire le voiage, si Madame de la Peltrie ne l’eut constitué son Procureur, pour faire la dépense de sa fondation, et pour faire ses affaires en France : car ses parens croioient assurément qu’ils étoient mariez, et sans cela ils nous eussent arrêtées, ou du moins retardées cette année-là. Ce grand Serviteur de Dieu ne nous pouvoit quitter : Il nous mena dans le Navire, accompagné du Révérend Père I.allemant, et tous deux nous rendirent tous les bons et charitables offices nécessaires en cette rencontre où la Mer nous rendoit fort malades. (Enfin il fallut se séparer, et quitter notre Ange Gardien pour jamais, mais quoi qu’il fut éloigné de nous, sa bonté lui fit prendre le soin de nos affaires avec un amour plus que paternel. Dans toute la conversation que nous eûmes avec lui depuis notre première entreveue jusques à notre séparation, nous reconnûmes que cet homme de Dieu étoit possédé de son Esprit, et entièrement ennemi de celui du monde. Jamais je ne lui ai entendu proférer une parole de légèreté, et quoi qu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentoit jamais de la modestie convenable à sa grâce). Votre Révérence en peut rendre un semblable témoignage, aiant eu de grandes conversations avec lui, à l’occasion du dessein de Madame notre Fondatrice, duquel il a été un des principaux instrumens pour le conduire au point, où par la miséricorde de Dieu nous le voions. Voilà, mon cher Père, un petit abbrégé des connoissances que j’ai de ce qui s’est passé au sujet de Monsieur de Bernières et de Madame de la Peltrie : vous pouvez y ajouter foi, parce que je me suis efforcée de le faire avec plus de fidélité que d’élégance et d’ornement.

J’ay fait réponse aux articles que V. R. m’a proposez. Mais pour ce qui est de la Mère de S. Augustin, il faut que je vous ôte un soupçon que je vous pourrois avoir donné à son égard, d’avoir manqué de fidélité à sa Supérieure. Je vous ay dit due sa conduite intérieure et les choses extraordinaires qui se passoient en elle n’étoient connues ni de sa Supérieure, ni de ses Sœurs, au grand étonnement des personnes spirituelles et expérimentées dans les voies de Dieu. Ce n’est pas manque de fidélité ni de soumission, qu’elle a tenu tout cela secret, mais par l’ordre qu’elle en avoit de ses Directeurs, pour la nature de la chose qui eût été capable de donner de la fraieur. Elle avoit quelquefois, à ce qu’on dit, une centaine de Démons en tête, et une fois elle en a eu jusqu’à huit cens dont elle connoissoit L’ordre par une impression du Ciel. Ils la prioient de remuer seulement le doigt pour témoigner qu’elle leur donnoit permission d’agir, et de travailler à la perte des âmes. Mais elle les arrétoit en sorte qu’ils n’osoient remuer. Ils lui faisoient de certaines questions ridicules et impertinentes pour la pluspart, et le R. Père de Brébeuf lui suggeroit ce qu’elle avoit à répondre. Ils luy demandèrent permission de suivre l’armée Françoise lors qu’elle alloit contre les Hiroquois, afin d’empêcher les François de se confesser; mais elle les retint, et cependant presque tous les Soldats firent une confession générale. Ces misérables la faisoient souffrir, de rage qu’ils avoient de ce qu’elle les tenoit captifs, et qu’elle ruinoit tous leurs desseins.

On la voioit quelquefois manquer aux observances régulières, par la permission que ses Supérieurs lui en donnoient à cause de ses souffrances qui la rendoient un sujet de douleurs et de foiblesse. Elle souffroit encore plus dans l’intérieur que dans le corps : Cela ne paroissoit pas tant, mais je le sçai de celui qui avoit la direction de son âme. Pour toutes ces choses extraordinaires, ce n’est pas à moy, mon très-Révérend Père, d’en porter jugement; vous le ferez tel qu’il vous plaira. Mais je me suis sentie obligée de faire une petite réparation de ce que je vous avois écrit, que sa Supérieure ne sçavoit rien de ce qui se passoit en elle; de crainte que vous ne la blâmiez de n’avoir pas eu assez de fidélité envers celle que Dieu lui avoir donnée pour la conduire, et que cette pensée ne diminue l’estime que vous pouvez avoir de sa vertu.



Bernières cite le Canada

6 Août 1641 L 2,6 Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada.

M.32 Allez à la perfection, non parce que c’est un état relevé et sublime, mais parce que Dieu vous y veut. Jamais vous ne devez entreprendre la pratique des vertus par motif de grandeur, et pour devenir plus grand saint, mais seulement pour faire ce que Dieu veut de vous, et ainsi Le contenter. […] Elle est aussi contente de faire peu que beaucoup, pourvu qu’en ce peu elle y voie la volonté de Dieu, et par la même volonté tout lui est agréable. Elle est aussi dégagée de tout ce qui n’est pas Dieu33. Elle est morte à soi, et dans cette disposition elle est propre à recevoir les communications de Dieu et ses saintes unions. Elle connaît bien l’inégalité des emplois, dans lesquels Dieu met ses serviteurs. Les uns sont petits, les autres grands. Celui-là seul la contente, que Dieu désire d’elle présentement. La pratique de ceci est douce infiniment, et remplit l’âme d’une paix inconcevable. Quand je mange, je suis aussi content comme quand je fais oraison, puisqu’alors Dieu veut que je mange. Et ainsi de tout, chaque chose en son temps, selon la disposition divine34. Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada, d’être infirme comme d’être sain, d’être inutile comme de travailler. Ma seule joie, mon bien, ma béatitude consistent à contenter Dieu35; ce que je fais en faisant sa volonté. Ce n’est que pure humanité, faiblesse, et amour propre que la plupart de nos désirs ; nos craintes nous travaillent, nos amours, nos tristesses. Il ne faut pas qu’une âme s’engage à ne rien désirer, si auparavant elle ne voit la volonté de Dieu ; et toutefois nous nous engageons aux choses par impétuosité, par passion, par pure inclination, et à l’étourdi. Mais une âme de grâce ne fait pas ainsi. Il faut aimer l’effet de la volonté divine, quel qu’il soit, amer ou doux. Les effets de la divine volonté sont bien différents, mais ils sont semblables en ce qu’ils viennent également de lui. Rachel et Léa étaient également filles de Laban ; mais parce que Jacob recherchait son propre contentement, Léa ne lui plaisait pas tant que Rachel36. Ainsi en va-t-il des âmes vives en elles-mêmes. Au contraire, il faut aimer les volontés qui renversent nos désirs, comme nous agréerions celles qu’il ferait succéder ; et aimer toutes les croix et les peines, car elles sont des occasions favorables pour trouver Dieu seul.

§

10 Janvier 1641 L 1,2 Imitez le pauvre et humble Jésus.

M37. L’esprit de l’humble et pauvre petit enfant Jésus pour très affectionné salut. Je dérobe ce moment aux affaires de Canada, pour vous demander si le pauvre et petit enfant Jésus est le maître de votre cœur, et s’il y règne absolument. Si cela est, vous êtes heureuse, quelque petite et malheureuse que vous soyez aux yeux du monde. […]

§

16 octobre 1643 Pensée sur la pauvreté et l’anéantissement.

[…] On dit, quand un homme ou une communauté a acquis quelque terre. Voilà qui va bien maintenant, il ne faut plus que guerres qui viennent, les ennemis n’emporteront point la terre. L’on peut bien prendre les meubles, l’argent, mais la terre est fixée et ne s’éloigne pas. J’en dis de même de notre terre d’anéantissement : quand l’âme en a pris possession, et pendant qu’elle la garde, elle ne doit rien craindre. La substance de la vie spirituelle est assurée : le monde ni le diable ne peuvent y demeurer, c’est pourquoi ils ne l’emportent point, elle ne leur est pas propre du tout. Oui bien quelques meubles, comme les consolations sensibles, les désirs trop opiniâtres des austérités, le trop grand désir de servir les autres sous prétexte de la gloire de Dieu, d’un autre côté un trop grand désir de la solitude, le désir d’aller en canada, en Angleterre, les belles idées de spiritualité et plusieurs autres. Le diable, la nature et le monde aiment ces sortes de meubles, et une âme qui n’a que cela n’a rien. Mais qu’elle n’ait que la seule terre d’anéantissement, elle est riche pour toujours, de sorte que la prudence surnaturelle nous fait tout mépriser pour tendre là.

Mais quoi ! Qu’y a-t-il de plus grand que d’être tout consommé du désir des austérités, d’avoir de puissants mouvements d’aller convertir les pauvres sauvages en Canada, d’aller en Angleterre y sauver les âmes par milliers ? Oui, oui, cela est bon, je ne voudrais pas le condamner. C’est un peu de meubles qui sont beaux, mais si avec cela une âme n’a de la terre, elle restera pauvre. La terre d’anéantissement seule contient des trésors inépuisables et jamais personne n’a manqué avec elle.

Je crois qu’un couvent de Filles pourrait bien s’établir en cette terre. Je voudrais bien avoir trouvé quelques religieuses pour faire cette fondation. Voilà, Notre Mère, comme je vous fais part de mes folies pour vous récréer, puisque vous l’avez souhaité. […]

§

15 février 1644 LMB Saint Maur

Monsieur, Béni soit Celui qui est éternellement. Notre révérende Mère m’a permis de vous écrire (nonobstant le carême) et vous assurer que vous m’avez extrêmement consolée par votre dernière. Je n’osais m’adresser directement à vous, sachant bien que présentement les affaires du Canada vous occupent, néanmoins j’étais pressée de vous demander par l’entremise de notre bon Frère Monsieur de Rocquelay l’assistance que vous m’avez donnée […]

§

5 novembre 1654 L 1,46 Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi.

M38. Je connais un certain état d’anéantissement de la créature, si parfait que si l’âme y pouvait arriver, elle vivrait, ce me semble, dans une grande pureté puisqu’elle vivrait hors d’elle-même et en quelque façon, ne serait plus elle-même ni n’opérerait plus elle-même, mais elle agirait en Dieu par Dieu même. Cette lumière me pénètre si fort que je ne puis prétendre à un autre état et je sens mon cœur si fortement touché d’y aspirer que je ne puis l’empêcher d’y tendre. Mais comme cet ouvrage est un pur effet de la miséricorde de Dieu, je demande le secours de vos saintes prières et de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Je sais bien que l’état dont je parle est un grand don de Dieu et qu’il ne se communique qu’après une longue fidélité. Tout cela ne me décourage point, sentant que mon âme y aspire et qu’on lui en donne le mouvement. Tous les ouvrages extérieurs et les emplois mêmes pour le salut des âmes, ne me semblent pas suffisants pour sanctifier parfaitement une personne si cet état d’anéantissement ne survient. Il est vrai que le travail dans de pareils emplois souvent presse Notre Seigneur de le donner. C’est un état passif qui met l’âme tout à fait entre les mains de Dieu pour en disposer selon sa sainte volonté, et en l’intérieur et en l’extérieur. Le Père N. est pour demeurer estropié en France si son mal de pied continue, au lieu d’aller en Canada souffrir le martyre. Et cependant, comme il est dans l’état d’anéantissement, tout cela lui est indifférent pourvu qu’il soit tout à Dieu, à la mode de Dieu et non à la sienne. On est longtemps à connaître que la perfection est au-dedans, non au dehors de l’âme, qu’elle consiste à n’être plus du tout propriétaire de sa volonté, de son jugement et de tout ce qui n’est point Dieu. Je me suis toujours conduit pour N. avec assez de réserve sans m’y appuyer totalement ce me semble. Ce « n’est pas que je ne crois qu’il n’est pas trompé, mais je sais bien aussi qu’il ne faut pas publier indiscrètement ses sentiments sur ce sujet. Il y a de l’obscurité dans cette vie et l’on ne connaît rien avec évidence. Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. C’est elle que je veux suivre, et tout le reste me paraît douteux.

§

16 Janvier 1657 L 2,31 Les trois degrés pour monter au sommet de la montagne.

[…]Notre petit ermitage39 ne manque pas de prier Dieu pour vous, et pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N, tend à la mort de soi-même tant qu’il peut. Il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement quant à présent. Mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté.

§

12 Décembre 1658 L 3,20 Un pauvre chétif homme qui tend à l’anéantissement est capable de tout.

Monseigneur 40, Jésus soit notre unique vie pour le temps et l’éternité. Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous récemment d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre qui a été fait sans doute pour une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre et chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout lorsque Dieu se mêle de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant. Je suis persuadé que vous commencez d’y arriver et qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous même, et que vous pouvez tout en Celui qui vous conforte41. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort et d’anéantissement, quelque effort que vous fassent les prudents et les sages42, lesquels ne s’y peuvent ajuster. Ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière et les âmes anéanties perdent la leur pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière et leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, et dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement. Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’Il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, Il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en Lui. Et devenu un même esprit avec Lui, vous honorerez, et glorifierez le Père éternel, comme Il l’a glorifié lui-même43. Votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, et qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde. Je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur et de bien temporel. Mais il ne faut rien craindre pour celui qui veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement. C’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je L‘en remercie de tout mon cœur.

§





Prière indienne

« Je me trouvais alors sur le plus haut sommet. En bas, tout autour de moi, s'étendait le cercle complet de l'Univers. Et tandis que je me trouvais là, je vis plus que je ne puis raconter et je compris davantage encore. Les formes de tout ce qui touche l'esprit m'apparaissaient sous une perspective sacrée, et je voyais toutes les formes comme elles devraient être, reliées les unes aux autres pour ne former qu'une seule entité. Je vis aussi que le Cercle de Vie de mon peuple était l'un des nombreux cercles qui n'en formaient qu'un, vaste comme la lumière du jour et des étoiles 44. »
















MARIA PETYT (1623-1677)

Mystique flamande



Notices

&

Études par Albert Deblaere








Dossier assemblé par Dominique Tronc

Présentation

«Des sources, tant orales qu’écrites, auxquelles j’ai pu avoir accès, un homme de lettres eut aisément tiré la matière homogène d’un récit […] Mais en réalité, cet ouvrage est né du récit, soigneusement retranscrit après enregistrement, que me fit de sa vie un ancien patron de pêche de Groix, Louis-Joseph Gourronc, [… qui] de son œil bleu clair et de sa mémoire infaillible, jugeait, commentait, orientait, biffait avec une patience équanime. Peu à peu, un portrait est apparu, avec ses traits saillants, son carac­tère difficile, mais jamais indifférent : celui d’une île naguère encore vouée tout entière à la pêche hauturière. Trop d’écrivains ont donné du monde maritime français une image lit­téraire, romancée, poétisée, et somme toute imaginaire. Avec ma façon de penser d’intellectuel, mon inexpérience fondamentale des métiers de la mer, comment aurai-je osé raconter à ma façon la vie d’hommes appartenant à une autre culture, à un autre âge45 »



Maria Petyt (1623-1677) est une figure flamande qui égale les plus grandes mystiques françaises de son siècle. Elle vécut peu après Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) et avant Madame Guyon (1648-1717). Maria témoigne comme ces dernières d’une expérience mystique menée à terme, partage leur indépendance et connut parfois la solitude propre aux spirituels. Moins célèbre que ses compagnes à cause du rayonnement moindre de la langue flamande et par une vie cachée au sein d’une des nombreuses petites communautés béguinales qui restaient indépendantes des grands Ordres (même si Maria se rattacha au carmel sous l’influence du confesseur).

En attendant que paraisse un jour une traduction complète de ses témoignages écrits en flamand, j’assemble un dossier de celles qui, rendues disponible en français depuis longtemps, sont pourtant devenues pratiquement inaccessible. Les publications de son premier traducteur furent en effet disséminées dans des revues spécialisées en diverses contributions.

L’intérêt du dossier dépasse celui d’un assemblage de traductions de la mystique Maria grâce à la valeur du pénétrant et profond spirituel Albert Deblaere46. De larges citations bien choisies de Maria parsèment déjà ses études. Elles sont complétées par les traductions antérieures de Louis van den Bossche47. S’en distingue par son caractère suivei une autobiographie de valeur tout à la fois intérieure et littéraire.

Ces textes livrent une expérience mystique menée à terme sur toute la durée d’une vie en suivant un chemin ascendant parfois difficile.Une intériorité vécue ‘jusqu’à la moelle des os’ est associée au rendu très vivant d’une existence concrète qui prit place au sein d’un monde bourgeois flamand déjà moderne.

Les écrits sur et de l’auteure rédigés ou traduits en français - et il n’existe pas d’autres traductions substantielles faites en d’autres langues - sont rassemblés ici pour la première fois. Bien des points concernant la vie mystique profonde s’éclairent par les précieuses études du premier tome associé à Albert Deblaere. Le cadre de vie - guerres à l’extérieur, vie d’une petite communauté béguinale pour l’intérieur - est suggéré à la fin du second tome associé au premier traducteur Louis van den Bossche.

En premier, je restitue une prise de contact par deux notices (relativement) récentes rédigées par A. Derville et par P. Mommaers. J’y adjoins deux florilèges.

Après cet « hors d’œuvre » les études du P. Deblaere couvrent la plus grnade grande partie du présent tome, en commençant par sa dernière, brève et synthétique; en continuant par sa thèse beaucoup plus ample, mystiquement profonde et libre. Premier écrit dans la vie de son auteur, elle tente d’aborder la richesse mystique en respectant la théologie catholique.

Ici s’achève le tome I consacré à Maria Petyt. Il couvre quatre cent pages.

§

Le tome II d’égale importance en intérêt comme en volume présente le principal des traductions d’écrits de Marie Petyt. Louis Van der Bossche les publia dans les Suppléments à la Vie Spirituelle puis dans la Vie Spirituelle, enfin dans la Revue carmélitaine. Il s’agit de multiples contributions que j’ai rassemblées avec quelque difficulté. Elles se concluent sur ma transcription d’une copie carbone aujourd’hui presque effacée livrant la tradcution du récit continu autobiographique des « débuts » de notre mystique.

Tout cet ensemble demeure irremplaçable mais risquait d’être perdu du moins au lecteur non spécialiste 48 ! Il rétablit la vie intime d’une très grande figure digne héritière des grandes béguines du Nord Hadewijch I et II. Elle nous est plus proche que ces dernières par ce que l’on doit considérer comme un journal intime livré à un autre mystique. Car elle a eu la chance d’avoir pour directeur Michel de Saint-Augustin que l’on appréciera indépendamment ailleurs49.

Les écrits de Marie Petyt ne séparent jamais la vie intérieure de la vie concrète. Elle vivra encore plus de dix années, aussi avons-nous droit de suggérer un inachèvement spirituel à l’époque de sa rédaction d’une autobiographie suggérée par un nouveau directeur.

Il reste à souhaiter que ce « dossier » en deux parties - prises de contact et études puis des écrits (partiels) – suggère à l’un des rares connaisseurs de la langue flamande intéressé par la vie intérieure mystique d’entreprendre un travail neuf. C’est en partie pour cette raison que j’ai reconstitué un tel dossier-florilège. Faut-il encore une autre raison ? Le tome suivant s’achève sur un contrepoint unique à la Vie par elle-même de madame Guyon, autobiographie d’une autre grande «dame directrice50» presque sa contemporaine. Une étude comparative serait à faire.



Chronologie

1621 Naissance de Michel de Saint-Augustin

1623 Naissance de Maria Petyt


À Gand, Chanoinesse de Saint-Augustin puis béguine.

Peremier médiocre confesseur pendant quatre années.

1647 Rencontre entre Maria et Michel.

Sa direction éclairée prend la relève de la précédente. Elle dure seize mois puis sera poursuivie par correspondance.


1657 Communauté naissante à Malines

Son père naturel meurt en 1663.

1667 Achèvement de sa relation biographique


1677 Décès de Maria Petyt


1684 Décès de Michel de Saint-Augustin

Notices

Deux notices publiées en 1984 du Dictionnaire de Spitualité présentent Maria Petyt. Rédigées par deux des meilleurs connaisseurs récents de la mystique française et flamande, elles sont postérieures aux études et traductions reprises dans ce volume infra.

André Derville assura l’achèvement du Dictionnaire de Spiritualité — c’est l’ami qui m’introduisit à la mystique française du XVIIe siècle, aujourd’hui encore très présent par ses «Tables Générales» (1995). Outre la clarté d’une brève synthèse, sa bibliographie couvre l’essentiel des traductions disponibles en notre langue51 et reprises en anglais. Elle est à compléter par un récent ouvrage collectif publié en 2015 52.

Paul Mommaers assura dans le même DS une grande partie de la vaste entrée «Pays-Bas». Il l’achève en présentant «les thèmes caractéristiques de la mystique du 17e siècle» incarnés par Michel de Saint-Augustin et surtout par Maria Petyt 53.

J’y joins deux entrées figurant dans Expériences mystiques t. II et t. III 54. Ces florilèges mystiques incitaient à la découverte des deux mystiques : la dirigée est approfondie dans le présent dossier.



André Derville

Dictionnaire de Spiritualité, tome12, Beauchesne, 1984, colonnes 1227 à 1229 : «PETYT (MARIA; MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE), tertiaire du Carmel, 1623-1677. — 1. Vie. — 2. Doctrine»

1. Vie. — Née le ler janvier 1623 à Hazebrouck (alors aux Pays-Bas espagnols), première des sept filles qu’eut en secondes noces Jan Petyt d’Anna Folque, Maria Petyt était d’une famille aisée de commerçants; elle reçut une bonne éducation chrétienne de sa mère et d’une servante dévote, et dans une école de son bourg natal. Mise en pension dans un couvent de Saint-Omer pendant un an et demi, elle commence à méditer la passion et la vie du Christ et à faire des pénitences.

Une épidémie, puis les troubles de la guerre de Trente Ans lui font faire des séjours à Poperinge et à Lille chez une pieuse demoiselle. Rentrée chez ses parents dans sa dix-septième année, elle garde des pratiques de piété tout en étant quelque peu coquette et attirée par le monde. Longtemps indécise de son avenir, la lecture d’un recueil de vies édifiantes et un sermon sur la vie religieuse l’amènent à choisir cette vocation; un début d’amour humain ne la fera pas renoncer.

Sa vocation religieuse mûrit; elle recherche la solitude pour prier; elle lit Thomas a Kempis et Benoît de Canfield (une trad. néerlandaise de sa Règle de perfection paraît à Anvers en 1622); apparemment elle ne reçoit aucune aide spirituelle extérieure et suit sa «voix intérieure». Lorsqu’elle s’ouvre à ses parents de sa vocation, ceux-ci refusent, surtout son père; ils finissent par accepter et, sur le conseil du confesseur de Maria, choisissent pour elle le couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand. Marie y entre en 1642, mais doit bientôt quitter le noviciat, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office.

Maria résolut de ne pas rentrer chez ses parents et trouva asile au petit béguinage de Gand; elle se confesse à un carme qui ne semble pas l’avoir beaucoup aidée et comprise durant les quatre années qu’il la dirigea. Maria connut alors de dures peines intérieures, mais aussi de grandes lumières. Avec une amie, elle décida de s’établir dans une maison pour y vivre selon une règle que lui donna son confesseur et qui s’inspire de celle des Carmélites (deux heures d’oraison chaque jour, jeûne, discipline, lectures et colloques spirituels). Après une année d’essai, elle fit profession de tertiaire du Carmel sous le nom de Marie de Sainte-Thérèse.

Vers 1647, Maria rencontra à Gand le carme Michel de Saint-Augustin (1622-1684; DS, t. 10, col. 118791) qui accepta de la prendre sous sa direction spirituelle. Cette rencontre et cette direction furent capitales : le carme délivra Maria des multiples observances ascétiques qu’imposait le confesseur précédent, lui enseigna le véritable esprit du Carmel, l’assura dans l’oraison de simplicité, etc. Lorsqu’il quitta Gand, seize mois plus tard, il accepta de continuer par lettre la direction de Maria; c’est grâce à ces échanges écrits que nous connaissons quelque peu sa vie et surtout son expérience spirituelle. [col.1228]

En 1657, Maria Petyt alla s’installer à Malines dans une maison proche des Carmes; plusieurs dévotes vinrent la rejoindre. La communauté vécut d’une manière très retirée et austère. Maria Petyt mourut le jour de la Toussaint de 1677 et fut ensevelie, revêtue de l’habit du Carmel, dans l’église des Carmes de Malines.

2. Doctrine. — C’est grâce à Michel de Saint-Augustin que l’on connaît l’expérience de Maria Petyt. Il édita d’abord une courte biographie tirée de ses écrits (Kort Begryp van het leven vande Weerdighe Moeder S. Maria a S. Teresia (alias) Petyt, Bruxelles, 1681), puis Hel Leven vande Weerdighe Moeder Maria a Sta Teresia... (4 parties en deux vol., Gand, 1683-1684, plus de 1400 pages).

Maria Petyt avait écrit, sur l’ordre de Michel, un récit de sa vie; Michel le divisa en 155 chapitres précédés d’une présentation de son cru, mais respecta le texte original. Ce récit forme la majeure partie du tome 1; les trois tomes suivants sont composés avec les comptes rendus de Maria sur sa vie spirituelle, que malheureusement Michel répartit selon les vertus, les dévotions, les mortifications, etc., et cela sans relever les dates des documents qu’il utilise. On n’a pas retrouvé les lettres originales.

Jacques de la Passion, carme, fit paraître aussi une courte biographie de Maria Petyt dans De Stralen van de Sonne van den H. Vader en Propheet Elias (t. 1, Liège, 1681, p. 243-344); «bien que les termes de la vie spirituelle correspondent à ceux employés par M. Petyt dans ses relations, tout est résumé et traité à la troisième personne» (A. Deblaere, dans Carmelus, cité infra, p. 10).

Dans le cadre de l’article Pays-Bas (supra, col. 746-49)55, la spiritualité vécue par Maria Petyt a été longuement exposée. Nous n’y reviendrons pas. Auparavant, des développements ont été consacrés à sa contemplation (DS, t. 2, col. 2037-38), à son témoignage sur la connaissance mystique de Dieu et sur l’union à l’âme de la Vierge Marie dans la période préparatoire au mariage mystique (t. 3, col. 925-27), au sens qu’elle donne au mot essentiel (t. 4, col. 1347, 1361, 1365) et enfin à la vie marieforme' (t. 10, col. 461).

L’importance du témoignage spirituel de Maria Petyt tient peut-être en ce que, «tout en restant fidèle à la spiritualité de l’’introversion “, de la' foi nue essentielle”, du' non-savoir' humain et de l’ ’anéantissement' de la volonté propre, dans l’’union essentielle au Dieu informe',» en son fond “, elle accueille toute la richesse affective et psychologique apportée aux Pays-Bas par les traductions des grands maîtres espagnols» (Deblaere, dans Biographie..., col. 592). D’autre part, elle parle essentiellement de son expérience personnelle, rompant ainsi avec la tradition de la littérature spirituelle néerlandaise qui depuis Ruusbroec prenait la forme d’exposés didactiques; cette expérience personnelle, Maria Petyt a fort bien su l’analyser réflexivement et elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie.

[3. Bibliographie]

J.R.A. Merlier a établi une éd. critique de l’autobiographie de M.P. : Net Leven van Maria Petyt, Zutphen, s d (1976).

L. van den Bossche a publié de nombreux extraits traduits en français dans VSS d’abord (février 1928, p. 201-41; déc. 1928, p. 105-20; janv. 1929, p. 169-201; février 1929, p. 242-54; déc. 1931, p. 149-66; janv. 1932, p. 43-50), puis dans VS [Vie Spirituelle] (t. 43, 1935, p. 66-73, 181-86, 288-93; t. 46, 1936, p. 78-84, 185-91; t. 47, 1936, p. 290-95; t. 48, 1936, p. 67-71, 181-84; t. 49, 1936, p. 294-30). On lui doit aussi : Vie mariale, fragments traduits, Bruges-Paris, 1928; Union mystique à Marie, coll. Cahiers de la Vierge 15, Juvisy (1936); dans Études carmélitaines : De la vie «marie-forme» au mariage mystique (t. 16, 1931, p. 236-50; t. 17, 1932, p. 279-94) et «Le grand silence du Carmel». La vocation de Marie de Sainte-Thérèse (t. 20, 1935, p. 233-47).

Les traductions de van den Bossche ont servi de base à des trad. anglaises : par Th. McGinnis (Life with Mary, New York, 1953; Union with Our Lady, Marian Writings of Ven. Maria Petyt..., 1954) et par V. Poslusney (Life in and for Mary, Chicago, 1954).

Études : voir surtout celles de A. Deblaere, qui ont servi à l’établissement de cette notice : De mystieke Schrijfster Maria Petyt, Gand, 1962; notice Petyt, dans Biographie nationale (de Belgique), t. 33 (Supplément, t. 5/2), 1966, col. 590-93; Maria Petyt, écrivain et mystique flamande dans Carmelus, t. 26, 1979, p. 3-76.

DS, t. 1, col. 463, 1150; t. 3, col. 1640; t. 4, col. 673, 977; t. 5, col. 661, 1371; t. 7, col. 74, 1916; t. 10, col. 615. /André DERVILLE.





Paul Mommaers

DS, t.12, notice «PAYS-BAS, IV. Les XVIe et XVIIe siècles, col. 746 à 750 :

[...]

Le rayonnement du Carmel réformé, dans la seconde moitié du 17e siècle, est dominé par une mystique originale, Maria Petyt»]56.

7 ° Le rayonnement du Carmel réformé, dans la seconde moitié du 17e siècle, est dominé par une mystique originale, Maria Petyt (1623-1677), comme l’a montré A. Deblaere dans son étude que nous résumons ici (De mystieke schriffster Maria Petyt,57 Gand, 1962; larges extraits de l’autobiographie).

Son autobiographie (Bruxelles, 1681; éd. définitive : Het Leven Vande Weerdighe Moeder Maria A Sta Theresia, (alias) Petyt, Gand, 1683) est publiée par Michel de Saint-Augustin, son directeur spirituel (cf. DS, t. 10, col. 1187). À la suite d’une expérience religieuse intense, elle prend la décision de vivre chez elle «en petite ermite» (Eremytersken), puis à dix-huit ans, d’entrer au couvent à Gand. Mais sa vue trop faible ne lui permet pas de lire l’Office; elle quitte son couvent et entre au Petit-Béguinage de Gand. Membre du tiers ordre carmélitain, vivant en fait la règle du Carmel, d’abord seule puis avec quelques compagnes, elle suivra à Malines son directeur Michel de Saint-Augustin lorsqu’il y sera nommé prieur (1657) et y mourra vingt ans plus tard. Het Leven est composé par son directeur, qui a reproduit l’autobiographie et les rationes conscientiae rédigés par Maria.

Les thèmes caractéristiques de la mystique du 17e siècle (annihilation, rôle du Christ) y sont traités de manière éclairante.»]

Les thèmes caractéristiques de la mystique du 17e siècle (annihilation, rôle du Christ) y sont traités de manière éclairante. Après s’être exercée pendant seize mois environ à se défaire de l’activité multiple des puissances, à se «désencombrer» (ontmenghelt te worden), Maria parvient à l’oraison de quiétude (innig gebed). «À certains moments, je ne ressens rien d’autre qu’une inclination intérieure essentielle vers l’Objet divin sans image. Cette inclination ne consiste en rien d’autre qu’en une vue simple de cet Objet et en l’exclusion de toute autre activité».

Mais l’oraison de quiétude n’est que de courte durée. Maria n’échappe pas à la purification. Peu à peu l’obscurité s’empare d’elle et, avant de bien s’en rendre compte, elle se trouve en un enfer corporel et psychique. Un tourment qui se prolonge pendant quatre années et paraît sans issue à celle qui le traverse : «Il semblait qu’il y avait un mur de fer entre Dieu et mon âme». Maria décrit cette nuit sans espoir en termes saisissants :

«Je ne puis dire les souffrances et les peines que j’ai trouvées en tous les exercices spirituels... J’ai eu surtout à souffrir beaucoup pendant la prière et les offices divins : il me venait alors en l’esprit d’horribles idées de blasphème contre Dieu [col. 747] et ses saints, une disposition pleine de moquerie et de dédain à l’égard de la piété... Je ne croyais plus au saint Sacrement de l’autel ni qu’il y eût un Dieu, et tout cela avec des arguments si forts que je ne puis le dire. Le Bien-Aimé m’avait alors si bien enlevé le don de la prière que je ne savais plus ce qu’était prier».

Dans ces tentations persistantes, Maria commence de faire l’expérience de l’annihilation. Au début c’est l’aspect négatif de celle-ci qui l’occupe principalement. L’annihilation fait encore partie de la pratique de l’ascèse, elle est encore un moyen qui ne peut être employé sans une certaine conscience de soi :

«Comme je m’étais élevée par des illuminations les années précédentes..., il me paraissait maintenant que je descendais et tombais degré par degré. Non dans les créatures, les sens ou la nature, mais par une connaissance toujours nouvelle d’une plus grande annihilation, m’enfonçant toujours plus bas et connaissant de plus en plus profondément mon indignité. Dans ce rapetissement de moi-même, dans cette chute et cette descente sans fin, je me sentais insatiable. Plus je m’enfonçais en mon néant et plus j’établissais ma demeure dans le vide, plus aussi je me sentais portée à tout moment à descendre encore plus bas».

Mais, comme les grands mystiques des Pays-Bas qui l’ont précédée, Maria connaît aussi la véritable annihilation mystique. Le pôle positif — la Présence «dévorante» — se présente maintenant au premier plan : Maria éprouve que tout sentiment propre est anéanti, absorbé, et que ce qui au commencement était moyen devient maintenant résultat :

«Là, j’ai appris intérieurement... comment je dois pratiquer... ce rapetissement et cette annihilation de moi-même d’une façon plus dénuée d’image et plus noble, en une plus grande unité, simplicité et intériorité. Celle-ci provoque sur-le-champ un véritable oubli, une réelle perte de moi-même et de toutes les autres choses en dehors de moi : je me trouve tout à coup comme dévorée par la grandeur incommensurable de Dieu, comme une petite étincelle que l’on n’aperçoit même plus, lorsqu’on la jette dans un grand feu».

«Ce Néant tout pur, où l’âme annihilée s’écoule continuellement et s’incline vers son centre qui est Dieu. Elle a traversé toutes choses et aussi elle-même et les a dépassées. Et avec les créatures, et se tenant sous elles, elle est comme engloutie en Dieu; ou bien, volant par-dessus tout cela, elle est élevée en Dieu : le Néant a disparu dans le Tout divin».

Après la purification Maria Petyt entre dans le stade de l’amour unifiant (mariage mystique au sens large). Dieu «touche» maintenant l’âme : ce que Ruusbroec appelle gherinen, Maria le nomme toetsen. Ces touches se font d’abord rapidement et par intermittence, ensuite de façon plus continue et plus pénétrante; elles tirent l’âme en Dieu. Pour exprimer ce contact, Maria parle aussi de «baiser d’amour». Il est digne de remarque que l’âme puisse désormais rencontrer l’amour de son Dieu en toutes les créatures. Au commencement, cette expérience s’accompagne d’un certain désarroi du corps et de l’âme qui trouble le comportement extérieur, mais bientôt Maria parvient à s’y adapter : «En cette sorte d’annihilation, je perds rarement le plein usage de mes sens et de mes membres..., l’âme reste libre et capable de tout, car alors c’est l’esprit actif du Christ qui possède l’âme et c’est lui qui opère par elle tout ce qu’il désire».

Dans la phase suivante, l’union pleine, la mystique perçoit «un rayon de lumière» en plus de la touche : l’intelligence a comme une intuition directe de l’action de Dieu dans l’âme. L’esprit «illuminé» contemple [col.748] alors son propre fond (grond), dans la mesure précise où celui-ci est ce en quoi Dieu imprime son image :

«Parfois apparaît alors, soudainement et avec clarté, dans le fond le plus intérieur un rayon ou une lumière divine qui me révèle du même coup la face dénuée d’image de Dieu et m’attire encore davantage en lui. Dans cette sorte d’oraison, toutes les images disparaissent et les choses perdent leur nom... Par exemple, l’âme comprend, sans le comprendre, ce qu’elle comprend; elle contemple, sans le voir, ce qu’elle contemple; elle jouit d’un bien sans pouvoir dire ce qu’est ce bien; elle aime et ne sait ni ce qu’elle aime ni comment, et de cette manière elle adhère à ce Bien suprême et infini en une insurpassable unité et une absorption de connaissance et d’amour».

L’étape la plus avancée est la «vie transformée» (overvormde leven), le mariage mystique au sens strict. Maria Petyt semble être restée au seuil de cette étape, car la continuité de l’union, qui en est la principale caractéristique, n’a pas atteint chez elle son plein épanouissement. Ceci n’exclut pas qu’elle ait expérimenté par moments la «contemplation suressentielle» (over-wezenlijke schouwing), la forme la plus haute de la connaissance mystique. Maria la suggère d’une manière conforme à la tradition mystique néerlandaise : Dieu seul contemple Dieu; le mystique ne le voit que dans la mesure où il est lui-même pris dans ce regard intérieur à Dieu. Dieu qui contemple Dieu, c’est la relation réciproque du Père et du Fils. L’homme qui contemple Dieu en Dieu et avec lui, c’est l’homme qui, devenu un avec le Fils, voit le Père : l’image créée rendue semblable à l’Image Incréée rentre dans sa source.

Comme ses devanciers du moyen âge, Maria Petyt peut ainsi assigner, à tous les niveaux de l’union mystique, un rôle essentiel à l’imitation du Christ : plus l’âme est rendue semblable à l’Image, plus élevée aussi sera sa contemplation de Dieu; puisque l’Image est aussi un homme, l’imitation et la contemplation de Jésus font partie de l’expérience de l’unité mystique. Mais les vues développées par Ruusbroec et l’auteur de la Peerle sont tombées dans l’oubli; Maria est surtout marquée par son époque qui comprend mal comment l’union à Jésus, homme bien déterminé, est conciliable avec l’union au Tout Autre; pour elle, comme pour beaucoup de ses contemporains, le problème est renforcé par des difficultés d’ordre psychologique : comment est-il possible de contempler Dieu sans image (ontbeeld) et de se trouver en même temps renvoyé à une image (verbeeld), celle de Jésus.

En 1652 Maria demande à son directeur : «Comment puis-je... être occupée par la Divinité sans image, laissant là tout ce qui est de l’imagination, et en même temps me représenter l’Humanité corporelle? Cela revient à dire que je devrais en même temps voir et être aveugle». Mais elle parviendra à découvrir une manière de vivre le Christ conforme à ce qu’en disent Ruusbroec et la Peerle, et cela surtout par sa propre expérience de la prière. Peu à peu le Christ fait partie habituellement de ce dont elle a conscience, et elle constate qu’elle n’en est pas gênée dans sa contemplation de Dieu; elle ne rencontre plus l’Homme-Dieu comme un objet en face d’elle, mais comme Celui en qui elle est, en qui elle vit. Puis elle ressent de plus en plus que le Christ prend en elle sa propre place : «L’âme n’a plus souvenance d’elle-même, elle ne se perçoit plus comme quelque chose de [col.749] distinct du Christ...». «Deux vies ne pouvaient coexister en moi. Jésus voulait y vivre seul, souffrir seul, travailler et aimer son Père éternel. Jésus s’unit à mon esprit pour m’unir par lui et avec lui à son Père céleste, comme il est un avec le Père».

Le lien entre annihilation et imitation du Christ ressort en toute clarté : le fait que Jésus est présent en elle ne s’oppose en rien au fait qu’elle a de Dieu une expérience dénuée d’image et immédiate. Il est lui-même l’Homme annihilé, c’est lui qui met la mystique dans l’état de non-être fondamental vers lequel elle tend : «L’Esprit de Jésus opère cette annihilation en moi, afin que, pour ce qui est de la partie supérieure..., je reste ainsi unie avec lui à Dieu, comme le Christ a été uni au Père et l’est resté toujours».

Enfin Maria apprend comment un esprit qui vit dans la contemplation passive de Dieu contemple la passion du Christ : «Cette union à Jésus abandonné et souffrant commence par un mouvement simple et paisible de conversion (vers le Père) et par un regard jeté sur le Christ, comportant le simple souvenir de la manière dont (cette conversion) était aussi présente en lui. Ce souvenir survient calmement de lui-même et est donné d’en haut. Ensuite vient une conjonction tranquille, intérieure, de l’âme au Christ et une imprégnation de l’âme dans le Christ, comme un sceau que l’on applique dans la cire et qui y reste collé. Cela se fait avec une grande simplicité et tranquillité des puissances. Et alors vient l’union de l’âme avec Jésus abandonné et souffrant, en sorte que plus rien d’autre n’apparaît si ce n’est que l’âme est un avec lui. Par là vient qu’elle ne considère plus ou ne ressent plus son propre abandon ou ses propres souffrances comme étant en elle, mais elle les considère, les aime et les embrasse comme étant les souffrances du Christ avec qui elle est unie. Pendant tout ce temps, elle s’est oubliée elle-même».

Il faudrait encore souligner deux intérêts des relations de Maria Petyt : la manière captivante dont elle rend compte de l’aspect visionnaire de son expérience et sa mystique mariale (cf. DS, t. 10, col. 461). Quant aux influences qu’elle a reçues, disons qu’elle a beaucoup lu, en particulier des auteurs étrangers. Encore à la maison paternelle, elle a lu la Règle de Perfection de Benoît de Canfield (dont A. Deblaere sous-estime peut-être l’influence); elle connaît les œuvres de Thérèse d’Avila, peut-être aussi celles de Jean de la Croix. Jean de Saint-Samson a grandement influencé sa conception de l’annihilation. Elle connaît la Vita de Marie-Madeleine de Pazzi. En dehors de Thomas a Kempis, elle ne mentionne aucun auteur néerlandais, mais il est peu probable qu’elle n’ait pas lu la Peerle et le Spieghel der Volcomenheit de Herp.

Nous n’avons donné ici qu’un aperçu rapide et incomplet de la spiritualité des Pays-Bas aux 16e et 17e siècles. Une chose ressort cependant à l’évidence : cette période ne présente pas que des fruits d’arrière-saison manquant de saveur et d’originalité. La tradition de Ruusbroec, de Herp et de la Peerle se maintient chez les mystiques que nous avons mentionnés; mais ceux-ci ont aussi assimilé les courants spirituels venus de l’étranger. Tout en restant fidèles à des données bien précises de leur patrimoine spirituel et en les développant, ils ont élaboré une spiritualité bien adaptée à l’attente de leurs contemporains.

Pour plus de détails, voir Axters, t. 3 De Moderne Devotie, 1956, et t. 4 Na Trente, 1960. — Divers auteurs mineurs sont mentionnés dans l’art. Dévotion moderne (DS, t. 1 col. 735-741). — Pour les Croisiers : DS, t. 2, col. 2573-2576; pour les Franciscains et les Capucins, t. 5, col. 1381-1388 : pour les Dominicains, t. 5, col. 1502-1509. /Paul MOMMAERS.





Dominique Tronc

«Michel de Saint-Augustin (1621-1684)»

Expériences mystiques II L’Invasion mystique, Éditions Les Deux océans, 164-165 :

«Professeur de philosophie à Gand dès l’âge de vingt-cinq ans, il devint le directeur de la célèbre béguine Maria Petyt (1623-1677). Il occupa de nombreuses fonctions dans l’ordre et favorisa l’introduction de la réforme «de Touraine» aux Pays-Bas espagnols.

A. Deblaere nous dit qu’il unit «l’esprit fondamental du carmel et la richesse de la tradition contemplative des Flandres [le citant] : “L’âme véritablement extatique est celle qui ne s’appuie sur, ni n’est aidée par aucune expérience sensible ou illumination intérieure, mais tend à Dieu par foi nue et amour simple, abstrait et aliéné des sens.” Elle prépare à l’union essentielle où cette âme n’adhère à Dieu pour aucun de ses dons ou de ses attributs, mais simplement parce que c’est Lui.» A. Deblaere explicite aussi, avec grande clarté, ce qui nuisit à l’appréciation du grand carme — et fausse encore trop souvent de nos jours la lecture des mystiques :

«Les théologiens qui s’attachèrent à faire triompher la réforme thérésienne du carmel lisaient ces écrits selon une grille de significations philosophico-théologiques qui en faussait le sens : l’abstraction dont parle Michel et qu’il faut entendre au sens d’abstrahere (détourner l’attention des objets extérieurs vers l’intérieur) était comprise par eux au sens figuré de concepts intellectuels abstraits, et tendant donc à exclure l’humanité du Christ; de même l’union essentielle leur apparaît non comme un terme situant le lieu de l’expérience spirituelle, mais comme un concept panthéiste : et ainsi de suite58».

L’œuvre latine abondante du carme a heureusement été traduite récemment, mais en partie seulement59 :

Puisque l’âme trouve nécessairement son repos, soit en Dieu, soit dans le monde créé, la pauvreté d’esprit mettant le monde créé en quarantaine, l’âme ne peut que se tourner vers Dieu. En outre, cette pauvreté abolissant tout obstacle entre Dieu et l’âme, il en découle qu’elle s’unit en essence avec Dieu et qu’elle ne fait plus qu’un seul esprit avec Dieu. Quand rien ne s’interpose entre deux masses d’eau quelconques, immédiatement elles se réunissent […] (214)

Quand nous concentrons notre regard sur une mouche ou un brin de paille suspendu en l’air, nous ne pouvons voir le ciel directement […] si nous n’y concentrons pas notre vue, alors nous regardons le ciel sans écran : de même aussi, quelque infime que soit tel ou tel objet […] il fait écran entre Dieu et notre âme. (219) […] la vision directe de l’essence franche et stricte de Dieu, tout comme l’amour qu’on lui porte, modelé sur Lui-même, transcendent en excellence toute la réflexion […] pour les perfections de Dieu… (220)

Ne te laisse pas entraîner et abuser en écoutant la foule de ceux qui prennent la mouche au seul mot de théologie mystique qu’ils ne peuvent supporter, sous prétexte qu’elle induirait les hommes à viser trop haut […] [elle] n’est rien d’autre […] que la science pratique de Dieu et des choses divines […] savoir l’exercice de la foi en la présence divine partout et en toute chose créée, et la mise en conformité de notre volonté avec celle de Dieu. Sont-ce là des questions si raffinées que cela et difficiles à comprendre? (342-343)

Que l’âme […] laisse comme un courant tout emporter à Dieu à qui tout remettre dans la simplicité de son cœur; et pour s’y maintenir, elle s’efforce de brider l’importunité de tout bouillonnement et des impulsions naturelles, pour pouvoir vaquer à Dieu directement, sans entrave et plonger en lui, devenue absolument déiforme dans tout ce qu’elle fait. (421-422)

[…] tout doit être surnaturel et divin […] l’âme ne peut prendre aucune part, ne peut rien comprendre ni rien dire exactement sur ce que Dieu opère sur elle […] Cela s’explique du fait que Dieu y accomplit ces opérations sans mettre en jeu l’imagination ou quelque faculté des sens, mais en esprit, loin de tout sens physique et que, donc, l’âme, encore unie au corps […] est incapable de les percevoir […] sauf peut-être […] en s’appuyant sur les effets ou les états qu’elles entraînent. (480) 

«La béguine Marie Petyt (1623-1677)»

Expériences mystiques III Ordres nouveaux et figures singulières, 343-356.

«Maria Petyt fut la célèbre dirigée de Michel de Saint-Augustin, l’un des bons disciples de Jean de Saint-Samson60 : le lien exceptionnel vécu au sein des Grands Carmes se poursuivit donc sur une troisième génération, laïque cette fois-ci, puisque Marie adopta le mode de vie des béguines à Gand. Ce fut une chance immense pour elle de rencontrer ce mystique accompli qui sut la reconnaître et la délivra de pratiques inadaptées qui empêchaient son épanouissement intérieur.

Ecrit à la demande de son père spirituel, son témoignage61 a été partiellement traduit en français62, ce qui nous permet de goûter sa qualité unique. Sa Vie nous donne un compte-rendu véridique, pénétrant et réaliste de sa trajectoire mystique : partant de la folie de l’ascèse propre à son temps, passant par des angoisses et des difficultés psychologiques autant que spirituelles, elle fut conduite à une plénitude de grâce qu’elle partagea autour d’elle. Marie est la preuve qu’une vie béguinale parfaite a existé bien après les grandes figures des Hadewijch I et II 63.

Née aux Pays-Bas espagnols d’une famille aisée de commerçants, elle reçut une bonne éducation chrétienne. Toute jeune, elle recherchait la solitude pour prier et suivre sa «voix intérieure». Elle entra à dix-neuf ans au couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand qu’elle dut bientôt quitter, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office :

(I, 24 :) 64 Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps […] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation […] me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement.

Dans le couvent régnait la folle ascèse habituelle du temps :

Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

(I, 26 :) Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Puis elle trouva asile au petit béguinage de Gand, dont elle ne supporta toujours pas les pénitences corporelles. De plus, son directeur spirituel eut l’initiative inopportune de vouloir la mettre en oraison passive sans attendre que la grâce l’y pousse. Elle tentait donc d’établir le vide par la force, empêchant la libre circulation de la grâce. Heureusement, elle finit par comprendre son impuissance :

(I, 28 :) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame 65 si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donna l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc. Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. […]

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà : malgré tous mes efforts pour résister au sommeil, il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant; et cela m’était un véritable tourment.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

[Cette nouvelle pratique me coûtait aussi] parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatiguée de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I, 44 :) Ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

(I, 45 :) Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres, plus favorisées de grâce, m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Elle avait beaucoup de doutes sur toutes ces pratiques :

(I, 101 :) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. […] J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelée à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie.

Elle s’établit alors avec une amie dans une maison pour y vivre selon une règle inspirée du Carmel donnée par son confesseur; elle fait profession de tertiaire du Carmel. Heureusement a lieu une rencontre capitale : le Grand Carme Michel de Saint-Augustin va la délivrer de ces pratiques qui lui font du mal, et la dirigera pendant trente ans. Il sauvera sa biographie et ses lettres. Voici comment elle décrit sa délivrance et sa relation avec ce père spirituel :

(I, 47 :) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession.

(I, 48 :) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. […] Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, me disait-il, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux […] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit, et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

[Elle lui demande de la prendre en charge :] Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. […] Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité (50) la tension et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels; et je m’en trouvais fort bien. […] La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturées de son Être.

Elle s’aperçoit que son père spirituel lui est présent à chaque instant :

(I, 51 :) [Son soutien fut] efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais, je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. […] Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu.

En 1657, elle s’installe à Malines, dans une maison proche des carmes. Elle est toujours dirigée par Michel de Saint-Augustin. Avec d’autres femmes spirituelles se crée une communauté qui vivra d’une manière très retirée.

Dans les comptes-rendus qu’elle donne au père Michel, voici comment elle décrit son écriture sous l’empire de la grâce :

(I, 56 :) Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme; et les sujets se présentent à point nommé : «ceci et rien de plus». […] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet […] Avant comme après, je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, même ce qui s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années. Quand j’écris, je me comporte d’une façon plus passive qu’active. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcée d’écrire sur d’autres sujets.

Selon A. Derville, «elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie»66 :

(I, 121 :) Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.

(I, 125 :) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon Bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire. […] Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés. […]

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloignée de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est faite, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas s’y reposer ni s’y attacher. J’ai compris que je ne devrais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. […]

Si, au cours des années précédentes, je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : «Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre, d’être comptée au nombre des créatures de vos mains.»

(I, 132 :) On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

(I, 133 :) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par l’infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus. […]

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux commande à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourde charge ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

Elle accède à un état sans image, ce qui l’inquiète au début, puis elle se met à vivre habituellement dans cette «simplicité essentielle» :

(I, 144 :) Un jour de Noël je me suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. […]

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et unis à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet.

(I, 145 :) Placée dans cet état, l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. […] Quand on se trouve dans cet état, il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. […] Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature. […] La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.

(I, 147 :) Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouvent ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve [pas] le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire.

Elle décrit avec précision le passage à l’union avec «Dieu tel qu’il est», au-delà de tout état :

mais quelque privée que je me sente de grâce sensible, d’amour sensible, de dévotion, etc., cela ne me tourmente en rien ni ne m’attriste. À peine y fais-je attention. Au contraire, lorsque, à l’improviste, me survient une réflexion sur cet état de privation, il jaillit dans mon esprit une certaine joie, un contentement et une paix intérieure. C’est que je me sens alors toute indigne des grâces et faveurs du Bien-aimé. Je considère que je ne mérite absolument rien de bon; que cette privation me revient à juste titre. Je me sens totalement vide d’attente ou de prétention à la moindre grâce, comme si jamais encore je n’avais goûté et expérimenté quoi que ce soit d’exceptionnel en Dieu.

D’autre part cette joie intérieure, mais d’une pure et sincère tendance vers Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dépouillé ou non revêtu de lumière ou de quelque attribut. Car tous les attributs, quelques nobles et éminents et excellents, ne sont tout de même pas Dieu lui-même. Aussi faut-il les dépasser, les perdre en Dieu afin d’obtenir une réelle union avec Lui. En effet, tant qu’il reste dans l’âme ne fût-ce qu’un rien, une parcelle de sensibilité ou d’émotion, la moindre représentation ou forme de quoi que ce soit, ou quelque attache, cela crée un intermédiaire entre elle et Dieu. […]

Cette simplicité est telle qu’elle répugne à écrire :

(I, 177 :) j’ai ressenti quelque trouble dans l’âme et un obscurcissement de l’esprit parce que la sainte obéissance me forçait à noter mes états intérieurs, ma manière de prier, les opérations de l’esprit, les illuminations, etc. Cela, me semble-t-il, avait été commandé sans la moindre raison, car cet esprit était si peu de chose, si petites les grâces, si faibles les opérations de l’esprit en moi que tout cela ne valait pas une relation écrite. J’estimais que l’on se faisait de moi une opinion meilleure que ce qu’il en était en réalité. Je ressentais une répulsion à écrire ces choses parce que j’aimais m’attacher au repos en Dieu sans retour sur moi-même, sans remarquer ce qui se passait en moi, ce que Dieu y opérait. Et cette absence de réflexion et d’images, je craignais de la perdre par des notations écrites et de subir ainsi l’immixtion d’intermédiaires dans mon union d’amour avec le bien suprême, le Bien-aimé sans images.

Sur le couple humilité-amour :

Les deux extrêmes de l’amour et de l’humilité se conjuguent parfaitement dans l’âme qui en est favorisée : ils s’y trouvent également nécessaires l’un et l’autre pour tempérer et harmoniser leurs mutuels excès. Car l’amour sans l’humilité serait trop téméraire, trop ardent, sans prudence nécessaire. Il dépasserait facilement les limites permises. Et l’humilité, sans l’amour, serait trop timorée, trop peu libre. Mais quand ces deux vertus sont réunies, tout réussit, et l’amour et l’humilité se partagent l’un à l’autre leurs propres qualités.

Elle décrit différentes modalités d’immersion de l’âme dans le divin :

(I, 233 :) Après avoir été comblée pendant quelque temps de prévenances et de communications divines et d’avoir joui de confidences amoureuses du Bien-aimé, etc., il lui a plu de me replacer dans un état un peu moins élevé et moins exceptionnel. Ce fut un certain repos en Dieu, un silence, une sainte inaction, une très retirée solitude du sommet de l’âme dépouillée de toutes images ou formes dans l’obscurité de la foi, afin de contempler ainsi et sans cesse Dieu dans un regard simple et nu de la foi.

Mon Bien-aimé m’a fait expérimenter un autre mode encore d’union. Celui-ci est tout différent de ceux dont je viens de parler. Cette rencontre de l’époux et de l’épouse commence par une contemplation, par une perception de l’infini de l’être divin sans mesure. Dans cet infini de Dieu, mon âme se trouve absorbée, immergée. […] Elle sent, elle sait avec certitude qu’elle repose en Dieu, en son Tout, en son origine et sa fin d’où elle s’est écoulée et où elle reflue, espérant pouvoir y reposer éternellement. L’âme se tient immobile et coite […] Le calme et le silence sont tels que l’époux et l’épouse semblent être seuls au monde. J’éprouve alors en toute réalité ce qui est écrit de l’âme aimante : «Je la conduirai dans le désert et là je parlerai à son cœur» [Osée 2, 14]..

(III, 31:) Toutes ces opérations de l’esprit se développent dans un silence, un mystère, une élévation d’esprit vraiment admirables. Elles s’ordonnent en grande simplicité, l’une suivant l’autre, sans que l’on sache comment, tant l’âme est prise et absorbée. […]

Cette immersion, cette disparition, cet anéantissement en Dieu ne se produisent pas à la suite d’un ravissement d’esprit ou par une surélévation, comme je l’ai dit autrefois. Il s’agit ici d’une chute au plus profond de mon fond, en parfait recueillement et silence des puissances. Ce silence et ce recueillement sont tels qu’aucune des puissances de l’âme ne peut plus agir de quelque manière, car le moindre de leurs mouvements retarderait le total anéantissement requis pour être transformée et unifiée d’esprit en Dieu. Tant qu’il reste un mouvement ou une activité propres, si minimes soient-ils, l’âme demeure en elle-même. Mais lorsque Dieu, tout soudain, prend possession de l’âme et l’absorbe, il suspend aussi les puissances et leurs opérations tant que durent l’union et la transformation. Aussi l’âme n’a-t-elle aucune difficulté à les réduire au silence.

Mais lorsque l’attraction du Bien-aimé se fait un peu moins puissante, l’âme peut intervenir quelque peu. Avec une adresse toute spirituelle, elle tâche de s’enfoncer dans son néant; et lorsqu’elle y parvient, anéantissant tout ce qu’en dehors de ce Rien elle pourrait comprendre, percevoir, découvrir ou éprouver, son fond réduit au Rien se trouve enlevé et possédé par Dieu. […]

Sachez, révérend père, qu’un feu d’amour brûle très doucement dans le cœur et qu’en s’étendant il attire à lui ce que l’esprit d’amour actif lui signale afin d’y être purifié dans son brasier. Ce qui se passe très secrètement, paisiblement, sans que les puissances sensibles participent.

(III, 36 :) Mais parfois, lorsque l’esprit d’amour agissant est destiné à attirer certaines âmes pour les purifier de quelque défaut, imperfection, etc., toutes les puissances de l’âme semblent agir : l’intelligence pour comprendre la mission de l’esprit d’amour, la mémoire pour s’en souvenir, la volonté pour supporter et le prendre à cœur, etc. […] Mais tout cela se fait en très peu d’instants, puis tout rentre dans le recueillement et la solitude du fond de l’âme où le feu d’amour poursuit silencieusement l’œuvre de purification. […] L’âme reste alors immergée en Dieu.

(III, 66 :) (le 15 novembre 1672) Le soir avant de me coucher l’esprit d’amour actif cessa d’opérer en moi et en même temps aussi l’esprit de prière silencieuse. Je me suis trouvée pauvre, abandonnée, sans lumière, bannie du Palais royal comme une misérable mendiante. […] Je crois avoir été avertie ainsi de donner moins d’importance et de liberté à l’esprit d’amour agissant et de m’en tenir, comme je l’avais fait déjà, à l’esprit de prière en simplicité et solitude qui est plus constant et plus parfait.

(III, 84 :) Actuellement la façon de prier pour telle ou telle chose ou pour quelqu’un […] doit se faire uniquement lorsque je vois qu’il veut me voir prier à cette intention, et rien de plus.

Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il faut au contraire une tranquillité et une simplicité suréminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop…

À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. […] J’ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. […] Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et elle communique ses connaissances aux autres puissances, imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc. […] Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration imparfaite de pétulance et d’émotions. […]

Voici un magnifique billet daté du 27 juin 1671 :

(IV, 11 :) Je contemple Dieu dans une obscurité, dans une ténèbre à l’intérieur de mon fond. Toutes les puissances de l’âme sont dans un paisible repos et dans le silence. Cette contemplation s’opère par un simple et ardent regard de l’âme. Ce regard est bien plus passif qu’actif. Tout ce que je reçois dans cette oraison se réduit à nier ou à ignorer ce que l’esprit naturel peut connaître et savoir de Dieu. Et l’âme sombre dans l’abîme caché de l’Etre inconnaissable, se perdant elle-même dans cet Etre avec tout ce qui la touche. Par cette perte et disparition dans le Tout, l’âme devient une avec ce Tout.

Elle adresse une dernière lettre à son père spirituel :

(287 :) 67 la parfaite pauvreté d’esprit que, depuis quelque temps, l’Aimé semble avoir implantée en moi, me paraît être le siège de l’amour où le très pur amour de Dieu repose et se maintient.

Suit une relation des derniers jours par Michel de Saint Augustin :

Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : «On dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis toute tranquille et en paix». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcé ces paroles présomptueuses.

Relevé en 2017 sur ce dossier Maria Petyt

En constituant ce dossier, j’ai apprécié de beaux textes associant les commentaires du P. Deblaere à ses traductions de Marie Petyt, présents dans «Une mystique flamande : Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677)». On appréciera particulièrement son «Chapitre IV : la vie intérieure».









Études par Albert Deblaere





Maria Petyt, écrivain et mystique flamande (1623-1677)

Albert Deblaere, Essays on mystical literature, 223 sq. – Précédemment paru dans Carmelus 26 (1979) 3-76.

16. MARIA PETYT, ÉCRIVAIN ET MYSTIQUE FLAMANDE (1623-1677)

INTRODUCTION

En général, les exposés sur la littérature mystique néerlandaise ne vont que jusqu’au 16e siècle/1. C’est même avant 1550 que l’on situe les deux dernières œuvres de renommée mondiale, De groote Evangelische Peerle et Vanden Tempel onser Sielen/2. Il faut, d’ailleurs, renoncer à toute synthèse ultérieure, les publications de textes et de documents inédits faisant pratiquement défaut. Cet état de choses s’explique par un68

/1. Le meilleur ouvrage d’ensemble est celui du P. M.M.J. SMITS VAN WAESBERGHE Katholieke Nederlandse Mystiek (Nederlandse Mystiek, 1), Amsterdam, Meulenhof, 1947; l’ouvrage du P. Stephanus AXTERS, Geschiedenis van de vroomheid in de Neder-landen, 4 Vols., Antwerpen, De Sikkel, 1950-1960, embrasse une matière à la fois plus vaste et plus restreinte : il donne un relevé aussi complet que possible de toutes les sources non seulement des écrits littéraires en langue vulgaire, mais aussi des sources latines, vitae, chroniques. etc., et en fait brièvement la critique historique; l’enquête du P. Axters se poursuit jusqu’au 18e siècle. Aussi offre-t-elle un matériel abondant, mais dont l’étude, quant au contenu et à la valeur spirituelle, reste encore à faire. Enfin, la revue 0 n.s-Geesteli jk Erf, publiée par le Ruusbroecgenootschap d’Anvers depuis 1927. s’occupe de l’héritage spirituel néerlandais jusque vers 1780. Toutefois, à de rares exceptions près, les articles ayant trait aux 17' et 18' siècles ne touchent pas à la mystique, mais à la littérature de dévotion : livres de prières, pratiques pieuses, voire même d’une piété à l’aspect apologétique ou polémique.

/2. Études du P. L. REYPENS, Nog een vergeten mystieke grootheid, in OGE 2 (1928) 52-76, 189-213, 305-341; et de Dom J. HUYBEN, sous le même titre, dans OGE 2 (1928) 361-392; 3 (1929) 60-70, 144-164; 4 (1930) 5-26; 428-473. Sur l’influence de La Perle évangélique, cf. Dom J. HUYBEN, Aux sources de la spiritualité française du XVII` siècle. in La Vie Spirituelle 25 (1930) [11311139]; 26 (1931) [17]446], [75]41111; 26 (1932) [20]-[40]. A.L.J. DANIELS, Les rapports entre Saint François de Sales et les Pays-Bas 1550-1700, Nimègue, 1932; J.P. VAN SCHOOTE, La Perle Évangélique, in RAM 37 (1961) 79-92, 291-313; P. MOMMAERS, Benoît de Canfeld et ses sources flamandes, in Rev. Hist. Spir. 48 (1972) 401-434; 49 (1973) 37-66; P.J. BEGHEYN, Kanttekeningen bij de Evange-lische Peerle VII. De «iniqua censura» van Maarten Donck en Frans Silverschoen, in OGE 47 (1973) 323-343; ID., Nawerking van de Evangelische Peerle. Gerhard Terstee-gen en zijn Kleine Perlenschmu, in OGE 49 (1975) 133-171; De verspreiding van de Evangelische Peerle, in OGE 51 (1977) 391-421; De Evangelische Peerle in Spanje en Portugal, in OGE 52 (1978) 244-246; ID., nouvel essai d’identification de l’auteur : ls Reynalda van Eymeren, Zuster in het St. Agnietenklooster te Arnhem en oud-tante van Petrus Canisius, de sc•hrijster der Evangelische Peerle? in OGE 45 (1971) 339–375. Édition critique de Vanden Tempel, par A. AMPE, Antwerpen, Ruusbroecgenootschap, 1968.

224 singulier préjugé, transmis depuis plusieurs générations, d’après lequel l’école mystique néerlandaise, si florissante au moyen âge, n’aurait pas échappé aux lois d’un certain dogme évolutionniste : ayant produit les chefs-d’œuvre de Hadewych, de Ruusbroec, de Herp, elle devait nécessairement suivre la courbe de toute évolution, qui mène au déclin et finalement à la disparition. Les nombreux traités et opuscules mystiques du moyen âge finissant, qui ne font que reprendre, vulgariser et délayer la doctrine spirituelle robuste des grands ancêtres, semblent, en effet, illustrer cette théorie. Quant aux deux œuvres citées plus haut, il est convenu de les considérer comme les derniers bourgeons sur un vieux tronc mourant.

Puisqu’avec elles l’école mystique néerlandaise s’était définitivement éteinte, point n’était besoin d’aller fouiller dans les bibliothèques à la recherche d’autres témoignages dignes d’intérêt.

Un admirable sens de la symétrie venait, d’un autre domaine littéraire, étayer cette théorie. C’est que le 17e siècle vit l’âge d’or de la littérature hollandaise; au moyen âge, la Flandre avait été le centre de la vie littéraire, mais après les troubles du 16e siècle elle en avait passé le flambeau à la jeune république des Sept Provinces. Tout comme à l’épanouissement de la littérature dans les Pays-Bas méridionaux avait correspondu l’aridité des provinces septentrionales, ainsi à la gloire du 17e siècle hollandais devait correspondre l’étiolement de la vie littéraire flamande.

Depuis un demi-siècle environ on s’est courageusement attelé à un essai de réhabilitation des provinces flamandes. Hélas, si la moisson des recherches littéraires dans le 17e siècle flamand s’est avérée abondante, les intentions louables de la plupart des auteurs ne suffisent guère à compenser la pauvreté en valeur humaine et artistique de leur production. Les dissidents ayant préféré émigrer vers la Hollande, les littérateurs des Pays-Bas méridionaux se sont généreusement mis au service de la Contre-Réforme. Rares sont les écrits sans préoccupation confessionnelle, voire controversiste. C’est précisément en la replaçant au sein de la littérature religieuse de son temps que l’on peut apprécier le caractère tout particulier et d’autant plus attachant de l’œuvre de Maria Petyt. Les écrits de ses contemporains s’animent d’un grand souffle combatif. Ils veulent démontrer et convaincre, instruire et édifier, défendre et conquérir. Même le plus grand poète des Pays-Bas méridionaux du 17e siècle, Lucas van Mechelen, à force de vouloir édifier, émousse le caractère authentique de sa poésie : l’expression de son expérience mystique réelle, coulant spontanément en vers d’une simplicité naturelle, se voit trop souvent entraînée vers les longueurs et les jeux de mots de la rhétorique dévote/3. Or, Maria Petyt n’eût jamais songé à mettre son talent d’écrivain au service de la Contre-Réforme. Aucune trace, chez elle, de cette veine didactique qu’on retrouve jusque dans les plus grands chefs-d’œuvre de l’école mystique flamande. Elle ne composa pas de traité et n’eut jamais l’intention de rien publier. Mais elle écrivit sur sa vie intérieure de longues relations qu’elle envoya à son père spirituel. Ses lettres contiennent le compte rendu minutieux de ses expériences mystiques, la confession de ses doutes, de ses incertitudes et de ses angoisses, mais aussi la confidence de ses joies et de son union à Dieu.

Ce qui rend l’œuvre encore plus attachante, ce n’est peut-être pas tellement l’élévation même de l’expérience, mais la présentation, dans un document très humain, d’un témoignage direct, dénué de toute ambition doctrinale ou théologique.

La lecture de ces lettres nous impose une prudente réserve, provisoire sans doute, mais nécessaire : sommes-nous en droit d’attribuer aux termes mystiques flamands qu’elle emploie le même contenu que celui qu’ils avaient au moyen âge? N’oublions pas que le 17e siècle flamand fut un siècle baroque, et que les contemporains de Maria Petyt ont tendance à ne pas refuser aux états d’âme modestes d’une dévotion affective les plus hautes appellations mystiques. Trop souvent répétés depuis les temps lointains, où Ruusbroec l’Admirable les employait dans leur toute première saveur, ces termes mystiques n’ont pas échappé au danger de l’inflation verbale. Est-ce la faute de notre auteur, si elle emprunta les modes d’expression de son temps, les seuls qu’elle eût à sa disposition?

Nous devons la conservation et la publication de ces écrits au P. Michel de Saint-Augustin, qui fut un des grands directeurs spirituels de sa génération. Ne les couvre-t-il pas en quelque sorte de son autorité? Grâce à l’autobiographie qu’il lui ordonna de rédiger, nous sommes amplement renseignés sur la jeunesse de Maria Petyt, sur sa famille et son éducation, sur le milieu naturel dans lequel elle grandit et vécut, mais aussi sur l’atmosphère spirituelle qui régnait dans les milieux dévots des anciens Pays-Bas méridionaux, ainsi que sur les influences qu’elle y subit.

Le premier chapitre de notre étude fera donc connaître l’état du texte et s’arrêtera un moment à la figure de Michel de Saint-Augustin, le carme qui l’a publié; le second nous permettra d’entrer dans le vif du

/3. K. PORTEMAN, De mystieke lyriek van Lucas van Mechelen (1595196-1625), 2 Vols., Gent, Secretariaat van de Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal- en Letter-kunde, 1977-1978.

226 sujet. Il sera consacré à la biographie de la mystique : son enfance à Hazebrouck, son milieu, sa vocation, sa vie ultérieure à Gand et à Malines. Le troisième chapitre essaiera de retracer son itinéraire spirituel, pour autant qu’on puisse encore l’entrevoir à travers l’arrangement des écrits tel qu’il a été entrepris par le premier éditeur. Ceci nous permettra de replacer Maria Petyt dans la grande tradition de la mystique néerlandaise, et d’en retrouver certains caractères essentiels dans son œuvre. Mais d’autres éléments sont venus s’y associer, tels le besoin de la description et de la justification psychologiques, l’expérience des nuits mystiques et la soif d’anéantissement, l’abondance des visions imaginaires intérieures. Ces traits sont-ils originaux? Ou sous quelle influence Maria Petyt les a-t-elle introduits dans la formulation de son expérience? Ce sera le sujet des chapitres suivants. Enfin, quelques aspects particulièrement importants de cette expérience méritent d’être étudiés séparément : l’épiphénomène des visions et son influence sur l’évolution de la vie intérieure, et finalement deux éléments vitaux, dont notre mystique n’a pris conscience que progressivement, mais qui sont devenus la force vive de son union avec Dieu : la mystique christocen-trique et la mystique mariale.

Presque tous les grands mystiques que nous connaissons ont été de grands écrivains. Il y en a d’autres, peut-être les plus grands, dont nous ignorons l’existence ou de l’expérience desquels nous sommes incapables de déchiffrer le message, parce qu’ils ne sont point parvenus à le traduire en termes humains. La valeur de l’expression réussie pose un problème, que la plupart des théologiens ou historiens de la spiritualité préfèrent ne pas aborder. Ils le jugent plutôt frivole. Traiter les mystiques en artistes ne témoignerait pas seulement d’une mentalité mondaine, qui laisserait de côté l’essentiel spirituel et lui manquerait foncièrement de respect. Parler littérature lorsqu’on assiste au contact direct entre une âme humaine et le Dieu vivant : quel manque de jugement, et même de goût! Pourtant, si nous savons quelque chose sur la vie intérieure des mystiques, si certains de leurs écrits ont exercé une influence immense, si de savants théologiens ont, de nos jours, la possibilité de les étudier, nous le devons le plus souvent à leurs formules heureuses, à leurs images frappantes, à leur haute valeur littéraire. Les siècles ont englouti les essais manqués, ils ont miraculeusement conservé, au sein de l’Église, l’œuvre parfaite, consacrée et rendue immortelle par sa beauté. Rôle étrange, certes, et présence mystérieuse de l’art dans l’histoire de la grâce : mais le don de la parole n’est-il pas un charisme autant que la prophétie? Ainsi les écrits de Maria Petyt viennent enrichir d’un trésor nouveau le patrimoine littéraire de son 227 pays. On a essayé de traduire aussi fidèlement que possible le texte original, écrit en flamand du 17e siècle, et rendu plus savoureux et direct par de nombreuses tournures ouest-flamandes, que Maria Petyt a retenues du parler de sa terre natale, même après de longues années de séjour à Gand et à Malines. Hélas, déjà sa langue se raidit lorsqu’il faut la transposer en néerlandais moderne. La traduction ne lui enlèvera-t-elle pas quelques-unes de ses qualités les plus attachantes?

Dans les pays de culture néerlandaise, on a, à part quelques spécialistes, ignoré jusqu’à nos jours l’existence de Maria Petyt et de son œuvre. En France, par contre, grâce à la traduction de quelques passages par M. Louis van den Bossche/4, elle ne resta pas inconnue. La publication de ces fragments en français servit de base à plusieurs traductions anglaises, qui conquirent à notre humble dévote un public d’outre-atlantique/5.

II existe, de plus, une volumineuse traduction latine de la plupart des lettres de notre mystique, rédigée par son confesseur qui lui survécut jusqu’en 1684, et conservée en manuscrit aux archives des Pères Carmes à Rome. Hélas, tout comme les traducteurs qui suivirent son exemple trois siècles plus tard, le bon P. Michel s’est vu obligé de sacrifier certaines nuances, de sauter mainte expression vivante et pittoresque, impossible à traduire; le contenu essentiel de l’original, toutefois, n’y est pas modifié et généralement il est bien rendu, même s’il fallut recourir à certaines longueurs et périphrases. Mais le service que peut rendre ce manuscrit est surtout appréciable dans un autre domaine, qui prête à controverse. Car parfois on peut douter du sens exact qu’a pris au 17e siècle telle ou telle

4. De la vie «Marie-forme» au mariage mystique, in Études Carmélitaines 16 (1931) 236-250; 17 (1932) 279-294; «Le grand silence du Carmel». La vocation de Marie de Sainte Thérèse, in Études Carmélitaines 20 (1935) 233-247. Le premier article s’appuie, plus que sur le texte original, sur la traduction latine de ces pages publiées par Michel de Saint-Augustin dans ses Institutionum mysticarum Libri quatuor. L. IV : De totali abnegatione sui, et omnium creaturarum, et de Vita Divina et Mariana; ac de adoratione Dei in spiritu, Anvers, 1671. Du même auteur : L’union mystique à Marie (Les Cahiers de la Vierge, 15), Juvisy, Cerf, s.d.

5. Les deux premières, Life with Mary, par le P. Thomas McGinnis, New York, Scapular, 1953, et Life in and for Mary, par le P. Venard POSLUSNEY, Chicago, Carmelite Third Order Press, 1954, attribuent ces fragments à Michel de Saint-Augustin; la troisième publiée également par le P. Thomas McGinnis, Union with Our Lady. Marian Writings of Ven. Marie Petyt of St. Teresa, New York, Scapular, 1954, les restitue à leur auteur. Quelques années après la publication de notre étude De mystieke Schrijfster Maria Petyt (1623-1677) [reprise infra], Gent, Secretarie der Academie, 1962, les anciens Pays-Bas, tant méridionaux que septentrionaux, découvrirent en notre mystique une gloire de la littérature nationale. L’édition critique de son autobiographie soignée par J.R.A. MERLIER, eut droit, dès lors, à la publication dans la galerie des auteurs classiques : Het Leven van Maria Petyt (Klassiek Letterkundig Pantheon, 214), Zutphen, Thierne, s.d. (mais dont la date semble coïncider avec le troisième centenaire de sa mort).

228 expression mystique ou spirituelle durant les trois siècles qui la séparent de la période classique de la mystique flamande, dont la terminologie est beaucoup mieux connue; c’est ici que le manuscrit latin nous est d’un grand service en apportant maintes confirmations. Grâce à lui, en effet, nous savons en quel sens les descriptions de Maria Petyt étaient comprises par ce contemporain, flamand comme elle et, de plus, auteur de plusieurs traités spirituels latins, fort appréciés de son temps.

L’ouvrage et son éditeur

Une courte Vie de Maria Petyt, tirée de ses écrits, fut publiée à Bruxelles en 1681, par le P. Michel de St. Augustin:

KORT BEGRYP/Van het Leven/Van de Weerdighe Moeder/Sr. MARIA A S. TERESIA,/ (alias)/ PETYT, / Gheestelijcke Dochter, van den Derden Regel van de Orden / der Alder-glorieuste Maghet MARIA des Berghs Carmeli; I over leden met opinie van Heyligheydt, binnen Mechelen, I den I. November. 1677. / Ghetrocken Uyt haer Leven, in het langh en breeder beschreven: door den seer Eerw. / P.F. MICHAEL A S. AUGUSTINO Provinciael van de Nederlandtsche/ Provincie der Eerw. PP. Lieve-Vrouwe-Broeders. I Men vindt-se te koope, I Tot Brussel, by PEETER VANDE VELDE, op den hoek I van de Munte, in de nieuwe Druckerye. 1681.

L’historien sera intéressé par le fait que, quatre ans après sa mort, Maria Petyt est encore désignée comme Gheestelijcke Dochter, «Fille spirituelle», ce qui correspond aux spécifications concrètes de sa situation qu’elle donne dans son autobiographie/6. Dans la grande édition de

/6. Cf. notice biographique dans la nouvelle Biographie Nationale, t. 33, 1966, p. 591; Nationaal Biografisch Woordenboek, t. 2, 1966, p. 684. Lors de la préparation de notre étude en néerlandais sur Maria Petyt, nous avions signalé l’existence de cette première Vie sans avoir réussi à en retrouver un exemplaire. E.H.J. REUSENS avait mentionné cette édition dans sa notice sur Jan Van Ballaer de la Biographie Nationale Belge; la Bibliotheca Carmelitana, Rome, Collegii S. Alberti, 1927, t. 2, p. 446, la cite sous le nom de Maria Petyt. Le P.A. STARING, aidé par le P. DANIEL A VIRGINE MARIA, avait cherché cette édition avec davantage de persévérance, mais toujours en vain : il finit par supposer que cette première édition n’avait peut-être jamais été réalisée (Een Carmelitaanse kluizenares Maria Petyt a S. Theresia, in Carmel 1 (1948-49) p. 288. Il avait bien identifié une première biographie de la mystique dans une compilation mentionnée dans son article précité (pp. 287-305), sous le titre HET WONDER LEVEN/Van de Weerdighe Moeder/Sr. MARIA A S. THEREMA,/(alias) I PETYT,/ Gheestelijcke Dochter van den Derden Regel, van de Orden / der Alder-glorieuste Maghet Maria des Berghs Carmeli; I over-leden met opi-nie van Heyligheydt binnen Mechelen, I in de Cluyse, naest de Kercke van de / Eerw. PP. Onse-Lieve- I Vrouwen-Broeders, den 1. November, in’t Jaer 1677. Elle parut dans une série de vies exemplaires, de personnes sanctifiées par la spiritualité carmélitaine, publiée par le compilateur-hagiographe fécond que fut le P. Jacobus a Passione Domini (t 1716, Bruxelles, cf. Bibliotheca Carmelitana, 1, p. 694); un premier recueil est consacré à l’Allemagne et aux Pays-Bas, en 1681; le second, de 1682, contient des Vies de saintes personnes françaises et italiennes; le troisième, en 1687, contient des traductions de Vies espagnoles. Les deux premiers tomes s’appellent De Stralen I van de/Sonne, le troisième Den Schat van Carmelus. La Vie de Maria Petyt se trouve aux pp. 243-344 du premier volume, dont le titre complet : DE STRALEN/van de/SONNE/van den I H. Vader en Propheet/ ELIAS,/ dese eeuwe versprevdt / door Duytsch-landt en Neder-lands. I Dat is: I De levens van eenighe Religieusen, van de Orden der Broederen, vande Alder-hey-lighste Maghet Maria des Berghs Carmeli, die dese 17. Eeuw 1 met opinie van Heylig-heydt, al-daer zyn over-leden. I Uyt verschevde Autheurs in’t kort by-een vergadert; en met Fyne Platen / verciert, door den Eerw. P.F. JACOBUS A PASSIOIYE DOMINI, / Priester in de selve Orden. / Aen-nemen de Deughden van de Deughdelijcke is het alder-saelighste leven. / Seneca in Epist. TOT LUYCK. / by HENDRICK HOYOUX, in den H. Franciscus Xaverius. 1681. 1/ Men vindt-se te Koop : I Tot Brussel, by PEETER VANDE VELDE, by de Munie, in de nieuwe Druckerye. Bien que les termes de la vie spirituelle correspondent à ceux employés par Maria Petyt dans ses relations, tout est résumé et traité à la troisième personne. Ce fut finalement J. MERLIER qui trouva un exemplaire de cette édition, portée disparue, de 1681, un volume in-4 ° de 101 pages, à la bibliothèque des Carmes de Courtrai. Cf. Het Leven van Maria Petyt (1623-1677). Het prohleem van de eerste druk (1681), in OGE 49 (1975) 29-41. Détail intéressant : l’édition est dédiée à Barbara Petyt, abbesse du couvent des Sœurs Claires «Urbanistes» d’Ypres, la tante religieuse que Maria Petyt évoque plusieurs fois dans ses souvenirs.

229 deux ans plus tard, l’ordre se l’est déjà incorporée. Cette édition définitive parut à Gand en 1683-1684, en 4 tomes :

HET LEVEN/ VANDE WEERDIGHE MOEDER / MARIA A STA TERESIA, (alias)/ PETYT, / Vanden derden Reghel vande Orden der Broederen van / Onse L. VROUWE DES BERGHS CARMELI, / Tot Mechelen overleden den I. November 1677. / Van haer uyt ghehoorsaemheyt, ende goddelijck ingheven beschreven, / ende vermeerderinghe van't selve Leven. I Uyt haere schriften ghetrocken, ende by een vergadert door den seer Eerw. / P. MICHAEL A SANCTO AUGUSTINO, / Provinciael vande Paters onse Lieve Vrouwe Broeders des / Berghs Carmeli, Inde Neder-duytsche Pro-vincie. / Vol van volmaeckte deughden, om naer te volghen, van godde-lijcke / jonsten, verlichtinghen, ende bewerckinghen om van te I verwon-deren, ende Godt te Loven. / Van alderleye onderwysinghen tot de volmaecktheyt voor de beghinnende, voortgaende, ende volmaeckte. / Godt is wonderlijck in sijne Heylighen. Psal. 67.36. /

TE GHENDT, / Ghedruckt by de HOIRS van JAN VANDEN KERCKHOVE,/ op d’Hooghpoorte in’t ghecroont Sweerdt, Deel I en II, 1683, 26, 300, 16 pp. in-4 °, 404, 24 pp.; Deel III en IV, 1684, 4, 286, 22 pp. in-4 °, 330, 26 pp/[note] 7.

/7. Vie de la Vénérable Mère Marie de Ste Thérèse (alias) Petyt, du Tiers Ordre des Frères de N. Dame du Mont Carmel, décédée à Malines le ter novembre 1677. Écrite par elle-même en vertu de l’obéissance et de l’inspiration divine; et prolongement de la même Vie, tiré de ses écrits et collecté par le Très Rév. P. Michel de Saint-Augustin, Provincial des Pères Frères de N.D. du Mont Carmel, en la Province des Pays-Bas. Pleine de vertus parfaites à imiter, de faveurs, d’illuminations et d’opérations divines, dignes qu’on en loue Dieu d’admiration; de toutes sortes d’enseignements sur la perfection, pour les commençants, les plus avancés et les parfaits. Dieu est admirable en ses saints. Ps. 67. 36. À Gand, en la Hoochpoorte, à l’Épée Couronnée. T. I-II : 1683; T. III-IV : 1684. Les livres sont reliés en deux volumes in-40, chacun contenant deux tomes. Vol. I : gravure de Martin Bouche, d’Anvers, d’après un portrait de la mystique; elle est représentée contemplant un crucifix qu’elle tient des deux mains. T. I : 26, 300, 16 pp.; T. 11 : 4, 404, 24 pp.; Vol. II : gravure de R. Collin, de Bruxelles représentant la mystique en adoration devant le saint-Sacrement exposé; T. III : 4, 286, 22 pp.; T. IV : 4, 330, 26 pp. Toutes les citations, dans les pages qui suivent, seront faites d’après cette édition unique, dont les exemplaires sont devenus rares. Pour la présente étude nous avons pu employer un exemplaire conservé à la bibliothèque de spiritualité du Ruusbroecgenootschap, à Anvers. Dans les notes, ce texte est désigné par la lettre L.

230 Maria Petyt a écrit sur l’ordre de son directeur, qui eut le souci de respecter le texte original : «Il faut que le lecteur soit averti que, pour des raisons graves (autant que j’aie pu en juger), il fut ordonné à cette vénérable Mère, par moi, qui ai été, bien indignement, pendant 31 ans son directeur spirituel et son confesseur, d’écrire l’histoire de sa vie, et aussi de noter les grâces spéciales et les opérations divines, que par la grâce de Dieu elle sentit en elle; afin de pouvoir juger, examiner et distinguer avec plus de sévérité et de prudence, si son esprit venait de Dieu, et s’il s’y mêlait quelque tromperie ou illusion... Je n’ai pas jugé bon d’y changer quoi que ce soit, et je n’y ai rien ajouté, hormis les divisions en chapitres et la présentation de leur contenu»/8.

Michel de Saint-Augustin a notamment divisé le récit autobiographique en 155 chapitres; au-dessus de chacun de ces courts chapitres, il place un résumé qui, à force de vouloir être édifiant, n’en rend pas toujours les traits essentiels. Le récit de la vie remplit la plus grande partie du premier tome. Mais au fur et à mesure qu’elle avance vers les années plus proches du moment de la rédaction, Maria Petyt commence à insérer dans la relation de ses souvenirs le texte de comptes rendus de conscience, dont elle avait sans doute gardé le brouillon. Le récit très circonstancié de ses souffrances physiques et spirituelles finit par y occuper un espace quelque peu disproportionné. D’autre part, l’énumération de ces épreuves ne figurait apparemment pas dans l’index analytique de vertus et de dévotions que Michel de Saint-Augustin s’était composé pour la classification des lettres et cahiers nombreux remplis par sa dirigée. Maria Petyt note parfois que, malgré sa répugnance à raconter sa vie intérieure, elle entame néanmoins un nouveau «quaternion». Le Père imita son exemple : il joignit toutes les lettres traitant des souffrances au récit autobiographique.

Il y ajoute ainsi plus de cent pages, dont le contenu est essentiellement destiné à montrer la diversité des états d’âme de la mystique, qui

8. L. I, Avant-propos, f. *** 3v.

231 sont comme «le jour et la nuit, l’hiver et l’été»/9 et que, aussi bien, «les âmes parfaites» peuvent, après avoir joui de consolations ineffables, connaître les délaissements les plus cruels, «même sans fautes de leur part»/10.

Insensiblement, l’autobiographie a ainsi pris la forme de ce que seront les trois tomes suivants, exclusivement composés des comptes rendus spirituels : «parce que sa Vie fut écrite bien dix ans avant sa mort» — elle fut donc achevée vers 1667 — «et que depuis lors elle a mis par écrit beaucoup d’autres choses, et qu’elle me les a transmises pour m’éclairer sur l’état de son âme,... il m’a paru bon et utile d’en faire un choix et d’en faire suivre sa Vie»/11. Le P. Michel les classe donc d’après ses vertus et ses mortifications, sa dévotion à la Ste Trinité, à l’eucharistie, à la Vierge, à St Joseph, aux anges, aux âmes du Purgatoire, etc. Est-ce assez dire que ces critères ne touchent que de l’extérieur ce qui, pour nous, semble être l’essentiel de la vie mystique? Il serait aisé, pourtant, de l’y retrouver, si dans la plupart des cas le P. Michel n’avait omis de nous donner la date exacte des lettres qu’il copie. Les indications de dates qu’il nous a conservées ne sont pas assez nombreuses pour nous permettre de suivre fidèlement l’évolution spirituelle de la mystique. Tout au plus pourrons-nous la retracer dans ses grandes lignes. La confrontation avec les données de sa vie nous permet de situer certaines expériences à une période déterminée de son existence. Il eût été facile de reconstituer son itinéraire spirituel, si on avait pu retrouver l’original de ces lettres. Il est peu probable qu’elles soient encore conservées, car, dans ce cas, le P. Michel de Saint-Augustin eût agi à l’encontre des règles générales que la prudence et le droit au secret de leurs dirigés imposent aux directeurs. À moins qu’il n’ait songé à conserver ces lettres en vue d’un procès éventuel de béatification : tel fut l’avis qu’exprimèrent plusieurs Pères Carmes lors de notre itinéraire infructueux à travers les couvents de l’ordre et les archives des anciens Pays-Bas. D’autres avant nous y avaient en vain cherché la trace des originaux et avaient fini par supposer qu’ils avaient été expédiés à Rome. Nous n’avons pas connaissance de documents relatifs à l’introduction de la cause de Maria Petyt. Mais aux archives du Collège romain de l’ordre, Saint-Albert, se trouve le manuscrit latin contenant la traduction de Michel de Saint-Augustin/12.

/9. L. I, p. 196.

/10. L. I, p. 290.

/11. L. I, Voorreden, f. *** 3v.

/12. N° d’arch. : Post. III, 118.

232 Ce manuscrit a été récemment restauré à la Bibliothèque Vaticane; ou, plutôt, il y a été sauvé de la destruction totale/13. Cette traduction latine semble-t-elle indiquer que Michel de Saint-Augustin l’ait entreprise dans l’espoir qu’elle pût servir à l’instruction éventuelle du procès? Nous ne le pensons pas. Car deux étiquettes, collées au recto et au verso de la première feuille, en écriture du 17e siècle, portent des instructions typographiques à l’intention de l’imprimeur/14. Cet état de choses semble donc indiquer que Michel de Saint-Augustin a bien plutôt envisagé une édition en latin de l’ouvrage, le jugeant sans doute assez important pour qu’un public international pût en prendre connaissance. Le manuscrit fut probablement envoyé à Rome pour y passer à la censure : il y resta dans le tiroir des censeurs. Indice révélateur d’un changement d’esprit, qu’on voit se répandre assez rapidement à travers toute l’Europe, au cours de la seconde moitié du 17e siècle : il ne devait plus sembler opportun, après 1680, d’encourager la publication d’un ouvrage mystique dont, visiblement, l’auteur se laissait conduire par des voies très passives, et dont quelques-unes des plus belles pages étaient consacrées à la mystique de l’anéantissement. La même peur du quiétisme paraît avoir fort réduit la diffusion de l’original aux Pays-Bas.

Pas plus que ceux de la spiritualité, les historiens de la littérature n’avaient cherché à remettre en honneur l’œuvre de Maria Petyt : le fait

13. La moitié inférieure des 85 premières feuilles a été rongée : les coins inférieurs manquent jusqu’à la feuille 125. Le manuscrit mesure 23,5 x 17 cm et compte 452 feuilles. Il est composé de fascicules de 2 feuilles pliées en deux. Il reste des vestiges d’un ancien numérotage par fascicule. Une main postérieure numérota, en commençant par 1, les feuilles 50 à 117. À la feuille 118 commence un nouveau numérotage, par fascicule encore. À partir de la feuille 216 toute indication fait défaut; seules les f. 220 et 230 portent encore un ancien numéro de fascicule. Il apparaît que tous ces essais de classification datent d’avant la reliure du ms. en un seul volume. On le relia sans malheureusement faire attention à l’ordre des feuilles ou des fascicules, de sorte que le texte s’en présente comme un véritable labyrinthe pour philologues. Après la reliure, les feuilles furent à nouveau numérotées dans cet ordre fortuit, où le hasard les avait assemblées. Le ms. n’est pas de la main de Michel de Saint-Augustin : on y distingue l’écriture de trois copistes. Ceux-ci ont probablement travaillé en même temps : souvent, en effet, la première phrase d’un fascicule fait immédiatement suite à la dernière d’un autre fascicule, dont le reste de la dernière page resta vide : les copistes se sont donc départagé le travail à l’avance.

14. La première feuille se présente comme suit : recto : en haut, une étiquette : Titulus generalis praefigendus initio totius libri; suit le titre : Maria Vita venerabilis matris Mariae a Sta Teresia / Tertiariae ordinis Bmae Virginis Mariae / de Monte Carmelo. I Mechliniae defunctae Kalendis novembris I anno 1677. I Ab ipsa ex obedientia et in-stinctu divino conscriptum / Et/Auctarium vitae illius/ Ex eius scriptis collectum et com-positum I per Rdum Adm P. Michadem a Sto Augustino / eiusdem ordinis provincialem provinciae Flandro Belgicae, dictae V. matris per 31 / annos directorem spiritualem. / Mirabilis Deus in Sanctis (le reste de la page a été dévoré); verso : étiquette: praefatio generalis praefigendus (sic) toti libro; suit le texte : Praefatio ad lectorem / et I Protesta-tio Auctoris. — Nous renvoyons à ce ms. par la lettre M.

233 peut s’attribuer, sinon à la rareté des exemplaires, au style édifiant profondément ennuyeux de la présentation qu’en fit Michel de Saint-Augustin, ainsi qu’au titre décourageant dont il la décora.

Un certain nombre de circonstances et de noms propres, trop familiers sans doute à des lecteurs flamands, ont été rayés du livre néerlandais, mais conservés dans le manuscrit latin. Cette particularité démontre tout d’abord que la traduction latine s’est effectuée sur les originaux et non sur le texte établi pour l’édition néerlandaise; ensuite, la concordance parfaite pour tout le reste, entre le manuscrit et le livre, prouve que celui-ci est la copie fidèle des lettres. Nous n’avons donc aucune raison de mettre en doute la bonne foi de Michel de Saint-Augustin, lorsqu’il déclare : «Je n’ai pas trouvé bon d’y changer quoi que ce soit».

Mais avant d’aborder l’œuvre de la mystique, nous ne pouvons passer sous silence la figure de ce fidèle directeur. En son temps, Michel de Saint-Augustin jouit d’une grande autorité en matière de spiritualité; il fut une des personnalités marquantes de la vie religieuse de son pays. Jan van Ballaer, tel était son nom dans le monde, naquit à Bruxelles en 1621. Il fit ses études au célèbre Collège des Augustins de sa ville natale, entra au Carmel à 17 ans, et remplit dans son ordre un nombre de charges importantes : il fut professeur de philosophie, puis de théologie, maître des novices, deux fois prieur à Malines, prieur à Bruxelles, provincial de la province des Pays-Bas dès 1656, charge qu’il assuma une seconde et une troisième fois en 1667 et en 1677, et pendant quelque temps Commissaire Général de l’Ordre. Il fut aussi le grand propagateur aux Pays-Bas de la réforme de Touraine. Émanant de Rennes au début du siècle, cette réforme pénétra dans les provinces du Nord lorsque son initiateur, Philippe Thibault, gagna à sa cause, en 1624, le Carmel de Valenciennes/16. La Réforme de Touraine met l’accent sur les tendances contemplatives dans l’ancienne observance; Jean de Saint-Samson fut son grand mystique/17. Ce fut grâce aux efforts de Michel de

15. E.H.J. REUSSENS, Ballaer, in Biographie Nationale de Belgique, t. 1, 1866. cc. 670673; introd. de G. WESSELS, à la rééd. de l’Introductio ad vitam internam. Rome, Collegio S. Alberti, 1925; JEAN-MARIE DE L’ENFANT JÉSUS, Michael a S. Augustino, De Vita Mariae — formi et Mariana in Maria, propter Mariam, in Études Carmélitaines 16 (1931) 221-223; A. MUNSTERS, Mariaal Verenigingsleven, Bussum, Brand, 1947, pp. 5-12.

16. Henri BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. 2, Paris, Bloud & Gay, 1916, pp. 372-377; ANTOINE-MARIE DE LA PRÉSENTATION. La Réforme de Touraine, in Études Carmélitaines 17 (1932) 185-203; Killian J. HEALY, Methods of Prayer in the Directory of the Carmelite Reform of Touraine (Vacare Deo, 1), Rome, Institutum Carmelitanum, 1956.

17. Louis VAN DEN BOSSCHE, Actes de la vie chrétienne - Jean de Saint-Samson, Paris, 1948; Suzanne-Marie BOUCHEREAUX, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson (Études de théologie et d’histoire de la spiritualité, 12), Paris, Vrin, 1950.

234 Saint-Augustin et de son aîné, le P. Martinus de Hoogh, que la réforme put s’établir dans les Pays-Bas méridionaux. Malgré les lourdes charges dont l’investit son ordre, le P. Michel trouva le temps d’écrire des livres de spiritualité, en latin et en néerlandais : en 1659 parut à Bruxelles son Introductio in terram Carmeli; en 1661, à Bruxelles aussi, Het Godt-vruchtigh Leven in Christo (La Vie pieuse en Jésus-Christ); en 1669, à Malines, l’Ondemysinghe tot een grondighe Verloocheninghe (Enseignement pour parvenir à une abnégation foncière); en 1671 enfin parut à Anvers le grand ouvrage Institutionum mysticarum Libri quatuor quibus Anima ad apicem Perfectionis, et ad praxim Mysticae Unionis deducitur.

Bien que ces deux derniers ouvrages, de loin les plus importants, n’aient été publiés que pendant les dernières années de la vie de Maria Petyt, on ne peut douter de l’influence profonde que la direction de Michel de Saint-Augustin a exercée sur sa fille spirituelle. C’est grâce à son insistance qu’elle accorda une large place à l’humanité du Christ dans sa vie de prière; car la doctrine de Michel de Saint-Augustin est entièrement édifiée sur une base christocentrique et sacramentelle. À plusieurs reprises, du moins pendant les premiers temps de sa direction, Maria Petyt décrit la profonde impression que sa doctrine laissa en elle : «Afin de mieux retenir ses exhortations spirituelles, j’avais pris l’habitude de les noter, mot pour mot, toutes les fois que je revenais de confesse ou que l’étais allée le voir; ainsi, au cours des seize mois qu’il avait été notre confesseur, j’avais rempli presque tout un livre... Je le faisais très discrètement; de sorte que, lorsque arriva le moment de son départ et qu’il dit à ma consœur : “J’ai donné tant de beaux enseignements à Sœur Marie, j’aimerais bien les avoir en écrit”, elle lui répondit : “Rév. Père, ils sont déjà mis en écrit”. ... Il me fit dire alors de les lui apporter. Après les avoir parcourus, il me les fit recopier et emporta la copie avec lui»/18.

Elle lut évidemment ses livres. Dans une lettre, qu’elle lui écrivit de Malines à Bruxelles, elle dit : «Je ne sais pas expliquer ces perfections à cause de ma stupidité et de mon peu d’intelligence, mais dans le 4 ° Traité de l’Introduction au Carmel, chapitre après chapitre, je retrouve notre esprit comme s’il était transcrit de mon cœur»/19.

Michel de Saint-Augustin subit-il l’influence de sa dirigée? Sans aucun doute, bien qu’il soit difficile d’en relever les traces dans ses écrits d’un caractère fort systématique et impersonnel. Pour le Traité De

/18. L. 1, pp. 62-63.

/19. L. IV, p. 25.

235 Vita Mariana la chose ne fait aucun doute, comme l’a fait déjà remarquer M. Louis van den Bossche/20. Une allusion très discrète dans l’ouvrage néerlandais de 1669 laissait déjà deviner sa source d’inspiration : «L’esprit semble encore enseigner et faire sentir effectivement» y est-il dit/21. Mais les Institutionum mysticarum Libri de 1671 la laissent entrevoir bien plus clairement : «Videtur spiritus ulterius instruere et experientia aliquas pias animas docere»/22. Après ces mots d’introduction, l’auteur suit presque mot pour mot le texte d’une lettre de Maria Petyt. Elle-même avait noté à propos de cette expérience : «Ce sont choses étranges qui se passent en moi : jamais je n’ai rien entendu ni lu de pareil. Je pense qu’on aurait peine à les croire, à moins que quelqu’un n’ait fait la même expérience. Et pourtant il en est bien ainsi. Mon Bien-Aimé sait que je ne mens pas»/23.

Quant à l’influence que Michel de Saint-Augustin en tant que membre de son ordre a exercée sur sa dirigée en lui enseignant la spiritualité du Carmel, on ne peut guère la distinguer de celle qu’elle subit de ses lectures : il en sera question plus loin.

Le récit de sa vie

L’enfance

Maria Petyt est enfant de famille nombreuse. Sa mère, Anna Folque, était originaire de Poperinghe, en Flandre occidentale. Elle avait deux fils d’un premier mariage : Ignace et Jacques Warneys, lorsqu’elle se remaria avec Jan Petyt, de Hazebrouck. Maria fut la première enfant de ces secondes noces; elle naquit à minuit, le jour de l’an 1623. Elle allait être suivie de six autres enfants, toutes des filles. De ses sœurs, deux moururent en bas âge, une troisième, Sofina, lorsqu’elle eut atteint l’âge de jeune fille, la quatrième, Clara, quelque temps après son mariage. Ce dernier deuil datait d’un an au moment où Maria Petyt commence la rédaction de ses souvenirs; seules elle et sa sœur Anna-Maria étaient donc encore en vie. De ses deux demi-frères, le plus jeune fit une belle carrière : il survécut à notre mystique, et c’est à lui que Michel de Saint-

/20. L’union mystique à Marie (Les Cahiers de la Vierge, 15), Juvisy, Cerf, s.d., p. 19.

/21. Godt-vormigh goddelijck Leven, Appendice: Marie-vormigh Marielijck Leven, Malines, 1669, p. 14.

/22. Institutionum mysticarum libri quatuor, 1. IV, Anvers, 1671, p. 146.

/23. L. II, p. 354. L. van den Bossche traduit wondere dinghen par «choses merveilleuses»; nous croyons devoir garder le sens premier du mot : monder = étrange.

236 Augustin dédia l’édition de sa Vie : «à Messire Jacques Warneys, ci-devant bailly de la ville de Hazebrouck, collégial de la Cour de Cassel, etc.». Ignace, l’aîné, paraît avoir nourri pendant quelque temps l’idée d’une vocation religieuse; il y fut d’ailleurs encouragé par sa mère. Mais lors d’une épidémie («de la peste» dit Maria Petyt) qui menaça d’approcher de la petite ville d’Hazebrouck, les enfants furent envoyés chez un oncle maternel à Poperinghe. Il semble que la vie y fût menée à une allure plus vive et plus mondaine qu’au foyer paternel : l’oncle «ne cessait de se moquer d’Ignace, qui avait résolu d’entrer en religion». Le jeune homme y perdit sa vocation, «au grand chagrin de ma mère, car, comme elle le disait parfois, son plus grand bonheur et contentement auraient consisté à voir un de ses fils à l’autel, ou en chaire»/24. Ignace devait, lui aussi, mourir jeune : au cours d’un voyage qu’il fit en Espagne, il alla nager, fut assailli d’une crampe et ne pouvant être secouru à temps, se noya.

Voyage d’études ou d’affaires? Nous ne savons. La vie de la famille Petyt paraît avoir été fort aisée. «Notre maison était une maison de grand commerce et trafic»/25. Son mari étant presque toujours en chemin pour ses affaires, la gestion du magasin, en plus de la direction du ménage, incombait à la mère. Maria Petyt se souvient de plusieurs détails concrets qui nous la montrent comme une femme remarquable. «Ma mère était une femme tranquille, recueillie, pieuse. Elle aimait faire la charité aux pauvres». Charité qu’elle pratiquait d’une façon fort intelligente, devenant «le refuge de maintes personnes honnêtes, sérieuses, mais qui se trouvaient en difficultés» : elle leur donnait une somme d’argent assez grande pour les renflouer ou pour leur permettre d’entreprendre quelque chose. «Deux fois seulement dans ma vie je l’ai vue en colère, parce que quelqu’un des domestiques avait offensé Dieu, avait violé son précepte et avait été pour d’autres une occasion de péché».

«Dans son commerce, elle parlait peu; toutes choses avaient leur prix fixe; point n’était besoin de marchander, ça coûte autant, sans plus... et les marchands s’étaient habitués à la croire sur parole, car sa parole était en toute sincérité oui, oui, non, non, sans malice ni fraude; pour rien au monde n’aurait-elle menti ou se serait-elle écartée de la vérité».

La méthode qu’employait cette bonne mère pour inciter ses enfants aux pratiques religieuses était fort concrète, et répondait d’ailleurs au réalisme du caractère flamand. Consultant ses souvenirs, Maria Petyt la trouve excellente. Sachant que l’effet d’un ordre péremptoire et d’une

/24. L. I, p. 14.

/25. L. I, p. 4.

237 obligation imposée est peu durable, sa mère rendait l’accomplissement des devoirs religieux attirant en l’assaisonnant de quelque douceur. «Pour m’allécher à la dévotion et aux pratiques religieuses, ma mère me promettait beaucoup de belles choses et des habits neufs. Ou bien, toutes les fois que je l’accompagnais à l’église, elle me donnait un peu d’argent de poche. Elle m’apprit à le mettre dans une tirelire, pour pouvoir acheter quelque chose de beau après; elle ne pouvait supporter que j’eusse dépensé mon argent en friandises, comme le faisaient les autres enfants : à l’entendre en exprimer son dégoût et son aversion, tous les enfants qui le faisaient n’étaient que gaspilleurs et voyous...

«Elle nous exhortait à rester fidèles à la dévotion de chanter tous les samedis soirs les litanies de la Sainte Vierge devant notre petit oratoire. Elle l’avait fait admirablement accommoder et nous y réunissait tous; mon frère y avait pendu une petite sonnette, avec laquelle il nous appelait quand il était temps; il remplissait l’office de chantre et nous répondions en chœur ora pro nobis. Alors maman nous donnait à tous un sou, c’était notre pension hebdomadaire aussi longtemps que nous étions si petits».

Envers le père la distance, mais aussi la déférence étaient plus grandes. «Papa et Maman se comportaient toujours très décemment et dignement devant leurs enfants et les domestiques; ceux-ci, et nous aussi d’ailleurs, éprouvions un tel respect pour eux, principalement pour mon père, que nous osions à peine parler en sa présence, surtout lorsque je commençai à grandir un peu». Étant son premier enfant, Maria était la préférée de son père. Elle dit, en toute simplicité, qu’elle paraît l’avoir bien mérité : «À plusieurs reprises j’ai entendu dire à mes parents, que dès mon plus jeune âge j’étais douée de beaucoup de grâces et de dons naturels (bien que je ne les aie plus maintenant); on m’a dit parfois que Notre Seigneur m’avait faite très gracieuse, gentille, sociable, aimable, avenante, polie, douce de caractère, etc. Je plaisais beaucoup à toutes les personnes qui m’approchaient. Mon père me chérissait extraordinairement; souvent il se divertissait en jouant avec moi». La petite fille n’était pas seulement la préférée de son père, mais la coqueluche du voisinage, «surtout d’un couvent de Sœurs du Tiers Ordre de St. François, où j’allais à l’école. Ces bonnes sœurs me gardaient parfois auprès d’elles pendant plusieurs jours, je mangeais avec elles au réfectoire, je dormais avec elles dans une petite cellule, j’y étais comme l’enfant de la maison, plus à mon aise que chez nous»/26. Les enfants de la famille Petyt étaient envoyés à l’école très tôt : Maria se rappelle qu’elle n’avait que cinq ou six ans. Elle dit avoir gardé ses bonnes dispositions naturelles jusque vers l’âge de sept ou huit ans.

/26. L. I, pp. 4-6.

238 Déjà elle rêvait de devenir l’épouse du Christ, plus sous l’influence de son père que de sa mère. Jan Petyt, en effet, avait coutume de lire à ses enfants des passages des Vies des vierges saintes; sa piété devait être marquée d’une ombre de pessimisme puritain : non seulement «il nous faisait tellement l’éloge de la virginité..., nous disant le bonheur d’avoir Jésus pour époux,... que c’était bien autre chose de s’unir à un époux immortel, etc.» que ses filles ne songeaient plus à des fiançailles terrestres; «en même temps il nous dépeignait combien tout ce qu’on pouvait trouver sur terre était vain et périssable. C’était son expression favorite : tout est vanité des vanités, le monde entier n’est que vanité». L’harmonie de ce petit monde d’une enfance trop parfaite fut ébranlée par une épidémie de petite vérole. Maria en fut atteinte; «j’en perdis la beauté, l’agrément et la grâce de mes traits». Ce passage de l’autobiographie vaut d’être cité en entier, pour la façon originale qu’a notre auteur de mêler aux pensées édifiantes un sens de l’humour constamment en éveil :

«Dieu permit que cela me survînt — ce me semble — pour modérer quelque peu l’amour excessif que me portaient mes parents; ils m’étaient vraiment trop attachés : de crainte de me voir attraper la petite vérole, ma mère me conduisit chez ma grand-mère, à quatre lieues de là; car ma compagne de jeu, une petite fille du voisinage, en était atteinte, et ma mère ne réussissait pas à m’empêcher d’y aller. Mais voilà qu’en chemin la vue d’une petite fille toute déformée par la petite vérole m’épouvanta; de frayeur j’attrapai la maladie, et bien qu’on n’épargnât ni frais ni soins pour éviter que j’en sois défigurée, je fus la seule enfant à la maison de grand’mère — car je transmis la contagion aux autres — à en être si visiblement marquée.

«Lorsque je fus guérie, mon père vint me chercher pour me ramener à la maison. La bonne Sœur Noire qui m’avait soignée et servie, s’attendait à recevoir de grandes félicitations de sa part — elle avait vraiment tout fait pour me garder en vie et empêcher que je ne devienne aveugle —, mais mon père fut si affligé en me voyant qu’il dit : est-ce là mon enfant? Il semblait à peine me reconnaître. Mais grâce à sa piété il se résigna à la volonté de Dieu. Pourtant, il ne s’occupait plus de moi comme auparavant, peut-être parce que j’avais moi-même beaucoup changé intérieurement. Car, intérieurement, je perdis beaucoup de grâces depuis lors. Je devins plus turbulente et sauvage, aussi folâtre que les autres enfants, je me passionnais de jeux de cartes, j’allais jouer sur la glace à longueur de jour au lieu d’aller à l’école, j’étais devenue paresseuse pour le service divin et la dévotion»/27.

/27. L. I, pp. 6-8.

239

Mais Dieu «donnant un signe visible qu’il veillait sur moi», pourvut à faire revivre la piété de l’enfant par un autre moyen. Comme il est normal à cet âge, les enfants ont parfois plus affaire aux domestiques qu’aux parents. Vers ce moment une «servante très pieuse» entra en service dans la famille Petyt. C’était une Dévote/28. Au 17e siècle, les Dévotes étaient presque une institution, comme les béguines l’avaient été au moyen âge. Mais depuis que les béguines avaient été institutionnalisées au sens propre du terme, les femmes pieuses qui aspiraient à la perfection, sans désirer pour autant entrer en religion, prononçaient des vœux privés, le plus souvent temporaires. Ce n’est pas seulement dans les Tiers-Ordres, qu’elles trouvaient un certain groupement religieux et une direction spirituelle suivie, car les Jésuites avaient, eux aussi, leurs Dévotes ou Gheestelijcke Dochters/29. La nouvelle servante se plaisait à raconter de belles histoires de la vie des saints. Sous son influence la petite Maria reprit goût à la piété. «Lorsque j’avais dix ans, je fis à mon Bien-Aimé le vœu de chasteté perpétuelle, sans que personne n’en sût rien; je m’offris totalement à mon cher Jésus, lui promettant fidélité, le choisissant pour mon unique Époux. Je ne savais toutefois pas encore ce que c’était que garder la chasteté ou la perdre, mais ce que je savais, c’était que les vierges qui épousaient Jésus, ne pouvaient plus se marier à personne d’autre». Le fait qu’elle ait gardé la pureté pendant ses années d’enfance, elle l’attribue autant à son tempérament qu’à la grâce : «parfois quelques-uns des enfants, avec qui je jouais, m’incitaient à certains jeux impurs... mais j’en avais comme peur, par une sorte d’aversion naturelle pour tout ce qui était contraire à la pureté, aussi se lassèrent-ils bien vite de moi»/30.

Elle fit sa première communion à dix ans. Sa mère lui avait fait donner des leçons de catéchisme. La petite fille rêvait de se faire ermite. Lui avait-on déjà raconté la vie de sainte Thérèse? Le fait est que, de tout

/28. Dans le texte : Gheestelijcke Dochter, littér. «fille spirituelle».

/29. Le fait qu’elles ne constituèrent jamais un institut religieux, ne les empêcha pas de devenir une véritable institution sociale. Nous trouvons déjà ces dévotes dans l’entourage de Maria Van Oisterwijck, où il faut très probablement chercher l’auteur de La Perle Évangélique. Appelées Gheestelijcke Dochters dans les Pays-Bas méridionaux, elles reçurent au Nord le nom de Klopjes. Au 18e siècle, un édit de Marie-Thérèse d’Autriche leur interdit, aux Pays-Bas méridionaux, la prononciation de vœux et les oblige à se consacrer soit à l’éducation des enfants soit au service d’assistance. Elles furent les premières à ouvrir des «jardins d’enfants». Cf. E. THEISSING, Over Klopjes en Kwezels. Utrecht— Nimègue, 1935; J.B. KETTENMAYER, Uit de Briefwisseling van een Brahantse mystieke. in OGE 1 (1927) 278–293; L. REYPENS, De Schneer der Evangelische Peerle, in OGE 2 (1929) 194-213; ID., Pelgrum Pullen (1550-1608), in OGE 3 (1929) 24-44; J. LORTZING, Maria van Oisterwijck die Zeitgenossin Luthers. in Zeitschr. für Asz. u. Myst. 7 (1932) 250-260.

/30. L. I, pp. 9-10

240 temps, les enfants d’une même époque sont attirés, voire fascinés, par le même type de sainteté spectaculaire qui, lui, varie de génération en génération. «Très souvent, alors et même plus tard, cette tentation m’est venue de disparaître en secret et de m’enfuir de chez mes parents. Mais jamais je n’osai risquer l’aventure, tellement j’avais peur des bandits et des animaux sauvages, car ma foi et ma confiance en Dieu n’étaient pas encore assez grandes»/31.

À onze ans elle fut envoyée comme pensionnaire à un couvent de St.-Orner, «pour y apprendre la langue et les belles manières». Elle y resta un an et demi/32. «Les religieuses y étaient très bonnes et très pieuses; je crois qu’elles m’aimaient beaucoup, parce que je leur paraissais prendre à cœur leurs enseignements et leurs exhortations spirituelles. Notre Seigneur me donna depuis lors la grâce de la prière intellectuelle et à ce qu’il me semble aujourd’hui, quelque chose de plus que la prière intellectuelle; oui, parfois la prière surnaturelle... Habituellement on nous faisait méditer la passion et la vie du Christ : je les méditais avec goût et plaisir... Depuis ce temps-là j’ai eu une grande facilité à méditer, et à recueillir les puissances de l’âme, car j’étais d’un naturel paisible... C’est alors aussi que je voulus faire quelques pénitences pour imiter l’exemple des saints, bien que j’y allasse de manière enfantine. Mais souvent je serrais une corde autour de mon corps nu. À mon confesseur je demandai à dormir sur une planche, mais il ne voulut pas me le permettre; il raconta la chose à mes maîtresses; celles-ci en rirent de sorte que j’en étais toute confondue, n’osant plus jamais parler de chose semblable, surtout que sans permission je n’osais rien entreprendre, car nos maîtresses nous inculquaient bien fortement l’obéissance».

C’est l’année qui suivit son retour de pension, que Maria Petyt se rappelle que la peste approcha si dangereusement de Hazebrouck, qu’elle fut envoyée avec ses frères et sœurs chez son oncle de Poperinghe. Non seulement son frère Ignace perdit sa vocation dans ce milieu, où la vie paraît avoir été menée d’une façon plus mondaine et plus libre, mais la jeune fille elle-même y vit s’évaporer ses bonnes dispositions : «Vivant en dehors de toute autorité et en pleine liberté, j’abandonnai ma piété et toutes mes dévotions; je devins paresseuse et indifférente aux services religieux, je n’entendais plus la messe que le dimanche et aux fêtes de précepte, et j’y assistais inattentive, distraite et indolente. C’est à peine si je récitais parfois une prière le matin ou le soir, comme l’avait été notre habitude. Jamais pendant la journée je n’élevais mon cœur à Dieu

/31. L. I, p. 11.

/32. St.-Orner était encore une ville flamande. «La langue» y était donc le néerlandais, le ouest-flamand qu’on parlait à la maison n’étant qu’un dialecte.

241 ni ne pensais à Lui. Je ne me souviens pas que, pendant les six mois que je vécus là, je sois allée une seule fois à confesse ou à la communion...

«J’aimais bien les conversations avec la jeunesse, jeunes filles et garçons, les jeux de cartes, les sorties, je faisais la grasse matinée, etc... J’avais complètement oublié le vœu de fidélité que j’avais fait à mon cher Jésus; je n’y pensais tout simplement pas; les plaisirs, la richesse, le luxe du monde m’attiraient tellement que je ne pensais qu’à me marier. L’oncle chez qui nous habitions alors était en effet quelque peu mondain».

«Lorsque nous fûmes revenus à la maison, je repris bien quelque pratique pieuse, mais plus par égard pour mes parents que par amour et affection pour Dieu, car mon cœur était attaché au monde et mon unique souci était de me faire belle et de me parer pour plaire aux yeux des hommes : j’aimais beaucoup me promener, jouer aux cartes, aller à la comédie, danser, etc. (bien qu’en toute honnêteté, de par la grâce de Dieu)».

Même une maladie grave ne suffit pas à lui faire retrouver sa première ferveur : «Ma mère vint me dire de me préparer à la confession et au Saint Viatique; mais hélas, je ne trouvais rien à accuser, tellement j’étais aveuglée par ma perversité...»/33.

Son âme connaîtra ainsi, pendant plusieurs années, cette alternance de ferveur religieuse et d’attachement au monde, qui constitue un phénomène en somme assez normal dans la plupart des vies chrétiennes. Mais, et ceci paraît important, elle en reste lucidement consciente. Elle appartient au nombre de ceux qui ont le pressentiment d’un choix inéluctable, dont ils ne pourront s’affranchir et dont ils essaient néanmoins de retarder le moment décisif. Car s’ils écoutent l’appel intérieur, il finira par exiger tout. Entre-temps ils s’épuisent en vain efforts pour installer leur vie en un semblant d’équilibre entre piété et plaisirs naturels, — situation dont les autres paraissent jouir avec sérénité. Jugeant cet équilibre du bon sens acceptable aux autres, ils l’éprouvent pour eux-mêmes comme une trahison envers l’exigence la plus intime de leur être, et ils cherchent en vain à mettre leur vie au diapason de celle de leur entourage. C’est donc sans résultat que Maria Petyt cherche à vivre de la même vie que les autres jeunes filles de son âge.

La vocation

Lorsqu’elle eut seize ans, ses parents l’envoyèrent à Lille «pour m’éloigner, ce me semble, de l’occasion ou du péril qu’ils appréhendè-

/33. L. I, pp. 13-15.

242 rent de la part d’un officier de notre armée, cantonné chez nous, et qui paraissait vouloir prétendre à ma main ou me séduire».

Ce sont des années difficiles pour les habitants du Sud de la Flandre. Nous sommes en plein dans la guerre de Trente Ans, qui ne se terminera qu’avec le Traité de Westphalie en 1648. Le front passe et repasse à travers la contrée aux bourgades paisibles. Frédéric-Henri envahit les Pays-Bas espagnols par le Nord, les armées françaises de Richelieu les attaquent au Sud. Aussi longtemps que le Cardinal-Infant, Don Fernand, eut à sa disposition des généraux comme le Prince Thomas de Savoie, Piccolomini et Jan De Weert, il réussit à mener une guerre offensive. Mais, en 1639, l’amiral Tromp décima l’Armada espagnole dans les Downs, Piccolomini fut rappelé par l’empereur et, en 1640, les Français conquirent Arras : tout le Sud de la Flandre leur était désormais ouvert.

À Lille, Maria Petyt vit chez une demoiselle pieuse, assidue aux services religieux; elle se voit obligée de l’y accompagner : «Ainsi je pris l’habitude de fréquenter les services à l’église, mais sans dévotion, ou très peu. Je passais le plus clair de mon temps à lire, sans profit aucun, mais avec grand plaisir, les romans de chevalerie.

«À lire leurs aventures, tellement tristes parfois, j’étais émue aux larmes par une compassion toute naturelle. Ma mère me comblait de robes et de bijoux, autant que je le souhaitais sans jamais s’y opposer. Mon cœur ne m’inspirait d’autre désir que de me marier. Pour réussir un beau mariage selon mes espérances, je fis un pèlerinage à une Image miraculeuse de la Madone, et je lui adressai une prière très sotte. - Souvent depuis lors j’en ai bien ri en moi-même, tellement j’étais sotte et aveugle. - Je priai la Sainte Vierge de bien vouloir me rendre belle et de figure avenante, afin de mieux plaire à quelqu’un et de l’attirer à mon amour. Je craignais, en effet, d’être affectée d’un défaut qui déplût fort aux yeux du monde : une de mes épaules était notamment plus haute que l’autre, défaut que je m’étais procuré en tournant trop le bras pour me serrer le corsage par derrière»/34.

Qu’il soit permis, à propos de ce détail, de souligner un des aspects les plus attachants du style de notre mystique. Aux longues descriptions abstraites de son état d’âme et de sa façon de vivre, elle préfère un détail concret; l’image de la jeune fille bourgeoise, se déboîtant presque l’épaule à force de vouloir se procurer la taille de guêpe, imposée par la mode espagnole, nous en dit bien plus long que toutes les considérations générales sur sa vanité.

Mais au moment, précisément, où sa vie semble être désormais remplie par les mille et une futilités d’une existence banale la grâce fait

/34. L. I, pp. 16-17.

243 irruption dans sa conscience endormie. L’élément religieux, toujours latent, se manifeste d’une façon douce et violente à la fois : le son des cloches, à la veille de la fête de Saint Étienne, la réveille de son rêve mondain. L’émotion qu’elle en ressent est indéfinissable, vague peut-être, plus sentimentale que raisonnée, avec une pointe de romantisme avant la lettre, mais d’un romantisme tout frais et naïf. Hélas, les représentations théâtrales d’un Faust bien postérieur nous empêchent désormais de revivre, avec cette jeune fille du 17e siècle, le bouleversement intérieur, produit par le son pur des cloches, dans toute sa fraîcheur originale. «Peu de temps après (le fameux pèlerinage), raconte-t-elle, je fus subitement touchée en mon âme et éclairée d’un rayon divin, qui me fit voir clairement combien les choses périssables et tout ce qui est en ce monde est abject et méprisable...

«Cette révélation de la vérité produisit dans mon âme une émotion et un élan puissants, à quitter le monde et à aller servir Dieu dans un monastère. Il me semble que Dieu m’accorda en ce moment un avant-goût de la gloire et de la joie du ciel, afin que mon cœur se détachât plus efficacement de toute affection terrestre et se prît d’amour pour les jouissances éternelles. Cela m’arriva la veille de la Saint-Étienne, notamment de la fête de son Invention, en août. À Lille on en célèbre la fête avec grande solennité, car il est le patron de l’église principale. Ce soir donc je fus très touchée, et émue jusqu’aux larmes par le son de la cloche, et je me souviens de la grandeur des saints...

«Depuis ce moment, je conservai mon inclination à la piété et à la dévotion, je commençai à prendre goût aux choses de Dieu; j’eus même envie de faire quelque pénitence et je dormis tout un temps sur une planche, jusqu’à ce que la demoiselle chez qui je vivais s’en aperçût et m’en empêchât... De jour en jour mon affection se détachait davantage du monde, mais pas d’un seul coup, car je n’avais encore pris aucune résolution... j’aimais surtout les belles toilettes».

Revenue à Hazebrouck à dix-sept ans, après une année de séjour à Lille, elle persévéra dans ses bonnes dispositions, mais aussi dans son indécision. «C’est que je restais fort attachée aux richesses, en biens et en argent, que je voyais en grande abondance en notre maison. Mon cœur se délectait de les posséder, d’en user et d’en jouir»/35. Il ne faut pas oublier que cette jeune fille, quoique de la province, était bien flamande, et contemporaine des Anversoises aux toilettes éclatantes, peintes par Rubens.

Un jour, elle entendit un prédicateur faire l’éloge de l’état religieux. «Ses paroles percèrent mon cœur comme un glaive. Aussitôt, intérieure-

/35. L. 1, pp. 17-18.

244 ment, le Bien-Aimé se mit à m’apostropher bien durement, sans douceur, mais avec énergie, avec réprimandes et menaces en quelque sorte, me disant qu’il était temps de me décider à entrer en religion. Je m’opposai à ce mouvement intérieur avec une froide résolution, comme lorsqu’on se met contre le vent debout, tout en marchant vite pour ne pas entendre ce qu’on dit». Mais voici que, peu de temps après, un religieux, de passage à Hazebrouck, «voulut me donner à lire un petit livre avec quelques vies de saintes nonnettes/36 de son ordre. J’étais si mauvaise, et amoureuse du monde, que je refusai d’accepter le livre; car j’y voyais un piège, un filet où je me laisserais prendre — ce qui, de fait, arriva. Le religieux, en effet, insista tellement pour que je prenne son livre et le lise, que je finis par l’accepter, bien qu’à contrecœur. Lorsque j’y jetai un coup d’œil, mon cœur s’adoucit insensiblement et se fit docile à saisir le mouvement des inspirations divines; je finis par y trouver tant de goût que je ne pouvais me rassasier de sa lecture, et je méditais ces vies avec tant de plaisir, que j’y passais la moitié de mes nuits»/37.

Elle sait qu’elle s’est laissée prendre dans le filet, mais d’être prisonnière la remplit de joie. Le consentement intérieur à la vocation religieuse constitue en quelque sorte, pour Maria Petyt, une «seconde conversion». Non que l’attrait du monde ait perdu tout son charme — elle doit encore apprendre à connaître la naissance de l’amour humain et le renoncement à cet amour —, mais c’est bien ici qu’il faut situer dans sa vie cette décision intérieure dont dépendra son envergure : grandeur ou médiocrité. Extérieurement elle tardera encore longtemps à lui trouver une expression concrète et définitive. Mais déjà elle cherche à la concrétiser : la solitude et la prière l’attirent, et elle s’abandonne à leur attrait avec toute la spontanéité de son tempérament. Elle n’est toutefois qu’une simple jeune fille dans une famille nombreuse, vivant dans une maison de commerce où la vie était loin d’être tranquille et «où souvent de nombreux marchands étaient invités». Lorsque, beaucoup plus tard, l’obéissance lui commandera de raconter sa vie, nous entrevoyons encore, dans le style de la «recluse» de Malines, le sourire dont s’accompagnait l’évocation de ces souvenirs de jeunesse. Ainsi, lorsqu’il y avait des invités, «je ne restais à table que le temps qu’il fallait; aussitôt que le repas était terminé, j’enlevais mon couvert et, ayant fait révérence à la compagnie, je quittais sans mot dire la table et montais tout droit à notre chambre». Elle la partageait avec une cousine, qui vivait auprès de sa famille, et dont elle dit — l’équivoque est délicieuse — qu’elle «était aussi très dévote».

/36. Le texte néerlandais a le diminutif.

/37. L. I, pp. 19-20.

245 Depuis que le romantisme a traversé l’Europe, nous ne sommes plus guère frappés par l’association du sentiment de la nature et du sentiment religieux : ses abus ont fini par nous lasser. Nous devrions être capables d’en retrouver toute la fraîcheur dans ce témoignage naïf du 17e siècle : «Parfois je me retirais toute seule au fond du jardin, assise au bord d’un ruisseau : cet endroit retiré et solitaire m’emplissait de joie et de contentement. Je méditais sur toutes les créatures que j’y voyais, m’élevant par elles à la connaissance et à l’amour de leur Créateur. Il me semble que là, au bord de l’eau, j’aie reçu quelque visitation spéciale et consolation intérieure de mon Bien-Aimé, comme d’un époux très aimant à son élue : c’étaient de douces invites et caresses d’amour pour me lier à lui d’un amour réciproque». Dans ce milieu aisé, aux relations sociales multiples, elle essaie de vivre eremytersken : en «petite ermite». «Je me sentais très attirée par la prière intérieure, intellectuelle, et j’y passais une grande partie de mon temps». Laissée à ses propres moyens, elle développa une méthode personnelle de méditation, s’aidant d’images ou d’objets de piété : «Sans une image devant les yeux j’étais incapable de rester quelque temps en prière». D’autres fois elle pratique la lecture méditée «surtout de Thomas a Kempis et de Cantvelt/38. Bien qu’incapable de bien comprendre ce dernier livre, j’en fis pourtant mon profit, surtout de la première partie : elle me donna quelque lumière pour pratiquer la mortification des sens extérieurs»/39.

Apparemment elle ne reçut aucune direction spirituelle : sa vie de prière se développa uniquement sous l’attrait de la «voix intérieure». Il y a quelque chose de poignant dans l’image de cette jeune fille qui suit une vocation sans être aidée ni conseillée. Peut-être faut-il chercher ici la raison de cette «vocation à la solitude» qui marquera toute sa vie. À Hazebrouck Maria Petyt n’a personne à qui s’adresser. Dans les bonnes familles de la bourgeoisie flamande, on ne parle pas de sa vie intime. Cette fille de dix-huit ans, qui passe des nuits entières sans se coucher, «priant, la tête appuyée au montant du lit», n’ose même pas se confier à sa mère. Celle-ci, «ne sachant quoi penser de ce changement», l’observe discrètement et finit par interroger la cousine, qui partage la chambre de la jeune fille. La cousine répond : «Je crois que cousine Marie a choisi la meilleure part, avec Marie-Madeleine». Si lointains que soient ces souvenirs, Maria Petyt insiste pour dire que jamais elle ne lui fit de confidences : «Jamais, au grand jamais, je ne lui avais parlé de mes projets».

/38. Benoît de Canfield.

/39. L. 1, pp. 20-21.

246 Enfin, prenant son courage à deux mains, elle alla trouver ses parents dans leur chambre, chose que les enfants ne faisaient qu’aux très grandes occasions. «Je m’approchai du lit, et je m’agenouillai avec humble et affectueuse supplication pour obtenir leur consentement. Mon père me reçut fort mal, avec de dures paroles, rejetant ma prière et s’en moquant, disant que tout cela n’était qu’enfantillage». Mais la Dévote, à la rédaction de ces souvenirs, interprète miséricordieusement la réaction paternelle : «Je crois qu’il voulait m’éprouver, car j’étais encore bien jeune».

«Je n’osais plus en parler à mon père. Je m’adressai donc à ma mère, la priant de vouloir intercéder pour moi. Elle aussi, cependant, faisait ce qu’elle pouvait pour m’éprouver avec beaucoup d’astuce et d’habileté. Elle commença par m’interroger sur les raisons que j’avais de vouloir me faire religieuse, s’il y avait quelque chose dont je n’étais pas satisfaite, que si je désirais plus de robes et de bijoux, elle me les donnerait volontiers; ou bien, si je ne voulais pas d’un marchand pour mari, qu’elle me ferait épouser un avocat»/40.

Le consentement paternel enfin obtenu, il s’agit de se décider pour une des formes existantes de vie religieuse. Il semble que Maria Petyt n’ait pas examiné avec diligence cette décision ultérieure, la jugeant sans doute d’importance secondaire. Elle l’est, en un certain sens, mais la ferveur religieuse peut faire oublier à la jeunesse que l’homme est un être fort concret, dont l’organisme s’adapte mieux à telle forme de vie qu’à telle autre : si notre jeune fille avait pris le soin de s’informer davantage, elle eût sans doute évité mainte souffrance et maint détour avant de trouver sa voie véritable. Mais peut-être aussi, comme la mystique évoquant ses souvenirs aime à le croire, sans ces détours elle ne serait jamais arrivée là où la voulait le Seigneur.

Sa famille désirait la voir entrer chez les Sœurs Urbanistes à Ypres, où une de ses tantes était religieuse. Elle-même, bien qu’ayant ces sœurs en haute estime, craignait qu’Ypres fût bien trop près de Hazebrouck, et qu’elle ne pût s’y dérober aux fréquentes visites de sa famille et de ses amies. Son confesseur connaissait fort bien une abbaye de Chanoinesses de Saint-Augustin à Gand, où il avait une sœur. On opta pour ce monastère, et le confesseur adressa à la Dame Abbesse une lettre de recommandation. Priée de venir se présenter Maria Petyt, accompagnée de sa mère, fit le voyage à Gand : au monastère du Groenen Briel/41 : «Le couvent et les sœurs me plurent beaucoup, et moi aussi je leur fis bonne impression, d’autant plus que j’avais une belle voix pour chanter au

/40. L. 1, pp. 22-23.

/41. Le toponyme s’est conservé jusqu’à nos jours : au Groenen Briel, tout près du Grand Séminaire de Gand, s’élève maintenant un autre couvent.

247 chœur... On m’a raconté après, que toute la communauté était allée supplier l’Abbesse de m’admettre tout de suite».

Cette fois-ci, les événements politiques et militaires succèdent au refus paternel pour retarder l’exécution du projet. «À peine étais-je de retour à la maison, que les Français commencèrent à envahir la Flandre pour mettre le siège devant Saint-Omer. Nous avions eu tout juste le temps de fuir dans la forêt, que les Français pillèrent notre village et en massacrèrent les habitants. À cause des grandes pertes, subies dans ce pillage, et de la situation troublée de toute la région, mon père ne me permit pas d’entrer au couvent. Je fus ainsi obligée d’attendre encore une année entière, d’autant plus que le monastère demandait une dot élevée, dont mon père, en pareille conjoncture, ne pouvait si facilement disposer. Mes parents nous envoyèrent tous ensemble à Menin, chez une tante, en attendant que l’orage se calmât»/42.

Un premier siège de Saint-Omer avait eu lieu en 1638 : Maria Petyt avait alors quinze ans. Puisqu’elle se rappelle avoir été âgée «d’environ dix-huit ans» lorsqu’elle alla se présenter chez les Chanoinesses de Saint-Augustin, c’est vers 1641 qu’il faut situer les faits de guerre dont elle parle. De 1638 à 1642, le front resta mouvant, les combats intermittents, l’issue de la campagne indécise. Maria Petyt vivra déjà à Gand lorsque, en 1643-44, les troupes françaises envahiront définitivement cette région méridionale de la Flandre, y compris la petite ville de Hazebrouck. En 1644 elles occuperaient même Menin, où peu auparavant les enfants de la famille Petyt avaient trouvé un refuge temporaire. C’est que, en effet, la campagne se terminerait par un désastre pour les armes espagnoles : le successeur du Cardinal-Infant au gouvernement des Pays-Bas Espagnols, Don François de Melo, favori d’Olivarez, après avoir débuté au commandement par une victoire sur de Guiches à Honnecourt, fut, l’année suivante, en 1643, écrasé devant Rocroy par le duc d’Enghien. Puis, entraîné dans la disgrâce de son protecteur, Melo abandonna les Flandres dans un état de ruine et de chaos. Tels furent les temps troublés, dont nous percevons encore l’écho dans l’histoire de la vocation de notre jeune postulante : ils faillirent même l’en détourner. Car, décidément, cette histoire n’est peut-être pas aussi sereine qu’on voudrait la voir pour une future mystique.

Chez ses parents à Menin elle «eut honte de dire qu’elle voulait se faire religieuse». Elle se voit bientôt entourée de prétendants et, persévérant dans son silence, «je faisais comme si leur conversation et leurs assiduités m’eussent été agréables. Elles finirent d’ailleurs par l’être

/42. L. I, p. 25.

248 pour de bon. Mon affection tomba sur l’un d’eux. N’eût été que mes parents me rappelèrent à la maison, chose sûrement inspirée par mon Bien-Aimé, je me serais trouvée en grand danger de me noyer dans le monde et d’abandonner la vie religieuse. Car l’amour était grand, de part et d’autre».

De retour dans cette maison paternelle, où elle avait vécu les premières joies spirituelles après le consentement à l’appel intérieur, la jeune fille se reprend et retrouve la sérénité de son âme. Elle trouva le courage de ne pas répondre aux lettres de son amoureux, et même de ne pas les lire, «ce dont il faut remercier Dieu, qui me retenait de la main». La guerre ne lui permet toujours pas de partir pour Gand; mais elle dispose désormais de ses toilettes mondaines et de ses bijoux, et ne paraît plus que vêtue «d’un habit simple... comme une demi-Dévote»/43.

Cette période d’attente dura environ un an. Bien que Maria Petyt ne cachât plus ses intentions et qu’elle eût «porté tous ses bijoux en or et ses pendants à une statue de la Sainte Vierge, pour l’en parer», elle fut encore une fois demandée en mariage, raconte-t-elle «par un jeune homme beau, riche, et sérieux, qui auparavant déjà m’avait recherchée. Je lui parlai donc avec beaucoup de franchise, de courage et de décision, lui disant que j’avais choisi de vivre une vie d’ange, que je n’étais plus capable d’aimer quelque chose en ce monde, et autres propos de ce genre dont je ne me souviens plus très bien... Ne s’attendant pas à pareille réponse, le jeune homme en resta tout penaud. Il me fit ses adieux et depuis ce jour me laissa la paix»/44.

Son désir d’entrer au couvent devenant plus pressant de jour en jour, elle en voyait la réalisation différée par une guerre qui semblait devoir s’éterniser. Souvent elle alla «pleurer amèrement» auprès de sa mère. Un jour c’en fut trop pour la bonne femme, de voir l’aînée de ses filles toujours en larmes. Elle sut convaincre son mari de ne plus attendre que la paix fût revenue, pour la laisser suivre sa vocation. Jan Petyt fit donc le voyage à Gand et y régla avec l’abbaye la question de la dot. Bientôt après la mère et la fille refirent le même voyage : «Ainsi ma mère alla m’offrir au couvent, et y fit ses adieux avec grand bonheur et contentement»/45.

43. M. 53r traduit : quasi filiae devotae. Mais le texte original : een hah'e Gheestelij-cke dochter semble bien indiquer que, parmi les Dévotes, s’était établie une certaine hiérarchie, reconnaissable à la façon de s’habiller.

44. L. I, pp. 26-27.

45. L. I, p. 28.

249 Les voies du Seigneur

Maria Petyt nous a laissé très peu de détails sur sa vie à l’abbaye du Groenen Briel. Il semble que dans sa vie spirituelle ce séjour ait laissé peu de traces et que la formation qu’elle y reçut ne l’ait guère marquée. Elle parle cependant avec la plus grande vénération des moniales et de leur esprit de prière et de mortification. Comme les autres postulantes et novices, elle commença l’année de probation qui précède la vêture. Elle y fut toutefois admise après huit mois seulement «parce que je connaissais si bien le chant». Ce fut la dernière bonne nouvelle qu’elle put écrire à sa mère : celle-ci mourut peu de temps après. «Sa mort me causa une très grande tristesse, non pas parce que je lui étais restée trop attachée, mais parce qu’il me semblait que j’aurais eu besoin de son appui jusqu’à ma profession. L’abbesse me donna beaucoup de consolation, disant qu’elle allait désormais me la remplacer, et que je devais prendre la Sainte Vierge pour mère».

Mais, encore avant d’avoir pris l’habit, elle avait noté par moments certaines défaillances de sa vue. Elle cacha soigneusement ce défaut. Cependant, peu après la cérémonie de la vêture, il lui arriva de devoir interrompre soudain soit le chant au chœur, soit la lecture au réfectoire : elle n’y voyait plus. Comme les symptômes de cette maladie n’étaient pas apparents, certaines moniales prétendaient qu’elle simulait, pour avoir un prétexte de quitter l’ordre. On attendit cinq ou six mois encore, puis il fut décidé de la renvoyer, puisqu’elle était incapable de satisfaire aux exigences de l’Office, et qu’on ne pouvait en dispenser. «Ce m’était une souffrance au-delà de toute souffrance, il me semblait épuiser en pleurs toutes les sources de mon être, et perdre la vue par l’excès de mes larmes».

Puisqu’elle ne pouvait être admise comme moniale, désirant ardemment rester à l’abbaye, Maria Petyt supplia qu’on la gardât comme sœur converse. Les religieuses l’en dissuadèrent «par affection, disaient-elles : que, jeune comme je l’étais et délicate de constitution, je n’aurais pas la force de supporter les fatigues et les travaux qu’on demandait aux sœurs converses, surtout en ce couvent où elles devaient, comme les hommes, exécuter les travaux serviles. Elles me disaient : mon enfant, tu ne sais pas ce que tu demandes. Le jour où tu t’en rendrais compte, tu ne pourrais plus être heureuse en ton état. Il me semblait donc mourir de douleur à la pensée d’être obligée de retourner à la maison paternelle»/46.

«La décision de me laisser partir fut donc fermement arrêtée. À partir de ce moment, je fus séparée de la communauté : ainsi on ne me per-

/46. L. I, p. 30.

250 mit plus de partager la vie régulière des autres; je me trouvai comme un membre amputé du corps. Sans communication ou relation aucune avec les religieuses, pendant trois semaines environ, jusqu’à ce que mon père fût venu me chercher. Tel était l’usage, apparemment, en ce couvent : lorsque le renvoi de quelqu’un avait été décidé, on ne permettait plus aucun contact avec la communauté. Cette séparation cependant me fut extrêmement dure, une lourde croix, d’autant plus que je remarquai bien que plusieurs continuaient à se persuader que je feignais mon infirmité aux yeux pour avoir un bon prétexte de m’en aller. D’aucunes se moquaient de moi, d’autres me firent comprendre que si j’avais été plus fervente, on ne m’aurait pas renvoyée. À leur avis, on n’avait pas noté en moi toute la ferveur désirable. Car, disaient-elles, les novices doivent être si ferventes qu’il faut les retenir : elles ne se contentent pas d’obtempérer aux prescriptions de la Règle, mais cherchent toujours à faire davantage». Et Maria Petyt d’ajouter une remarque, qui nous révèle déjà l’attitude d’une âme appelée à l’oraison passive, devant un système de règles et de prescriptions, qu’on ne voit plus pour ce qu’elles sont : des indications montrant le chemin à l’obéissance, mais que l’on considère en quelque sorte comme une formule dont l’application intensifiée procurerait infailliblement la perfection : «Mais moi, je n’étais pas si fervente, car je ne me souciais guère de faire plus que ce que les règles du couvent prescrivaient et que ce que me commandait l’obéissance à ma Maîtresse. Tout cela, je l’accomplissais, je pense, avec fidélité et zèle. Car, étant d’un tempérament modéré, peu ou guère sujette aux mouvements de passion, je me contentais facilement de se que j’avais à faire»/47.

La première fois qu’elle vit, au couvent, «des instruments de pénitence, chaînettes et disciplines», elle n’avait pu réprimer un mouvement naturel de répulsion; s’étant ensuite administré quelques bonnes disciplines, elle ne s’en effraya plus.

Maria Petyt ne connaissait personne à Gand. Au moment où elle va rentrer dans le monde, sa meilleure amie parmi ses anciennes co-novices, devenue «Dame Victoria» au moment où ces souvenirs sont rédigés, la recommande à une béguine du Petit-Béguinage. Maria Petyt vit la porte du couvent se refermer derrière elle, elle se trouva toute seule dans les rues de la grande ville inconnue; mais, forte de sa recommandation, elle alla frapper à la porte de la béguine qui avait promis de la recevoir. Hélas, celle-ci était tombée malade : c’était dans un couvent de bonnes sœurs, où elle était soignée, qu’elle la retrouva. Par charité on

/47. L. I, pp. 31-32.

251 accepte de loger la jeune fille au couvent, pour une seule nuit. Le lendemain cependant, on se dévoue pour lui trouver un logis. Mais dès qu’on en a découvert un, on la laisse à ses propres moyens, «et je me trouvai là, toute seule, désolée, abandonnée et comme répudiée du monde entier».

C’est qu’elle-même, poussée par une sorte d’instinct, avait refusé de retourner à Hazebrouck. Pourquoi? Mystère. Maria Petyt ne répond pas à cette question. Au moment de la rédaction de ses souvenirs, elle a pu juger, avec raison, que sa vie ultérieure était la réponse la plus claire et la plus valable. Mais au moment des événements, la vie lui impose une solitude, et des plus dures, que certainement elle ne cherchait pas. Elle se sent perdue et n’a pas de relations à Gand; on refuse de la recevoir à l’abbaye du Groenen Briel lorsque, dans sa détresse, elle y cherche un contact humain : «au susdit couvent je ne trouvai aucun refuge, bien au contraire»/48.

Dame Victoria encore lui avait recommandé comme directeur spirituel un certain Père Canne. Le Père se montra taciturne, lui refusant toute direction, se contentant d’écouter sa confession. Malgré les instances de Maria Petyt, qui désirait vivement quelque conseil précis et éprouvait plus que jamais le besoin d’un peu de direction, il préféra attendre un mois avant de se prononcer. Ce fut peut-être le mois le plus dur de sa vie. On pourrait difficilement soutenir qu’une influence extérieure ait poussé Maria Petyt à la vie contemplative : l’atmosphère familiale, déjà, n’y avait guère été propice; aux moments décisifs toute direction véritable lui manqua. Et pourtant sa vie de prière s’était mise à fleurir, petite plante sauvage, loin des sentiers tracés ou des jardins clos des «écoles».

Le noviciat ne semble lui avoir donné ni grande lumière ni méthode pour faire oraison. Elle y avait appris, toutefois, la valeur de l’humble obéissance aux pratiques de la règle et, par là, probablement pour la première fois de sa vie, la nécessité d’une direction spirituelle.

Les premiers temps de son séjour à Gand, elle vécut seule. Le mot woninghe : «habitation», qu’elle emploie, peut aussi bien désigner une maison qu’une chambre. Probablement on lui avait trouvé une maisonnette de béguine : il appert bien du texte, que cette maison était située «à presque une demi-lieue de l’église». Mais, précisément, les habitantes du Petit Béguinage n’avaient-elles pas coutume d’assister aux offices à l’église du Grand Béguinage? Quelques pages plus loin, en effet. Maria Petyt raconte : «J’avais pris une telle habitude de mortifier ma vue, que certaines béguines demandèrent à notre Grande Demoiselle si j’étais

/48. L. I, p. 33.

252 aveugle»/49. Les béguines, pour proverbialement curieuses qu’elles fussent, ne se seraient pas adressées à la Grande Demoiselle pour s’informer au sujet d’une Dévote vivant dans un autre quartier de la ville. Et Maria Petyt ne parlerait pas de «notre Grande Demoiselle» si, tout en n’étant pas béguine, elle n’avait pas vécu au béguinage et ne s’était sentie un peu de la famille.

Autant qu’on puisse en juger, son nouveau milieu n’influença pas plus sa vie spirituelle que ne l’avait fait son noviciat. Elle parle de pratiques religieuses, comme du chemin de la croix qu’elle fait avec les béguines, mais non d’incidences qui auraient agi sur sa vie de prière ou qui lui auraient donné une nouvelle direction ou orientation. Pourtant, au début du 17e siècle encore, sous l’impulsion de Pelgrum Pullen et de Claesinne de Gand, le béguinage de Gand avait été un centre de vie spirituelle, et même mystique. Maria Petyt, toujours empressée à nous signaler les bons conseils, les vues enrichissantes et les influences reçues de son entourage, n’eût pas manqué de nous en parler, si elle avait rencontré au béguinage une âme capable de comprendre ses aspirations ou de lui donner quelque directive spirituelle. Même son confesseur, le Père Carme dont elle ne dit pas le nom, paraît avoir été plus zélé qu’éclairé : lorsqu’il eut accepté, après quelques semaines de prudent refus, de la diriger, il semble assez embarrassé sur les conseils à prodiguer. Cette jeune Dévote, à l’âme assoiffée de contemplation, mais qui venait d’être déclarée inapte à la vie religieuse par des moniales hautement réputées, devait un peu l’inquiéter. S’agissait-il d’une véritable vocation ou d’une tendance morbide, d’une inclination un peu fanatique et, au fond, d’une dureté de caractère plutôt orgueilleuse? Bien plus que la détresse spirituelle, où se débattait Maria Petyt durant les premiers temps de sa situation incertaine, la fidélité tenace de sa pénitente et la sérénité surnaturelle de son assurance d’être appelée, quoique d’une manière muette et indéfinie encore, durent le persuader d’assumer la direction. Entre-temps, en l’absence de toute aide humaine, Dieu se chargea de sa conduite et l’amena à un acte intérieur d’abandon total, décisif pour sa vie ultérieure. En effet, la pauvre fille découragée renonçait désormais à toute tentative d’entrer en religion, mais aussi à la tâche, louable et charitable pourtant, de retourner à la maison paternelle pour s’occuper de sa famille : «Ma mère étant morte quelques mois auparavant, et moi-même étant l’aînée des enfants, ce devoir semblait m’incomber. De plus, me trouvant si seule, abandonnée et repoussée de tous, ne connaissant personne en cette ville, pas plus que si j’y fusse tombée du ciel, je ne savais ni vers où me tourner ni quoi entreprendre.

/49. Le titre de la supérieure d’un Béguinage était Groot-Juffrouw L. I, p. 37.

253

«J’endurai un extrême combat, suspendue comme en balance avec moi-même : allais-je me tourner entièrement vers Dieu, consacrant tout doucement le reste de ma vie à son service, dans la solitude, aussi loin que possible des hommes? Ou bien allais-je rentrer à la maison paternelle? ... Quant à retourner dans le monde d’une autre manière, la pensée ne m’en est jamais venue.

«Me trouvant ainsi irrésolue, Dieu fit pénétrer un rayon dans mon âme, m’attirant à lui pour que je me jette comme un enfant dans son sein paternel, avec amour filial et confiance en Lui seul. Ce rayon de grâce opéra instantanément, de sorte que je me sentis soudain toute réconfortée et affermie en Dieu. Toute souffrance et angoisse disparurent. Que j’eusse à souffrir des autres avait perdu toute importance. Je me sentais tellement comblée et à mon aise avec mon Bien-Aimé qu’il ne me semblait plus rien désirer ni faire aucune attention aux hommes : ce qu’ils me faisaient, ce qu’ils disaient ou pensaient de moi, j’en faisais cas comme du vent.

«Il me semble que, pour une grande part, à partir de ce moment, cette grâce me soit toujours restée»/50.

«Mon confesseur, notant combien la grâce progressait, augmentait, et opérait en moi, semblait se demander par quelle voie me diriger et quels exercices spirituels m’imposer. Il m’enjoignit donc de me rendre à une église quelque part, d’y rester en silence devant le saint sacrement et de prier avec instance pour recevoir la grâce et la lumière de connaître la voie par laquelle il plairait à Sa Majesté de me conduire, et de m’attirer à Elle. Lorsque j’en aurais reçu l’inspiration, je devais mettre tout par écrit et le lui transmettre. Ce que je fis.

«Or, au cours de cette prière, mon Bien-Aimé me donna une telle connaissance de la manière de prier, et des exercices intérieurs à accomplir, il me fit voir si clairement par quelle voie il voulait me mener, que j’en remplis bien une feuille entière. Mais le contenu de mes lumières était d’une si grande perfection et d’une telle pureté, qu’aujourd’hui même je ne les ai pas encore pleinement mises en œuvre. Mon Bien-Aimé me montra la fin à laquelle il m’appelait. Mais je n’en comprenais pas la substance comme je la comprends maintenant, car il me semble que toute ma vie, à longueur de journée, j’aurais assez à faire pour vivre à la perfection l’enseignement qu’alors intérieurement je reçus.

«Lorsque mon confesseur eut lu ma feuille, il m’humilia et me mortifia joliment : vous ne savez ni ne comprenez rien, dit-il, à ce que vous avez écrit là. Et il disait vrai. Souvent en moi-même j’en ai été toute

/50. L. I, p. 34.

/51. Feuille : blad, normalement pliée en quatre = 8 pages de cahier.

254 confuse, et j’en ai bien ri à part moi. Comment osai-je arriver avec ces doctrines très élevées et plus que pures, moi qui, pour ainsi dire, faisais à peine les premiers pas dans le sentier de la vertu et de la vie intérieure? Je suppose que mon Bien-Aimé me proposa et m’enseigna alors le terme où je devais arriver, afin que mon confesseur lui aussi s’en inspirât un peu pour ma direction, — ce qu’il fit d’ailleurs selon la grâce qui était en lui».

Notre auteur s’est-il permis une ombre d’ironie? La direction qu’elle allait recevoir pendant environ quatre ans consistait surtout dans l’accumulation des pénitences et dans la complication des pratiques : «Avant tout il me fit faire beaucoup de pénitences, et la mortification très stricte de tous les sens, surtout de la vue et de la parole... Parfois il m’ordonna de froisser ma belle collerette, d’enduire de craie blanche la coiffe de ma cape. Quant aux pénitences corporelles, elles étaient assez lourdes... il m’ordonna de prendre tous les jours la discipline pendant six semaines. Je devais, en outre, porter jour et nuit sur mon corps, aux bras et aux jambes, des chaînettes à pointes. Elles me mettaient à la torture, surtout aux repas, alors que le corps se dilate et que les pointes pénètrent dans la chair. Ce que les jambes en souffraient, lorsqu’il fallait faire un long trajet, s’agenouiller, dormir, etc.! Jamais je n’osais faire le moindre signe que cela me faisait atrocement souffrir, craignant de manquer à la simple obéissance. Car il m’avait ordonné de les porter jusqu’au moment qu’il dirait.

«Après trois semaines, il me demanda comment je m’en trouvais. Je lui répondis : Mon Père, je sens que j’en suis très affaiblie. Peut-être ne me comprit-il point, je ne sais. Il m’ordonna donc de continuer jusqu’à nouvel ordre, et moi j’y persévérai en toute simplicité. Après six semaines il me demande si je portais toujours ces instruments de pénitence. Je répondis que oui. Alors il en fut tout perplexe et consterné, s’excusant de ce qu’il eût oublié de révoquer l’ordre donné»/52. La mystique en porta les cicatrices toute sa vie.

D’autres décisions de son confesseur cependant témoignent de plus de jugement et même d’une certaine ingéniosité. Il sut respecter la liberté de sa dirigée tout en empêchant qu’elle ne se développât trop en solitaire et par là ne devînt une individualiste trop originale. Il ne lui imposa pas de compagnes, dont le caractère peut-être eût trop différé du sien, mais «après que j’eus vécu cinq ou six mois au Béguinage, mon confesseur m’envoya une Dévote, pour que nous fassions ensemble le pèlerinage à Sainte Anne de Bottelaar. Sur le chemin du retour, nous eûmes, sans le

/52. L. I, pp. 37-38.

255 savoir l’une de l’autre, une même inspiration, au même instant. Cette Dévote me dit : “Ma sœur, il me vient quelque chose à l’esprit au sujet de nous deux, mais je n’ose pas le dire”. À quoi je répondis : “À moi aussi, il m’est venu quelque chose à l’esprit”. Elle insista donc pour que je dise de quoi il s’agissait. Je dis : “Il me semble que Dieu ait disposé que nous habitions ensemble”. Sur quoi elle répondit avoir eu la même pensée, mais de ne pas bien voir comment la chose pourrait s’arranger, vu que quelques cousines auxquelles sa mère était fort attachée, habitaient chez elle.

Elle fit part à notre confesseur de l’idée qui nous était venue sur la route de Bottelaar. Il l’approuva, et vint même expliquer la chose à la mère. Celle-ci se déclara tout de suite d’accord, et fit déménager les cousines. On en fit de grands commentaires dans le cercle des amis : qu’à cause de moi elles avaient été obligées de s’en aller»/53.

Cette nouvelle demeure ne semble pas avoir été située au Béguinage, et Maria Petyt n’a plus guère eu de relations suivies avec les béguines : ces relations, quoique très amicales, n’avaient jamais pris le caractère d’échanges spirituels.

Jusqu’au moment où il relate la rédaction du fameux programme de vie spirituelle, le récit de Maria Petyt suit plus ou moins fidèlement le cours des événements. À partir de ce moment, il abandonne l’ordre chronologique, se laisse aller à des considérations sur les vertus, mêle un peu les époques (p. ex. les dernières années de la vie de son père et sa mort édifiante, survenue seulement en 1663, mais racontée ici), et donne des conseils sur la pénitence et sur la modération. Elle s’excuse de ces digressions, essaie de reprendre le récit au point où elle l’a laissé, mais l’oublie aussitôt pour quelque autre remarque qu’elle juge importante. Ces pages d’une prose en quelque sorte impressionniste peuvent être intéressantes pour l’histoire de la littérature néerlandaise. Ici cependant, nous nous contenterons d’en noter les textes qui nous donnent des informations, bien modestes d’ailleurs, sur la vie extérieure de notre mystique. Parfois il sera possible d’en dégager quelque trait, permettant d’éclairer l’un ou l’autre aspect qui n’est pas sans retentissement sur son évolution spirituelle.

L’ordre de vie de Maria Petyt et de sa nouvelle compagne est décalqué sur celui des couvents. Certains éléments en sont empruntés à la règle des Carmélites, tout en préparant à l’émission des promesses du Tiers-Ordre. Leur confesseur établit un règlement. Elles eurent deux heures de méditation par jour, les observances du jeûne et de la discipline des Carmélites,

/53. L. 1, pp. 45-46.

256 des temps fixes pour les lectures et les colloques spirituels. Maria Petyt suit l’ordre du jour à la lettre, s’imposant l’observation la plus stricte de la Regulariteyt : «Afin de pouvoir, tout au long du jour, observer et suivre ponctuellement les heures indiquées par l’ordonnance du temps, je portais toujours le sablier sur moi : me promenant au jardin à l’heure de la récréation, ou allant à l’église, je l’emportais et je l’attachais sous mon tablier. Aussi ma consœur disait-elle souvent en riant que, s’il eût fallu me peindre, on aurait dû me représenter tenant un sablier à la main». Dieu «m’accorda la grâce qui me rendit admirablement service, que par charité je me consacrais volontiers au service domestique, pour faire la cuisine, faire la vaisselle ou la lessive lorsque ma consœur en était empêchée ou ne pouvait s’en tirer toute seule... Ainsi il se fit que sa mère et elle-même s’accommodèrent parfaitement de notre penchant intérieur et de notre attrait à la dévotion. Je gagnais leur cœur, apparemment, par mes services, et elles s’attachèrent à moi avec grande affection. Elles finirent par déposer entre mes mains toutes choses concernant leur famille pour que j’en dispose d’après mon jugement et à ma satisfaction. J’en profitai comme d’une occasion envoyée de Dieu pour tout arranger selon que sa grâce parut m’y pousser ou attirer». Voici les invitations et les visites réduites au strict minimum, le menu devenu plus sobre : un seul repas complet par jour. Le soir, sauf les dimanches et jours fériés, on se contente d’une «tartine». Les fruits sont, tout doucement, rationnés. Nous ignorons ce que dut en penser la famille de cette «Veuve spirituelle et de sa Fille, qui s’accommodaient entièrement à notre désir, au grand contentement et à la satisfaction de leur âme». Les médisances dont pendant quelque temps les Dévotes feront l’objet, s’expliquent quelque peu par ce mode de vie assez singulier pour des personnes qui ne sont pas des religieuses. Nos Dévotes, comme nombre de leurs consœurs, sont, au 17e siècle, aussi mal vues des autorités ecclésiastiques que les Béguines l’avaient été aux siècles précédents. Les trouvant établies sous la direction des réguliers, le clergé séculier des paroisses avait peu d’autorité sur elles. Si, tout en refusant d’entrer en religion, elles se mettaient à former des petites communautés, somme toute indépendantes, celles-ci devenaient facilement des foyers d’illuminisme ou de mystique peu orthodoxe, et par le fait même de leur existence suspectes. Mais au cours des six années à peu près, que Marie Petyt vécut à Gand, la méfiance et les commérages se calmèrent peu à peu : elle finit même par y jouir d’une certaine réputation de sainteté. Ce lui fut «une grande croix» : «J’ai toujours haï toute expression affectée de dévotion dans la figure ou la façon de parler... Il y avait des gens qui me priaient de les assister dans leur agonie, comme s’ils avaient espéré obtenir de Dieu, par notre présence, quelque aide et consolation spirituelle.

257 D’autres, même des religieux, m’ont plusieurs fois demandé ma bénédiction, me priant de bien vouloir les instruire en des choses concernant leur vie intérieure et leur conscience : mais je n’ai jamais voulu le faire (si ce n’est tout récemment, lorsque l’obéissance m’en donna l’ordre). Je fuis ces choses comme un serpent.

Les enfants de la rue et les mendiants à la porte de l’église criaient parfois — s’ils se moquaient de moi ou s’ils prenaient la chose au sérieux, je ne l’ai jamais su — : ‘Voici la sainte qui vient, faites-lui place’, en me saluant profondément. Parfois, quand je pensais qu’ils se moquaient de moi, la chose me faisait rire; d’autres fois, tout cela m’affligeait au point que je ne pouvais m’empêcher d’en pleurer abondamment...”/54.

Elle n’était pas, cependant, restée insensible à l’estime des hommes. Lorsque plus tard, avec ses deux compagnes, elle aura quitté Gand pour aller vivre à Malines, les cercles dévots du lieu virent les nouvelles recrues d’un mauvais œil. Pendant “dix ou onze ans” Maria Petyt y sera l’objet de suspicions et de calomnies, de visites “spirituelles” qui ressemblent à des perquisitions, enfin de tous les agacements dont le milieu “croyant” très fermé d’une ville de province se sert parfois pour se délasser. “Un jour on nous avertit qu’un préposé du tribunal ecclésiastique” était en route pour venir visiter notre maison afin de nous séparer, à cause de notre mauvaise vie, et pour nous renvoyer ainsi de la ville. À cause de notre conduite scandaleuse et malhonnête l’Évêque nous avait chassées de la ville de Gand. Autour de la maison tous nos voisins étaient à leur porte pour voir comment les choses se passeraient». Mais personne ne vint : le bruit n’avait été qu’une calomnie de plus.

Plus tard, la mystique jouit à Malines d’une plus grande estime encore qu’à Gand : les bonnes gens y prirent l’habitude de venir recommander toutes sortes de causes à sa prière.

*

Revenons à la jeune Dévote et à ses deux compagnes, telles qu’elles étaient établies à Gand. Après une année de «noviciat», son confesseur l’autorisa à faire entre ses mains la «profession» de tertiaire du Carmel : «Un vendredi saint, promettant obéissance, et chasteté perpétuelle, selon le susdit Tiers-Ordre, et choisissant le nom de Sainte Thérèse, à côté de mon propre nom, à savoir Sœur Marie de Sainte-Thérèse, à cause d’une dévotion particulière que j’éprouvais pour cette sainte Mère»/56.

/54. L. I, pp. 78-79.

/55. Le texte néerlandais, L. I, p. 80, a simplement : dat-nen op wegh was = “qu’on était en route”. Nous suivons M 72v, qui semble rendre la version originale : Quodam tempore nobis denunciabatur officialem curiae spiritualis esse in via.

/56. L. I, p. 52.

258 Sous la direction de Michel de Saint-Augustin, elle renouvellera, quelques années après, ses promesses de tertiaire. Maria Petyt n’a jamais prononcé des vœux de religion. Même si, après sa mort, on a plus ou moins incorporé la mystique à l’Ordre auquel elle avait été liée d’une grande affection et dont elle avait pleinement vécu la spiritualité, Maria Petyt n’a jamais été une religieuse au sens reconnu par l’Église, n’ayant même jamais prononcé les trois vœux. La désigner sous un nom de religion, comme certains auteurs récents ont tendance à le faire, ne peut que prêter à équivoque. Nous préférons donc lui laisser son nom de famille.

Son directeur s’évertuera encore pendant trois ans à lui trouver nombre de mortifications et d’exercices, aptes à la faire parvenir à une plus grande abnégation de soi. Alternativement les deux Dévotes exerçaient la fonction de Supérieure pendant quinze jours. Toutes les semaines elles changeaient de chambre. «De même, il m’ôta mon crucifix et tous mes petits tableaux, pour lesquels je paraissais avoir quelque dévotion, afin que je ne m’y attache pas trop sensiblement, — car, au début, mon affection était fort portée sur de tels objets...

Il jugea bon, de nous laisser prendre plusieurs fois par an, par manière de délassement, quelque chose de plus en nourriture et en boisson. Nous devions par exemple boire un peu de vin. Pour ces choses-là j’ai toujours éprouvé en moi une certaine souffrance et contrariété. Mais pour rendre cette récréation plus spirituelle, nous y invitions quelques bonnes âmes pauvres, qui en avaient bien besoin : tout notre délassement consistait à procurer à ces pauvres épouses du Christ un peu de douceur et de joie».

«Après quatre ans, il plut à Dieu que notre confesseur allât vivre ailleurs». C’est alors que Maria Petyt et sa compagne s’adressèrent à un jeune Père Carme, nommé professeur de philosophie à Gand, pour qu’il voulût bien se charger de la direction de leurs âmes.

«Auparavant déjà il m’avait semblé qu’il servirait bien notre esprit et y serait adapté, car je le considérais comme un homme vertueux, mortifié, silencieux, recueilli, spirituel et intime, qui m’aurait bien fait avancer dans la perfection, et dans la vie de prière que je désirais si ardemment. J’avais l’impression, en effet, que j’avais besoin d’un autre enseignement et d’une direction différente». Michel de Saint-Augustin lui enseigna le véritable esprit du Carmel, résumé par Maria Petyt en ces termes : «À savoir, prière continuelle, et conversation avec Dieu par l’exercice diligent de la présence divine, nourrie et entretenue par une mortification constante et le renoncement à toutes choses créées, enfin les trois vertus divines de foi, d’espérance et de charité... Je ne me trompai pas dans mes prévisions, et je trouvai même beaucoup plus que ce que j’avais espéré. Lorsque je commençai à entendre et à goûter son

259 enseignement, je sentis bien que Dieu même m’avait menée à lui, et qu’il devait être mon guide spirituel pour me mener là où Dieu voulait me voir»/57.

Michel de Saint-Augustin ne cherche pas tant à bourrer la journée de sa dirigée de nombreux exercices extérieurs ou de pratiques multiples, qui sont censés procurer l’union avec Dieu du seul fait qu’elles requièrent une abnégation continuelle, qu’à donner à sa vie intérieure un contenu et une orientation. Il lui apprend à méditer sur l’humanité du Christ. Dans les chapitres consacrés à la vie intérieure de la mystique, nous verrons comment cette méditation s’allie à la simplification graduelle de l’oraison.

Nous ne possédons plus les notes que Maria Petyt recueillit de cet enseignement durant les seize mois que Michel de Saint-Augustin fut son confesseur à Gand. Nous pouvons être persuadés cependant que les écrits spirituels de la mystique sont tout imprégnés de cette doctrine. Pour la première fois de sa vie, après tant d’années de solitude spirituelle, où elle avait instinctivement et avec une fidélité obstinée, malgré l’apparente faillite de sa vocation religieuse, tentée d’interpréter l’appel de Dieu et d’y répondre avec les pauvres moyens à sa disposition, cette âme assoiffée de prière rencontre quelqu’un qui comprend sa vocation et qui est capable de la diriger. Maria Petyt a vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Trouvant enfin un confesseur qui soit en même temps un vrai père spirituel, il aurait été étonnant qu’elle ne se fût pas attachée à lui. Elle l’idéalise, l’entoure de toute l’admiration fervente des âmes simples. Elle ne s’en cache pas, et, au moment de rédiger ces souvenirs, elle décrit son attitude en ces années lointaines avec une bonne grâce non dénuée d’humour : «Je le considérais véritablement comme un ange dans un corps humain. Lorsque je me trouvais en sa présence, mon respect et ma vénération étaient aussi grands que si je m’étais trouvée devant Dieu. C’est à peine, si j’osais le regarder et, si parfois je levais les yeux sur lui pendant qu’il disait la messe ou pendant l’office, sa vue m’élevait toujours à Dieu, et m’incitait au bien et à la vertu. M’étant mise à douter si je pouvais bien agir de la sorte, et s’il ne s’y mêlait pas quelque sensualité cachée, je lui demandai comment faire pour agir au mieux. Il me répondit : il est plus sûr de vous mortifier en cela».

Au moment où Michel de Saint-Augustin fut nommé maître des novices et dut quitter Gand, pour assumer bientôt des charges plus importantes dans l’Ordre (il ne serait plus désormais que prieur, provincial, commissaire général), Maria Petyt traversait précisément une

/57. L. I, p. 53.

260 période de grande aridité spirituelle. Aussi avait-elle l’impression de pouvoir moins que jamais se passer de ses conseils. «Il m’assura que de trois choses l’une : ou bien Dieu enverrait quelqu’un pour m’aider, ou bien Il me réconforterait Lui-même, ou bien Il me délivrerait de mon supplice et de ma souffrance spirituelle. Il en fut comme il avait prédit : peu de jours après son départ, le Bien-Aimé me délivra de toute peine et souffrance»/58.

Maria Petyt l’avait prié de continuer à la diriger. Tout d’abord il avait refusé; sur ses instances il finit pourtant par accepter : elle lui écrirait tous les quatre mois pour rendre compte de sa vie intérieure. Elle s’y tint pendant quelque temps, du moins à en juger d’après les écrits publiés : très peu semblent dater d’avant les années 1657-58. Après 1659, Maria Petyt lui écrit plus longuement et plus fréquemment, rendant compte de toutes ses expériences mystiques et de tous les mouvements de son âme : alternances d’angoisse désolée et de plénitude, descriptions des épiphénomènes de l’expérience mystique, doutes et certitudes. Plusieurs fois même elle entreprend le voyage à la ville où son directeur réside, afin de solliciter des conseils ou un enseignement plus explicites. C’est ainsi qu’elle obtient, étant venue le voir à Malines, de pouvoir renoncer à tout usage de viande. Michel de Saint-Augustin toutefois, fort sagement, ne lui accorde pas immédiatement cette permission : Dieu doit donner d’abord quelque indication de son bon plaisir. Revenue à Gand, notre Dévote commence à éprouver un vif dégoût pour les plats de viande; elle se sent indisposée chaque fois qu’elle se force d’en manger. Son père spirituel cependant ne lui permet l’abstinence totale qu’après une période d’essai plus prolongée, et après s’être informé par écrit auprès des pieuses compagnes dont elle partage la vie. Si l’abstinence avait constitué un dur sacrifice, exigeant un effort quotidien de la volonté, il la lui aurait interdite. Mais il ne s’y oppose plus lorsqu’il croit pouvoir constater que la grâce agit suaviter, et que le sacrifice correspond en quelque sorte au désir d’une nature qui y est déjà prédisposée.

Mais, toujours davantage, Maria Petyt se sent attirée vers une vie encore «plus abstraite, solitaire, inconnue, pauvre, comme celle d’une ermite ou d’une recluse». À cette époque elle reçoit la visite d’une «âme pieuse» qui a exactement les mêmes aspirations qu’elle. Elles voudraient bien s’unir pour les mettre à exécution, mais les circonstances ne semblent guère s’y prêter : la veuve et sa fille, qui avaient ouvert leur maison à Maria Petyt, se trouvaient moins de goût pour une vie dévote contemplative que pour la vie active. Il fallait donc, en toute discrétion, chercher un nouveau domicile.

/58. L. I, p. 64.

261 Mais voilà «qu’en ce temps vint à mourir un vieillard, qui vivait à Malines, dans une maison appartenant à nos Pères, située tout juste à côté de et attenante à l’église. On l’appelait l’Ermitage, parce que jadis une recluse avait vécu dans cette maison.

Le Supérieur jugea que cette maison convenait parfaitement à un genre de vie aussi abstrait et retiré que je le désirais. En y installant un petit oratoire, d’où nous pourrions faire nos dévotions et entendre nuit et jour les offices des religieux, nous aurions la possibilité de vivre comme retirées du monde.

Le projet me plut beaucoup, et je me rendis aussitôt à Malines»/59. Toutes choses étant réglées, Maria Petyt occupa la maison en octobre 1657, accompagnée des deux bonnes femmes chez qui elle avait habité à Gand, et qui lui étaient trop attachées pour la laisser partir seule. Mais la maison étant maintenant à elle, elle y introduisit aussi le mode de vie qui était de son goût. L’allure en fut trop sévère pour nos deux Gantoises. Après un an et demi de mortifications, elles s’en retournèrent à Gand «sous quelque beau prétexte», mais en toute amitié. Heureusement l’âme sœur, qui partageait ses aspirations et qui était déjà venue lui en parler à Gand, put se libérer des obligations qui la retenaient encore et la rejoignit après quelque temps à Malines. Elles commencèrent une vie plus austère et plus retirée qu’auparavant. «Après qu’elle se fut exercée pendant deux ans ou plus, et qu’entre-temps notre ordonnance et forme de vie avaient été approuvées par notre T.R. Père Général, toutes deux nous en fîmes profession, avec vœux perpétuels d’Obéissance, de Chasteté, et de Pauvreté pour autant qu’il soit possible d’observer la pauvreté en dehors d’un couvent proprement dit.

Un an plus tard, le Bien-Aimé nous envoya encore une sœur capable de nous servir et de nous apporter le nécessaire. Elle aussi fit sa profession. Sans plus»/60.

L’expression «sans plus» (sonder meer) est quelque peu énigmatique. Maria Petyt fait-elle une distinction entre sa propre profession et celle de la sœur qui faisait en quelque sorte office de converse auprès des deux contemplatives? Ou veut-elle dire, plutôt, qu’elles sont restées trois pendant une assez longue période, c’est-à-dire, jusqu’au moment de la rédaction des mémoires? C’est plus probable. Pourtant, en 1668 ceux-ci ne sont pas encore achevés. Dans une lettre de la même année, elle dit

/59. L. I, p. 101.

/60. L. I, pp. 103-104. Nous soulignons. Le texte a : Buyten een formeel Clooster, litt.: en dehors d’un couvent formel. Maria Petyt a donc bien conscience de la distinction. La tendance, d’ailleurs compréhensible, à la présenter maintenant comme une religieuse véritable, membre d’un ordre, est en contradiction avec la réalité historique.

262 qu’elle travaille encore à son récit, mais par intervalles et non sans une certaine répugnance/61. Il existe, d’autre part, une lettre du P. Michel de Saint-Augustin, adressée à la pieuse Sœur Françoise Engrand, Dévote, à Malines, dans laquelle il lui recommande, pour diriger ses pas dans la vie d’oraison, de demander conseil à une autre sœur plutôt qu’à notre mystique : elles étaient donc certainement plusieurs/62. Ailleurs, Maria Petyt parle de ses prières pour une de ses consœurs décédée. Une petite communauté s’était donc formée autour d’elle pendant les dernières années de sa vie.

Elle indique assez clairement que ce petit groupement n’a pas le statut juridique des religieuses. Deux fois auparavant, elle avait fait les promesses de tertiaire. Cette fois-ci elle a prononcé les vœux d’obéissance et de chasteté perpétuelle. Nous pouvons donc parler de vœux privés, émis par un membre du Tiers-Ordre.

Entre mars et juillet 1669 un peintre exécuta deux portraits de Maria Petyt. Nous ignorons si ces tableaux existent encore. Son demi-frère Jacques Warneys la pria de bien vouloir poser pour un peintre, afin que dans la famille on eût un portrait d’elle. Il fallut un signe de Michel de Saint-Augustin et un mouvement intérieur «qui l’inclinait tendrement à satisfaire au désir humble, pieux et pur de cette bonne âme» pour qu’elle s’y prêtât. Le peintre fit «un très petit tableau, qu’ainsi mon frère peut toujours porter avec lui», probablement donc une miniature ou un médaillon : elle y était peinte «regardant les spectateurs». Ensuite il exécuta un grand portrait, où elle regarde le crucifix qu’elle tient dans les bras. Elle eût voulu y faire ajouter «un rayon sortant de sa bouche», portant ces mots : «Mon unique Amant». Michel de Saint-Augustin fit preuve de bon goût en ne lui accordant pas son «rayon»/64. La gravure de Martin Bouche qui ouvre le premier volume de l’édition ancienne est faite d’après ce portrait; celle, postérieure semble-t-il, de R. Collin, existe en deux variantes, mais paraît bien provenir du même portrait, l’une n’en étant que l’image réfléchie. Seuls les accessoires changent d’après l’objet de la dévotion; ils sont moins sobres et auraient davantage correspondu aux goûts de notre mystique : dans la première, qui ouvre le second volume de l’édition ancienne, elle croise les mains sur la poitrine et contemple l’hostie, dans un petit ostensoir, exposé sur un

/61. L. 1, p. 261; voir aussi L. 1, p. 223.

/62. La lettre de Michel de Saint-Augustin à Godtvruchtighe Suster Françoise Engrand, Gheestelijcke Dochter tot Mechelen me fut aimablement communiquée par le regretté P. Valerius HOPPENBROUWERS.

/63. L. 1, p. 189. Le texte néerlandais ne donne aucun nom. M 144v a : charissimae nos-trae Sororis M. M. a J.

/64. Les péripéties de cette histoire sont délicieusement racontées, L. 1, pp. 258-259.

263 reposoir sous baldaquin. Le rayon y est, mais il part de l’hostie vers le cœur de l’adoratrice, et porte les mots : syt geheel voor mij : «Sois toute à moi». L’autre gravure de Collin, fut probablement imprimée comme image. Elle montre Maria Petyt priant pour les âmes du Purgatoire : celui-ci s’ouvre devant elle, et du milieu des flammes deux figures humaines lui adressent un geste suppliant.

Maria Petyt qui, sans doute, ne s’était plus regardée dans un miroir depuis qu’elle avait quitté le monde, voyant pour la première fois son visage tel que le voyaient les autres, eut un mouvement d’étonnement douloureux : «Il me paraît tout de même étrange, que la douceur intérieure, la suavité, et l’amour de mon cœur, ne soient pas davantage réfléchis dans l’expression de mon visage. Car si le cœur est rempli de Dieu, il me semble que la figure devrait en rayonner. Mais regardez donc comme la figure a l’air sombre et sévère!» Et pourtant, si on compare cette bonne tête flamande avec maints portraits de grands «spirituels» de son temps, on est frappé par son expression bien affable et humaine, à côté des froides ardeurs d’un volontarisme stoïque et d’une anxiété à peine dominée, que nous montrent tant de portraits «religieux» du l 7e siècle. Sa figure ronde de bonne bourgeoise est évidemment amaigrie par les mortifications : la partie inférieure du visage est étroite, les pommettes par contre sont larges et saillantes; dans les orbites, bien circulaires et profondes, le relief nettement contourné des grandes paupières trahit le pouvoir intense d’émotion. Le dos du nez est clairement dessiné et se termine en une pointe légèrement retroussée, curieuse et vive. La bouche est fine et spirituelle, et les lèvres n’ont rien de cette minceur aigre, qui effraie si souvent le simple mortel dans les portraits de femmes «de grande piété».

Plusieurs fois au cours de son existence, Maria Petyt a été très malade. Elle souffrait «de la bile», nous dit-elle. Les crises chroniques durèrent parfois fort longtemps. Cette inflammation de la bile serait aussi la cause de sa mort : tel du moins fut le diagnostic de la faculté. On peut glaner de ses écrits, et de quelques notes de son père spirituel une description des symptômes de cette maladie. Les crises s’en espaçaient sur plusieurs années, avec de longues périodes de calme intermittent. Elles provoquaient des vomissements de matière noire, mêlée de sang, s’accompagnaient d’une soif dévorante, de contractions du péritoine si douloureuses pour le corps entier que la malade devait rester complètement immobile. L’ensemble de ces symptômes semblerait plutôt indiquer la présence d’un ulcère.

Michel de Saint-Augustin fait suivre la publication des écrits de sa dirigée d’une brève relation sur les derniers jours de la mystique et sur

264 sa mort. «Un mois environ avant sa mort, notre Révérende Mère est tombée gravement malade. La maladie qui a causé sa mort était celle dont elle avait plusieurs fois souffert au cours de sa vie, à savoir une abondance de bile noire, qu’elle rendît mêlée de beaucoup de sang, avec telle douleur et véhémence qu’elle en paraissait rendre l’âme. Ainsi en est-elle arrivée peu à peu à une telle extrémité, faiblesse, et perte de forces, étant épuisée par les grandes souffrances durant de longues journées, qu’elle ne pouvait plus se mouvoir, mais était obligée de rester étendue sur le dos sans bouger. Elle fut un exemple véritable de patience, de résignation parfaite, et d’endurance, souffrant de douleurs si atroces que parfois elle disait que, parlant selon la nature, elle aurait fui la vie elle-même, pour s’en délivrer.

«Lorsque, au cours de sa dernière maladie, le P. Marius, Sous-prieur, lui dit un jour qu’il allait à Gand, et lui demanda si elle ne désirait pas envoyer quelque message au R.P. Provincial, son père spirituel, qui, en cette ville, était en ce moment lui aussi gravement malade et en danger de mort, elle répondit avec une mine joyeuse et presque riante : «N’ayez aucune crainte, le P. Provincial ne mourra pas de cette maladie». Car elle avait compris en esprit, qu’il n’en mourrait pas.

«Un jour, alors qu’elle semblait sur le point d’expirer, tellement elle était affaiblie, réduite et opprimée par la violence des douleurs, quelqu’un s’écria : «Notre Mère se meurt, elle ne passera pas le jour!» Elle dit : «J’irai au ciel à la Toussaint». Le Père Sous-prieur, et d’autres personnes encore, affirment avoir entendu plusieurs fois ces mots de sa bouche. Ils en déduisirent qu’elle avait connu d’avance et prédit le jour de sa mort.

«En effet, en la Fête de la Toussaint de l’an 1677, entre minuit et une heure, au temps de matines, elle expira doucement dans le Seigneur, au milieu des prières du Père susdit et des sœurs, et elle rendit son âme pure aux mains de son Créateur et cher Époux. Elle était âgée de 55 ans. Après sa mort son corps resta blanc et rayonnant comme de l’albâtre.

«À partir du matin, très tôt, dès que la nouvelle de sa mort se fut répandue, une foule de gens, de toute condition et de tout état, accourut pour voir le corps vénérable, attirés qu’ils étaient par son renom et par sa mort en odeur de sainteté. Tous parlaient d’elle avec le plus grand respect, avec haute estime et grandes louanges, et c’est à peine s’ils purent se rassasier de regarder sa figure. Nombreux furent ceux qui revinrent plusieurs fois, disant que son corps devenait de plus en plus beau et resplendissant. De fait, c’était bien ainsi : il semblait rayonner de plus en plus. La morte était étendue comme si elle dormait, revêtue de l’habit de l’Ordre, comme elle l’avait porté durant sa vie. Enfin, après les obsèques

265 à l’église paroissiale de Saint-Jean, le corps fut porté à l’église des Pères Carmes, Frères de Notre Dame, en la ville de Malines, et y reçut une digne sépulture, à côté de l’autel de la Sainte Vierge, dans l’enceinte du banc de communion, du côté de l’épître»/65.

Lors de la démolition de l’ancienne église des Carmes, les dalles et les pierres funéraires en furent achetées par la fabrique d’église de Saint-Rombaut, pour la restauration, au début du siècle dernier, des marches du grand perron devant le portail principal de la cathédrale.

Itinéraire spirituel

Extérieurement, la vie de Maria Petyt est bien insignifiante, elle ne présente aucun aspect remarquable, aucune action éclatante. Tout au plus la description de cette existence, telle qu’elle se présente à nos yeux, offre un tableau pittoresque, dans le style des scènes de genre flamandes, des petits cercles dévots du temps. Cette vie ne peut même pas s’appeler une «réussite» : l’enfance d’une fille de marchands bourgeois qui s’est écoulée, malgré quelques vagues d’agitation provoquées par la guerre, au sein de sa famille, ou auprès de parents et de connaissances appartenant au même milieu; la jeunesse d’une adolescente moyenne qui, à un certain moment, se croit une vocation, mais est jugée inapte à la vie religieuse au noviciat d’un grand monastère; enfin, les longues années austères d’une demi-recluse, écoulées dans l’exercice d’une dévotion qui a dû paraître terne aux yeux des contemporains, oubliée du monde et l’oubliant.

Mais en nous racontant les hauts faits de sa vie, l’auteur se rend compte de leur insignifiance. Âme de petite envergure, elle les eût dramatisés, elle eût essayé de leur conférer une certaine importance. Mais non, c’est elle-même qui semble tout doucement s’en moquer en nous racontant cette histoire de Dévote : dans le style, dans le choix des expressions et la peinture des détails, on devine constamment la présence de son sourire. Seule, la distance intérieure que donne l’humour permet de contempler les contingences de la vie quotidienne, son cadre médiocre et ses péripéties obscures, avec un détachement si serein. Y parvient celui qui peut regarder la réalité, même sa propre existence, d’une position plus élevée, d’un point non submergé dans cette contingence, celui qui peut la voir sous une lumière différente, qui a fondé sa vie au cœur d’une certitude d’un autre ordre.

/65. L. IV, pp. 328-330.

266 Car cette vie extérieure sans relief n’a servi qu’à cacher une vie intérieure qui fut une véritable aventure. Aventure extraordinaire, mystique certes, mais avant tout histoire d’amour, de l’amour le plus total, le plus exigeant, le plus renoncé qui soit. Tous les grands témoignages de la littérature ont comme thème la rencontre : rencontre au niveau de l’homme dans le mystère de l’amour humain, rencontre avec une autre présence, invisible, mais infiniment plus mystérieuse et plus puissante encore, dans le secret de l’âme; ou bien la nostalgie de ces rencontres, dans le sentiment de la solitude et du délaissement.

Avant de suivre la mystique dans son itinéraire spirituel, il sera bon de déterminer l’attitude adoptée en ces pages, devant le témoignage de la mystique. C’est bien un témoignage, en effet, que nous étudions. Quant aux réalités ontologiques, évoquées par ce témoignage, nous ne saurions en juger. Non seulement nous ne donnons aucune réponse aux questions telles que : «Était-ce vraiment Dieu qui se manifestait à la mystique lorsqu’elle se sentait toute transformée par sa présence? Était-ce bien le Christ qui se montrait lorsque, dans une de ses visions, elle put baiser la plaie de son Cœur?» Mais nous ne les posons pas. L’Église elle-même n’a jamais donné de réponse à ceux qui l’interrogeaient sur la «réalité», en ce sens, d’une révélation privée, fut-elle accordée aux plus grands saints. Elle a canonisé Sainte Thérèse d’Avila pour l’héroïsme de sa charité, non pour ses visions. Les consolations mystiques et les visions ont-elles aidé les saints à vivre pour Dieu et pour le prochain d’un amour plus complet? L’Église — tout comme les saints eux-mêmes d’ailleurs — dira que ces phénomènes mystiques «témoignent d’un bon esprit». Mais jamais l’Église ni les saints ne s’y appuieront, comme si les expériences mystiques pouvaient nous procurer la vérité ou la certitude que, seule, donne la foi. Tout au plus l’Église louera-t-elle la doctrine ascétique et spirituelle des mystiques, lorsque celle-ci est conforme à l’esprit et à la doctrine catholiques, et en constitue une illustration exceptionnellement réussie.

Mais il est un tout autre domaine de vérité, moins inaccessible à l’examen; celui de la vérité humaine. Et à la question : «Maria Petyt a-t-elle réellement vécu les expériences intérieures qu’elle nous raconte?», l’étude de ses écrits peut donner une certaine réponse. Ces expériences, en effet, mêmes mystiques, se situent dans le champ de la psychologie humaine. C’est même en tant que psychologiquement conscientes qu’elles sont formellement mystiques. N’oublions pas que les grands mystiques eux-mêmes ont toujours été les premiers à affirmer que, du point de vue ontologique, il n’existait aucune différence entre la vie en état de grâce d’un simple croyant et la leur. La seule différence — et c’est

267 précisément ce qui les caractérise comme mystiques — c’est que chez eux la vie surnaturelle affleure à la conscience et devient expérience humaine. Si l’on étudie un témoignage mystique en tant que tel, c’est donc forcément et formellement en tant qu’expérience humaine, sous peine de s’écarter de l’objet même de son étude dès que l’on quitte le domaine de l’humain.

De la méditation à la contemplation

Nous avons vu comment Maria Petyt a trouvé la voie de la prière intérieure par une sorte d’attraction instinctive, sans être aidée ou guidée par une discipline méthodique ou une direction éclairée. Après sa nouvelle «conversion» à la veille de la fête de l’Invention de Saint Étienne, et, plus encore, après avoir pleinement accepté sa vocation à une vie religieuse, il semble bien qu’elle ait connu pendant plusieurs années l’enthousiasme des novices pour la littérature de piété. Elle lit beaucoup de livres de dévotion. Michel de Saint-Augustin devra l’inciter à une certaine modération et même à la mortification dans ses lectures spirituelles : «Je me trouvai fort bien de ne pas satisfaire ma curiosité en lisant toutes sortes de livres spirituels, bien que je m’y sentisse très attirée quelquefois»/66.

Étant encore dans le monde, elle apprend déjà à méditer. Parfois, lui semble-t-il, elle a connu des moments d’oraison affective intense. Mais en général elle doit essayer elle-même de nourrir son attention dans la prière : elle le fait à l’aide d’objets de piété, d’images et de tableaux, afin d’appliquer son imagination au sujet de la méditation.

Il est intéressant, en suivant l’évolution de sa vie de prière, de pouvoir y distinguer si clairement ces espèces de «paliers», où l’âme semble s’arrêter, heureuse et comblée d’abord, avec le sentiment de piétiner sur place ensuite. Après quelque temps elle n’a pas seulement l’impression de ne plus avancer, mais celle de rétrograder. En fait, son sentiment d’impuissance ne fait que préluder à une simplification et unification plus grandes de sa vie intérieure; bien plus, chez une âme de bonne volonté, ce sentiment d’impuissance ne s’explique que par le fait que le mouvement de progression par rapport à l’état antérieur s’est déjà amorcé. Telle est la loi de toute éclosion de vie.

Bien que Maria Petyt n’en parle pas formellement, il y a tout lieu de croire que son premier confesseur à Gand, qui fut aussi son premier père spirituel, en lui imposant deux heures de prière par jour, lui ait aussi

/66. L. I, p. 67.

268 conseillé l’une ou l’autre méthode pour faire la méditation. Mais elle n’y fait aucune allusion, sans doute parce que la méthode qu’on lui suggérait ne s’adaptait guère à son tempérament. Maria Petyt ne manqua certainement ni de bonne volonté ni de persévérance pendant les quatre années qu’elle reçut la direction de ce père : mais elle avait l’impression de n’être pas dirigée, de rester sur place, et à force de luttes et d’application, en était même venue à un état d’épuisement physique. Quels que soient les efforts que l’homme s’impose et la concentration qu’il exige de ses facultés, il vient un moment où il constate que les pensées qu’il se fait de Dieu restent toujours les mêmes, simplement parce que ce sont bien toujours les siennes, et que toutes les images que son cerveau parvient à développer, restent bien le produit de sa propre imagination. Si, au début, la méditation constituait un véritable enrichissement, parce que son esprit, trop tourné encore vers les choses terrestres, découvrait au fur et à mesure le paysage du monde religieux, et que les sentiments qu’il éprouvait, étant d’une qualité nouvelle, lui procuraient un certain goût de satisfaction et de plénitude, l’homme arrive à un stade qui lui semble être le point mort de sa vie spirituelle. Il y est envahi par cette expérience accablante d’avoir fait littéralement le tour de toutes ses possibilités, de tout ce que son esprit peut penser ou imaginer. Alors il sent combien ce petit monde, dans le cercle duquel il avait cherché à emprisonner Dieu, ne l’a pas seulement atteint, combien il est vide et mesquin, et combien sa prière reste loin de la grande rencontre tant désirée. Il ne s’en doute pas, la plupart du temps — et il faut ajouter : hélas! –, mais il vient de découvrir cette vérité fondamentale pour toute vie de prière, que le surnaturel est au-dessus de la nature, que l’homme ne peut forcer Dieu à se révéler. Vérité de catéchisme, bien sûr, mais dont on paraît oublier de tirer les conséquences en ce moment de l’évolution intérieure. Aussi sont-ce précisément les âmes pieuses qui se voient menacées de découragement, de fausse résignation.

Il semble bien que Maria Petyt ait éprouvé ce sentiment de désappointement, cette menace de vide intérieur. Son confesseur voulut y parer en multipliant exercices et pratiques, pénitences et mortifications, de sorte qu’elle s’en trouvât réduite à un état de tourment. Lorsqu’elle rencontra Michel de Saint-Augustin, il commença, lui aussi, par la faire méditer d’après les méthodes usuelles, tout en lui donnant comme sujet la vie de Jésus, d’après les évangiles. Mais assez vite, ayant eu le temps de mieux connaître son âme et ses dispositions, il lui enseigna les rudiments d’une prière plus contemplative : «Après deux ou trois mois, il nous amena, par le renoncement à l’activité de la méditation, à plus de silence et de simplicité»/67. Il dut certainement constater que Maria Petyt était parvenue à

/67. L. 1, p. 34.

269 ce moment critique de l’évolution intérieure, où celle-ci menaçait de se renfermer dans le cercle clos d’une activité mentale sclérosée. Il la vit se cramponner, par une fidélité bien intentionnée, mais mal éclairée, à une méthode qui était devenue, en ce point, un obstacle plutôt qu’une aide. Le moment était venu, où l’âme doit se taire si elle veut entendre la voix de Dieu, où elle devait donc apprendre à réduire au silence l’agitation de sa propre activité/68 pour qu’elle n’élève pas un mur opaque entre Dieu et elle-même. Son père spirituel l’amena donc «à laisser tomber de plus en plus toute activité propre, à exercer continuellement la foi nue en la présence de Dieu, et de même l’amour qui entraîne vers lui»/69.

Avant de suivre, chez notre auteur, le développement de cet exercice de simplification de la prière, il faut indiquer la place de cette méthode dans la direction générale qu’envisageait Michel de Saint-Augustin. Maria Petyt nous en a laissé un résumé remarquable :

«L’enseignement qu’il me proposait avait le dessein de faire place à la grâce divine, de purifier et de vider l’homme intérieur de toute propriété, à savoir de toute affection déréglée, de toute attache, passion, et préférence pour les biens de l’âme, pour les dons et les grâces de Dieu. Il fallait réduire au silence tout désir véhément des choses bonnes et spirituelles : car j’en désirais tellement, je souhaitais tant obtenir ce qu’il y a de meilleur, que j’étais incapable de me contenter et me satisfaire de moins.

«Il m’apprit donc comment prendre à cœur la mortification intérieure... Il me découvrit l’exercice de la pauvreté en esprit, qui consiste à accepter docilement la privation de tous les dons spirituels et divins, et à me contenter uniquement de leur Donateur; à renoncer fondamentalement à tout ce qui n’est pas Dieu; avec l’abnégation de moi-même, afin d’exclure tout amour-propre, toute complaisance et tout retour sur moi-même, pour le temps et pour l’éternité.

«L’humble assouplissement de ma volonté, et la soumission entière à la volonté de Dieu, m’abandonnant à tout ce qu’il peut ordonner ou permettre, concernant moi ou les autres.

«De même, une grande humilité par la connaissance de moi, qui m’amènerait à m’estimer indigne de toute grâce.

«Un amour pur et sincère de Dieu. Le servant pour lui-même, parce qu’il en est digne, et non par espoir d’avantages ou de récompenses.

«L’attachement à Dieu, et l’adoration en esprit et en vérité, par une foi nue et pure en la présence de Dieu en mon âme et en toutes créatures.

«Il m’enseigna à faire peu de cas des douceurs ou dévotions sensibles,

/68. Eyghen-werckehjaheyt.

/69. L. I, p. 55.

270 d’entretenir un courage spirituel et un amour fort, qui incitent l’âme à la fidélité totale, dans l’accomplissement continuel de ce qui plaît davantage à Dieu.

«Il me montra que le fond/70 étant ainsi vidé de tout attachement déréglé, de toute préférence et passion naturelles, j’obtiendrais facilement la paix intérieure durable, la pureté du cœur, la tranquillité de l’esprit, l’introversion à l’objet divin. Ainsi je converserais toujours intérieurement avec Dieu, étant tout le temps occupée de lui par la foi et la charité, dans le sens indiqué par l’esprit du Carmel - car il s’employait avec zèle à nous inculquer cet esprit»/71.

Il en coûte, au début, à notre Dévote «de se voir sevrée de la consolation intérieure sensible et des douceurs» pour «un état d’abandon spirituel». - «Parce que je n’étais pas habituée à me tenir intérieurement occupée, et attentive à Dieu, d’une manière si dépouillée, simple et spirituelle, et je n’avais pas encore vraiment accès à l’unité de l’esprit. Parce que mon esprit était encore trop mêlé aux sens, il ne savait pas mieux que de procéder avec sentiment et saveur, avec la coopération de la partie sensitive de l’âme»/72.

La spiritualité de l’école mystique flamande mettait l’accent sur l’unification de l’activité des différentes facultés. Il fallait les amener à se recueillir d’abord, à se retirer ensuite par l’introversion en leur fond commun, qui est l’unité de l’esprit. On pourrait plus ou moins comparer l’acte de l’esprit ainsi unifié à l’intuition, telle que la conçoit la psychologie moderne. (Ruusbroec appelle l’état d’activité spirituelle unifiée eenicheit de l’esprit, Maria Petyt eenigheyt et eensaemheyt indistinctement.) Depuis le moyen âge, en effet, dans ses méthodes pour faire oraison, l’école flamande quant à l’effort ascétique à fournir par l’homme met l’accent sur cette unification des activités mentales. Il s’agit d’abord de recueillir les facultés de l’éparpillement de leurs actes, et d’en simplifier la multiplicité. On amène ensuite ses facultés, déjà pacifiées et simplifiées en elles-mêmes, à se pencher vers et à rejoindre en quelque sorte leur origine, dans le fond commun qu’elles possèdent en l’unité de l’esprit. Or — on l’a trop

70. Gront : «fond» est un des termes qui reviennent le plus fréquemment dans la mystique flamande. Nous préférons ne pas entreprendre ici la description de sa signification : il en sera traité dans le contexte suivant.

/71. L. I, pp. 60-61.

/72. L. I, p. 55. Nous traduisons eensaemheyt des gheests par «unité de l’esprit». Dans la langue de notre auteur, eensaemheyt peut avoir deux sens : unité, et solitude. Son équivalent moderne eenzaamheid n’a plus que cette dernière signification. Michel de Saint-Augustin, ne trouvant pas dans le vocabulaire technique latin le terme exactement équivalent, traduit aussi bien eensaemheyt que eenigheyt par unitas et solitudo, ou inversement; parfois, pour plus de sûreté, il met solitudo seu unitas.

271 souvent oublié, et il faut reconnaître que, déjà, l’œuvre de maint épigone semblait y inviter - de l’étude attentive des textes des grands maîtres il ressort, que cette introversion est considérée comme une grâce qui opère passivement et rend l’esprit capable, en le purifiant et le simplifiant, de recevoir le don d’une contemplation intuitive (ne parlons pas encore d’infuse). Il est bon de le garder à l’esprit, lorsque Maria Petyt nous fait part de ses difficultés pour y parvenir. Car l’homme spirituel est censé s’y préparer : il doit s’y efforcer par une mortification intérieure constante, tout en sachant que ses efforts ne peuvent lui faire atteindre cette unité, mais seulement l’y prédisposer. Toutefois, les textes ne nous permettent pas de répondre à la question, si on considérait cette grâce de «vivre en l’unité de l’esprit», fruit de l’introversion, comme déjà «mystique», ou bien si on la jugeait comme appartenant encore à la voie normale, bien que préparant au contact mystique, puisque, en soi, elle ne comportait aucunement le sentiment passif de la présence divine.

Maria Petyt a l’impression que, quoi qu’elle fasse, elle ne réussira jamais à prier aussi simplement. C’est la première expérience, combien salutaire, de l’impuissance de l’homme : tout est grâce. Mais elle sait que cette expérience lui est nécessaire : «pour m’humilier plus profondément, pour me conduire par là à la connaissance fondamentale et à la défiance de moi-même. Car je m’appuyais beaucoup trop sur mes propres forces»/73.

Tout doucement ainsi, elle apprend en quoi consiste le détachement spirituel, non seulement des créatures, mais surtout d’elle-même : elle doit renoncer à se cramponner à ses propres convictions, méthodes et efforts. C’est en cela que consiste la vraie «liberté de l’esprit, à ne plus se laisser entraîner vers la nature par aucun événement intérieur ou extérieur, par aucun changement dans les dispositions de l’âme. – Indifférence donc à tout ce qu’il plairait à Dieu d’opérer ou de ne pas opérer en moi, à la possession ou à la privation, à la lumière ou à l’obscurité, à la pauvreté intérieure ou à l’abondance, à la douceur ou à l’amertume, recevant tout de Dieu comme nous étant le plus utile». Il faut que son âme repose en Dieu seul, et se tienne à l’égard des vicissitudes, même spirituelles, «comme cet oiseau qui bâtit son nid sur l’eau, et quoique l’eau monte avec la marée ou descende, il reste bien fermement et paisiblement dans son nid, sans se soucier de la montée ou de l’abaissement des eaux : il se laisse bercer sur l’eau au gré des flots»/74.

Jusqu’à ce point, l’homme peut se préparer à la rencontre avec Dieu. Il ne peut aller au-delà : lorsque son esprit est nu, dépouillé de toutes

/73. L. I, p. 58.

/74. L. 1, pp. 61-62.

272 choses humaines, introverti dans le fond de l’âme, il «devient capable de recevoir choses divines»/75.

Au moment où Dieu daigne communiquer à l’âme, qui se tient ainsi humblement tournée vers lui dans la foi nue, le sentiment de sa présence, l’homme entrera dans ce qu’on pourrait appeler le «premier degré» de l’oraison mystique, — que les maîtres flamands nommaient la prière intime. Nous laisserons ici aux controverses entre théologiens l’élucidation de la question spécieuse — qui les occupe, d’ailleurs, depuis pas mal de siècles — de savoir si cette prière intime est bien entièrement mystique. Ce qui est bien plus intéressant, c’est de constater qu’en plein 17e siècle Michel de Saint-Augustin, dans sa direction, reste absolument fidèle à la tradition de la spiritualité flamande du moyen âge. Il ne se préoccupait guère, bien sûr, de la préservation ou de la continuation de cette école, ou d’une attitude qui ressemblât, même de loin, à notre intérêt pour la sauvegarde des monuments historiques, car il ne songeait qu’à faire revivre le véritable esprit du Carmel. Mais si l’esprit du Carmel recommande le silence et la solitude, il veut dire surtout le silence et la solitude intérieurs. Lorsque l’homme se recueille, il découvre, au plus profond de son être, sa dépendance de Dieu. Or la spiritualité de l’introversion tendait principalement à découvrir ce fond de l’être, où Dieu opère par sa force créatrice et non moins par sa grâce. C’est pourquoi cette spiritualité jouit d’une telle faveur dans certains grands ordres contemplatifs, comme celui des Chartreux et celui des Carmes. La doctrine de l’introversion n’a, au fond, rien de bien particulier. Elle découle de l’acceptation de deux dogmes fondamentaux, celui de notre création et celui de l’habitation de Dieu en nous par la grâce.

De notre création d’abord : Dieu ne nous donne pas seulement l’être, mais nous conserve continuellement dans l’existence. Il est présent au cœur même de notre être : en se penchant vers ce centre intime de l’être, nous l’y rencontrons dans l’effet de son activité créatrice. L’homme peut apprendre à vivre en ce centre où son être jaillit continuellement des mains du Créateur. Ruusbroec s’appuie sur cette vérité pour affirmer la possibilité d’une mystique naturelle/76.

De l’habitation de Dieu en nous par la grâce ensuite : Dieu agit par la grâce dans ce même centre de l’être, quand il nous élève, transforme, et recrée pour nous laisser participer à sa vie divine.

/75. L. II, p. 40. Omvanghbaer est intraduisible en un seul mot : «capable de recevoir» affaiblit la force de l’expression. De même le M, qui propose capax : susceptible, l’affaiblit en sacrifiant un de ses deux éléments.

/76. Dat Rycke der Ghelieven, Werken, 1, Tielt, Lannoo, 1944, p. 15.

273 Pour décrire cette introversion au fond de l’être, où celui-ci repose entre les mains de Dieu, Maria Petyt emploie tous les termes traditionnels de la spiritualité flamande qui, elle-même, les emprunta à la psychologie augustinienne du haut moyen âge. Elle parle des «puissances sensibles» qui incluent, en plus des sens, la vie émotionnelle/77 et l’imagination. Ces puissances doivent se dépouiller de leur activité multiple et se concentrer dans «l’unité du cœur». Les «puissances spirituelles» par contre, mémoire, intelligence, et volonté, doivent se retirer et s’unifier dans «l’essence de l’esprit» (dont, précisément, elles ne sont que les facultés). Ces deux «introversions» ne sont, en pratique, ni subordonnées l’une à l’autre, ni absolument parallèles ou de valeur égale : elles constituent tout simplement les deux domaines qui englobent l’ensemble de la vie consciente. Il ne serait donc pas tout à fait exact de les comparer à deux «paliers» successifs de cette descente vers le fond de l’être. On pourrait plutôt imaginer deux escaliers, dans les ailes différentes d’un bâtiment, conduisant vers les fondations. Lorsque la vie intérieure s’est ainsi concentrée dans l’unité du cœur et dans l’essence de l’esprit, c’est alors qu’elle pourra se recueillir dans son fond, qui est atteint par la véritable et ultime «unité de l’esprit». Pour cette libération progressive de toute diversification et multiplicité, l’auteur emploie de préférence le mot ontmenghelinghe, littéralement «le dé-mêler», la restitution de sa simplicité à ce qui a été mélangé. L’unification dépouillée en l’esprit rendra l’homme capable de prier intimement. Le recueillement par l’introversion des facultés qui prédispose l’homme à cette prière dans «l’attachement nu de la volonté à l’Être divin sans formes» correspond à peu près à l’oraison de simplicit/78.

Prière intime à la Divinité sans formes

Quelque temps après le départ de Michel de Saint-Augustin, tout comme il l’avait prédit, la prière de Maria Petyt «commença à devenir quelque peu surnaturelle, s’accomplissant par un silence intime et un repos en Dieu, par une foi nue ou vivante de la présence de Dieu. Toute activité grossière, toute multiplicité des puissances intérieures s’évanouirent, et je gardais seulement, intérieurement, un simple regard de foi, et une disposition analogue, douce et tranquille, inclinant l’amour vers Dieu.

77. Il nous paraît impossible de traduire par un seul mot le terme ghemoet, néerl. moderne gemoed, allem. Gemüt.

78. M traduit passim ongeheeld ou onvormigh par informis; nous préférons la périphrase sans formes. De même M traduit Wesen par Essentia. Or, c’est précisément cette traduction malheureuse, usuelle depuis deux siècles déjà lorsque Michel de Saint-Augustin la reprend ici, d’un terme qui a gardé son sens actif, étant l’infinitif du verbe Etre employé substantivement, qui est cause, pour une très large part, du discrédit où tomba l’école mystique flamande au cours des trois derniers siècles. La traduction par Essentia, en effet, pour des lecteurs qui étaient tous plus ou moins formés à l’école de la terminologie thomiste et imprégnés des distinctions de sa méthode de pensée philosophique, ne pouvait pas ne pas trahir une tendance au panthéisme dans les écrits mystiques flamands : or, les unions essentielles qu’ils décrivent ne veulent nullement indiquer une fusion des essences, mais la prise de conscience d’une participation à l’être qui est œuvre d’amour. Cf. art. Essentiel, suressentiel dans DS, t. 4/2, 1961, cc. 1346-1366, in this volume pp. 3-31.

274 Toute autre activité personnelle m’ennuyait et me fatiguait grandement. Elle ne servait qu’à troubler la paix de mon âme, à en obnubiler la clarté intérieure, à faire sortir l’esprit de sa simplicité intime pour le livrer à une agitation dispersée et nocive».

L’effort ascétique ne doit pas remplacer l’œuvre de la grâce, mais il est appelé à «mieux conserver l’esprit dans sa pureté, afin qu’il ne se mêle pas aux puissances sensitives et sensibles».

«La lumière divine était d’abord plutôt sobre, tout comme la lumière d’une aube commençante qui croît lentement par degrés»/79.

Sous la conduite de la grâce, la mystique apprendra de plus en plus à faire taire ses facultés, à descendre et à se reposer en la Présence «sans formes», jusqu’à ce que cette disposition devienne l’attitude habituelle de son esprit. C’est «un repos auprès du Bien-Aimé, dans le fond... contemplant parfois ce fond d’un simple regard, sans perception notable de quelque attrait ou opération divine.

«Parfois, l’amour se retire davantage vers l’intérieur, et alors il opère plus intimement et plus noblement, en une nudité sans images d’aucune créature. D’autres fois j’éprouve seulement une orientation/80 intérieure de mon être vers l’objet divin sans formes. Cette orientation s’opère uniquement par un simple regard vers l’objet, à l’exclusion de toute autre activité des puissances et des sens»/81.

«Si je me tourne activement (vers Dieu), si j’emploie les puissances et les sens, si je les mets à l’œuvre de ma propre initiative, sans l’invitation, la conduite, et la collaboration de l’esprit divin, j’éprouve aussitôt un remords comme d’une infidélité. Mais dès que je renonce à mon activité propre, dès que je l’exclus et l’anéantis, la lumière spirituelle réapparaît dans sa clarté antérieure, et le fond se pacifie et se simplifie, tandis que toute image du créé s’évanouit»/82.

/79. L. I, p. 65.

/80. Une périphrase rend le mot toekeeringhe, intraduisible : il désigne l’acte par lequel l’esprit se tourne vers quelque chose, et l’attitude qui en résulte : un «se-tourner-vers» dans sa continuité.

/81. L. IV, pp. 251-252.

/82. L. IV, p. 275.

275 L’expérience mystique est mouvante. Elle prend les aspects les plus variés : abattement et désolation, extase et embrasement d’amour, [a] languissement et liquéfaction en Dieu, illuminations soudaines qui transportent l’âme et la laissent ravie en Lui. Mais toutes ces expériences sont de caractère transitoire. C’est de l’oraison intime qu’elles éclosent doucement ou jaillissent avec force. C’est dans l’oraison intime que l’âme se retrouve après leur passage. L’union croissante avec le Christ, l’assimilation progressive à Lui, ne feront qu’approfondir la simplicité de cette prière, tout comme l’étonnante mystique mariale ne la troublera d’aucun «mélange», mais la rendra seulement plus intime. Même les dons exceptionnels des dernières années de notre mystique, comme l’invitation à l’union transformante, ne seront que l’épanouissement final de l’oraison intime.

Lorsque Dieu semble se retirer, lorsque l’intensité brûlante de l’expérience décroît, l’âme retourne se poser sur la terre ferme de l’oraison de simplicité : le renoncement à toute aspiration personnelle que celle-ci exige constitue la base de la fidélité. Après des expériences dont le passage laisse à l’âme un sentiment de manque et de regret, Maria Petyt écrit : «Je me laisserai donc descendre vers un état d’union plus commun par l’adhésion simple de la volonté à Dieu, ou bien, me tournant vers Lui, par le simple repos en Lui»/83.

Se défiant d’ailleurs des illuminations et autres expériences extraordinaires, elle acquiert la conviction que, contre le danger d’illusions, la vie spirituelle ne peut se bâtir sur une fondation plus solide que l’adhésion à Dieu dans la foi nue : «Puisque, selon la parole de l’Apôtre, nous sommes les temples de l’Esprit saint et que, selon la doctrine du Christ, le royaume de Dieu est en nous, je ne pouvais faire mieux que de me tourner vers le fond de l’âme, où se trouvent ce temple et ce royaume de Dieu, pour y apprendre toute vérité. En ce fond déiforme» — expression familière à la mystique flamande, mettant en lumière que l’âme est créée à l’image de Dieu — «se cache la vérité; là elle prend sa source. Je compris aussi que celui-là peut s’estimer heureux, qui est capable de découvrir ce fond intime, d’y avoir accès, de s’y retirer, et d’y trouver le repos»/84.

La lumière dans laquelle l’âme vit la présence divine, surpasse la capacité des facultés humaines. Imagination ou représentation, mémoire ou raison, elles reconnaissent leur impuissance et se taisent. Expérience de lumière, mais surtout de présence qui reste obscure : l’intelligence est incapable de l’éclairer de ses rayons, car elle dépasse tout concept, mais

/83. L. IV, p. 276.

/84. L. IV, p. 279.

276 cependant l’âme saisit la réalité de cette présence d’autant plus intensément : «Elle m’attire vers une grande profondeur, où l’âme vit dans une unité merveilleuse, le corps étant presqu’oublié. L’âme s’y trouve comme dans l’obscurité : elle y voit et y entend le Bien-Aimé sans savoir ce qui se passe en elle»/85. Dans ce texte nous traduisons met een merckelijcke vervreemdinghe van» t lichaem par «le corps étant presqu’oublié». L’auteur emploie vervreemdinghe, litt. «aliénation», et afghetrockentheyt, litt. «abstraction», comme synonymes, de même vervremt, litt. «aliéné» et afghetrocken, litt. «abstrait». Le manuscrit traduit les deux par abstractus, de même que les deux substantifs par abstractio. Ces termes signifient la disposition des facultés humaines, tant spirituelles que sensitives, lorsque, par introversion passive, elles ont été détachées de l’objet naturel de leur activité. Vus en relation avec l’effet spirituel résultant de l’abstraction, ils peuvent être synonymes d’introverti et d’introversion. Ces derniers termes pourtant mettent l’accent sur l’aspect positif de l’état spirituel, les premiers en soulignent l’aspect négatif, ascétique (bien qu’opéré sous l’action de la grâce), décrivant surtout la suspension graduelle des activités divergentes et successives des facultés.

L’homme apprend ainsi à suivre docilement la direction de la grâce et à ne pas la troubler par les initiatives de la volonté propre, aussi bien intentionnées qu’elles soient : «Une fois que la grâce du Bien-Aimé m’avait profondément introvertie pour me guider et œuvrer en moi, par inadvertance j’entrepris un travail de ma propre initiative. Mais je fus retenue par quelqu’un de plus fort que moi, avec la perception intérieure, sans formes, mais douce, de mon Bien-Aimé et mon Tout. Il m’attira doucement et m’invita à me laisser entièrement à sa direction, comme s’il m’avait dit : Dorénavant je dois et je veux seul vivre et opérer en toi, sans que tu te mettes à y mêler du tien»/86.

L’activité la plus haute de l’esprit humain, qui lui permet d’affirmer Dieu dans une pensée, dans un concept ou «image intellectuelle» comme dit très bien notre mystique, lui apparaît maintenant comme inférieure à cette perception obscure de la présence divine dans le renoncement à tout concept intellectuel : «Une infusion, ou une communication plus noble et plus haute de la présence divine en l’esprit m’a été découverte; en dehors de toute image intellectuelle. Cette manière de rencontrer la présence divine est plus noble que la précédente. Car dans la première la présence du Bien-Aimé en moi se manifestait en quelque image de l’intelligence, comme sa grandeur, sa gloire, sa Majesté, pensées qui procuraient à l’âme un goût sensible, un réconfort, une douce découverte, auxquels la partie

/85. L. II, p. 3.

/86. L. II, pp. 10-11.

277 inférieure (de l’esprit) elle aussi participait un peu, les percevant comme dans une énigme. Mais cette nouvelle présence de Dieu est totalement étrangère à toute connaissance par les puissances sensibles. L’esprit a découvert, de même, la manière d’annihiler plus noblement une certaine activité propre très subtile, une certaine impression qui se mêlait à l’opération de l’esprit sans que j’y prisse garde. Elle causait cependant comme de légers nuages qui en voilaient la clarté et qui formaient un obstacle à peine perceptible, à son unification»/87.

Le texte original porte littéralement : «qui causaient une médiation (vermiddelinghe) à peine perceptible». Ici cette «médiation» pouvait encore être rendue par «obstacle». Mais pour comprendre par la suite le langage de l’auteur, le lecteur se verra dans l’obligation de se familiariser avec un nouveau terme encore, cher à la mystique flamande : middel et vermiddelinghe, que les traducteurs de Ruusbroec déjà ont rendu par medium et mediatio, et que Michel de Saint-Augustin reprend encore, deux siècles plus tard dans son manuscrit. La pensée que cette terminologie veut exprimer est bien simple : moins il y a de moyens termes entre l’esprit et son objet, ou entre deux esprits, plus l’unité sera grande et l’union directe. La mystique considère les termes intermédiaires comme des obstacles. D’après la théorie scolastique de la connaissance, l’homme ne connaît aucun objet directement, mais toujours dans une image ou un concept. Il en résulte que l’objet de la connaissance, en tant que connu, est constitué pour une part par l’activité de l’homme lui-même. Or, cette connaissance par medium in quo et medium quo, exercée dans les actes de la foi ou de la vie de prière aussi bien que dans les autres activités intellectuelles, est considérée par nos mystiques comme un obstacle à la saisie directe de la réalité surnaturelle. Il s’ensuit que l’homme doit renoncer à l’activité propre de ses facultés, s’il espère jamais découvrir la présence de Dieu sans une trop grande multiplicité d’intermédiaires opaques. Celui qui reçoit le don de l’expérience mystique de la présence divine, ne doit et ne peut donc plus la chercher par l’intermédiaire des choses créées. Au contraire, celles-ci forment écran désormais : vermiddelen dit l’auteur, mediare traduit Michel de Saint-Augustin. Par là les intermédiaires, aide puissante dans toute vie de foi normale, constituent un obstacle pour l’homme arrivé à un certain degré de vie mystique, car, moins il y a de media, plus l’union sera immédiate. Dans le passage qu’on vient de lire, Maria Petyt décrit la découverte qu’elle vient de faire : les pensées élevées qu’auparavant sa prière éveillait en elle, de la grandeur, de la gloire, de la Majesté divine, étaient encore des termes intermédiaires, dont

/87. L. II. pp. 12-13.

278 l’âme, ayant coopéré à leur établissement, se délectait, et auxquels, par conséquent, elle s’arrêtait, au lieu de monter toujours plus directement vers Dieu.

L’oraison intime constitue donc bien le fondement de sa vie contemplative. À toutes les époques, dans ses écrits, nous en trouvons le témoignage, parfois admirable. Ainsi lorsqu’elle dit avoir trouvé «accès à l’oraison de simplicité, d’intimité, et de quiétude, avec une rencontre de l’Être divin sans formes, en laquelle l’esprit pouvait respirer comme en une atmosphère douce et tranquille, en laquelle il pouvait s’occuper et s’élever sans nul effort et sans se faire violence»/88,

«Lorsque l’amour brûlant et enflammé se retire, et prolonge ses effets uniquement dans l’esprit, alors je dois m’abstraire, et me retenir de toute expansion de cet amour, je ne dois et ne peux rien percevoir, si ce n’est l’Unité divine sans formes, vers qui, seule, monte la flamme d’amour.

Et il me semble alors recevoir cet enseignement : que tout ce qui, en ces moments, s’éveille en l’âme, de connaissance, d’intelligence, ou de perception de choses divines, l’esprit doit l’annihiler et le laisser tout doucement tomber. Afin que, étant élevé en la flamme d’amour, il ne soit pas médiatisé par ces images, par cette perception, mais soit transporté plus facilement en l’Être divin incréé, sans formes»/89.

Le jour de la Pentecôte, en 1668, elle décrit comme suit la disposition de son âme, «toute retirée en la partie supérieure (de l’esprit) avec une austère abstraction de tout ce qui eût pu affleurer au sentiment, sans réflexion, sans mouvement ou pensée de quoi que ce soit, me trouvant dans une obscurité divine, en une grande unité et un silence de toutes les puissances intérieures, comme en un profond sommeil en Dieu»/90.

Le 27 juin 1671 : «Je contemple Dieu dans l’obscurité, dans la nuit, en mon fond, avec une quiétude paisible ou un silence parfait de toutes les puissances de l’âme, par un regard de l’esprit, très simple et très intime. Ce regard lui-même est plus passif qu’actif»/91.

Par sa fidélité aux mouvements de la grâce, la contemplative a ainsi appris à séjourner habituellement «en une sainte nudité de l’esprit, en son unité abstraite, en un dépouillement de toutes images et formes, et en l’obscurité de la foi»/92.

Cette description de l’oraison intime et de la «contemplation en la lumière obscure» correspond en ses éléments essentiels à celle qu’en

/88. L. III, p. 97.

/89. L 111, pp. 114-115.

/90. L IV, p. 23.

/91. L. IV, p. 13.

/92. L. 1, p. 295.

279 avaient donnée, deux et trois siècles plus tôt, les classiques de la littérature mystique flamande, Jan van Ruusbroec et Hendrik Herp. Mais tandis que ces grands maîtres en faisaient l’exposé, nous en retrouvons chez Maria Petyt une des rares relations directes, vécues, décrites avec toutes ses constituantes et répercussions en tant qu’expérience psychologique»/93.

La purification

Maria Petyt doit passer par l’épreuve qui, chez les âmes appelées à la vie contemplative, semble sans exception possible faire partie de la croissance spirituelle. Heureuse d’avoir trouvé la paix de l’oraison intime, elle croit que désormais le simple recueillement en ce fond de l’âme où se découvre l’unité de l’esprit, lui procurera infailliblement le sentiment de la présence obscure du Seigneur. De l’avoir goûté lui paraît constituer un droit : elle l’attend comme son dû, pourvu qu’elle-même reste fidèle aux règles de l’introversion spirituelle. C’est une loi générale de la nature humaine : elle s’attache à l’expérience du bonheur, au sentiment de satisfaction. Sans s’en apercevoir, l’âme commence insensiblement à rechercher moins Dieu que ses dons. Il suffit ainsi d’un léger décalage de l’optique spirituelle pour que les perspectives religieuses ne s’ouvrent plus sur Dieu comme point ultime et central de toutes les aspirations. L’âme se délecte de son progrès et de ses propres achèvements. Mais là où elle s’arrête, où elle se penche sur une situation acquise, celle-ci fût-elle d’une harmonie parfaite, elle renonce à continuer sa marche, elle cesse de croître. Heureusement pour elle, Dieu veille. Il fait éclater le cercle clos du bonheur médiocre où elle voulait s’installer. Car elle a besoin d’être encore purifiée de tant d’égoïsme naïf!

Comme il arrive à un grand nombre d’âmes pieuses et ferventes, lorsqu’elles ont joui pendant quelque temps d’un sentiment de plénitude en leur vie de prière, Maria Petyt est incapable de dire quand, comment, ou pourquoi ses belles dispositions se sont modifiées. Il ne s’est produit aucune rupture, aucun changement brusque. Elle n’a pas «chassé» la grâce par le péché ou par l’infidélité consentie. Au contraire, elle a conscience d’avoir persévéré en toute loyauté. Mais voilà que le sentiment de la présence intime de Dieu commence à se voiler. Tout doucement, il s’estompe, s’efface, disparaît. C’est en vain que, désespérément, elle cherche à le retenir, à en garder ne fût-ce qu’un reflet : «Pendant

/93. Cf. la prière in innigher oeffeninghen chez RUUSBROEC, Die Gheestelike Bralocht, in Werken, t. 1, Tielt, Lannoo, 1944, pp. 144, 152, 158; Vanden XII Beghinen, in Werken, t. 4, p. 200; Net Rijcke der Ghelieven, in Werken, t. 1, pp. 1415; chez HERP, Spieghel der Volcomenheyt, éd. Lucidius VERSCHUEREN, Anvers, Neerlandia, 1931, pp. 185, 269.

280 assez longtemps, dans mon âme, la grâce et la lumière divine n’avaient fait que croître, jusqu’à atteindre la clarté pleine du jour. Mais il plut à Dieu de laisser diminuer peu à peu cette grande lumière, cette activité intime de l’esprit. L’influx de la grâce divine, etc., ne cessa pas d’un seul coup, mais baissa si doucement, si insensiblement que je m’en aperçus à peine, jusqu’au moment où j’avais tout perdu et où je découvris que j’étais abandonnée à ma seule nature, sans recevoir d’en haut la moindre aide ou le moindre réconfort.

«Cela se passa tout à fait comme quand, à midi, le soleil vient d’atteindre son zénith : l’après-midi il descend tout doucement; déjà le soir approche et la lumière diminue de quelques degrés, sans qu’on s’en aperçoive, jusqu’à ce que la nuit tombe et qu’on se retrouve tristement dans l’obscurité.

«Cet état de délaissement m’était nécessaire : je devais être purifiée et éprouvée comme l’or, par le feu de multiples souffrances intérieures et extérieures, par la tentation, les combats et une longue endurance»/94.

Nombreux sont ceux qui aspiraient uniquement au sentiment de bonheur que procure la prière. Dans l’abandon leur patience se lasse du vide intérieur et de la monotonie de la fidélité. Ils n’ont pas le courage d’aller au bout de leur nuit. Jamais, non plus, ils ne sauront ce que signifie la nouvelle rencontre avec Dieu dans la lumière d’une aube purifiée. La vie, pour eux, doit s’écouler désormais dans la mélancolie des médiocrités : l’union intime avec le Seigneur, dont ils ont joui pendant quelque temps, deviendra tout simplement le plus beau souvenir de leur «jeunesse religieuse». Ceux-là seulement qui ont le courage d’accepter la plénitude de la souffrance, de s’y laisser plonger sans restriction ont la chance de se voir purifiés de leur égoïsme, et de cet égocentrisme inconscient auquel l’homme s’accroche avec les meilleures intentions. Car nul n’est capable de s’en libérer soi-même : l’essai, d’ailleurs, n’en constituerait qu’une forme plus subtile, la quintessence en quelque sorte de l’orgueil spirituel et de la recherche de soi. Mais il faut que l’homme la laisse s’accomplir, ne s’y oppose pas : c’est là le renoncement à la volonté propre — son «anéantissement» dira Maria Petyt —, pour l’unir à celle de l’Amant mystérieux et exigeant.

Elle s’aperçoit que la raison peut très bien savoir ce que signifient «la pureté intérieure, le dépouillement de toutes choses, l’amour sans mélange». Mais : «Très différentes sont la connaissance et les bonnes intentions, de l’exercice patient et de la consommation.

«Car le Bien-Aimé frappa la nature, coup sur coup, lui fit blessure après blessure : elle n’avait d’autre issue que de mourir à soi, c’est-à-dire à

/94 L. I. p.104.

281 l’amour propre et à toutes ses volontés, auxquelles elle était encore intimement attachée, et dans lesquelles elle trouvait une jouissance, particulièrement dans les bienfaits de Dieu. Mais avant d’être arrivée à cet état de dépouillement et de dénuement total, je ne m’en étais pas rendu compte»/95.

Cet état de désolation, accompagné de ces tourments spirituels et de ces épreuves physiques, dura «bien quatre ou cinq ans». Rarement il fut interrompu par des éclaircies permettant à l’âme de respirer et de prendre de nouvelles forces dans la conscience obscure de la fidélité de son Maître. Maria Petyt se rappelle que deux années surtout lui ont été particulièrement dures. Beaucoup plus près de nous, sainte Thérèse de Lisieux ne parle-t-elle pas, elle aussi, de deux années d’épreuves crucifiantes, durant lesquelles elle ne savait même plus ce que c’était que «croire», ayant le sentiment, pendant tout ce temps, d’être séparée de Dieu par un «mur de fer», s’élevant de la terre jusqu’au ciel? Plus de deux siècles auparavant Maria Petyt avait employé la même image :

«L’excès des tourments intérieurs — écrasement, angoisse, désolation et délaissement de l’esprit — dura pendant deux ans environ. Au cours de cette période je reçus peu ou point de réconfort ou de consolation de la part de Dieu et des hommes. Le ciel paraissait s’être fermé pour moi : aucune goutte, ni de pluie ni de rosée, n’abreuvait le sol aride de mon esprit, qui semblait se décomposer de sécheresse... Il y avait comme un mur de fer entre Dieu et mon âme»/96.

La description des infirmités corporelles qu’elle eut à subir fait songer à un épuisement physique complet par suite d’austérités déraisonnables, accompagnées d’une grave dépression nerveuse. Elle raconte qu’elle «souffrit de douleurs physiques insupportables. Personne n’y comprenait rien. Quelques-uns supposaient que ces maux ne pouvaient pas être naturels, vu que les remèdes naturels ne les soulageaient pas. J’avais l’impression que mon corps était transpercé de toutes parts de lames et d’épées. Parfois c’était comme si on m’arrachait brutalement les entrailles. Les sœurs pleuraient de me voir en pareil tourment. Ni jour ni nuit elles ne pouvaient fermer l’œil à cause de mes cris et quelquefois de mes hurlements de douleur».

La maladie la rend susceptible à l’excès : «Je n’ai pas fini, aujourd’hui, de m’étonner de ma sensibilité à l’époque. Il suffisait qu’une sœur eût une mine un peu contrariée, dît un mot qui ne fut pas de mon goût, de moins encore : d’une appréhension, d’une pensée, pour me blesser et me heurter.

«Mon aridité finit quelquefois par me faire soupçonner que perdu à tout jamais la grâce de Dieu : aussitôt j’éclatais en sanglots.

/95. L. I, pp. 105-106.

/96. L. I, pp. 107 et 114.

282 «L’angoisse et l’oppression réduisirent mon corps à ce point, en l’espace de huit ou dix jours, que je paraissais avoir vieilli de vingt ans.

«Parfois je me sentais comme un corps couvert de plaies de la tête aux pieds, que des mains brutales, gantées de fer, maltraitaient sauvagement. D’autres fois il me semblait être suspendue étranglée entre ciel et terre, ou bien entre deux glaives qui me transperçaient cruellement au moindre mouvement. Souvent je me sentais torturée comme si j’avais été étendue sur un chevalet, avec distension de tous mes membres et tiraillement de tous mes nerfs... J’en perdais la voix et la respiration»/97.

À l’épreuve physique, bientôt, vient se joindre le doute : «Dieu m’avait-Il bien appelée à cette manière de vie?» Elle ne lui plaisait certainement pas; le désespoir : «Il me semble qu’aucune tentation ne m’ait assiégée avec plus de véhémence et de ténacité que celle du désespoir. Pendant quelque temps je fus tentée de me suicider : la méthode et les moyens s’en présentaient à moi aussi clairement que si on m’avait dit : à quoi bon continuer pareille existence? Choisis la douleur la plus brève.

«J’étais sûre d’être éternellement réprouvée, que tous remèdes et médicaments étaient donc vains, puisque j’étais tout de même perdue».

Désemparée, elle ne pouvait pas ne pas se mettre à haïr la vie religieuse elle-même : «Notre mode de vie ne me causait plus qu’accablement, peine, aversion profonde. Il me paraissait bien impossible de passer de la sorte une existence entière. Le silence, et la solitude continuelle surtout, me devenaient insupportables. D’horreur, les cheveux se dressaient sur ma tête lorsqu’il me fallait regagner ma cellule. Parfois mes yeux en parcouraient les murs, n’y voyant qu’une affreuse prison dont je ne sortirais plus jamais, et m’y voyant moi-même comme un petit oiseau enfermé dans une cage, voltigeant vainement en tous sens pour trouver une issue.

«Que de fois j’ai été tentée d’abandonner ce genre de vie et de m’enfuir en secret!

«Impossible de trouver les mots pour exprimer l’ennui et la contrariété que j’éprouvais dans les exercices spirituels, surtout pendant la méditation et les services religieux. Il me venait alors des pensées effroyables, des blasphèmes contre Dieu et ses saints, un sentiment de dérision et de mépris de la dévotion, la perte de la foi au Saint-Sacrement, et finalement en Dieu lui-même».

/97. Michel de Saint-Augustin rassemble les notes des supplices physiques et des plus cruelles épreuves spirituelles de sa dirigée. Il en résulte une description effrayante et compacte, remplissant une cinquantaine de pages (L. I, pp. 106-156). On aurait tort d’oublier qu’elle est recueillie de relations espacées, s’étendant en réalité sur une période de quatre à cinq ans.

283 Précisément tout ce qu’elle avait tant recherché, entretenu et cru, lui semble maintenant perdre sa consistance, devenir irréel : illusion et tromperie. C’est que la fidélité doit passer par la disparition des certitudes humaines.

Cette longue épreuve avait commencé quelque temps après que Maria Petyt avait fait à Dieu l’oblation de sa vie, afin, d’obtenir d’endurer et de souffrir pour les péchés des hommes. Elle ne se souvint que plus tard d’avoir fait cette offrande : c’était comme si ses épreuves en avaient effacé jusqu’au souvenir. Faut-il y voir le signe d’une bienveillance certaine de Dieu à son égard? Pareille oblation, en effet, est une très belle chose en soi, et elle témoigne d’un amour peu commun ainsi que d’un bel esprit de sacrifice. Mais souvent elle recèle encore autre chose : la conviction bien cachée, et informulée à soi-même — qui donc oserait y songer? – qu’au fond on appartient à la race des âmes choisies, à l’élite appelée à sauver les pécheurs. Chez les âmes très pieuses, ce besoin de s’offrir en sacrifice pour le salut des «moins bons» n’est pas tellement rare. C’est en même temps un appel à l’héroïsme et une tentation. L’histoire de la spiritualité prouve que de tout temps les grands directeurs ont mis les âmes en garde contre ces magnifiques oblations à la souffrance : ils ne les permettent qu’en des cas très rares, très clairs, et uniquement sous la sauvegarde de l’obéissance. L’âme pieuse, de sa part, croit facilement constituer le cas absolument exceptionnel. Maria Petyt avait été animée, elle aussi, du désir sincère de répondre aux grâces divines par la générosité du sacrifice. Or le Seigneur, appréciant le don, n’oublie pas le donateur. La prière est exaucée. Mais le premier fruit de son acceptation est, pour celui qui l’a faite, l’expérience profonde que non seulement on ne vaut pas mieux que les pécheurs qu’on voulait sauver, mais qu’on ne peut rien, dans le domaine de la grâce, ni pour les autres ni pour soi-même, expérience réelle cette fois-ci et non issue d’une activité mentale, ni suscitée et distillée par une «vertu d’humilité» consciente et par conséquent presque toujours fictive. Comment sauver les autres si on est incapable de se sauver soi-même? – bien plus. si on est totalement impuissant à poser le moindre acte salutaire?

Humiliation profonde, donc, pour notre mystique, mais porte d’accès à l’humilité réelle. Car l’humilité n’est que la vérité vécue. Elle fait ainsi la découverte concrète, ressentie jusqu’aux tréfonds de son être, qu’il faut tout recevoir, que toute grâce est un don de Dieu, accordé de son propre choix, en souveraine liberté. Vérité de catéchisme, mais combien dure à admettre! Maria Petyt l’ayant découverte à ses dépens, ne pourra plus guère se faire des illusions à ce sujet. Désormais sa prière pour les pécheurs pourra porter ses fruits, car elle est des leurs. «Je devais être

284 menée par ce chemin pénible et dur pour arriver à sentir effectivement mon impuissance, mon incapacité à tout bien, mon néant, ma fragilité, déjection et misère, et à en faire vraiment l’expérience. Il était nécessaire que je fusse établie, à l’aide de tous ces moyens, en une humilité profonde, en la connaissance de moi-même. À la fin, il ne restait nulle autre issue : il fallait me laisser écraser et annihiler»/98.

«Antérieurement la grâce avait paru élever mon âme pour la laisser monter, telle un aigle, à la contemplation du soleil, à la vie en Dieu d’une créature céleste qui n’a plus rien de commun avec les choses de la terre. Mais maintenant j’étais devenue un ver, rampant par terre, se vautrant dans sa basse nature, se roulant dans mille pensées terribles»/99.

Même la prière, même la possibilité de prier, constitue un don immérité auquel l’homme ne peut prétendre de ses propres forces. La mystique entrevoit enfin la vérité simple de la parole «Sans moi vous ne pouvez rien» lorsqu’elle en vit l’accomplissement en son âme.

On peut être assuré que corroborée par de telles preuves, cette vérité sera désormais à la base de son existence et de ses actes : «Au temps de l’oraison, je faisais effort sur effort. Mais en vain. Maintes fois je me levais de prier sans avoir pu obtenir même la moindre bonne pensée. Je ne faisais que chercher sans trouver. Le Bien-Aimé m’en avait retiré le don au point que je ne savais plus ce que c’était que “prier”».

En désespoir de cause, elle va chercher un peu de sympathie, de lumière et de réconfort auprès des hommes. Cruelle déception : ou bien ils ne semblent même pas comprendre de quoi elle parle, ou bien leurs bonnes paroles et leurs conseils ne font qu’aggraver son mal : «C’est comme si j’étais incapable d’ouvrir mon cœur à quelqu’un. Tout ce que je constate, c’est que la douleur, la nuit, les tentations n’en deviennent que pires. Il vaut encore mieux endurer tout en silence. Car tout ce qu’on me dit en guise de consolation ou de réconfort n’a pas le moindre effet»/100.

En ces circonstances, elle sent croître un abîme entre elle et son directeur. Ne ferait-elle pas mieux de mettre fin à l’illusion dans laquelle elle l’a entraîné au sujet de sa vocation? «Parfois il me prenait de lui une telle aversion que je frémissais d’horreur rien qu’à le voir, à l’entendre, ou simplement à penser à lui. Un jour j’étais si complètement défaite, que je congédiai ouvertement Sa Révérence, le remerciant de ma résidence, de l’habit que j’avais porté et de la peine qu’il s’était donnée avec moi pendant tant d’années. Car j’étais fermement déterminée à quitter cette résidence, cet habit, et mon directeur lui-même».

/98. L. 1, p. 106.

/99. L. I, pp. 112-113.

/100. L.I, p. 199.

285 «Mais je ne devinais rien de la Providence divine en toutes ces choses, ni de l’ingéniosité merveilleuse de Sa Sagesse et de Sa Bonté. En traitant mon âme de la sorte, Il l’amenait à une connaissance claire et expérimentale de soi-même, de son propre néant»/101.

«Car il fallait y mettre le temps prescrit, il fallait mourir de tant de morts terribles, entièrement comme le Bien-Aimé en avait disposé. J’appris ainsi que tous nos efforts, tout notre acharnement, sont totalement impuissants, si le Bien-Aimé lui-même, par sa grâce, ne met pas la main à l’œuvre. Nous devons bien le confesser, en vérité et en fait : toute force nous vient uniquement de Dieu». /102.

Avant de récolter, avec notre mystique, la moisson spirituelle de sa longue épreuve, quelques remarques s’imposent. Les mystiques flamands qui la précèdent avaient bien parlé, eux aussi, des épreuves que tout vrai contemplatif doit subir pour sa plus grande purification; Maria Petyt est la première à les nommer des «nuits» et à introduire ainsi dans la spiritualité flamande cette image, devenue bientôt terme technique, de Saint Jean de la Croix. Mais les classiques flamands du 14e au l6e siècle traitent le thème de la purification passive avec sérénité et discrétion. Il faut remonter jusqu’au 13e siècle pour trouver dans la littérature des anciens Pays-Bas des accents aussi déchirants, des expressions jaillies aussi fraîchement de l’expérience directe des tourments de la nuit mystique. Mais si Hadewych d’Anvers dit parfois qu’elle erre à travers une nuit sans fin, elle s’est choisi un autre terme pour la désigner : elle préfère comparer ce temps de l’épreuve, si long et si obscur, à l’hiver, image qui lui a inspiré quelques-uns des plus beaux poèmes de la littérature mystique.

En épiloguant sur ses «nuits», Maria Petyt fait une remarque que l’on trouve rarement exprimée avec tant de bonheur dans les écrits mystiques, bien que leurs auteurs paraissent en avoir tenu compte dans la pratique.

Cette remarque n’est pas sans importance. Grâce à la purification passive, l’âme apprend à ne pas s’attacher aux dons de Dieu plus qu’à Dieu. Sur ce point tous les auteurs mystiques sont d’accord. Mais il leur arrive — et bien plus encore à tous ceux qui, après eux, se sont mis à écrire des traités de spiritualité — de mettre si fortement l’accent sur la première partie de cette règle de conduite, que le lecteur non mystique finit par en oublier la seconde. Or, sans la seconde, la première est une contre-vérité, une insulte à la grâce, et surtout la source d’un dommage irréparable, causé à grand nombre d’âmes religieuses. L’âme, en effet, a le droit et le devoir de s’attacher aux dons de Dieu, mais jamais «plus qu’à Dieu». Si donc l’on applique le premier membre de l’axiome à la vie spirituelle, en

/101. L. I, pp. 137-139.

/102. L. I, p. 149.

286 oubliant sa subordination au second, ou, pis encore, en l’érigeant en règle absolue, on rejette l’âme dans la solitude d’une ascèse semipélagienne. L’histoire a abondamment illustré la réalité de ce danger. Tant de formes de direction spirituelle en ce sens aboutissent à un parfait stoïcisme, baptisé par une belle terminologie chrétienne. Mais rien n’est plus étranger à la spiritualité chrétienne que le stoïcisme. Comme s’il fallait ne pas accepter avec gratitude la consolation et la joie obtenues dans la prière, mais au contraire passer à côté d’elles avec dédain et indifférence! Une infinité d’exemples de la vie des mystiques et des saints nous prouve manifestement le contraire. De Hadewych d’Anvers à Thérèse d’Avila, de François d’Assise à Ignace de Loyola, chez tous, nous remarquons le prix élevé qu’ils accordaient à ces dons intérieurs, et le rôle important que ceux-ci ont joué dans leur vie. Un des exemples les plus significatifs est celui d’Ignace de Loyola, que, décidément, on aurait quelque peine à accuser d’un penchant exagéré pour le piétisme sentimental. Ignace, à la fin de sa vie, a brûlé son journal spirituel. Seules quelques feuilles détachées, glissées par hasard entre les pages d’un livre, et oubliées, échappèrent à la destruction. On ne les y découvrit que beaucoup plus tard. Elles datent du temps de la rédaction des Constitutions. Ces notes nous révèlent que, avant de décider si telle ou telle règle était à admettre pour son Ordre, ou à rejeter, Ignace consultait patiemment l’abondance de ses larmes. Si, pendant la célébration de la messe, elles l’inondaient de consolation, plusieurs jours de suite, il y voyait le signe de la bénédiction du ciel. Ses yeux restaient-ils secs, il en concluait que l’ordonnance, même très sainte ou pleine de bon sens, n’agréait pas au bon plaisir de Sa Majesté divine. C’est assez dire s’il appréciait les dons de Dieu. Mais cela ne signifie nullement qu’il les estimait «plus que Dieu».

Notre mystique flamande est un des rares auteurs qui soulignent avec tant de clarté, en même temps, et le détachement indispensable de toute délectation égoïste dans les dons de Dieu et la valeur inestimable de ces mêmes dons : «Ces faveurs sont pour (l’âme) très utiles et extrêmement profitables. Elles lui font faire de grands progrès, aussi longtemps que Dieu la laisse en cet état et ne l’amène pas à un autre. Et lorsqu’Il décide de la conduire par des voies plus élevées et plus ardues, et qu’Il estime le moment venu de l’introduire en la nuit de l’âme, en l’état de privation d’aide et de faveurs sensibles, l’âme garde alors ces mêmes dons et continue à les posséder en quelque sorte, sans en jouir cependant. Il en résulte qu’ils conservent ses affections en un tel état de renoncement et de mortification, qu’elle est incapable de se retourner vers les choses créées et qu’elle n’y trouve plus aucun goût ni plaisir.

287 C’est pourquoi, lorsque ces faveurs divines lui sont accordées, elle doit en faire grand cas, les recevoir avec gratitude et humilité, et coopérer avec vigilance à leur préservation» 103

Le fruit principal de sa longue purification est l’état habituel «de dénuement de toute certitude palpable et de tout soutien sur lesquels la nature pourrait se reposer»/104. La mystique a appris cette dépendance totale de Dieu qu’est «la résignation essentielle»/105 : celle-ci prend racine dans le fond de l’âme, finit par se confondre avec l’être même, et en devient en quelque sorte l’expression constante : «Je constate que j’ai surtout avancé dans la connaissance profonde de mon néant. Je me tiens en petite estime et je me défie de moi-même. L’esprit, ce me semble, est plus dépouillé de tout attachement, de penchant ou d’affection pour le créé, voire pour le surnaturel. Dieu est maintenant mon objet d’une manière beaucoup plus dénudée et plus essentielle, c’est-à-dire pour ce qu’Il est et non plus pour ses dons. La subtile recherche de soi et l’amour-propre de la nature ont été vigoureusement mortifiés. J’ose davantage me risquer et m’abandonner en Dieu»/106.

«Toutefois, je restai encore pendant assez longtemps dans un état d’aridité et de désolation. Néanmoins, mon Bien-Aimé me visitait quelquefois en me faisant éprouver un certain réconfort; très brièvement la plupart des fois, un peu plus longuement en de rares occasions. À ces moments, je voyais le chemin vers et l’accès à Dieu si ouverts et si lumineux, que rien ne paraissait plus s’interposer entre Lui et mon âme. La clarté d’un plein jour brillait en moi. Aussitôt je m’attendais à ce qu’il n’y eût plus de nuit; mais je me trompais : voilà que bien vite brouillards et nuages s’amoncelaient à nouveau»/107.

Il est très intéressant d’apprendre de notre mystique que, pendant toute cette période d’équilibre renaissant, il ne lui fut pas permis de suivre les mouvements intérieurs de l’esprit ou les inspirations de la grâce. Par un retour actif aux efforts de l’ascèse, elle doit se conduire à la lumière froide de la raison; avec cette différence importante cependant, que dorénavant l’étincelle de la bonne volonté reste fixée en Dieu. «Lorsqu’approcha la fin de l’état que j’ai décrit, je ne me retrouvai ni dans les ténèbres ni dans la lumière, mais comme dans une aube entre les deux. La faible lumière ne me guidait nullement dans ce que j’avais à faire ou à laisser selon la volonté de Dieu. J’étais obligée de me diriger à la lumière de la raison qui

/103. L. I, pp. 105-106.

/104. L. I, p. 159.

/105. L. I, p. 153.

/106. L. I, p. 155.

/107. L. I, p. 158.

288 est, de par soi, obscure. Mais elle suffisait néanmoins pour me montrer à chaque moment ce que le Bien-Aimé voulait me voir faire»/108. À un autre endroit, dans une lettre de la même époque, à l’analyse de cet état d’âme elle ajoute : «Il ne restait qu’une infime étincelle : c’est une force très secrète et cachée; elle opère intérieurement que je me tourne vers Dieu et que je reste suspendue en Lui, essentiellement et dans une foi nue, d’une façon tout abstraite et insensible»/109.

Non seulement elle a reconnu l’impuissance foncière de l’homme, mais cette misère elle-même devient source d’une perte en Dieu, insoupçonnée de ceux qui n’ont pas passé par le creuset de l’épreuve : «Intérieurement j’ai été instruite de la manière de voir toutes les créatures comme entièrement annihilées en Dieu, et d’en faire usage comme telles, étant moi-même en quelque sorte engloutie dans l’immensité lumineuse de l’Être divin»/110. – «Voici les fruits que cet esprit d’humilité engendrait en moi : une union plus parfaite de tout vouloir et non-vouloir avec Dieu, en toutes choses, par rapport à moi ou aux autres, pour ce qui me plaisait ou me dégoûtait, en l’amertume ou en la douceur. Il me semble que jamais auparavant je n’aie exercé à un tel degré la conformité ou plutôt l’uniformité de la volonté avec Dieu»/111. Comme par un don de seconde nature, après l’acceptation de son humiliation fondamentale, la volonté humaine ne tend désormais plus qu’à s’identifier à la volonté divine. À l’expérience vécue de pareille soumission, on doit l’un des traits les plus caractéristiques de la mystique de Maria Petyt : sa spiritualité de l’anéantissement. La doctrine de l’anéantissement ou de l’annihilation mystique, dont nous essaierons plus loin de reconnaître les sources, se répète comme un leitmotiv dans l’œuvre entière. L’auteur y consacre quelques-unes de ses plus belles pages :

«Il me semble que maintenant ma demeure a été établie dans une vallée profonde, dans l’humiliation de l’être, dans le mépris, la défiance, et l’anéantissement de moi-même.

«De même qu’au cours des années précédentes j’avais paru monter, comme par degrés, en vives lumières sur la pureté intérieure, la connaissance de Dieu, l’élévation du cœur, les ascensions spirituelles dans l’ardeur brûlante de l’amour, ainsi maintenant je semblais m’abaisser et descendre, d’étage en étage, non vers les choses créées, les sens, ou la

/108. L. I, p. 159.

/109. L. I, p. 212.

/110. L. I, p. 216.

/111. L. I, p. 163. La traduction trahit inévitablement la force de l’original, car, pour exprimer la concordance parfaite de la volonté humaine avec celle de Dieu, Maria Petyt n’a pas hésité à créer un mot nouveau : eenwilligheyt qui, traduit littéralement, donnerait : “la disposition d’uni-volonté”.

289 nature, mais par les enseignements renouvelés d’anéantissements toujours plus profonds, vers un engloutissement me conduisant plus bas encore, et vers une compréhension plus intime de mon indignité»/112. «J’étais comme insatiable de cet abaissement de moi-même, de cet écoulement, de cette descente abyssale. Plus je me submergeais en mon néant, établissant ma demeure encore plus bas, plus je sentais à toute heure et moment le besoin de me plonger encore plus profondément dans l’abîme... Car cette grâce, ce fond humble, m’ouvrait des chemins si sûrs pour aller à Dieu, qu’il n’y avait en eux ni ombre ni soupçon d’illusion ou d’errement possible»/113.

«Il n’y a vraiment pas de quoi s’étonner, qu’une âme si petite, annihilée à ce point, soit si tranquille et satisfaite en tout : le Rien ne peut s’incommoder d’aucune chose; au Rien on ne peut infliger ni injure ni dam; au Rien il n’y a rien à enlever ou à prendre; le Rien ne sait, ne veut ni ne possède ceci ou cela; le Rien ne se soucie pas de soi, il est indifférent à tout! Ah, quel trésor possède celui qui a découvert les propriétés de son Rien!»/114. La conscience de son propre néant ouvre à l’homme la voie de la vérité, c’est-à-dire de l’humilité : «Ce fond d’humilité prend sa source en la connaissance claire de mon propre néant : qu’en moi-même, donc, et de par moi, je ne suis que pur néant. Cette connaissance s’étant comme imprégnée en mon être et m’étant devenue en quelque sorte essentielle, m’attire à une profonde et douce humiliation du cœur»/115. C’est comme si le Seigneur lui-même lui disait : «Tu dois être morte avec toutes les créatures, tu dois être un Rien et Moi le Tout»/116. «Cette abstraction de toutes choses est suivie d’une union pure à Dieu, bien que l’âme, en cette disposition abstraite, y mette peu de sa part et subisse bien plutôt l’action divine. De la sorte elle est comme abîmée et annihilée en Dieu, en une grande aliénation de soi. Lorsque l’action de Dieu ne se laisse plus sentir aussi vivement et que l’âme est davantage laissée à elle-même, elle continue néanmoins à vivre en cette abstraction, doucement occupée à l’anéantissement de soi et de tout le créé en l’Être indéfini et infini de Dieu»/117.

En 1671 encore, elle parle de cette «spiritualité de l’anéantissement» : «Telle est ma disposition intérieure habituelle, qui me procure une paix divine et une tranquillité ineffable : c’est que je suis si essentiellement établie en mon néant et que j’ai essentiellement un même vouloir et non-vouloir avec Dieu»/118.

/112. L. I, pp. 164-165.

/113. L. I, p. 167.

/114. L. Il, p. 63.

/115. L. II, p. 58.

/116. L. II, p. 36.

/117. L. II, p. 4.

/118. L. IV, p. 236.

290

Nous terminons l’exposé de cette union de l’âme purifiée avec Dieu par une description, datant de la même année 1671. Maria Petyt y donne un résumé de cet état intérieur, qui n’est sûrement pas sans intérêt pour l’historien de la spiritualité : «Dans les ténèbres, dans l’obscurité de mon fond, avec silence et repos paisible de toutes les puissances de l’âme, je contemple Dieu d’un regard très simple et très intime. Ce regard est passif plus qu’actif. Toute connaissance qu’en cette prière je reçois de Dieu est un non-connaître et un non-savoir de tout ce que l’esprit humain peut connaître et savoir de Lui. Alors, l’esprit se perd dans l’abîme caché de cet Être inconnaissable, dans un anéantissement total, en cet Être, de soi-même et de toutes choses. En s’annihilant, en disparaissant en Lui, l’âme devient une avec le Tout»/119.

/119 L.IV p.13.





Une mystique flamande : Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677)


DE MYSTIEKE SCHRJJFSTER MARIA PETYT (1623-1677) par Albert DEBLAERE S.J., Edition : De Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, SECRETARIE DER ACADEMIE, Koningstraat, 18 GENT, 1962.

Traduction par Jean-Marie PIOTROWSKI, Édition : SIERRE, 1994.

[Cette traduction est devenue introuvable]





Avertissement (NDE)

Le but de ce travail étant spirituel et non érudit, j’omets dans la transcription les très nombreuses et fort copieuses références très généralement en flamand (longs titres d’ouvrages, etc.) de ce qui fut un travail de découverte intime… mais qui devait aussi se constituer en tant que fort sérieuse Thèse.

Il faudra ici, en cas de reprise éventuelle du texte de Maria Petyt pour citer une belle tradcution, vérifier la présence de références sur les photos du ronéotype-source, car le P. Deblaere procède parfois en assemblant plusieurs citations brèves en un seul paragraphe continu…

§

L’intérêt de la lecture du texte est triple!

(1) nombreuses citations de la mystique (en italiques) excellemment traduites,

(2) débordements du P. Deblaere qui interprète par exemple avec intelligence les phénomènes (dont «Chapitre VI : La voie des visions»); mais ses précieuses «excursions» ou élans de première découverte disparaîtront dans des publications quasi officielles et plus compactes qui suivront beaucoup plus tard, telle que celle que l’on vient de lire,

(3) découverte d’un «troisième mystique», le P. Albert Deblaere lui-même, qui certes ne se découvre qu’indirectement en commentant Maria Petyt.


Avant-propos

Le R. P. Hardeman me signala l’existence des écrits de Maria Petyt, à l’occasion d’une causerie sur la mystique mariale. La Société Ruusbroec (Ruusbroec-Genootschap) m’a permis très amicalement d’utiliser un exemplaire de sa bibliothèque. Une première lecture suffit pour se rendre compte que cette œuvre pratiquement inconnue méritait d’avoir une place d’honneur dans notre riche littérature mystique. Grâce à la direction du Prof. Mag. Dr. Ed. Dhanis, préfet des études à l’Université Grégorienne, je pus, en 1946-47, y consacrer une première étude fondamentale.

Me souvenant avec gratitude de la formation scientifique que j’ai pu recevoir à l’Université Catholique de Louvain, je veux ici exprimer ma reconnaissance spéciale au Prof. Dr. E. Rombauts, pour sa direction, ses encouragements et son intérêt jamais en défaut.

Ce travail, couronné en 1957 comme réponse à un concours de l’Académie Royale Flamande pour la Langue et la Littérature, peut actuellement être mis sous presse grâce à l’appui de cette même Académie et surtout grâce au dévouement actif et inlassable de son Secrétaire permanent, M. Gilliams.

Et pour terminer un cordial remerciement à Jean Dax et au R. P. Van Brabant, S. J., pour leur aide et leur conseil.

Louvain, novembre 1956 — Bruxelles, mars 1961.

  1. D.

Chapitre I : Introduction

Dans son essai sur La Spiritualité des Capucins dans les Pays-Bas au XVIIe et au XVIIIe siècles, le P. OPTATUS, O.F.M. écrit : La piété dans les Pays-Bas au XVIIe siècle n’a malheureusement pas encore été suffisamment étudiée pour qu’on puisse s’en faire un jugement définitif./1. L’étude que nous présentons a pour but d’apporter une petite contribution à la connaissance de la littérature mystique flamande du siècle. Les écrits de Maria Petyt — en religion MARIE de SAINTE-THÉRÈSE — sont restés pratiquement inconnus. Jusqu’ici le nom de l’auteur est à peine mentionné dans l’histoire de la spiritualité et de la littérature du XVIIe siècle. Cependant, après avoir parcouru quelques pages de ses écrits, on ne peut manquer de penser que, tant en matière de littérature que de spiritualité, le nom de cet auteur mérite une place, et même une place d’honneur. La génération précédente était encore convaincue que la floraison de la littérature mystique dans les Pays-Bas n’avait pas dépassé le Moyen-Âge et que les œuvres mystiques du XVIe siècle n’étaient que les derniers jets d’un vieux tronc déjà usé une fois pour toutes. Ces travaux prétentieux témoignaient pour le passé et non pour l’avenir : refloraison d’un passé et non pas première croissance d’une vie nouvelle. La renaissance dans la littérature, véritable porteuse d’un renouveau spirituel, les a laissés de côté. La répétition de la vie sur un acquis passé n’insuffle aucune vie à la culture. C’est pourquoi l’intérêt de l’histoire de la littérature s’est tourné vers tout printemps nouveau, vers tout écho nouveau, vers tout apport littéraire, culturel et créatif. Actuellement on a pris conscience du fait que le jugement négatif porté sur la littérature mystique des XVIe et XVIIe siècles repose sur une méconnaissance un peu déconcertante des sources. Notre littérature mystique semble s’être maintenue péniblement en vie durant ces siècles non seulement par une fidèle répétition des vieux mystiques, mais elle semble s’être constamment renouvelée de par une force vitale interne. L’exploitation de son patrimoine spirituel est encore loin d’être achevée et sa connaissance demeure encore tellement au stade de l’étude des sources que toute considération synthétique ou tout jugement de valeur qu’on porte à son sujet reste modestement dans la sphère de l’affirmation provisoire afin de prévenir l’irréflexion.

Un jugement non moins méprisant sur la littérature des XVIe et XVIIe siècles de nos contrées porte aussi sur la valeur artistique de la production littéraire des Flandres durant cette période, spécialement au XVIIe siècle. À côté de la palette de génies dont pouvait se glorifier le Nord à son âge d’or, on considérait facilement, par un contraste naturel, la production littéraire du Sud comme une maigre floraison désertique. Depuis, ce jugement de valeur a changé et le Sud revendique aussi une série d’écrivains talentueux au XVIIe siècle. Cependant talent ne signifie pas génie. On a beau mettre en lumière les qualités littéraires et humaines de ces écrivains, ils montrent hélas trop souvent un défaut sur lequel l’historien de la littérature n’aime pas s’arrêter : il suppose qu’un discret sentiment de honte empêchera le lecteur de se traduire clairement à lui-même ce défaut. Même inexprimée, la conscience du lecteur sera gênée pour reconnaître, malgré tout, les louanges des qualités littéraires de ces écrivains. Bien qu’on ait déjà consacré bon nombre d’études dans le but de rendre l’esprit du temps, ces anciens auteurs possèdent la propriété de susciter chez le lecteur moderne un vague sentiment d’ennui. Pour un paragraphe heureux, on surmonte souvent de nombreuses pages qui ne donnent ni nourriture à l’esprit ni satisfaction esthétique auxquelles aspire la sensibilité de l’esprit du XXe siècle. Ces auteurs restent un objet d’études. Ce ne sont pas des classiques, ou, en d’autres termes, ce ne sont pas des auteurs populaires.

À quoi cela est-il dû? À sa personnalité vivante, toute spontanée, à son observation directe et impartiale de l’expérience psychologique, à son talent pour rendre une situation de fa^on nuancée, à un humour rarement pris en défaut qui grandit l’homme par l’éloignement intérieur nécessaire entre lui et son expérience. L’œuvre de Maria Petyt possède cette qualité plutôt rare pour un écrit flamand du XVIIe siècle : cela est passionnant.

On n’a pas encore autant écrit sur la mystique que sur la littérature religieuse ou sur le milieu historique et culturel du XVüemc siècle. Nous entreprendrions une étude trop éloignée de notre sujet si nous nous attardions une fois de plus à dresser une image du temps dans lequel vivait l’auteur. Il

/1 Batavia Sacra. Chapitres extraits de l’Histoire de l’Église de la patrie. Sous la rédaction de M. P. Buytenen et de J.J.M.Timmers, Utrecht-Bruxelles, 1948, p.74.

8 [page de la ronéo] Il suffit de se reporter aux excellents travaux qui traitent de cette question et qui mettent une abondante bibliographie à notre disposition. /2

On peut déjà signaler immédiatement les grands traits par lesquels le caractère propre de l’œuvre de Maria Petyt se détache de la littérature religieuse de son temps. Le XVIIe siècle a amené dans nos régions les fruits de la Contre Réforme catholique, l’éclosion des nouveaux Ordres Jésuite et Capucin, et l’établissement dans les Pays-Bas de la Réforme thérésienne du Carmel.

La littérature religieuse de la Contre Réforme catholique porte le cachet de cet esprit offensif. L’œuvre de Maria Petyt n’entre pas dans le cadre de cette Réforme. En effet, l’esprit de cette littérature est combatif : elle veut défendre et conquérir; Maria Petyt décrit ses expériences passives, non pas pour convaincre les autres ni pour défendre des valeurs, mais seulement afin de faire connaître à son directeur spirituel son état d’âme et qu’il puisse le juger.

La littérature de la Contre Réforme catholique veut argumenter et convaincre : l’œuvre de Maria Petyt ne veut fournir qu’une relation objective. Pour elle et pour ses proches, ses écrits n’avaient aucune valeur, et ils restèrent secrets jusqu’à sa mort.

La littérature de la Contre Réforme catholique possède une trame didactique : l’œuvre de Maria Petyt est une confession, souvent aussi la confession d’une recherche hésitante, d’une perte humaine et d’une aspiration jamais satisfaite à un repos intérieur et à une certitude intellectuelle.

La littérature de la Réforme catholique veut édifier. Maria Petyt ne veut ni édifier ni détruire. Elle expose son expérience et raconte son étrange et saisissante aventure d’amour. Et ceci est bien le plus grand gain et la plus grande surprise que son œuvre nous cause au milieu du flot d’édification de la littérature de son temps. Même le poète le plus délicat des Pays-Bas du Sud, en ce siècle, Luc de Malines/3 dont la virtuosité et la force d’expression ne vont pas de pair avec ses hautes expériences, veut occuper la première place. Seulement, lorsque dans la description des joies de l’âme éprise de Dieu, il oublie ses buts d’édification et devient purement, lyrique, ses vers prennent un haut vol poétique. Les buts d’édification de soi ne sont pas à coup sûr un empêchement pour produire une haute littérature. Cependant, là où un tel but doit compenser la plénitude de l’expérience et le talent de la force d’expression, ce but a souvent une élaboration faussée. On veut être touché par ce que l’auteur nous raconte et par la beauté émouvante dans laquelle sa stature apparaît, et non pas par l’intention sincère qu’accompagne le bricolage. Et une grande partie de la littérature religieuse des Flandres, au XVIIe siècle, vaut plus par l’idée sincère dont elle émane que par son contenu littéraire. Trop d’auteurs de ce

9 siècle semblent, pour cette raison, inclinés à utiliser des expressions élevées puisées dans la mystique pour exprimer des expériences communes de la vie spirituelle — une propension à exagérer dans l’autoaffirmation, caractéristique du baroque dans tous les domaines de la culture. Le fossé entre la modestie du contenu et le caractère pompeux de son expression rend leur langue rhétorique et creuse; elle parle trop haut pour ce qu’elle a à dire. Au plan spirituel, il n’est peut-être pas mauvais de vulgariser l’enseignement de Ruusbroec et Herp. Mais lorsque les concepts de cet enseignement élevé ne servent qu’à exprimer la piété commune, nous constatons alors non seulement une dévaluation de l’antique enseignement mystique, mais aussi un affadissement de la piété, par le fait que les concepts les plus élevés, fortement chargés affectivement, les plus délicats et les plus saints, sont utilisés, et mal utilisés, pour traduire en paroles les sentiments quotidiens d’une banale dévotion. L’œuvre de Maria Petyt reste en grande partie préservée de ce défaut, par le fait qu’elle ne veut pas qu’elle soit autre chose que la confession objective, presque scrupuleuse de sa vie intérieure. Cependant, elle n’échappe pas non plus, — le contraire eût été étonnant, — à l’esprit de son temps dans la propension à utiliser des termes élevés pour une expérience plus modeste.

Après une première prise de contact avec ses écrits, nous nous arrêterons à sa vie et à son histoire intérieure, — ce que nous apprendrons à connaître avec son milieu et son directeur spirituel; ensuite nous tâcherons d’éclairer les principales expressions de sa mystique et de les comprendre quelque peu. Afin de comprendre la juste portée et la signification de son témoignage, il sera instructif d’étudier les influences qu’elle a subies pour voir comment sa vie spirituelle a pris la forme que nous retrouvons dans son œuvre.

On peut qualifier un aspect remarquable de sa spiritualité de mystique de l’anéantissement, à la condition d’attribuer à ce mot sa juste signification. Et ici, nous touchons peut-être le motif pour lequel l’édition de ses œuvres n’appartient pas apparemment aux livres lus par le grand public de la seconde moitié du XVIIe siècle : toutes les œuvres, contenant les termes de cette mystique de l’anéantissement, étaient tenues loin de la portée des personnes dévotes et non initiées, afin de les prémunir contre toute tentation de quiétisme, l’une des hérésies préférées des zélateurs de l’époque.

On ne peut non plus expliquer pourquoi l’attention des historiens de la littérature ne se porta pas sur cette œuvre. Cela n’est cependant pas difficile à deviner : le premier éditeur, père spirituel de l’auteur, fit vraiment tout ce qui fut possible et nécessaire pour écarter de son œuvre le caractère littéraire et le faire ranger dans la littérature dévote et monotone. Ce qui fit totalement défaut chez l’auteur lors de la rédaction, à savoir la volonté d’édification, était l’unique motif de l’éditeur lors de la publication. Du reste, le titre usuel et interminable qui appelle sa vie remplie de vertus parfaites à imiter, de toutes sortes d’enseignements pour la perfection pour les débutants, les progressants et les parfaits; le ton déclamatoire des préfaces et des introductions, avec leurs périodes cérémonieuses, compliquées, équilibrées, mais ne parvenant jamais à la vie; la façon de laquelle il divisa les écrits en courts chapitres, les classa selon les vertus et les fit précéder de brefs résumés selon son style propre d’édification : tout cela sans doute fut suffisant pour détourner les lecteurs à la recherche de beauté et de vie, de faire plus ample connaissance avec l’œuvre.

Dans son volumineux Katholieke Nederlandse Mystiek, le Prof. Dr. M. M. J. SMITS van WAESBERGHE ne dépasse pas, dans sa recherche, le XVIèmc siècle, faute d’études préalables nécessaires et de sources concernant la période postérieure. /4 Bien que la littérature mystique du XVTI^me siècle n’ait pas encore été suffisamment étudiée, on sait cependant que la mystique elle-même fleurissait dans nos contrées.

/2 [multiples références de H.Pirenne… au Prof. Dr. E.Rombauts]

/3 [réf. de Jan Engelen, Lucas van Mechelen….]

/4 Dr. M. M. J. SMITS van WAESBERGHE. S. J., Katholieke Nederlandse Mystiek, Amsterdam, 1947.

10 Pour ce qui se rapporte à l’expansion au sein du jeune Ordre capucin, que la tradition flamande tenait en haute estime, on peut renvoyer aux nombreuses études du P. HlLDEBRAND, O. F. M. Cap. et au travail déjà mentionné du P. OPTATUS, O. F. M. Cap. [référence omise et de même par la suite]

De même, la réforme thérésienne du Carmel pénétra dans nos régions dans la première moitié du XVIIe siècle. Avec elle, se produisit une nouvelle croissance de la mystique carmélitaine. En 1610, THOMAS de JÉSUS fonda à Bruxelles le premier couvent du Carmel déchaux. GRATIEN de la MÈRE de DIEU, confesseur de sainte Thérèse, était aussi le confesseur de l’Infante à Bruxelles. Leurs œuvres parurent dans notre pays en espagnol. La première édition des œuvres de saint JEAN de la CROIX fut présentée à Bruxelles par ANNE de JÉSUS, fondatrice du premier couvent de carmélites dans notre pays. Le Château de sainte THÉRÈSE, traduit par GUILLAUME SPEILBERGH, O. F. M., fut publié en 1601. Sa Vie et Le chemin de la Perfection le furent respectivement en 1608 et en 1613, par Roi. van OVERSTRAETEN, S. J. En 1637, suivit la première traduction néerlandaise de saint JEAN de la CROIX.

Bien que Maria Petyt n’ait d’abord connu que la réforme de Touraine et seulement bien plus tard la réforme thérésienne, elle a dû nécessairement subir l’influence de l’abondante littérature mystique du Carmel qui, dans son œuvre, tient cependant une certaine place à côté de l’ancienne tradition néerlandaise. La fusion dans les écrits d’une carmélite flamande du XVIIe siècle, de deux courants mystiques, savoir l’ancien courant mystique flamand et le courant récent du Carmel espagnol, rend son étude aussi intéressante qu’assurément plus ardue. Cette étude ne pourra donc être plus qu’un premier défrichage.



Chapitre II : L’œuvre et l’éditeur

En 1681, pour la première fois, la Vie de Maria Petyt fut éditée en un tome à Bruxelles, par les soins de son directeur spirituel, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN. Deux ans plus tard apparut à Gand l’édition définitive en quatre tomes. C’est cette édition que nous avons utilisée, et nous la désignerons dans les notes et références par la lettre L Le titre complet en est :

HET LEVEN/VANDE WEERDIGHE MOEDER/MARIA A Sta THERESIA,/(alias)/PETYT,/ Vanden derden Reghel vande Orden der Broederen van / Onse L VROUWE DES BERGHS CARMELI, / Tôt Mechelen Overleden den 1. November 1677 / Van haer ghehoorsaemheyt, ende goddelijck ingheven beschreven, / ende vermeerderinghe van ’t selve Leven. / Uyt baere schriften ghetrocken, ende by een vergadert door den seer Eerw. / P. MICHAEL a SANCTO AUGUSTÏNO,/ Provinciael vande Paters onse Lieve Vrouwe Broeders des / Berghs Carmeli, inde Neder-duytsche Provincie. / Vol van volmaeckte deughden, om naer te volghen, van goddelijcke / jonsten, verlichtinghen, enden bewerckinghen om van te / verwonderen, ende Godt te loven. / Van alderleye onderwysinghen tôt de volmaecktheyt voor de beghinnende, voortgaende, ende volmaeckte. Godt is wonderlijck in sijne Heylighen. Psal. 67, 36./

Te GHENDT, / Ghedruckt by de HOIRS van JAN VANDEN KERCHOVE,/ op d’Hoochpoorte in ’t ghecroont Sweerdt,

Parties I et II : 1683.

Parties II et IV : 1684.

Les deux premières parties et les deux dernières sont reliées deux à deux, et le tout est édité en deux tomes séparés.

Maria Petyt a écrit sur l’ordre de son confesseur. Celui-ci a respecté le texte original :

Le lecteur doit être ainsi averti que pour d’importantes raisons (du moins je l’ai jugé ainsi), i'ai recommandé à la Révérende Mère (dont j’ai été indignement le directeur et le confesseur pendant 31 ans) d’écrire un récit de sa vie et de signaler aussi les grâces particulières et les opérations divines dont elle a pris conscience par la grâce divine; aussi, pour pouvoir juger avec plus de rigueur et de prudence, discerner et éprouver si son esprit était bien de Dieu ou si quelque erreur ou illusion ne s’y était point mêlée... 97 Et j’ai trouvé bon de n’y rien changer ou ajouter, sinon la division et le contenu des chapitres...

MICHEL de Saint-Augustin a en effet, divisé le récit de sa vie en 155 chapitres, et à la tête de chacun d’eux, il en a résumé le contenu en quelques lignes. Souvent ces petits résumés s’écartent considérablement du vrai contenu. La biographie de Maria Petyt est exposée dans la première partie. Les trois autres parties sont exclusivement composées de lettres que l’auteur lui envoyait pour rendre précisément compte de sa vie de prière et de son état intérieur :

Parce que cette vie a été rédigée dix ans avant sa mort, et que depuis ce temps elle a mis par écrit encore beaucoup d’autres choses et qu’elle m’a remis ces mêmes écrits pour rendre compte de son état intérieur, afin de l’examiner et de le juger; il m’a semblé sage en conséquence de les rassembler et d’augmenter le récit de sa vie.

12 Il a aussi adapté dans différents chapitres, selon le contenu, ses nombreuses raisons de conscience (rationes conscientiæ), traitant de ses vertus et mortifications, de sa dévotion à la Sainte Trinité, à l’Eucharistie, à la Sainte Vierge, à Saint Joseph, aux anges, aux âmes du Purgatoire, etc. Le plus souvent il omet la date de ses communications, de sorte qu’il nous est difficile de nous faire une juste idée de l’évolution de sa vie intérieure. Une comparaison attentive avec certaines indications de sa biographie nous permet seulement de placer des événements déterminés à certaines périodes de sa vie. Si le manuscrit original, peut-être encore existant, pouvait être retrouvé, l’étude de l’évolution psychologique de l’auteur pourrait s’appuyer sur une base plus solide. Une recherche de ces manuscrits dans les archives belges et néerlandaises n’a rien donné. En 1951, nous eûmes la chance de retrouver, dans les archives du Collegio S. Alberto, Ord. Carm., Via Sforza Pallavicini, un manuscrit latin contenant la traduction latine du livre flamand.

Ce manuscrit portait le n° de bibliothèque Post. III 118. Il a été restauré il y a quelques années à la Bibliothèque Vaticane. Il serait peut-être plus juste de dire qu’il a été préservé d’une ruine plus avancée. Car les rongeurs ne l’ont pas épargné. Les 85 premières pages ont été tellement rongées par le dessous, que souvent â peine une demi-page est lisible. Les coins inférieurs extérieurs sont rongés jusqu’à la page 125. Le manuscrit mesure 23,5 cm x 17 cm et comptes 452 pages. Il est composé de cahiers de feuilles de papier pliées en deux. La plus vieille numérotation semble être faite selon le foliotage du cahier. Une main plus tardive a ajouté une numérotation par page : elle commence à la page 50 et s’arrête à la page 117. La page 118 recommence la numérotation en suivant le cahier; à partir du n° 1. Depuis la page 216, l’ancienne numérotation est à peu de chose près maintenue : à la page 222 et à la page 230, réapparaît encore la numérotation suivant le cahier. Ainsi les deux numérotations semblent être antérieures à la reliure du manuscrit en un seul tome, car on n’a pas fait beaucoup attention à l’ordre des cahiers, de sorte qu’il faut souvent rechercher la suite d’un texte déterminé à une tout autre place du volume. La nouvelle numérotation suit matériellement les pages du volume, sans tenir aucun compte du contenu du texte.

La copie n’est pas un original de la main de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN; on peut y découvrir trois mains différentes. Les copistes ont pris tout un temps un certain nombre de cahiers pour leur propre compte, les ont vraisemblablement recopiés simultanément et les ont ensuite rassemblés, car la phrase qui se trouve en tête de la première page d’un cahier s’associe souvent immédiatement au texte de la dernière page à moitié remplie du cahier précédant.

Des PP. Carmes ont émis l’hypothèse que MICHEL de SAINT-AUGUSTIN a traduit le texte original en latin pour servir de document à un éventuel procès de béatification de l’auteur. Cela nous semble n’avoir jamais été le cas : car sur la page D qui porte le titre, et sur le verso de cette même page, on a collé un morceau de papier, manuscrit du XVIIe siècle, qui porte respectivement ceci :

p. 1 : Titulus generalis praefigendus initio totius libri.

Suit le titre :

Maria

Vita venerabilis matris Mariæ a Sta Teresia / Tertiarix ordinis Bmæ Virginis Marix/ de Monte Carmelo. / Mechlinix defunctx Kalendis novembris / anno 1677. / Ab ipsa ex obedientia et instinctu divino conscriptum/Et/Auctarium vitæ illiud/Ex eius scriptis collection et compostitum/ per Rdum Adm P. Michaëlem a Sto Augustino / eiusdem ordinis provincialem provincix Flandro Belgicx, dictx V. matns per 31 / annos directorem spiritualem. / Mirabilis Deus in Sanctis (le reste est endommagé).

p. 1 v. : præfatio generalis prxfigendus toti libro, avec, ensuite, la : Præfatio ad Lectorem/et/Protestatio Auctoris.

Tout cela montre bien que MICHEL de SAINT-AUGUSTIN avait préparé une édition latine de (19) l’œuvre. Il doit certainement avoir estimé cette œuvre assez remarquable pour la faire connaître à un public international. Le manuscrit a vraisemblablement été envoyé à Rome pour y passer la censure, et a dû rester dans les tiroirs du censeur, non pas qu’il contenait quelque chose contre la foi et les mœurs, mais surtout pour de pures raisons d’opportunité.

Nous nous reporterons à ce manuscrit avec l’abréviation Ms. Il rend d’utiles services pour l’édition du texte : maintes fois apparaissent des circonstances locales, des institutions et des noms dans le texte flamand où, pour des raisons compréhensibles de nature particulière et par prudence, ils furent remplacés par des indications générales. Cela montre en même temps que la traduction latine fut composée immédiatement à partir des écrits de Maria Petyt, et non sur le texte flamand du livre destiné à l’édition. À part ces détails ne portant que sur quelques particularités, l’accord entre les deux textes montre aussi que l’édition flamande est fidèle à l’original et que nous pouvons croire l’éditeur lorsqu’il déclare : Je n’ai pas trouvé bon d’y changer quoi que ce soit.

Le manuscrit latin permet bien des fois une meilleure compréhension du texte flamand. Beaucoup de mots et d’expressions utilisées par l’auteur ont disparu du langage contemporain ou ont subi un changement de signification. La question se posait surtout pour les termes de la vie spirituelle et mystique : pouvons-nous comprendre ces termes chez Maria Petyt avec le sens que nous avons appris à connaître à partir des textes du moyen-âge? Ces mots justement manquaient souvent dans le lexique du XVIIe siècle qui nous est donné dans le grand dictionnaire du néerlandais de DE VRIES et TE WlNKEL. Leur emploi fréquent et manifeste par Maria Petyt montre cependant que le problème porte vraiment sur des termes tirés du langage courant. Pour déterminer leur exacte signification, nous trouvons dans cette traduction latine un témoignage faisant autorité : en effet, dans les mots latins, le processus de cristallisation jusqu’à une signification clairement définie et précisément circonscrite, est déjà achevé depuis longtemps et ces mots possèdent une valeur technique générale. Nous pouvons consulter le traducteur plus d’une fois comme un KILIAN de la langue mystique : aussi bien l’autorité que l’importance de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN garantissent la fidélité et le sérieux de sa traduction.

On peut difficilement le prendre pour un dévot superficiel du Moyen-Age. C’est une personnalité marquante dans la vie religieuse de son siècle. Dans le monde, Jan van BALLAER, né à Bruxelles en 1621, étudia au célèbre collège des Augustins, entra à l’âge de dix-sept ans dans l’Ordre des Carmes et y exerça toute une série de fonctions importantes de responsabilité. Il fut professeur de philosophie et de théologie, maître des novices, deux fois prieur à Malines et en 1656, prieur à Bruxelles, tandis que au cours de cette même année, il fut élu provincial de la Province des Flandres au chapitre de Bruges; il a encore été provincial en 1667 et en 1677. Durant quelque temps, il fut commissaire général de l’Ordre. Il mourut en odeur de sainteté en 1684 dans sa ville natale et y a été enseveli, dans l’église des Carmes. Sa mort fut une grande perte pour l’Ordre.

MICHEL de SAINT-AUGUSTIN est une des grandes figures de la Réforme de Touraine. Aussitôt après une série d’adoucissements apportés à la Règle du Carmel par la Bulle Romani Pontificis du Pape Eugène IV, en 1432, des mouvements de réforme pour le retour à l’antique observance se succèdent au sein du Carmel. À côté des réformes des Olivetains, de Mantoue et d’Albi, la réforme de Touraine est l’une des plus importantes. Issue de Rennes, au début du XVIIe siècle, elle passa dans le Nord, lorsque en 1624 son fondateur Philippe THIBAULT, voulut gagner à cette cause le Carmel de Valenciennes. Mise à part la réforme de sainte Thérèse d’Avila, aucun de ces mouvements ne put traverser les siècles. Le point le plus remarquable de la Réforme de Touraine était l’accentuation de la part contemplative dans l’antique observance. Elle peut se prévaloir de figures mystiques telles que JEAN de SAINT-SAMSON. MICHEL de Saint-Augustin était son grand protecteur dans les Pays-Bas. En

14 dehors de deux biographies, il a laissé derrière lui diverses œuvres sur la vie spirituelle. En 1659 apparut à Bruxelles son Introductio in terram Carmeli, en 1661, également à Bruxelles,

Het Godt-vruchtig Levcn in Christo; en 1669 apparut à Malines le Onderwysmghe tot een grondighe Verloogheninglie. Enfin en 1671, fut publié à Anvers son grand œuvre en latin, dans lequel se trouvait résumée toute sa spiritualité : Institutionum mysticarum libri quatuor. Bien que ces deux dernières œuvres furent publiées sur le tard de la vie de Marie de Sainte-Thérèse, il ne fait aucun doute que la direction et l’enseignement de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN aient exercé une grande influence sur son développement spirituel. C’est surtout grâce à sa direction que Marie de Sainte-Thérèse a donné une place si grande à la Sainte Humanité de Jésus dans sa vie d’oraison. Il a établi son ascèse sur une base sainte, sacramentelle et christocentrique. Les mots mêmes de Maria Petyt fournissent d’importants témoignages de son influence sur sa spiritualité :

Afin que je puisse mieux recevoir ses exhortations spirituelles, j’ai pris ainsi l’habitude de les retranscrire mot à mot dans un cahier chaque fois que je sortais de confession ou que j’étais chez lui, (22) de sorte qu’au bout de seize mois, durant lesquels il avait été notre confesseur, (C’est-à-dire durant son séjour à Gand) j’avais rempli presqu’entièrement un livre de toutes sortes de matériaux et d’enseignements... Je l’ai fait de façon tout à fait secrète, sans que mon Confesseur n’en sache rien; c’est pourquoi, lorsque le moment de son départ fut arrivé, il dit à ma consœur; j’ai donné à Sœur Marie tant d’enseignements volants, je désirerais les avoir tous par écrit; à quoi elle répondit, R. Père, ils sont déjà tous par écrit,... alors il me commanda de les lui apporter; après les avoir parcourus, il me les fit recopier, et emporta la copie avec lui.

Une lettre qu’elle lui écrivit de Malines à Bruxelles nous montre qu’elle a lu plus tard ses livres :

... lesquelles perfections je ne veux et ne peux atteindre en raison de la rudesse et la petitesse de mon entendement, mais je trouve dans Je quatrième Traité de Inleydinghe van Carmelus (L’introduction du Carmel) notre esprit presque comme s’il avait été écrit chapitre par chapitre de notre cœur; et aussi les manières et les diverses sortes d’oraison qui sont très excellemment exposées dans le «t Boek vanden Inwend. Christennen (Le livre du Chrétien intérieur).

MICHEL de Saint-Augustin fut-il aussi influencé par sa protégée? Certainement, bien qu’il soit plus difficile de mesurer la portée de son influence. Cela est manifeste rien que par le traité De Vita Mariana. Il en témoigne : De plus, l’Esprit semble l’enseigner et le faire expérimenter... ce qu’il exprime de façon encore plus précise dans ses Institutionum mysticarum libri quatuor de 1671 : Videtur spiritus ulterius instruere et experientia aliquas pias animas docere..., tandis que le contenu du texte suivant sur ce même sujet reproduit presque littéralement une relation spirituelle de Maria Petyt rédigée sur des faits dont elle dit :

Ce sont des choses admirables qui se passent en moi, que je n’ai jamais entendues ou lues; je pense que personne ne les croirait bien volontiers, s’il n’a éprouvé quelque chose de semblable; pourtant, c’est ainsi; le Bien-Aimé sait que je ne mens pas.

Chapitre III : Vie de Maria Petyt

Si on juge selon les normes extérieures, la vie de Maria Petyt a connu un déroulement très simple. La source principale de ce que l’on sait sur elle est sa propre biographie.

Elle est née d’une famille de commerçants aisés — notre maison était une maison de grand trafic et de commerce — à Hazebrouck, au premier jour de l’an 1623. Sa mère, Anna Folque, était originaire de Poperingue; elle eut deux fils d’un premier mariage : Ignace et Jacques Warneys; Maria était le premier enfant du deuxième mariage avec Jan Petyt d’Hazebrouck, et fut l’aînée de six enfants, tous des filles.

La petite Maria était très impressionnable : un fait le montre déjà lorsqu’elle avait sept ou huit ans : lors d’une épidémie,

De peur que j’attrape la variole, ma Mère me conduisit chez ma Grand-Mère à quatre milles de là... et voilà que j’étais en chemin lorsque je fus épouvantée par la vue d’un enfant défiguré par la variole; à cause de cette frayeur, je l’ai attrapée sur-le-champ bien qu’aucun frais et aucun effort ne furent épargnés pour moi

Elle devient non seulement malade, mais elle transmet aussi la maladie aux enfants de la maison de sa grand-mère. Après sa maladie, moins jolie, elle ne se sent plus à la maison l’enfant de prédilection de son père et devient en même temps moins pieuse, ce qui n’était pas de nature à plaire à ses parents.

Je devins un peu plus sauvage, plus farouche et plus enjouée comme les autres enfants, portée à jouer aux cartes, à patiner sur la glace toute la journée au lieu daller à l’école, lente aux offices religieux et à la dévotion, si bien que j’acquis peu à peu beaucoup de mauvaises manières et d’habitudes par lesquelles je déplus fortement à mes bons parents

Confiée à une pieuse bonne, elle devient plus docile et en peu de temps si pieuse qu’elle choisit Jésus pour Époux quoique je ne savais pas dans ma naïveté en quoi cela consistait. Cette domestique était à vrai dire une «Fille spirituelle» qui lui racontait beaucoup d’exemples des Saintes Vierges.

À l’âge de onze ans, ma Mère me fit habiter dans un couvent de Saint-Omer, en partie pour étudier la langue, en partie pour apprendre les bonnes manières, mais surtout pour m’affermir dans la piété et la dévotion. Après une année et demie, elle revient chez elle pour déménager aussitôt avec ses frères et sœurs chez un oncle à Poperingue, en raison de la maladie qui sévissait... afin de n’être pas contaminés. La vie y était beaucoup relâchée, hors de toute autorité et en toute liberté, et elle devient si paresseuse et si indolente que je n’écoutais la messe que le dimanche avec une grande négligence, distraction et paresse;... de sorte que je ne pensais à rien d’autre qu’à me marier. Ainsi durant plusieurs années, sa vie intérieure connaît ce changement et ce mélange de piété et de mondanité normal dans la

18 vie courante, mais dont elle-même cependant se rendait compte de façon particulièrement aiguë; elle appartient en effet, à cette catégorie de personnes qui portent cela en elles comme un pressentiment : elles s’abandonnent au souffle de l’esprit, et celui-ci alors exige tout inconditionnellement. Elle tend vainement à réaliser l’équilibre entre la piété et les plaisirs humains, ce qui pour d’autres vaut une sérénité tranquille. Ces âmes ressentent cette «saine normale» comme une fuite de la plus profonde exigence de leur existence; elles éprouvent leur retard à faire un choix décisif comme une sorte de trahison, mais elles cherchent cependant le plus longtemps possible à se plonger et à absorber leur vie dans le rythme de vie de leur entourage. Revenue à Hazebrouck, Maria Petyt conserva ce balancement entre la vie dévote et l’esprit du monde, et tout mon effort fut de me libérer et de m’appliquer au monde pour mieux plaire aux yeux des hommes : j’étais aussi très portée à la promenade, aux jeux de cartes, à la curiosité, aux spectacles, à la danse, etc.

À l’âge de seize ans, elle est envoyée à Lille, cette fois il me semble, pour éviter quelque occasion et amourette qu’ils (c’est-à-dire les parents) voyaient que j’avais d’un officier qui avait été fourré chez nous par notre armée.

Nous sommes en effet dans les temps troublés de la Guerre des Trente Ans qui devait enfin finir en 1648 par la Paix de Munster. Frédéric-Henri envahit les Pays-Bas espagnols par le Nord, les troupes françaises de Richelieu par le Sud. Le Cardinal-Infant, don Ferdinand, avec ses commandants tels le Prince Thomas de Savoie, Piccolomini et Jan de Weert, mena durant un certain temps l’offensive; mais en 1639, Tromp mis en déroute l’Armada espagnole aux Downs; Piccolomini fut rappelé par l’Empereur et en 1640 les français conquirent Arras. Pendant les années qui suivirent, leurs troupes avaient le champ libre dans toute la Flandre.

À Lille, Maria Petyt habite chez une pieuse Demoiselle qui la contraint de l’accompagner à l’église : elle préfère lire des romans — éternelle réaction moderne de la jeunesse à laquelle on impose trop de pratiques de dévotion :

C’est pourquoi je m’habituais à fréquenter les offices religieux, mais avec peu ou pas de dévotion; je passais mon temps le plus souvent de façon très peu profitable dans la lecture passionnée de livres d’histoire de chevaliers..., dans cette lecture j’étais portée à pleurer souvent à cause d’une compassion naturelle pour eux parce qu’ils ont eu çà et là des rencontres si tristes... Ma mère m’habillait ici très bien de vêtements et de bijoux, tout comme je le souhaitais, sans s’opposer à quoi que ce soit; mon cœur ne me portait à rien d’autre qu’à me mettre dans l’état de mariage, et pour mieux y réussir selon mon sens, je fis un pèlerinage à une image miraculeuse de la douce Mère et je Lui fis une sotte prière dont j’ai beaucoup ri en moi-même à cause de ma grande sottise et de mon aveuglement; je La priais de me rendre agréable et charmante de corps afin de mieux plaire à quelqu’un et l’attirer à mon amour; car j’appréhendais avoir quelque chose qui ne convient pas du tout au monde, savoir une épaule plus haute que l’autre que je me suis faite en tournant trop mon bras pour nouer mon corsage par derrière.

Sa vie et son intérêt semblent une fois pour toutes remplis d’apparences superficielles de la vie quotidienne, dans laquelle tant de personnes sont embourbées. Alors, sans se faire annoncer, une expérience religieuse plus forte la saisit subitement : son imprécision presque poétique révèle encore une fois une sensibilité restée fraîche et la richesse de résonance de son cœur. Cette conversion intérieure eut lieu en la fête de Saint Etienne d’août au soir de laquelle je fus bouleversée et touchée jusqu’aux

19 larmes par le tintement de la cloche. Même revenue au sein de sa famille, elle continue à conserver cette réceptivité pour une religiosité renée :

Pourtant, je vivais encore dans tout ce qui touchait le monde, principalement dans la profusion des biens et d’argent que j’ai vu en grande abondance chez nous.

La fascination pour ce royaume redécouvert, pour le monde religieux, prendra des formes concrètes, en même temps fascinantes et repoussantes. Lorsque les Pères viennent prêcher une mission à Hazebrouck, elle résiste à la motion d’une invitation intérieure à un don plus complet. Mais le Seigneur arrange

Qu’un religieux soit poussé à me donner à lire la vie d’une Sainte Nonne de son Ordre : j’étais si fâchée et si amoureuse du monde, que je refusais de commencer ce livre de peur d’être conduite par la lecture de ce livre, à me faire religieuse : je craignais que cela ne soit un filet par lequel je me ferais attraper; comme cela le fut vraiment; je pris ce livre, à contrecœur, car ce religieux me pressa très fortement à commencer à le lire : lorsque je commençais la lecture, mon cœur peu à peu se radoucit et s’attendrit pour mieux recevoir les mouvements de l’inspiration divine; de sorte que j’y trouvais un tel goût que je ne me rassasiais pas de le lire et de penser à leur vie avec une telle affection que j’y passais la moitié de mes nuits.

Maria Petyt se sent comme un petit animal pris par une mystérieuse force supérieure dans un filet, mais cette prise de possession passive l’inonde en même temps d’une douce exubérance. Cette force désormais ne la lâchera plus. Cette fois-ci, elle fait une vraie seconde conversion comme on a coutume d’appeler dans l’hagiographie la décision d’agir inconditionnellement avec le Seigneur et de se rendre à discrétion à sa vocation; elle se sent attirée à la solitude et à l’oraison, et, bien qu’elle demeure chez elle, elle se livre à cet attrait avec toute la spontanéité de son tempérament. Elle commence à vivre en Ermite et puisque des marchands sont souvent invités à la maison, elle réduit ses obligations sociales au strict nécessaire :

Je ne restais à table plus que je ne le devais : ainsi lorsque j’avais fini mes repas, je prenais mon assiette, je faisais la révérence à la compagnie et, sans mot dire, j’allais ainsi de la table droit à notre chambre

Le père s’oppose pour l’instant à sa vocation disant que ce n’était qu’un enfantillage. Et pendant que sa mère plaidait pour elle, elle passe sont temps dans la lecture de THOMAS a KEMP1S et de CANTVELT. Elle apprend aussi la méditation, mais sans avoir une seule image pour moi et je ne pouvais persévérer longtemps dans l’oraison. Vraisemblablement son imagination trop vivace devait être fixée par quelque chose d’extérieur. Finalement, elle reçoit le consentement requis pour répondre à son appel et va se présenter

Pour être reçue dans un couvent de Chanoinesses régulières de Saint Augustin à Gand appelé «groenen Briel»... Le couvent et les Sœurs me plaisaient beaucoup, et je leur plaisais aussi, d’autant plus que j’avais une bonne voix pour bien chanter au Chœur.

Cette fois-ci, des événements politiques et militaires retardèrent l’exécution de son dessein :

Aussitôt que je fus de retour à la maison, les Français commencèrent à envahir la Flandre pour assiéger Saint-Omer de sorte que nous dûmes nous enfuir avec précipitation dans un bois, car les Français pillèrent notre village, etc. et molestèrent toutes les personnes : ainsi mon Père ne me laissa pas

20 entrer au Couvent à cause de l’énorme perte qu’il essuya à cause de ce pillage et parce que tout le pays était dans un grand trouble. Je dus attendre ainsi une année entière pour trouver en plus une grosse dot : dans cette conjoncture, mon Père ne l’avait pas à sa disposition.

Mes parents nous firent recueillir à Menin, chez ma tante jusqu’à ce que l’agitation se calmât.

Ce sont les années où la Flandre française va être perdue pour les Pays-Bas. Un premier siège de Saint-Omer eut lieu en 1638. Puisque Maria Petyt se rappelle avoir eu 18 ans lorsque l’assaut français fit repousser son dessein d’entrer au couvent, elle parle ici vraisemblablement de la seconde invasion française dans les Flandres dans les années 1643-1644. Le successeur du Cardinal-Infant, don Francisco de Melo, création d’Olivarez, commença son gouvernement par une victoire sur de Guiches à Honnecourt, mais un an plus tard, le 19 mai 1643, il fut battu par d’Enghien à Rocroi. Tombé dans la disgrâce de son protecteur, Melo abandonna aux Français les Flandres, plus désarmées que jamais. En 1644, Menin même, où la famille Petyt avait trouvé un refuge provisoire tombait dans leurs mains.

Sur ces entrefaites, demeurant à Menin, Maria était confuse de dire que je voulais me faire religieuse; elle était convoitée par des prétendants et je me laissais aller comme si leur conversation et leurs prétentions m’avaient été agréables; comme elles me le devinrent aussi peu à peu, car mon affection tomba un peu sur l’un d’eux et cela avait été si loin que mon Bien-Aimé avait prévu que mes parents me convoqueraient à une mise aux enchères de la maison. Je courrais ici un grand danger de me perdre dans le monde et de laisser passer la vie religieuse, car l’amour était grand de part et d’autre.

À la maison elle se ressaisit, tient tête à une dernière demande d’un jeune homme libre, riche et sérieux qui me demandait en mariage; je le considérais bien volontiers à cause de son honnêteté, de sa façon d’être et de sa bonne volonté naturelle.

Finalement, elle peut rejoindre le cloître où sa mère reçut très aimablement son adieu, avec grand plaisir et contentement. Une année s’écoule avant la vêture. Sa mère meurt dans le courant de cette année. Au couvent, elle apprend à vaincre sa répulsion â la pénitence; cependant quelques mois après sa vêture, elle doit quitter à nouveau le noviciat à cause de ses mauvais yeux qui l’empêchent de suivre l’office au chœur, — en raison de l’aggravation d’un défaut qu’elle a essayé de dissimuler dès le début. Son père veut la reprendre chez lui; elle choisit cependant de vivre à Gand comme béguine au petit Béguinage où elle se sentait seule, très désolée, abandonnée et comme rejetée de tous.

Le récit de la jeunesse de Maria Petyt a été rapporté ici avec un certain luxe de détails parce que cette première prise de connaissance avec sa biographie nous permet en même temps une première compréhension de son caractère comme écrivain et comme femme.

Nous voulons ici à nouveau attirer l’attention moins sur la langue que sur certaines caractéristiques de la structure du style de la narration. Comme écrivain, nullement embarrassée par quelque préjugé ou prétention littéraire de son temps, elle veut seulement raconter sa vie aussi clairement que possible. Elle appartient cependant à la race des grands narrateurs : elle ne donne aucune description objective des personnes, des choses et des faits, et cependant, son récit n’est nulle part aride ni abstrait. Elle choisit à chaque instant le détail concret autour duquel elle brosse tout un vivant tableau d’elle-même, tout en laissant de côté d’autres particularités. Comme par exemple dans la description des pleurs à chaudes larmes sur son héros de roman, ou lorsqu’elle donne une forme concrète à l’inspiration de s’écarter de la vie du monde par le détail de la scène dans laquelle, après le repas, elle range son couvert et faisant une révérence à la compagnie, elle quitte la table. Il serait sans

21 doute plus juste de dire que plutôt que de décrire les gens ou les événements, elle esquisse les situations en un simple et pur trait de profil. Non seulement la réaction extérieure de l’homme joue dans une pareille situation, mais aussi la réaction intérieure en relation avec cette réaction extérieure, ainsi que la réaction des gens entre eux; et le jeu de ces réactions internes-externes et de ces relations dans une situation donnée, nous fait constamment vivre ce qui s’est déroulé dans certain laps de temps plus concrètement qu’une relation précise de toutes les particularités à la façon d’une chronique. L’accumulation dans une situation d’une série d’actions, de faits et de comportements est la grande force du narrateur sur la simple exposition de ce qui se déroule dans le temps. Dans la littérature scénique le temps est déjà mis de côté depuis longtemps, dans le récit et dans le roman, l’art recherche toujours la victoire complète sur le temps, sur le retour à la chronique. Il est remarquable qu’un écrivain du XVIIe siècle ait instinctivement utilisé un moyen aussi moderne, par la création de situations, pour élever son récit de la monotonie d’une simple narration d’événements successifs à une unité avec une tension interne.

L’intense valeur réaliste de la situation dépeinte est, pour cette raison, souvent singulièrement rehaussée parce que le détail concret appelé par la situation, montre un caractère humoristique. L’indifférence de Maria pour la vie religieuse est quelque chose de sérieux, son attrait futur pour la solitude ne l’est pas moins, mais les petits faits concrets qui en sont montrés comme les expressions, ont dans leur manifestation matérielle et limitée quelque chose de comique. Dans leur contraste avec l’arrière-fond intérieur, se trahit le sens de l’humour. L’auteur ne pleure pas, bien qu’elle soit écrasée par le repentir au souvenir de son étourderie mondaine, comme par ex. le pèlerinage à une image miraculeuse pour trouver un mari. Elle dit seulement qu’elle en a souvent ri elle-même; il n’y a aucun danger qu’elle ne voit le ridicule en elle ou qu’elle le prenne au sérieux. — Le lecteur apprend tout sur sa vanité et son milieu, mais aussi sur ses soins de toilette et son penchant à suivre la mode non seulement lorsqu’elle parle de sa prière pour être délivré d’un défaut qu’elle craint de posséder, mais surtout lorsqu’il apprend, comme une circonstance particulière, qu’elle s’est déformé l’épaule par une tension trop forte de son corsage, afin de pouvoir paraître avec une taille de guêpe qu’exigeait la mode espagnole.

Cet humour crée la distance qui caractérise chaque narrateur : il doit objectiver son récit de telle sorte que toute sa personnalité transparaisse bien dans sa création, mais qu’en même temps il puisse la considérer étonné comme quelque chose hors de lui, mais qui existe en lui-même.

Un autre trait, encore dans l’exemple précédant, rehausse cette distance nécessaire entre le narrateur et un récit bien réussi, et donne à ce dernier une tension interne plus forte : dans la description d’une situation humaine concrète le fait propre, l’événement principal, le moment décisif du récit arrive apparemment en passant et de façon fortuite. Nous avons trop tendance à considérer cette technique de narration comme exclusivement moderne.

Nous retrouvons cette technique utilisée de façon réitérée dans cette autobiographie du XVIIe siècle : nous voyons, par exemple (description de la situation) un père insister auprès de Maria Petyt pour qu’elle prenne un de ses livres de piété, et la fille s’y opposer parce qu’elle craint d’être prise dans un filet par la lecture de celui-ci; cela s’est fait ainsi conclut laconiquement et comme en passant la peinture du tableau. Le fait propre réduit à l’anti-climat — tiens, il en était ainsi — acquiert une force de frappe d’autant plus grande qu’il est inattendu. — L’écrivain raconte comment, lors de son séjour à Menin, la cour d’un garçon lui était montée à la tête, et comment elle fit comme si une compagnie frivole et la cour lui étaient agréables comme s’ils m’étaient agréables : cette petite conclusion ajoutée en passant contient tout un événement intérieur, donne le sens à ce qui précède et est le pivot autour duquel évolue le développement ultérieur du récit : menace de trahison de l’autre, unique amour sérieux.

Maria Petyt semble être une narratrice par la grâce de Dieu; sa description pertinente et moderne d’une situation et l’apparition d’une tension interne dans le récit lui conférant une unité passionnante, semblent provenir d’une certitude instinctive, d’un talent inné. Toutefois, elle n’est pas restée inconsciente de ce talent; les réactions de ses compagnes lui découvraient du reste suffisamment clairement qu’elle possédait un don spécial pour jongler avec les mots. Face à ce don, elle conserve

22 néanmoins son humour limpide. Comme par exemple, lorsqu’elle parle des lettres écrites à son père : non seulement la famille, mais aussi toute la petite ville souhaitait les lire, de sorte qu’elle fut avertie par une de ses tantes, sœur dans un couvent de Sœurs Urbanistes à Ypres de prendre garde à écrire des lettres aussi spirituelles... Les habitants de là-bas se forgèrent une opinion si insupportable à mon sujet.

Ces fragments tirés du récit de sa jeunesse nous font en même temps connaître quelque chose de son caractère : exceptionnellement vivant, émotif, prompt à la réaction et spontané. Un tempérament flamand, sain et cependant très affectif. De la comparaison avec les casus conscientix compilés plus tard, il semble qu’elle ait commencé la rédaction de sa biographie en 1662. Elle n’a pas été écrite très vite, si on pense au fait qu’elle a d’abord rédigé cette biographie une quinzaine d’années avant sa mort, il semble que, plus tard aussi, malgré toutes les rigueurs du couvent et les mortifications, elle n’ait pas beaucoup perdu de ce tempérament. Même lorsque sa vocation à une oraison et à une solitude plus profonde la pousse à une séparation presque complète, elle conservera suffisamment son naturel pour sacrifier sa préférence personnelle à l’intérêt des ses consœurs. Elle dit au sujet de ses pénitences :

J’ai modéré quelque peu une telle pénitence sur moi-même... afin de ne fournir aucune occasion de dispense à mes Sœurs, et au sujet de son attrait pour la solitude : Bien qu’en toute autre occasion et circonstance, le Bien-Aimé me veuille toute à Lui pour donner place à sa grâce et à ses saintes inspirations, selon la direction totale qu’il veut Lui-même me donner, bien qu’il se montre jaloux à l’extrême lorsque je passe mon temps à autre chose ou lorsque je m’adonne à autre chose qu’à être occupée seulement de Lui, tournée vers lui de toute mon âme et de tout mon esprit, selon le mode d’une vraie vie érémitique, solitaire et détachée, cependant avec mes Sœurs, il tolère quelque modération sur son temps; je remarque par exemple que l’une d’elles se trouve dans une lutte intérieure ou bien est d’une humeur mélancolique ou affligée, mal disposée de corps ou d’esprit, bien que je me sente alors très portée vers Dieu et au silence, cependant l’amour me dicte généralement de les appeler chez moi afin de les réconforter un peu par un entretien, de les récréer et de les revigorer; l’esprit alors s’unit très bien à cela, pour les entretenir avec plus d’amitié, d’amabilité et de générosité, de même que pour dire quelque chose qui peut les renforcer ou les récréer.

Le reste de l’histoire extérieure de sa vie peut se résumer en quelques phrases. La solitude dans laquelle elle vit pour la première fois au Béguinage de Gand l’amène à une plus grande intériorisation et abandon à Dieu. Sous la conduite d’un carme, elle rédige par écrit une sorte de programme de vie dans lequel elle observe aussitôt le plus élevé, mais elle est aussi tenue par son directeur comme il faut, en bonne santé et humble :

Mon confesseur, lorsqu’il lut cela, m’humilia et me mortifia en cela très fort, disant : vous ne savez ni ne comprenez ce que vous avez écrit là, etc. Et il disait la vérité : souvent je n’en revenais pas et je riais en moi-même de voir comment j’étais avide de paraître avec des enseignements si élevés et si purs.

Néanmoins elle commence maintenant une vie très austère, selon une manière régulière inspirée du mode de vie au Carmel. Bientôt une autre Fille spirituelle vient partager ce mode de vie; elles lisent la vie et les œuvres de sainte Thérèse, ce qui aura une influence définitive sur son existence future. Son confesseur confisque son Crucifix et ses images, lui apprend aussi la mortification dans la lecture des livres spirituels. Après un an,

23 Il consentit à mon désir de faire profession selon la Troisième Règle de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel; je fis ma profession entre ses mains, un Vendredi-Saint, promettant obéissance et chasteté perpétuelle selon la Troisième Règle, choisissant le nom de sainte THÉRÈSE, ainsi que notre nom, à savoir Sœur MARIE de SAINTE-THÉRÈSE, en raison d’un attrait particulier que je sentais pour cette Sainte Mère.

Elles suivent cependant la Première Règle, la Troisième Règle n’était pas encore imprimée. Plus tard elle dut faire à nouveau une sorte de noviciat et renouveler sa profession.

Quatre ans plus tard, son confesseur fut déplacé, et elle s’adresse maintenant à MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, en ce temps professeur de philosophie à Gand, et qui sera son directeur spirituel jusqu’à la fin de sa vie.

Après certaines oppositions et calomnies qui montrent que la vieille défiance contre les filles spirituelles vivant hors des couvents, tant du côté régulier que du côté séculier, n’était pas encore éteinte, elle acquiert à Gand un certain renom de sainteté : lorsque les enfants et les pauvres la voient se rendre à l’église, ils crient :

Voici la Sainte qui arrive; faites-lui place; saluez-la par une révérence; parfois je ne pouvais m’empêcher de rire, pensant qu’ils se moquaient de moi; et parfois je fus tellement affligée de toutes ces choses que je ne pouvais m’empêcher de pleurer abondamment.

Les épreuves et les incompréhensions l’ont purifiée et portée au renoncement, même au renoncement à l’appréciation de son directeur spirituel :

Et détachée de tout cela, j’ai acquis une telle force d’âme que depuis ce temps-là je demeure comme une pierre inamovible au milieu des flots de la mer, sans plus perdre ma paix intérieure.

Entre-temps, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN est nommé prieur à Malines. Elle s’y rend une fois afin de le consulter au sujet de son projet de renforcer l’austérité de la vie; elle la commence également avec une autre Sœur, mue à une vie d’ermite beaucoup plus stricte selon la Règle primitive des Carmes. Sa vie prend une forme plus organisée et une petite communauté de personnes spirituellement apparentées se formera autour d’elle. Elle-même s’installera définitivement à Malines requérant pour cela le consentement de son père encore en vie.

Alors un vieil homme vint à mourir, qui habitait dans une maison à Malines, appartenant à nos RR. Pères, située à côté et près de l’église, appelée de Cluyse (Recluserie), parce que dans le passé une recluse y avait vécu. Le Supérieur trouva cette maison très propre à pouvoir mener une vie si détachée et retirée selon mon désir, car c’était une bonne occasion de vivre comme séparées du monde par l’édification d’un oratoire dans lequel nous pourrions avoir nos dévotions et entendre jour et nuit les offices divins des religieux. Cela me parut très bien et m’y fit hâter avec la première Sœur.

24

Elle se retire avec une Sœur en octobre 1657. Deux ans plus tard, lorsque nos ordonnances et la forme de vie lurent approuvées par le T. R. P. Général, nous y fîmes alors notre profession, avec promesse perpétuelle d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, autant que la pauvreté puisse être tenue hors d’un couvent formel. De fait elle est une tertiaire qui suit effectivement la règle du premier ordre. À Malines, elle éprouve aussi durant dix ou onze ans une opposition contre cette façon de vivre véritablement non régulière.

Peu à peu, elle gagne la considération et le respect général : toutes sortes de personnes et d’affaires sont recommandées aux prières de la petite communauté. Sur l’insistance de son demi-frère qui désire avoir un portrait d’elle, elle consent finalement à se laisser peindre, une fois en grand, avec un crucifix dans les bras, une fois en petit, regardant l’assistance. Elle aurait vu d’un bon œil qu’on y dessinât un rayon sortant de sa bouche avec l’inscription Mon unique Amour. Comme elle craignait par là d’être trop singulière, elle abandonna l’affaire à son directeur qui eut le bon goût de ne pas donner suite à ce désir. Après sa mort, un portrait tiré de cette gravure fut diffusé, exécuté par Martin Bouche, et édité à Anvers avec comme sous-titre : Vera effigies Ven. Mariæ a S. Teresia Tertiariæ Ord. Bmx V. Marix de Monte Carmelo. Obyt Mechlinix in opinione Sanctitatis, die a se praedicta kalendis Novembris. M. D. C. LXXVII.

[ce portrait figure en tête de la source]

Plus d’une fois, elle fut gravement malade; elle souffrait de la bile et avait de fortes crises. Elle profitait par échange de courrier de la direction du P. MICHEL, entre-temps devenu plusieurs fois provincial. À Malines, sa vie d’oraison prend un caractère nettement mystique.

Finalement, elle dut succomber à la maladie de la bile, dont elle avait si souvent souffert dans le courant des dernières années de sa vie. Du moins tel était le jugement de la faculté du XVIIe siècle. Lorsqu’on examine les symptômes et les crises s’échelonnant sur plusieurs années, entrecoupées de périodes d’accalmie, la remise d’une substance noire mélangée de sang rouge, la soif brûlante, les tiraillements de la péritoine qui rendaient tout le tronc si douloureusement sensible que le malade doit demeurer couché immobile — tout cela semble alors indiquer un ulcère stomacal.

Environ un mois avant sa mort, notre Révérende Mère contracta une grave maladie dont elle mourut; à laquelle elle avait été si souvent sujette dans sa vie, à savoir une surabondance de bile noire, perdue avec du sang, souvent avec de fortes et violentes douleurs, de sorte qu’elle parut rendre l’âme; ainsi elle en est arrivée peu à peu à une telle extrémité et une telle faiblesse et à un tel abandon des forces qu’étant très abattue pendant de nombreux jours par de grandes douleurs et de grandes souffrances, elle ne pouvait bouger, mais elle était obligée de demeurer couché sur le dos, sans pouvoir bouger. Elle se montra à cette occasion comme un véritable modèle de patience, de parfaite résignation et de grand courage, en souffrant des douleurs si aiguës qu’elle disait parfois, parlant selon la nature, qu’elle partirait de ce monde pour y échapper.

Après avoir prédit la guérison de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, alors gravement malade à Gand, ainsi que sa propre mort pour la Toussaint :

En la fête de Tous les Saints en l’an 1677, pendant la nuit entre minuit et une heure, à l’heure des Matines, elle expira très doucement dans le Seigneur entourée des prières des Pères et des Sœurs, et remit sa belle âme dans les mains de son Créateur, et son Époux Bien-Aimé, à l’âge de 55 ans, et son corps est demeuré blanc et brillant comme l’albâtre.

À l’annonce de sa mort, tôt dès le matin, une foule de gens de toute sorte et de toute condition attirée par l’odeur et l’opinion de sa sainteté, accourut pour voir son corps vénérable; tous parlaient d’elle avec un grand respect, une grande vénération et considération, et ils ne pouvaient se rassasier de voir le corps, et beaucoup revenaient plus souvent, disant qu’il devenait toujours plus beau et plus brillant, et en fait, c’était ainsi, car il semblait toujours briller davantage; il gisait comme si elle s’était endormie, dans l’habit de l’Ordre, comme elle l’avait porté toute sa vie; Et les funérailles étant accomplies selon la coutume dans l’église paroissiale Saint Jean, le corps fut porté à l’église des Pères Carmes, frères de Notre-Dame à Malines, et là convenablement enseveli à côté de l’Autel de Notre - Dame, en deçà du banc de communion, du côté de l’épître.

Chapitre IV : Vie intérieure

Extérieurement, la vie de l’auteur nous apparaît tout à fait ordinaire : la vie d’une jeune bourgeoise qui a connu dans sa jeunesse quelques déménagements en raison des guerres, et qui cependant n’a rien à faire avec la vie publique; qui se sent attirée par le cloître, mais qu’on trouve inapte au noviciat d’un grand ordre, et qui pour finir essaye dans une vie hors clôture de répondre à une vocation qui l’attire si puissamment.

Bien plus mouvementée est sa vie intérieure. Elle se lança dans l’aventure d’amour la plus haute, la plus passionnée et la plus incertaine possible sur cette terre. Ses écrits sont l’expression littéraire de cette aventure, avec sa douleur et son faste, son dépouillement et son rassasiement.

Presque toute grande littérature traite le thème de la rencontre : la rencontre avec une personne dans le secret de l’amour humain, avec une autre présence mystérieuse dans la nature ou dans le tréfonds de l’âme, ou encore son désir et sa nostalgie dans la solitude ou en son absence. La littérature mystique est la confession de la rencontre avec Celui que les hommes appellent Dieu. Dans les expériences de la vie d’oraison, les mystiques racontent la recherche et les approches de cette rencontre, le saisissement et l’envahissement soudains par Dieu dans l’amour unifiant, ou bien la nostalgie insatisfaite et la blessure douloureuse causée par l’absence de Celui sans lequel ils ne peuvent plus vivre.

C’est aussi le thème de la vie intérieure mouvementée de Maria Petyt. Avant de l’esquisser à grands traits, il est sans doute opportun de préciser le point de vue qui sera suivi dans cette étude. Maria Petyt ne se préoccupe que de rendre témoignage. Elle ne se prononce pas sur la réalité ontologique du monde qu’elle évoque plus d’une fois dans cette relation. En d’autres mots, la question ne se pose pas ici de savoir si c’était Dieu qui se manifestait lorsqu’elle se sentait toute prise par sa présence? Ou était-ce vraiment le Christ qui se montrait à elle lorsqu’elle pouvait se reposer sur son Cœur?

L’Église elle-même n’a jamais répondu aux questions sur la véracité dans le sens où il s’agit de révélations privées, pas même celles des plus grands saints. Elle a déclaré sainte sainte THÉRÈSE d’AVILA en raison de son héroïsme dans l’amour, non pas à cause de ses visions. Si les consolations et les visions mystiques l’ont beaucoup aidée à mieux vivre d’un amour plus détaché, l’Église alors pourra dire, avec la sainte, qu’elle a témoigné d’un bon esprit, mais, tout comme la sainte elle-même, elle ne s’y appuiera jamais dans la pensée que l’on puisse y adhérer comme à une vérité ou à une certitude de foi. Tout au plus l’Église recommandera l’enseignement d’un saint dans le domaine de l’ascèse et de la spiritualité, comme étant conforme à l’enseignement catholique.

La question de la véracité du témoignage de Maria Petyt se présente tout à fait autrement : ses expériences sont-elles vraies en tant qu’expériences? Sont-elles vraies comme expériences de l’âme humaine? Nous nous trouvons ici dans le riche domaine des vies et des expériences humaines dont la littérature peut traiter. Lorsque Dante chante les propriétés de son amour, on ne se pose pas alors la question si dans la vie réelle Béatrice était parée de toutes les caractéristiques perçues par le poète, mais bien si le poète éprouve sincèrement de l’admiration pour elle et s’il exprime vraiment et bellement l’authenticité de ce sentiment, de sorte qu’elle peut éveiller chez d’autres de la sympathie et enrichir l’humanité de ce qu’il y a de beau en elle.

Développement de la vie d’oraison

L’histoire de la rencontre de Maria Petyt avec Dieu est l’histoire de sa vie d’oraison. Vivre seulement pour contempler Dieu est une entreprise surhumaine qui exige l’attrait d’un secret appel pour risquer l’enjeu de toute une vie et tout le bonheur humain. Maria Petyt possédait la naïve audace d’un petit nombre qui ne vit que pour l’oraison. Lors de la redécouverte de ce monde religieux à sa deuxième conversion elle fait un zélé voyage d’exploration de novice dans la littérature religieuse. Elle aime lire de nombreux livres religieux. Elle apprend par elle-même la méditation de la façon exposée par les méthodes d’usage et utilise des gravures et des images pour fixer son imagination sur le sujet de

28 la méditation choisie. Tout cela n’est pas encore la rencontre avec Dieu, mais sa préparation, aussi loin qu’on puisse engager les facultés pour atteindre ce contact désiré.

Lorsque, vivant au Béguinage de Gand, elle choisit MICHEL de SAINT-AUGUSTIN comme directeur spirituel, celui-ci lui fait faire à nouveau l’écolage de la méditation, avec comme sujet la vie de Jésus dans l’Évangile.

Toutefois, à quelque degré que l’homme utilise ses facultés, ses pensées sur Dieu restent ses pensées, les sentiments qu’il suscite demeurent ses sentiments, les représentations qu’il se forge restent des créations de sa puissance imaginative. La méditation d’abord l’enrichit, en ce sens que ses puissances, auparavant trop dispersées par les images terrestres, se tournent maintenant vers l’enseignement religieux; il entretient avec soin dans son âme la nouvelle vie sensible qui lui procure des satisfactions et qui le rassasie. Mais inévitablement, il parcourra une fois tout le cycle de tout ce qu’il peut penser ou se représenter de Dieu. Et il sentira alors combien le monde dans lequel il a voulu enfermer Dieu est vide et petit, et combien sa prière est éloignée de la rencontre qu’il a désirée et qui l’attire si fortement. Il aura en jour épuisé tout le domaine des possibilités de son activité propre et il n’aura pu forcer Dieu à se manifester. Il se décourage. Maria Petyt en était arrivée à ce stade durant son séjour à Gand. Un confesseur zélé, mais imprudent, l’a conduite par la voie des pratiques de plus en plus dures, des mortifications de plus en plus austères, d’un masochisme continuel, jusqu’à ce qu’elle s’épuise et qu’elle se trouve humainement au désespoir et dans l’impuissance. Conduite par la Bonté divine, elle a appris à poser l’acte héroïque d’un don total et irrévocable, qui est peut-être la vrai point de départ de sa vie d’oraison : me glisser comme un enfant dans son sein Paternel.

Elle a eu la chance de trouver, au moment critique du développement de son âme, stade dans lequel sa vie d’oraison menaçait de se figer définitivement par un cramponnement convulsif à une méthode autrefois utile, maintenant dépassée et néfaste, un directeur qui lui-même était un homme d’oraison. Après peu de temps,

Deux ou trois mois,... il m’amena peu à peu à plus de silence et de simplicité, mettant de côté la pratique de cette méditation.

Dans la croissance de la vie d’oraison, l’heure arrive où l’homme doit apprendre à se taire; il veut entendre la voix de Dieu, tandis que l’agitation de ses puissances occupées, l’activité propre empêche la voix de Dieu d’envahir l’âme et que les concepts et les représentations humaines ne sont d’aucun secours, mais au contraire dressent un mur opaque entre la lumière divine et lame. Son directeur spirituel l’amène alors à

mettre de plus en plus de côté toute activité propre afin de m’exercer constamment à la foi nue en la présence de Dieu et à la conformité à son amour.

Cela lui coûte

Au début d’être privée des consolations intérieures sensibles et de la douceur pour un état de déréliction d’esprit, car je n’étais pas habituée à me tenir intérieurement occupée et attentive à Dieu d’une manière si nue, simple et spirituelle, et je n’avais aucun franc accès dans la solitude d’esprit, parce que l’esprit était encore trop mélangé avec les sens, et je ne voulais rien d’autre que travailler avec sensibilité, délectation et selon la partie sensible.

Elle a l’impression de ne jamais pouvoir réussir à prier si simplement, quelque soit l’effort qu’elle fournit : première expérience salutaire de sa propre impuissance, — en effet, tout est grâce, —

29 Pour me mortifier profondément et pour m’amener par là à une profonde connaissance et défiance de moi-même, car je m’appuyais déjà trop sur mes propres forces.

Ainsi l’homme apprend à se détacher toujours davantage non seulement des créatures, mais surtout de soi-même, de ses propres vues et expériences :

La liberté d’esprit c’est n’être mû par aucune rencontre extérieure ou intérieure, ni par aucun changement des dispositions intérieures ou par quoi que ce soit d’autre, c’est n’être nullement mû selon la nature;... indifférence à tout ce qu’il plairait à Dieu de faire ou de ne pas faire en moi,... que ce soit quant à la possession ou à la privation, la lumière ou les ténèbres, la pauvreté intérieure ou l’abondance, la douceur ou l’amertume, égalité d’âme en tout, recevant tout de Dieu, comme étant pour nous le seul utile.

Progressivement, son âme apprend à se reposer en Dieu seul, comme un oiseau qui construit son nid sur l’eau, ne s’opposant pas à ce que les eaux affluent et refluent avec le courant, demeurant tout blotti tranquillement dans son nid, sans se mouvoir dans le flux et le reflux de l’eau; il se laisse emporter là où l’eau l’emmène.

Jusqu’ici on peut se préparer à la rencontre de Dieu sans pouvoir faire plus : son esprit est nu, dépouillé de tout l’humain, introverti dans le fond de l’âme et finalement réceptif des choses divines. Lorsque Dieu fait expérimenter sa présence à l’âme qui se tient tournée vers Lui dans la foi nue, l’homme apprend alors à connaître la première plus haute forme d’oraison, l’oraison de quiétude. Depuis des siècles les spécialistes disputent pour savoir si l’oraison de quiétude est déjà une oraison mystique, ou si elle n’est qu’une étape transitoire qui y conduit, comme si elle n’était que le seuil de la vie mystique.

Nous pouvons les laisser tranquillement à leurs discussions. Mais lorsque MICHEL de SAINT — AUGUSTIN enseigne à sa fille spirituelle l’oraison de quiétude, il reste dans la pure tradition de la spiritualité néerlandaise. En plus de cela, il avait bien plus en vue de rester fidèle à la spiritualité carmélitaine. La Règle du Carmel, en effet, présente le prophète Élie comme le modèle de la séparation spirituelle bien plus que de la séparation corporelle. Lorsque quelqu’un se tourne en lui-même, il découvre son lien avec Dieu dans le fond même de son existence. Car la conversion est une conversion vers le fond où la puissance créatrice de Dieu et la grâce donne vie à l’homme et la conserve. C’est pourquoi la spiritualité flamande de l’introversion a toujours trouvé un grand écho auprès des ordres contemplatifs austères comme le Carmel ou la Chartreuse, parce qu’elle correspondait à leur spiritualité. La doctrine de l’introversion ne s’appuie sur rien d’autre que sur l’expérience vécue d’un double dogme : celui de notre création et celui de la grâce sanctifiante.

Notre état de créature : Dieu ne nous donne pas seulement l’existence, mais Il nous la conserve. Au cœur même de notre existence, Il agit et se trouve présent. Lorsque nous nous penchons sur notre propre fond existentiel, nous l’y rencontrons dans son activité : nous pouvons apprendre à vivre dans le

30 centre le plus profond de notre existence où Dieu, comme Créateur touche l’âme. (C’est sur cette vérité que RUUSBROEC s’appuie pour accepter la possibilité d’une mystique naturelle.)

Notre vie de la grâce : dans le même centre, le fond existentiel de l’âme, Dieu agit par la grâce lorsqu’il élève notre nature, la transforme et la recrée en nous faisant participer à sa vie divine.

Le but de ce retour en soi-même est de retourner vers ce centre de l’âme où elle repose dans Ses Bras. Pour décrire cette introversion, Maria Petyt utilise des termes empruntés à la spiritualité traditionnelle flamande, avec la signification qu’ils ont puisée dans la psychologie augustinienne médiévale : les puissances sensibles qui, en plus des sens, comprennent aussi la vie de l’âme et de l’imagination, se dépouillent de leur activité débordante et dispersée pour se réunir dans l’unité du cœur les puissances spirituelles; mémoire, intelligence et volonté, dans l’essence de l’âme. Lorsque la vie intérieure est ainsi recueillie et simplifiée, elle peut se tourner vers son propre fond où Dieu habite. La libération de toute multiplicité dans le fonctionnement de ses puissances, — que l’auteur appelle de préférence purification met l’homme en état d’oraison de quiétude. (Innig gebed correspond à l’état d’oraison désigné généralement depuis POULAIN par le terme d’oraison de quiétude. Le retournement des puissances que l’oraison de quiétude provoque dans une adhésion nue de la volonté à l’Être divin sans image correspond à peu près à ce que désigne le terme d’oraison de simplicité comme état préliminaire à l’expérience mystique. Dans son Ms, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN traduit innig gebed par oratio intima.)

Après être restée environ seize mois sous la direction de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN à Gand et aussitôt après son départ, et de la façon même qu’il avait promise à sa fille spirituelle un secours exceptionnel de Dieu,

L’oraison commença à devenir quelque peu surnaturelle, infusée pour la plus grande partie avec un silence intérieur et un repos en Dieu, par une foi nue et vivante en la présence de Dieu; toute l’activité grossière et la multiplicité des puissances intérieures dépérit, laissant seulement un regard simple de foi au dedans de moi-même et une inclination conforme, douce et silencieuse d’amour de Dieu.

Tout autre activité propre m’ennuyait me fatiguait très fort, comme étant d’aucune utilité sinon pour troubler le repos intérieur, pour faire obscurcir la clarté intérieure, pour faire sortir l’esprit de la simplicité intérieure à un sentiment préjudiciable et à la multiplicité.

L’effort ascétique ne doit pas supplanter l’œuvre de Dieu, mais lui être ordonné

Afin de mieux conserver l’esprit dans sa pureté, purifié de ses puissances sensibles et sensitives.

La lumière divine était un peu sombre au début, semblablement à la lumière de l’aurore qui s’accroît progressivement.

Sous la conduite de la grâce, elle apprendra de plus en plus, dans le silence des puissances à se reposer et à se laisser plonger dans la cachette de cette Présence, jusqu’à ce que cela devienne un habitus, un état à peu près constant de la vie de son âme :

Un repos avec le Bien-Aimé dans le fond; ... parfois seulement avec un simple regard, voyant dans le fond, sans éprouver de façon notable quelque attrait ou opération divine... Parfois l’amour

31 l’attire davantage au plus profond, et là, elle opère plus intérieurement et plus excellemment, dans une nudité sans représentation des créatures... Parfois je n’ai seulement qu’une conversion intérieure, réelle vers l’Objet divin sans image, laquelle conversion ne se fait qu’avec un simple regard de cet Objet, à l’exclusion de toute autre activité des puissances et des sens.

Lorsque je me meus activement, lorsque j’utilise mes puissances et mes sens et m’en sers à mon gré, sans la conduite, le gouvernement et la collaboration du Saint-Esprit; ... alors j’éprouve un tourment intérieur comme celui d’une infidélité; et je ressens que viennent alors dans mon âme de légères ténèbres...; mais aussitôt que je laisse de côté, j’exclus et anéantis mon activité propre, cette lumière divine réapparaît intérieurement dans sa clarté première, et le fond se calme et se simplifie par la disparition de toutes les images des créatures.

Les expériences mystiques que Maria Petyt traversera seront de toutes sortes : déréliction et doute; ravissement et feu d’amour; dépérissement et affaissement en Dieu; subjugation par la magnificence de son amour; illuminations subites comme des éclairs qui la laissent emportée durant des heures dans une contemplation sans fond. Mais tous ces faits seront de nature transitoire : ils proviendront de l’oraison de quiétude et ramèneront ensuite son esprit à cet état. Son union et son assimilation croissante au Christ ne fera qu’approfondir la simplicité de cette oraison, tout comme sa merveilleuse mystique mariale non seulement ne la mélangera pas, mais la rendra encore plus intérieure. Les hautes faveurs mystiques des dernières années de sa vie, ainsi que sa sur-transformation ou transformation dans l’amour unitif à Dieu ne seront qu’une éclosion de cette oraison de quiétude. Et si l’Aimé semble se retirer et ôter l’intensité brûlante de l’expérience, le retour à l’oraison de simplicité, au renoncement à toute recherche de soi-même, formeront la base de son fidèle attachement jusqu’à ce qu’il plaise au Seigneur de l’élever de son sobre état pour la combler d’une profusion indicible d’un esprit d’amour toujours neuf. Après certaines extases et grâces reçues subitement, dont elle sait qu’elles ne sont que de nature passagère et qu’elles laissent derrière elles un sentiment de vide, elle note :

Je m’enfoncerai dans un état un peu moindre d’union à Dieu par une simple union d’esprit à Dieu, ou par une inclination à Lui, ou par un simple repos en Dieu.

Face à la quantité et à la nouveauté parfois inquiétante d’expériences déterminées comme les visions, elle comprend que, pour éviter le danger d’illusion, la vie spirituelle ne peut être bâtie sur aucun autre fondement plus sûr que la conversion à Dieu dans la foi nue :

Vu que, aux dires du St Apôtre, nous sommes les Temples du Saint-Esprit, et que selon l’enseignement du Christ, le Royaume de Dieu se trouve au-dedans de nous, je ne pouvais mieux me tourner que dans le fond de l’âme, où se trouvent ce Temple et ce Royaume de Dieu pour y apprendre toute vérité; que dans ce fond Déiforme (=l’âme, créée à l’image de Dieu) la vérité demeure cachée, que toute vérité découle de là... Je compris aussi qu’on doit considérer comme heureux et bien favorisé celui qui découvre ce fond intime qui y trouve l’accès, et qui peut s’y retirer et s’y reposer.

La lumière dans laquelle l’âme expérimente Dieu, excède la capacité des puissances humaines : l’imagination et la représentation, la mémoire et l’entendement reconnaissent leur impuissance et se taisent. C’est une présence obscure : ténèbres sur lesquelles l’intelligence ne peut jeter aucune lumière, mais aussi présence si intime qu’elle dépasse toute conception :

Me retirant intérieurement jusqu’à cette profondeur où l’âme vit dans une solitude merveilleuse, avec une aliénation évidente du corps; l’âme s’y tient comme dans l’obscurité; elle voit et entend le Bien Aimé dans l’obscurité sans savoir ce qui se passe en elle.

32 La grâce lui enseigne à suivre docilement la conduite intérieure et de ne pas la troubler par des initiatives peut-être très bien intentionnées, mais qui finalement restent des actions propres :

Une fois étant particulièrement attirée par la grâce du Bien-Aimé à me laisser gouverner par Lui, en dehors de toute activité propre et commençant à faire quelque chose de ma propre initiative par irréflexion, je fus retenue par quelqu’un de plus fort que moi, avec une douce perception intérieure sans image de mon Bien-Aimé et de mon Tout qui m’attirait et m’invitait doucement à m’abandonner entièrement à sa direction, comme s’il le disait : je dois et veux dorénavant vivre et agir seul en toi, sans que tu y ajoutes ou y mélanges quoi que ce soit.

Ce que la plus haute activité de l’esprit humain peut atteindra, c’est-à-dire posséder la présence de Dieu dans une image intellectuelle (ou concept), elle apprend à le reconnaître comme inférieur à l’expérience obscure de cette présence dans le renoncement à tout concept :

Je découvre une infusion plus noble et plus relevée ou communication de la présence divine dans l’esprit, sans aucune représentation intellectuelle... Cette manière est plus noble et diffère d’une autre rencontre de la présence divine décrite plus haut, par le fait qu’alors, la présence du Bien-Aimé en moi se faisait par la représentation d’une image intellectuelle comme l’image de l’immensité, de la beauté et de Sa Majesté, l’âme y apportant quelque goût sensible, agrément et douce rencontre ou trouvaille; à laquelle la partie sensible a aussi sa part et se sent comme dans une énigme; mais cette présence est très abstraite ou éloignée de toute perception des sens... L’esprit a aussi découvert un anéantissement plus excellent d’une certaine activité propre subtile, et d’une impression qui se mélangeait avec les opérations de l’esprit, sans que j’y prisse attention; lesquelles cependant obscurcissent l’esprit dans sa limpidité, tout comme des nuages volants, et causent des entraves à peine perceptibles dans l’union d’esprit.

Une autre fois, elle constate qu’elle trouve accès à l’oraison de simplicité, de quiétude et de silence par la rencontre avec l’Être sans image de Dieu; là où l’esprit, comme dans une atmosphère douce et silencieuse, peut respirer, se préoccuper de Lui et se tenir élevé sans fatigue ou violence.

Dans les dernières années, lorsque l’abondance des grâces l’emporte dans une expérience d’amour débordant qui la rassasie souvent longuement, elle revient toujours à ce fondement fixe :

Mais lorsque ce feu d’amour et cet amour brûlant se retire et accomplit ses opérations seulement dans l’esprit; je dois alors me tenir détachée et abstraite de toute effusion d’amour, et ne rien percevoir d’autre que cet Un divin sans image, bien que l’amour seul s’éteint et disparaît.

Et il me semble avoir appris que tout ce qui apparaît alors dans l’âme de connaissance, de concept, de perception du divin, l’esprit doit l’anéantir et le laisser tomber silencieusement; pour qu’aucune représentation et perception ne s’interpose, l’esprit étant plongé dans ce feu d’amour; pour pouvoir être ainsi mieux transférée dans cet Être divin, incréé et sans image.

Le jour de la Pentecôte 1668, elle se trouve :

Très détachée selon la partie supérieure, dans une abstraction rigoureuse de tout ce qui peut tomber sous les sens, sans réflexion, considération ou pensée de quoi que ce soit, trouvant mon repos dans une obscurité divine et dans une grande solitude et silence des puissances intérieures, par manière d’un profond sommeil en Dieu.

Le 27 juin 1671 :

Je contemple Dieu dans des ténèbres ou obscurité dans mon fond, avec un repos tranquille ou silence de toutes les puissances de l’âme, au moyen d’une vue d’esprit très simple et très intérieure, laquelle vue est plus passive qu’active.

Maria Petyt a ainsi appris, dans une fidèle docilité à la grâce, à s’arrêter dans un saint vide et une solitude détachée de l’esprit, dans un dépouillement de toute image, forme, figure et dans l’obscurité de la foi.

Purification

Sous peu, Maria Petyt fera l’expérience de ce qui semble inévitablement appartenir à la croissance intérieure nécessaire à la vie mystique. Le mystique est heureux dans la recherche constamment plus profonde de la présence de Dieu. Il est porté à estimer que l’oraison de quiétude doit désormais être sa demeure et sa possession spirituelle. C’est une loi de la nature humaine que de s’attacher au sentiment de bonheur. Sans en avoir clairement conscience, l’âme commence à ne plus tant s’attacher à Dieu qu’à ses dons. Un glissement à peine perceptible dans la perspective spirituelle et elle attend l’union intime consciente avec Dieu comme quelque chose qui lui arrive normalement; elle jouit de cette union en raison de la satisfaction cachée qu’elle procure. Cependant, continuellement, là où l’âme humaine veut s’arrêter, que cela soit encore à un bonheur vécu, elle ne progresse plus, elle se penche à nouveau sur la possession acquise. Dieu cependant veille et par amour brise l’emprisonnement du petit cercle dans lequel l’âme voudrait s’enfermer. Il lui enseigne les lois de l’être et de la croissance qui s’appellent le déchirement et la douleur, jusqu’à ce que, renoncée à tout amour propre et autosatisfaction, elle croisse jusqu’à la mesure infinie de sa vocation : devenir pure réceptivité et pur don.

Chez Maria Petyt, le passage à une purification plus profonde se passe comme dans beaucoup d’âmes qui ont goûté tout un temps un bonheur intense dans l’oraison : aucune rupture brusque dans leur vie intérieure n’est perceptible, mais une lent affaiblissement et évanouissement de la présence intérieure de Dieu, jusqu’à son apparente disparition.

Après que la grâce et la lumière divine se soient accrues pendant un long temps dans mon âme, comme jusqu’en plein midi, il plut ainsi à Dieu (peut-être par ma faute et à cause de la négligence dans la collaboration convenable avec cette même grâce pour la conserver selon les puissances) que cette si grande clarté intérieure et les opérations si intérieures de l’esprit diminuèrent peu à peu : ces influences de la grâce divine, etc. ne cessèrent pas aussitôt, mais si doucement et si progressivement que je le percevais à peine jusqu’à ce que j’en fusse totalement privée et entièrement laissée à ma pure nature, sans plus ressentir aucun appui ou soutien d’en haut et comme si c’était la nuit parfaite dans mon âme.

Cela commença même presque comme si le soleil était parvenu à son point le plus haut en plein midi, s’en allait peu à peu et comme si le soir arrivait par le coucher du soleil et la perte de l’intensité lumineuse, sans que nous le sachions ou en soyons conscients jusqu’à ce que nous nous trouvions privés de toute lumière, et placés dans une obscurité ennuyeuse et dans la nuit. Il était nécessaire que cet état de déréliction m’arrive pour être éprouvée et purifiée comme l’or, dans le tourbillon de nombreux tourments intérieurs et extérieurs, d’humiliations, souffrances et combats à soutenir.

34 Nombre de ceux qui vivaient seulement de la profusion des consolations ne persévéreront pas dans la déréliction et ne retrouverons jamais le chemin vers une rencontre plus intime avec Dieu. Ces âmes vivront sans cesse dans la mélancolie de la médiocrité de la vie et leur union à Dieu s’obscurcira jusqu’à devenir un souvenir, — une des nombreuses belles choses à laquelle la vie nous apprendra à renoncer. Seuls ceux qui peuvent accepter la plénitude de la souffrance et la laisser venir à soi sans la refuser, seront purifiés de tout égoïsme et de tout amour propre - et de cela on ne peut se purifier soi - même, car on se chercherait seulement plus subtilement dans l’orgueil spirituel, cependant on doit laisser accomplir la purification dans l’oubli de soi - apprendre à renoncer à sa volonté propre, anéantir aurait dit Maria Petyt, de sorte qu’elle devienne une seule volonté avec la volonté de l’Aimé mystérieux et tout puissant.

Intellectuellement, on sait bien ce que signifie pureté intérieure, dépouillement de toute choses et amour pur, mais autres choses sont la connaissance et les bonnes considérations, et leur constante pratique et leur réalisation.

Car le Bien-Aimé donne à la nature coup sur coup, blessure sur blessure, si bien qu’elle devient comme entièrement forcée à mourir à elle-même, à savoir à l’amour propre et à d’autres propriétés, puisque elle s’attachait et vivait encore subtilement avec les dons de Dieu, bien que je n’en fus pas consciente jusqu’à ce que j’entre dans l’état de mortification et de dépouillement de tout.

Cet état d’abandon accompagné d’une torture corporelle aussi bien que psychique dura bien quatre ou cinq ans, rarement entrecoupé de périodes de repos relatif et de recouvrement du sentiment de la présence de Dieu. De ces années, deux furent cependant appelées les plus affreuses, — la petite Saine Thérèse de Lisieux ne parle-t-elle pas, beaucoup plus près de nous, d’une nuit d’âme de deux ans, dans laquelle elle ne savait plus ce que croire signifiait, et dans laquelle elle se sentait comme placée devant un mur de fer, allant de la terre au ciel?

La dernière extrémité des tourments intérieurs, des pressions, des angoisses, des sécheresses et délaissements d’esprit durèrent environ deux ans sans recevoir, ou alors peu, de consolations de Dieu et des hommes, ou un raffermissement sensible. Le Ciel me parut fermé, sans percevoir aucune goutte de rosée ou de pluie sur la terre aride de mon âme qui semblait se faner à cause de la sécheresse et disparaître. Il semblait qu’un mur de fer se dressait entre Dieu et mon âme.

La description de l’épreuve physique qui l’affecte semble indiquer un désarroi complet du corps épuisé par la rigueur, accompagné d’une grave névropathie :

Douleurs insupportables du corps, personne ne comprend le genre de douleurs dont je souffre; quelques-uns pensèrent que cela ne furent pas des douleurs naturelles, car les remèdes naturels n’aidèrent en rien;... il semblait que mon corps était transpercé et percé avec des couteaux et des sabres; parfois mes viscères semblaient être arrachés du corps avec une grande cruauté; les Sœurs pleuraient de compassion me voyant plongée dans un tel tourment; et cela leur coûtait le repos le jour ou la nuit à cause de mes gémissements et parfois à cause des cris en raison des douleurs furieuses dont je fus atteinte.

Cet état la rendait extrêmement irritable :

35 Je ne peux assez m’étonner de la délicatesse que j’avais dans la sensibilité; une mine contraire à une autre, une parole qui ne fut pas prononcée dans mon sens, une appréhension, une opinion seulement étaient suffisantes pour me blesser intérieurement, m’opprimer et me tourmenter. Cette sombre disposition me donna une grande arrière-pensée que je perdis pour toujours la grâce de Dieu, par ma faute; car ces impressions m’éprouvèrent le plus rudement... Cela me faisait parfois éclater en sanglots. Cette crainte et cette angoisse démolirent tellement mon corps pendant huit ou dix jours que je semblais bien avoir vieilli de vingt ans. Parfois je me sentais aussi tellement disposée, comme un corps, lequel n’est autre chose qu’une plaie de la tête aux pieds, que des mains armées de fer traitent très âprement et très cruellement... Parfois je me sentais comme pendue entre ciel et terre comme si on m’avait étranglé la gorge; comme pendue entre deux sabres qui semblaient me transpercer lorsque je voulais me rouler pour trouver quelque repos ou quelque lumière. Très souvent, j’ai été comme conduite sur un lit de douleur où je semblais être allongée dans toutes mes souffrances; les nerfs de tout le corps étaient crispés; durant tout ce temps, j’éprouvais une grande angoisse, douleur et souffrance; la voix se retira et de même peu à peu, le souffle.

Le développement de cette maladie est copieusement décrit dans la première partie de sa biographie (pp. 107-156). Le désarroi physique était accompagné de doute : que cette manière de vivre ne plaisait pas à Dieu et que Dieu ne m’avait pas appelée à ce genre de vie de désespoir : Il me semble que je n’ai pas été attaquée par aucune tentation plus forte et plus longue que celle du désespoir; d’obsessions de suicide comme suite du désespoir : Je fus tentée pendant un certain temps de me reprendre moi-même la vie; les moyens et la capacité me furent donnés pour cela, comme si on m’avait dit que veux-tu que la vie t’apporte dans un tel tourment? Choisis plutôt la moindre douleur.

J’étais très fortement tentée de me faire de la peine; les pensées pusillanimes portaient beaucoup au désespoir, étant très excitée à croire fermement que j’étais rejetée de Dieu dès maintenant jusque dans l’éternité; qu’il n’y avait plus pour moi aucun secours, remède, ni salut à acquérir; qu’avec moi tout était fini et perdu;

Avec de l’aversion et de la répugnance pour la vie religieuse et tout ce qui est spirituel :

J’avais aussi une grande affliction, difficulté et aversion contre notre manière de vivre, comme s’il m’avait été impossible de mener longtemps ma vie; par-dessus tout, cette longue solitude et le silence m’étaient insupportables; lorsque je me rendais à notre Cellule, mais cheveux se dressaient à cause de la crainte; la nature voyait parfois dans les alentours de la cellule, l’imaginant comme une prison douloureuse, de laquelle elle ne peut sortir comme un oiseau qui, enfermé dans une cage contre son gré et son désir, vole çà et là afin de trouver une sortie. J’ai été souvent tentée longtemps de quitter cette place et de prendre la porte en silence. Je ne pourrais exprimer la souffrance et l’affliction que je ressentais dans tous les exercices spirituels... j’avais spécialement beaucoup à souffrir à l’oraison et dans le service de Dieu; à ce moment me venaient des grossières pensées de blasphème contre Dieu et ses Saints, un cœur sarcastique et méprisant pour le service de Dieu..., une incrédulité dans le saint sacrement de l’Autel : qu’il n’y avait là aucun Dieu, et cela avec des arguments tellement forts qu’on ne pouvait l’exprimer.

Tout ce qu’elle avait auparavant cherché, espéré et aimé, lui semble maintenant irréel, mensonge et illusion. C’est une nuit totale de la certitude humaine qui lui est fidèlement demandée. Cette longue épreuve eut lieu quelque temps après que Maria Petyt se soit offerte elle-même à Dieu pour souffrir et expier pour les péchés des autres hommes. En soi-même cela est une très belle action, montrant une grande générosité et un grand amour, mais elle indique aussi quelque chose d’autre : le témoignage inexprimé que l’on appartient à une catégorie d’âmes meilleures et d’élite. Chez les personnes qui mènent une vie contemplative, cette tendance à s’offrir en victime ne se présente pas si rarement. Elle est en même temps une impulsion à l’héroïsme et une tentation. Les grandes autorités en matière de spiritualité mettent toujours en garde : on ne peut agréer une pareille oblation à une souffrance particulière que dans certains cas exceptionnels. Il arrive cependant, qu’une âme pieuse estime se trouver justement dans une telle situation. Maria Petyt s’était aussi offerte à Dieu pour souffrir pour Lui, à cause d’un vivant besoin de répondre à sa Grâce avec une grande générosité. Sa prière fut exaucée, mais la première conséquence salutaire de cette réponse divine est qu’elle va justement avoir conscience de l’incapacité et de l’impuissance de l’homme. Il n’est pas encore en état d’assurer son propre salut, d’éviter le péché ou de pratiquer la vertu. Comment pourrait-il alors s’engager pour les autres? Et la mystique apprend comme il se doit, en elle-même, combien elle est désarmée, nécessiteuse et impuissante à accomplir quelque bien. Sa prière est exaucée et elle souffre, — tandis que le premier fruit remarquable de cette souffrance est sa propre purification; ainsi commence-t-elle à être détachée de sa propre suffisance et elle apprend la vérité sur elle-même, c’est-à-dire elle est humiliée. Dans cette disposition, sa prière peut alors devenir fructueuse pour les autres. Elle a conscience qu’elle fut menée par cette voie ardue et douloureuse pour que

«je sente et expérimente mon impuissance et mon impossibilité pour le bien, mon néant, ma fragilité, mon abjection et ma misère, pour me faire ainsi sombrer fondamentalement et m’établir dans une profonde humilité et connaissance de moi-même, employant pour cela tant de moyens très diversifiés, que je ne valais rien d’autre ou que je devais par cela être profondément anéantie et écrasée. Dans cet état précédant, la grâce semblait élever mon âme, pour voler comme un aigle et contempler le soleil, pour vivre en Dieu comme une créature céleste qui n’a rien de commun avec ce qui est de la terre; et dans l’état suivant, j’étais devenue comme un vers rampant par terre, retournant à ma nature et dans de milliers de pensées étranges, tourments, doutes et inquiétudes d’âme; je me sentais aussi comme un vers écrasé et foulé aux pieds, tout à fait impuissant et sans force pour pouvoir s’aider soi-même.

La prière elle-même, la possibilité de prier est encore une grâce imméritée et l’âme ne doit pas seulement prendre conscience, mais doit aussi expérimenter qu’elle est en état de ne produire par ses propres forces aucune simple pensée pieuse ou quelque sentiment; elle doit éprouver si profondément le Sans Moi, vous ne pouvez rien faire, que cela devienne le fondement et la pierre d’angle de son existence :

Je faisais dans la prière œuvre sur œuvre... mais en vain, car plus d’une fois je me levais de la prière, sans pouvoir obtenir une seule bonne pensée; et je ne faisais rien d’autre que chercher sans trouver; le Bien-Aimé m’avait alors tant repris la grâce de la prière que je ne savais plus ce qu’était la prière.

Elle essaye de trouver compréhension et consolation auprès des hommes : non seulement personne ne semble la comprendre, mais les paroles de consolation qu’elle reçoit rendent seulement sa souffrance plus dure :

Il me semblait encore ne pouvoir m’ouvrir à personne, car je trouvais que ma souffrance, mes ténèbres et les tentations en étaient très augmentées; la souffrance silencieuse est la meilleure; car tout ce qu’on me disait pour me consoler et me raffermir était déplacé.

De même elle se sent étrangère à son directeur spirituel et il lui semble préférable de mettre fin à l’illusion dans laquelle ils ont vécu tous les deux, au sujet de sa vie spirituelle :

Je sentais parfois à son égard une telle aversion et un tel dégoût, que j’avais horreur de l’écouter, de le voir ou de penser à lui; une fois je fus tellement dominée par cette lutte que je remerciais publiquement sa Révérence, le remerciant de la place et de l’habit que j’avais reçus et de la peine que sa Révérence s’est donnée pour moi durant tant d’années, étant fermement décidée de le quitter ainsi que la place et l’habit.

Mais je ne comprenais pas bien ici la Providence Divine et je découvrais les merveilles de sa Sagesse et de sa bonté dans cette façon de traiter l’âme, pour l’amener à une connaissance claire et expérimentale d’elle-même, de son propre néant.

De plus, je devais accomplir le temps, et mourir d’une mort si dure, comme le Bien-Aimé l’avais ordonné; par laquelle j’arrivais à la connaissance que tous nos efforts et nos travaux sont très insuffisants si le Bien-Aimé ne met la main au travail par sa grâce; que, en fait et en vérité, nous devons confesser que notre suffisance provient exclusivement de Dieu.

Nous devons nous arrêter ici à une remarque de l’auteur, que nous retrouvons rarement exprimée explicitement et clairement dans la doctrine des auteurs mystiques, et qui pourtant n’est pas dépourvue d’importance. En raison de la purification de la nuit intérieure qu’elle traverse, l’âme apprend à ne pas s’attacher aux dons de Dieu au lieu de s’attacher à Dieu. Tous les auteurs mystiques s’accordent là-dessus, mais ils rappellent cette règle (et plus encore ceux qui, après eux, se consacrent à l’étude de la spiritualité) avec tant d’insistance sur la première partie qu’on remarque à peine l’existence de la seconde à la place de Dieu. Sans la pleine force de cette deuxième partie, la première devient dangereuse comme règle de conduite pour la vie de l’âme; si on voulait l’appliquer absolument, on arriverait à une spiritualité plus stoïcienne que chrétienne. Comme si on ne devait pas estimer les grâces d’oraison exceptionnelles, les apprécier, les utiliser avec reconnaissance, comme si on devait même les traiter avec négligence ou avec un léger mépris. — De plus, ce n’est pas ainsi qu’apparaît des écrits, et bien davantage de leur vie, la grande estime que les mystiques avaient pour ces dons selon leur juste valeur, et la manière dont ils s’appuyaient sur eux, non pas à la place de Dieu, mais pour y adhérer d’autant plus fidèlement. De Hadewych à sainte Thérèse d’Avila, de saint François d’Assise à saint Ignace de Loyola, chez tous, nous remarquons la grande considération de ces dons et le rôle important qu’ils leur reconnaissent dans leur vie spirituelle. L’exemple de saint Ignace de Loyola qu’on ne peut certainement taxer d’exaltation pour une sensiblerie pieuse ni à une poursuite d’étranges illusions, est à cet égard très instructif. À la fin de sa vie, saint Ignace a brûlé son journal spirituel. Cependant, par inadvertance, quelques pages particulièrement serrées échappèrent à la destruction. Elles datent de la période à laquelle saint Ignace rédigeait les Constitutions pour son Ordre; la décision de savoir si une règle qu’il était en train de méditer et rédiger, était bonne et si elle valait la peine d’être reprise dans les Constitutions lui faisait verser beaucoup de larmes lors de la célébration de la Sainte Messe. Il pleura de façon répétée et abondante jusqu’à ce qu’il trouva la règle bonne; si les larmes et la dévotion ressentie n’arrivaient pas, alors la règle était inapte. Cela dit assez l’importance qu’il attachait aux grâces exceptionnelles de consolation qu’il trouvait dans l’oraison. Cela ne signifie nullement qu’il s’attachait aux grâces de Dieu à la place de Dieu.

38 Notre mystique flamande est à notre connaissance, l’un des rares auteurs qui affirment clairement le nécessaire détachement de toute satisfaction dans la jouissance des dons de Dieu et en même temps la valeur inestimable de ces dons :

Ces dons sont pour elle (c’est-à-dire l’âme)... très utiles et très profitables; elle avance par eux très fort, aussi longtemps que Dieu la laisse dans cet état, et ne la pousse pas ni ne la rend apte à un état plus parfait; et lorsque Dieu la rend apte à la mener par des voies plus hautes et exceptionnelles, et que le temps est maintenant arrivé de la mettre dans la nuit obscure de l’âme, dans la privation et le détachement de tout secours sensible et influence de la grâce de Dieu; il reste toujours quelque chose des dons gratuits passés, qui adhère à l’âme, qui tient ses affections si-sevrées et si mortifiées qu’elle ne peut se tourner avec aucun plaisir ni satisfaction vers aucune créature ou vers quelque chose de créé.

C’est pourquoi, lorsque ces faveurs, etc. divines sont accordées, elle doit les estimer beaucoup pour en rendre grâces à Dieu, les recevoir avec humilité et les conserver avec une fidèle circonspection et coopération.

Maria Petyt a appris à se dépouiller de tout appui et de toute certitude expérimentale sur laquelle la nature pourrait se reposer et s’accrocher; non seulement intellectuellement ou dans une série de pratiques de vertus, mais dans un état fondamental et permanent. Elle apprend à adhérer à Dieu avec cette profonde résignation réelle, qui prend racine dans le fond de l’âme, se fusionne avec son être et en devient comme la forme inextirpable :

En premier lieu je me trouve plongée dans une profonde connaissance de mon propre néant; le peu d’affection et la défiance que j’ai de moi-même et la confiance en Dieu est évidemment plus grande; ... je pense que l’esprit est déjà plus dépouillé de toute attache ou conversion ou affection au créé, ainsi qu’aux créatures surnaturelles, de sorte que j’ai Dieu pour objet de façon beaucoup plus dénudée et essentielle, c’est-à-dire selon son Être et non selon ses dons. La subtile recherche de soi-même et l’amour propre de la nature sont en grande partie mortifiés; ce qui est oser et s’abandonner plus en Dieu.

Lentement seulement la nuit de l’âme s’éclaire pour un repos dans une union plus ferme à Dieu :

Je demeurais encore ainsi pendant un temps très long dans un état d’âme aride et de déréliction; bien qu’entre-temps je fusse visitée par le Bien-Aimé par des grâces fortifiantes et sensibles ou senties... parfois seulement passagères, parfois plus durables; comme lorsque je vis le chemin et l’accès à Dieu si clairement ouverts qu’absolument rien ne semblait s’interposer entre Dieu et mon âme. C’était en moi comme un jour clair; je pensais qu’il ne ferait plus nuit; mais je me suis trompée, car très vite revinrent le brouillard et de sombres nuages.

Dans la période d’équilibre intérieur restaurateur, elle ne peut se laisser aller à suivre une invitation intérieure ou inspiration; elle doit se laisser guider par une vue fondamentalement rationnelle, tandis que seule l’étincelle de la bonne volonté demeure établie en Dieu :

Lorsque la fin de cet état antérieur commença à s’approcher, je ne me trouvais ainsi ni dans les ténèbres ni dans la lumière, mais comme dans l’aurore, entre la lumière et les ténèbres...; de sorte cependant que je ne fus pas conduite par cette petite lumière à accomplir ce que je devais faire ou omettre selon la volonté de Dieu; mais j’étais conduite seulement par la lumière de la raison qui est ténèbres, suffisante pour connaître ce que le Bien-Aimé voulait que j’accomplisse ou omette en ce moment.

Il ne restait qu’une subtile étincelle ou une force qui, cachée et secrète dans le tréfonds, travaille à la conversion et à l’adhésion à Dieu, vraiment dans une foi nue, très spirituelle, abstraite et insensible.

Désormais, elle ne reconnaîtra pas seulement son impuissance : mais sa propre petitesse et son impuissance deviendront source d’une immersion et d’une union plus profonde à Dieu dont ceux qui ne l’expérimentent pas ne peuvent se douter :

Je suis intérieurement instruite comment je dois me prendre moi-même ainsi que toutes les créatures comme entièrement anéanties en Dieu, et ainsi utiliser les créatures... comme toute absorbées dans la clarté infinie de l’Être divin... Ensuite dans l’oraison, j’ai été conduite par l’esprit dans une profonde solitude intérieure et désert d’esprit, très détachée de moi-même et de toute perception des créatures. Alors le fruit que cet esprit humilié produisit en moi était, il me semblait, une volonté et une non-volonté encore plus parfaite avec Dieu, en toutes choses, tant en ce qui me concernait ou qui concernait autrui, qu’en ce qui allait avec moi ou contre moi, tant dans l’amertume que dans la douceur; ... à mon avis, je n’ai jamais pratiqué auparavant un tel degré de conformité ou de meilleure union de volonté avec Dieu.

Finalement, de cette compréhension mûrie dans l’expérience d’une longue purification, grandit une expérience qui appartient aux caractéristiques les plus remarquables de la mystique de Maria Petyt : son expérience de l’anéantissement. La doctrine de l’anéantissement mystique revient comme leitmotiv dans toutes les phases de sa vie. Les pages qu’elle y consacre appartiennent aussi aux plus belles de ses écrits :

Il me semble maintenant que ma demeure était établie dans une vallée très profonde, comme dans une humiliation, un mépris, une défiance et anéantissement réel de moi-même.

De même que dans les années précédentes, je montais comme par degrés dans des illuminations de pureté intérieure, de connaissances de Dieu, d’élévations d’âme, d’ascensions d’esprit par un amour brûlant et consumant et par d’autres considérations; de même, je semblais descendre et sombrer par des degrés vers le bas, non pas dans la créature, le péché ou la nature, mais toujours par une nouvelle connaissance d’un anéantissement plus grand, d’un enfoncement plus profond et une connaissance plus fondamentale de mon indignité. Dans cet anéantissement de moi-même, dans cet enfoncement et cette descente abyssale, je me sentais comme insatiable; plus je sombrais profondément dans mon néant et établissait ma demeure dans ce vide, et plus je m’y tenais tout le temps et je sentais une propension à sombrer de plus en plus profondément;... Car cette grâce, cet humble fond m’établirent dans une voie tellement sûre pour aller à Dieu, qu’il ne pouvait y avoir aucune arrière-pensée, ombre illusions ou erreur.

Mais ce qui est admirable, c’est qu’une âme si petite et si anéantie demeure si tranquille et si satisfaite dans tous les cas; un néant ne se trouble pas; â un néant, on ne peut médire ou nuire; on ne peut priver un néant de rien ni l’injurier; un néant n’a rien â prétendre ou â se plaindre sur quoi que ce soit; un néant ne connaît, ni ne veut, ni ne possède ceci ou cela; un néant ne se soucie pas pour lui - même; ce néant est insensible à toutes choses! Oh, quel grand bien possède celui qui peut obtenir la possession de son propre néant!

40 La conscience du néant humain est le chemin vers la vérité de la connaissance de soi-même, c’est-à-dire vers l’humilité :

Ce fond d’humilité trouve son origine principale dans la claire connaissance de mon propre néant, qu’en moi et que de moi je ne suis rien sinon un pur néant; laquelle connaissance demeurant comme réellement en moi, comme si elle m’imprégnait, me tire à une profonde et douce humilité de cœur.

Dieu Lui-même la conduit par cette conscience à des grâces d’oraison plus profondes :

Vous devez être morte à toutes les créatures et je dois vivre seul; vous devez être un rien, et Moi le Tout. Il résulte également de cette absorption une pure union à Dieu et un regard presque continuel et intérieur sur Dieu,... bien que l’âme, dans cette sorte de détachement y mette très peu du sien et subisse habituellement les actions de Dieu; de sorte qu’elle demeure comme engloutie et anéantie en Dieu, avec une grande aliénation d’elle-même; mais lorsque cette action n’est pas aussi forte et que l’âme est laissée plus à elle-même, elle persévère alors aussi dans ce détachement, se tenant silencieusement occupée à un simple et tranquille anéantissement d’elle-même et de toutes les créatures dans l’Être divin indéfini et infini.

En 1671, elle écrit dans une expérience approfondie et enrichie de cette spiritualité de l’anéantissement :

C’est mon état d’âme ordinaire dans lequel je jouis d’une paix et d’un repos divins inexprimables qui semblent ne pouvoir être perturbés ou brisés par aucune affaire; parce que je suis si réellement fondée dans mon Néant, et parce que j’ai réellement un seul et même vouloir et non vouloir avec Dieu.

Comme synthèse de tout ce que l’anéantissement mystique a apporté à son âme, on pourrait en citer en conclusion cette confession pratique (de la même année) :

Je contemple Dieu dans des ténèbres ou obscurité dans mon fond, dans un repos tranquille ou silence de toutes les puissances de l’âme, au moyen d’un regard de l’esprit très simple et très intérieur. Ce regard est plus passif qu’actif; toute la connaissance que j’ai reçue de Dieu dans cette oraison, c’est une négation et un non-savoir de tout ce que l’esprit humain connaît ou sait de Dieu, et l’esprit se plonge dans l’abîme caché de cet Être inconnaissable, avec un anéantissement complet de soi-même et de tout ce qui le touche, dans cet Être, par lequel anéantissement et disparition dans le Tout, l’âme devient un avec le Tout.

Amour unitif

L’union affective à laquelle Maria Petyt fut conduite, dans une adhésion obscure à l’Être sans image de Dieu, le sombrement et l’engloutissement dans le Tout divin, dans l’abîme caché par une contemplation qui est une négation et ignorance, apporte avec soi un grand bonheur, car l’âme se sait directement unie à Dieu par la volonté : et cette conscience de sa présence est une expérience si envahissante, que dans une vie d’amour consumant extatique, on ne peut encore se tourner que vers Dieu et essayer de s’établir dans l’union d’amour. La flamme de la vie mystique d’amour non acquise par le travail de la sensibilité humaine, mais par une manifestation directe de l’amour de Dieu en lui, excède d’abord ce que la nature pourrait supporter : elle se manifeste comme une touche volatile, un bouleversement passager qui fait sombrer l’homme et l’attire irrésistiblement à Dieu, tant cela dépasse tout ce que l’amour humain pourrait rêver en intensité. Nous anciens mystiques flamands l’appelaient gherinen de Dieu, Maria Petyt l’appelle une touche.

Son regard toucha mon cœur, y causant une nouvelle tendresse d’amour pour Lui... Ces manifestations se passaient chaque fois rapidement, comme en passant. Oh combien facilement ce fond anéanti est englouti par Dieu, oh combien doucement cette âme respire en Dieu,... oh combien de divines aspirations d’esprit, attouchements, rencontres et baisers d’amour n’arrivent pas à cette âme.

Cet amour, dans la mesure où il comble l’âme ébranle d’une façon certaine l’équilibre des puissances humaines : la mystique se sent incapable de fixer son attention sur quelque chose en dehors d’elle, d’étranger; le corps également subit l’impact de l’expérience envahissante de l’âme et se sent écrouler, dépérir. C’est la première période de l’union pleinement affective qui porte l’homme hors de lui-même, le rend distrait et inapte pour le commerce extérieur :

Lequel rapport aimable n’était autre chose qu’une aimable conversion ou une œuvre d’amour pour Lui,... sans paroles, avec un doux mouvement du cœur et un épanchement d’amour sortant du plus profond de l’esprit; je ne peux exprimer ici ce qui arrive ensuite; ... ce désir est si charmant et si attrayant que mon cœur défaille presque d’amour. Parfois une bonne partie de la journée, il me semble de façon sensible et perceptible et effectivement, avoir ma demeure et le repos dans le Saint Côté et dans le Cœur de Jésus : l’âme jouit ici d’une grande consolation et une grande solitude avec une aliénation extérieure ordinaire des créatures et de soi-même; l’âme est alors portée à parler faiblement et à s’écrouler à cause de la tendresse de l’affection; je suis alors comme un enfant naïf qui ne peut que mal utiliser sa mémoire pour quelque chose d’extérieur. Cette vue, cette manifestation du Cœur aimant du Bien-Aimé cause en moi une blessure d’amour réciproque, avec une effusion de douces larmes, allant jusqu’à l’affaissement.

Sous cette expérience d’amour, l’esprit se dresse maintenant passionné et se plonge à nouveau dans un don fusionnant :

Dans l’oraison, je n’ai d’autre souci que de jouir de sa douce compagnie dans une absorption d’amour; parfois avec une élévation d’esprit, à moins que, peut-être, je ne doive demeurer dans une intériorité plus profonde et une adhésion plus intérieure dans la Divinité immense et sans image, avec une disparition et liquéfaction en elle. — Je ne pourrais montrer à personne, ni expliquer tout ce que le foi) Bien-Aimé... m’a fait goûter... de cette prise de l’âme en Dieu, des extases et semi-ravissements en Lui; comment mon esprit rencontra l’Esprit divin, et l’un fut dans l’autre, saisi, perdu, englouti, et uni l’un à l’autre; comment j’expérimentais presque continuellement que mon esprit, mes puissances et mes sens sont remplis et absorbés de Dieu de manière perceptible bien plus qu’une éponge dans l’eau; comment mon esprit se tient élevé et ouvert dans une si grande pureté et sans mélange, comme l’air clair, subtil et extrêmement pur se tient ouvert devant le soleil, capable d’être, sans empêchement, irradié par lui, de recevoir sa chaleur et ses impressions et de devenir une seule lumière avec lui. Ce doux Amant alluma mon âme avec le feu brûlant de son amour, transperçant mon cœur de tous les côtés avec des dards... Cet incendie d’amour dont parfois mon âme déborde, me fait être comme insensée, de sorte que je courrai comme bien enivrée et crierais partout comme notre Sainte Madeleine de Pazzi : o amour! ô amour! viens tout entier et aime l’amour : mon cœur semble éclater à cause de la violence de l’amour, particulièrement lorsque j’entends parler de l’amour dans les sermons, entendant seulement le mot amour, je suis si altérée dans mon corps que les membres tremblent : le cœur se soulève; le feu intérieur s’enflamme vers le haut et conduit l’âme comme au-dessus d’elle-même; le feu d’amour s’étend par tout le corps et par toutes ses parties d’une manière extraordinaire, ouvre les pores et la sueur coule de partout... Je ne pourrais aucunement expliquer à qui que ce soif, n/montrer la douceur et le plaisir que mon âme goûte lorsque je reçois ces dards d’amour.

Pour une expérience d’amour si écrasante les mystiques font nécessairement appel à des images tirées de la vie humaine, pour esquisser un peu ce qu’ils éprouvent. Maria Petyt de même appelle cet envahissement subit et cette élévation d’amour un baiser d’amour, en même temps, elle en donne une description limpide : toujours et partout, l’âme peut rencontrer cet amour dans toutes les créatures, comme elle-même, dans la force de cette ardeur d’amour, embrasse toutes les créatures avec Dieu :

Voici que mon Époux Jésus apparut dans cette lumière, me donnant un doux et aimable baiser; en le voyant; mon cœur perçut très sensiblement un attrait comme je n’en ai jamais ressenti, et je fus élevée comme au-dessus de moi-même dans mon esprit, immobile de corps pendant un certain temps; cet attrait d’esprit était plus violent qu’à l’ordinaire; la vue en fut aussi retirée avec le danger de confusion; car mes membres avaient perdu leur habileté ordinaire à se mouvoir; je devais me faire violence par me rendre à notre place ordinaire pour l’oraison.

... Je perçois un peu plus clairement le baiser du Bien-Aimé que de plus; je pourrais expliquer maintenant un peu plus précisément si cela était nécessaire; mais en un mot, il ne semble pas que cela soit autre chose qu’une rencontre perceptible ou manifestation du Bien-Aimé, et une très aimable conjonction de Lui à l’âme aimante; une telle âme reçoit et donne dans toutes les créatures un doux baiser d’amour qui lui cause une consolation très grande et très intime, blessant le cœur d’un amour tendre et tourmentant.

Mais lorsque l’âme se sent consumée, épuisée par une expérience trop intense ou fatiguée par trop de travaux dans une fidèle persévérance, ce même amour revêt alors une autre forme, mais sans disparaître; et il devient comme un repos restaurateur pour l’âme, un sommeil d’amour mystique :

Une plus grande solitude, simplicité et intériorité qui apporte avec elle un oubli subit, une perte de moi-même et de tout ce qui hors de moi, étant dans un état comme absorbé par l’immensité de Dieu, de la même manière qu’une petite étincelle jetée dans un grand feu devient invisible.

Ce fut un engloutissement et une perte heureuse; il m’aurait été bon de pouvoir y demeurer toujours... Un grand silence profond et intime règne dans l’homme intérieur et extérieur, dans les puissances sensibles et intellectuelles, particulièrement au moment de l’oraison : ce silence intérieur est un doux repos ou repos d’amour en Dieu.

Peu à peu, la nature humaine, d’abord désemparée par la surprise de cette forte expérience, semble s’adapter et pouvoir supporter l’ardeur de l’amour. Elle retrouve son équilibre à un niveau supérieur. À la place d’être aliénée, sans attention pour l’extérieur, parfois même écroulée et sans puissance, Maria Petyt apprend, pour ainsi dire, la vie sur un double plan, avec une double conscience : tandis que le lien d’amour la saisit entièrement, elle peut cependant accomplir les actes d’une activité humaine normale. Dans une sphère plus profonde de sa conscience, elle vit simplement et seulement pour son amour :

En ce qui concerne la deuxième question de sa Révérence, à savoir comment se passe durant la journée notre union à Dieu, en dehors de l’oraison; c’est, me semble-t-il, une union de l’âme avec son Bien-Aimé; laquelle union conclut en elle une très grande adhésion au Bien éternel, incréé et suprême, avec un ferme lien d’amour avec Lui; de sorte que l’âme accomplit alors toutes ses œuvres avec Dieu et Dieu avec elle.

Il me semble bien que l’âme est prise alors d’une certaine manière en Dieu et mue par Lui, mais pas aussi parfaitement comme au temps de l’oraison; de même que l’esprit jouit aussi de la proximité immédiate de Dieu (comme il semble), par le fait que les objets corporels et sensibles n’entrent pas dans l’esprit, mais restent dans les puissances inférieures, où l’esprit n’a sur elles aucune réflexion; et de même ils ne constituent aucun intermédiaire entre l’esprit et Dieu; je suis ordinairement dans un tel état d’union et de satisfaction en dehors de l’oraison.

Bien qu’elle soit entraînée dans le transport d’amour, Maria Petyt ne perd plus désormais son application à la vie courante : tandis qu’elle est submergée par l’amour, livrée toujours plus passivement, celui-ci se charge de plus en plus de l’opération des puissances mêmes. Maria Petyt expérimente ce fait : comme si Dieu commençait à tout accomplir en elle, pendant qu’elle demeure absorbée en Lui :

[Il veut] m’attirer par le chemin d’un amour intime et consumant et de douce familiarité et commerce avec Lui; l’amour consumant opère en moi très silencieusement par des flammes ardentes, qui m’unissent à mon Bien-Aimé comme en me brûlant et me consumant; je ne fais rien d’autre que d’aimer, mon cœur et tout mon intérieur sont constamment comme un charbon ardent; ce feu d’amour brûle continuellement sans que je me soucie de mon côté d’y apporter quelque aliment pour le maintenir en feu; la présence intérieure et la contemplation continuelle du Bien-Aimé donnent une nourriture continuelle à ce feu, de sorte qu’il ne faiblit et ne s’éteint jamais. Ce feu d’amour semble me brûler et me consumer dans le Bien-Aimé sans pour autant que les forces corporelles diminuent, car c’est un feu nourrissant qui semble aussi fortifier et entretenir le corps. Toute l’âme est devenue comme un feu et transformée en amour. Cependant ce doux feu d’amour consumant ne cause aucune défaillance ni débilité; mais c’est plutôt un feu nourrissant par lequel je fus renforcée dans l’âme et dans le corps.

Dans cette sorte d’union, je perdis rarement l’usage complet de mes sens et de mes membres...; mais l’âme demeure libre et habile à tout; car l’esprit opérant du Christ possède alors l’âme et accomplit par elle tout ce qu’il désire. Dieu a pris en Lui tout mon être, le mouvant lui-même, le gouvernant, le possédant et le prévenant de toute corruption de la nature. En dehors de l’oraison, l’âme semble être comme conduite par la main du Bien-Aimé à l’accomplissement de ses désirs, pour tout faire ou omettre; comme si un Époux tenait son Épouse par la main et la conduisait : cela arrive par une douce et amicale considération et par une perception vivante dans l’esprit, avec une délicatesse et un divin attouchement d’amour. Oh si on savait et si on voyait le feu alors enfermé dans mon cœur; l’amour y brûle comme un flambeau, mais très doucement et fortement.

L’auteur fait ici justement remarquer que rien n’aide tant l’homme à accomplir la volonté de Dieu et de poursuivre la sainteté que d’être mû par le motif de l’amour :

Certes, là où ce feu d’amour fait son entrée, là s’accomplissent de grandes choses, en peu de temps l’homme devient très divin et très surnaturel.

Elle rappelle de nouveau : puisqu’il a été dit que l’homme ne doit pas s’attacher aux dons de Dieu à la place de Dieu, les auteurs de livres de spiritualité, qui sans doute n’ont pas connu l’expérience positive de l’entraînement mystique de l’amour et qui fixent d’avance leur attention sur l’aspect négatif de l’ascèse, semblent alors conseiller de ne pas faire cas d’un tel amour et de le laisser passer. Et elle parle très expressément en se rapportant à l’expérience quotidienne :

Le Bien-Aimé m’a appris et m’a recommandé d’écrire le mal que certains font en voulant donner des règles générales aux âmes qui s’essayent dans le sens le plus pur à la perfection et à l’oraison de quiétude, qui doivent définitivement exclure, rejeter, mortifier et anéantir toutes les affections

44 sensibles, tendresses et emportements d’amour et le jeu des forces sensibles parce qu’ils jugent tout cela comme trop imparfait et trop actif pour les âmes contemplatives et unies à Dieu, pensant que par un tel empêchement, elles sont frustrées et éloignées de l’adhésion immédiate à Dieu et amenées ou maintenues dans la nature; ce sont de beaux prétextes qui ont une couleur libre; de tels maîtres ne comprennent pas bien ce qu’est l’état spirituel sous la libre motion du Saint-Esprit; car là où le Saint-Esprit est le maître absolu et le Seigneur dans l’âme, il y opère aussi bien dans les puissances inférieures que supérieures, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, comme il Lui plaît; car parfois Il veut être servi et aimé de toutes les puissances de l’âme comme chez les Bienheureux au Ciel.

La direction fausse d’une ascèse dirigée négativement peu alors causer ici beaucoup de mal, tuer la nouvelle vie au lieu de la soutenir et tenir les âmes éloignées de Dieu au lieu de les conduire à Lui :

De plus ces maîtres, par leurs règles, commandent à ces âmes de résister au Saint-Esprit qui était d’avis de rendre ces âmes fertiles en bien des choses, par ses inspirations intérieures, de les nourrir par une nourriture surnaturelle de pieuses motions et d’opérer en elles des expansions et des extases d’amour, çà et là, avec une aisance complète et sainte liberté d’esprit : je crois que de tels maîtres sont cause de ce que beaucoup d’âmes se trouvent souvent très arides; car ils leur conseillent de boucher les conduites par lesquelles les eaux vivifiantes du Saint-Esprit leur sont versées.

Dans la description de leur bonheur dans l’amour et l’union, les mystiques ne connaissent souvent aucune mesure; ils savent les mots humains insuffisants pour l’exprimer et ils essayent de le faire par des termes toujours plus forts. Depuis saint JEAN de la CROIX, on désigne souvent cette phase de la vie mystique par le mariage spirituel; terme qui peut causer une certaine confusion. Les mystiques, qui purent expérimenter cette union à Dieu dont on vient de parler, décrivent souvent leur état comme l’union la plus haute avec Dieu sur cette terre : dans un certain sens, précisément, car, avant que Dieu donne à l’esprit une nouvelle grâce inimaginable, l’homme ne pouvait avoir conscience ni penser que ses puissances sur terre puissent être appelées à une activité plus haute par une transformation. L’union qui suit, désignée dans la littérature classique par le terme technique d’unio transformans, mérite plus le nom de mariage mystique que l’expérience d’amour décrite ici. Le mot mariage ne sert pas seulement à rendre l’intimité de la raison d’amour, mais aussi l’accomplissement d’un nouvel être dans lequel deux sont en un, ainsi que la permanence de cette union. Dans la littérature médiévale flamande, la terminologie du mariage mystique — brulocht — était seulement utilisée pour les plus hauts états de la vie mystique. Maria Petyt cependant, vit au XVIIe siècle : ses expressions sur le mariage spirituel sont nombreuses, mais souvent ne sont qu’une image de l’intensité de l’amour décrit plus haut. Jusqu’où a-t-elle connu le mariage mystique, dans la signification précise et technique de ce mot, nous le verrons au chapitre suivant.

Contemplation supérieure

L’union affective à Dieu, dans laquelle l’homme perd toute activité intellectuelle, n’est pas de cette nature qu’elle le pacifie de façon permanente. L’esprit n’est pas seulement doué de volonté, mais aussi d’intelligence; et ces deux facultés ne sont pas séparées en lui comme deux entités différentes : ce sont deux aspects différents d’un seul et même acte d’esprit.

Pour l’intelligence, Dieu demeurait ténèbres. Plus grande sera l’expérience de bonheur dans la possession affective, plus grand sera aussi le sentiment que Dieu nous dépasse et nous échappe infiniment. D’autant plus grands aussi seront la perte et le désir, malgré tout le rassasiement. L’intelligence ne peut s’avancer davantage vers la lumière. Et la volonté qui se sent unie directement à Dieu, ne peut reprendre la tâche de l’autre faculté, même si elle progresse sans intelligence et au-dessus de l’entendement, sous l’élan de l’âme soupirant ardemment après une plus grande possession et conquête, à un amour contemplatif et aimant. Dieu est le grand Amant, mais il reste toujours Ténèbres inconnues. Il répondra finalement à cette aspiration à la lumière. De quelle nature sera cette grâce et comment se manifestera-t-elle dans la vie mystique?

Pour comprendre notre auteur, il sera nécessaire, avant de parcourir son œuvre, de toucher un point de la théologie mystique. Selon les théologiens contemporains qui font le plus autorité, les grâces extraordinaires de contemplation que Dieu infuse dès maintenant à l’âme ne sont pas un nouvel être essentiellement miraculeux, différent de la vie ordinaire de la grâce. Elles sont cette vie de la grâce elle-même et le nouveau don de Dieu consiste en ceci qu’il permet à l’homme de devenir plus profondément conscient de cette vie de la grâce.

R. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P. attribue le développement de la vie mystique à l’opération particulière des dons du Saint-Esprit que possède tout homme en état de grâce, mais qui ne se manifestent spécialement que chez les mystiques. Il s’appuie ici (en dehors des considérations purement théologiques qui sont très belles, mais pas du tout convaincantes) sur le témoignage de nombreux mystiques qui en effet, attribuent cette nouvelle contemplation de la présence de Dieu aux dons du Saint-Esprit. Cependant, à la lecture attentive des écrits mystiques, rien de plus n’apparaît que l’utilisation par les auteurs de cette attribution comme un pieux procédé, seulement littéraire et didactique, dans lequel ils assignent à chaque nouvelle grâce mystique un autre don du Saint-Esprit, — tout comme ils utilisent l’image des sept degrés, des douze heures ou des demeures successives d’un château, et non pas comme une affirmation de la structure ontologique fondamentale de leur expérience.

C’est pourquoi nous préférons suivre ici la théologie de la mystique de L. REYPENS, S. J., qui donne â ces hautes grâces mystiques leur place à l’intérieur de la vie de la foi : elles en sont des manifestations exceptionnelles c’est-à-dire qui se produisent rarement, mais qui dans leur être, n’en sont pas différentes. En définitive, elles en sont des manifestations normales. Toutes les grâces mystiques en deçà de la vision béatifique au ciel ne sont rien d’autre que la croissance dans la conscience de la foi que chaque fidèle possède. Par la vie de la grâce, Dieu recrée notre nature et nous rend participants de la nature divine. Il recrée aussi nos puissances afin d’opérer selon cette nature nouvelle et la réaliser. Par la foi, l’intelligence humaine est éclairée et l’homme se trouve en état de connaître Dieu en s’appuyant sur son autorité et son témoignage. La connaissance commune de toi, appelée à arriver à la croissance parfaite dans l’état de gloire, fait bien connaître Dieu à l’homme dans l’état de voie, mais indirectement, dans un medium quo — médiatement (vermiddelt) dans la langue de notre mystique —, par la voie des concepts analogiques. L’homme atteint Dieu vraiment directement, — immédiatement (onvermiddelt) — par la charité infusée dans la volonté, par son union intime avec ce qui demeure précisément caché dans la foi. Cette union n’est jamais parfaite — de là l’insatisfaction — parce qu’elle est une fusion avec un inconnu, un non-perçu. C’est pourquoi l’intelligence est propulsée à une forme de connaissance qu’elle ne peut atteindre aussi longtemps qu’elle ne s’est pas libérée de son union à la matière et ainsi au caractère successif, limité par l’espace et le temps, de son activité. La limite à laquelle elle aspire dans ses actes successifs est l’intuition. De sa propre force, elle doit y renoncer, mais Dieu peut la lui accorder dans la contemplation mystique de Lui-même. Aussi cette nouvelle forme de connaissance demeurera essentiellement une connaissance de foi, s’appuyant sur l’autorité et le témoignage. Cependant, ce témoignage ne se sert plus ici du langage des concepts — limitation qui provient de lien spatial de la faculté, ni du raisonnement, limitation provenant de son lien temporel. Ce témoignage fait que l’intelligence contemple immédiatement l’œuvre de Dieu dans l’âme. Maria Petyt également place formellement sur le plan de la vie de la foi cette expérience mystique, c’est-à-dire la contemplation de l’Un divin :

46 Oh, quel ciel glorieux je porte dans mon cœur! Oh, si on voyait comme moi le trésor enfermé dans mon cœur! Mais voilà, ce trésor est renfermé dans le cœur de tout fidèle en état de grâce; et cependant la plupart ne voient ni ne savent qu’un tel trésor est caché en eux.

L’intelligence éclairée par la lumière divine voit alors dans le fond de l’âme, ce fond essentiel comme une image de Dieu; parce qu’elle voit que la vie de la grâce est une impression de l’image de Dieu faite par Lui à l’âme, — Maria Petyt utilise passagèrement le mot le plus proche et comme synonyme de illumination. Dans cette impression l’homme est un avec Celui qui la fait et l’intellect illuminé contemple le fond essentiel pour autant que celui-ci soit l’image de Dieu constamment réimprimée.

Cet état mystique, tel qu’il est décrit par les classiques de la Mystique des Pays-Bas, correspond plus ou moins avec ce que POULAIN décrit comme étant l’union pleine. L’homme ne peut plus trouver aucun nom pour ce qu’il contemple ainsi : c’est une fixation du regard au-dessus de la raison, dans une simple lumière, plongé en Dieu et toujours plongeant comme dans une profondeur sans fond et dans un désert sauvage. (note)

(note) Bien que ce terme de Maria Petyt et des anciens mystiques néerlandais ne soit pas imprégné du langage technique de l’épistémologie philosophique, il a clairement conservé pour nous son caractère d’image, comme p. ex. les termes d’intuition, concept ou expression. Nous parlons cependant spécialement d’impression dans la vie sensitive et dans l’expérience esthétique. De là un danger certain que nous ne prenions ces termes dans leur sens purement spirituel, c’est-à — dire dans une signification active. Maria Petyt ne se le représente pas comme si quelque chose de matériel était mélangé à l’activité de la grâce, ainsi non plus que. lorsque Dieu a imprimé son image dans l’âme, l’âme conserverait alors l’image imprimée tout comme est conservée l’image d’un timbre. Elle comprend au contraire ce mot comme une activité continuelle, comme une nouvelle communication permanente de Dieu à elle-même : cette impression n’existe pas sauf dans son actuation surnaturelle ininterrompue.

Tout comme l’amour unitif se manifeste au début par une touche, un attouchement, cette contemplation de Dieu apparaît ainsi comme un rayon passager, comme si Dieu voulait épargner la nature humaine et ne pas trop la désemparer par cette expérience nouvelle et dépassant la force des puissances :

Pendant six ans, il m’a été donné de pouvoir contempler un petit rayon de le beauté de l’Être divin à l’intérieur de mon âme; desquels rayon et contemplation je suis parvenue à la connaissance de la merveilleuse et inexprimable joie, jouissance et du bonheur rassasiant dont les bienheureux jouissent en raison de la vue de cet Être divin sur-beau, sur-jouissant et sur-aimable; à cause de cela, je devins si assoiffée de pouvoir jouir avec eux du même face à face, tout à fait dépourvue de l’obscurité de la foi,... qu’aucune chose n’était plus à même de me plaire en cette vie... Je vis ici clairement ce que dit le St Prophète David, que Dieu est revêtu de lumière comme d’un habit. Parfois, un rayon ou une lumière divine qui me manifeste de la même façon la face sans image de Dieu et qui m’attire encore plus profondément, apparaît subtilement et clairement comme dans Je fond le plus intime.

Dieu est alors constamment contemplé comme l’Un, comme Lumière, — mais d’une telle richesse que les mots humains peuvent à peine en désigner, et a fortiori, en exprimer quelque chose; ainsi Maria Petyt en arrive à utiliser quelques fois des expressions qu’on pourrait croire tintées de panthéisme si elles sont arrachées de leur contexte :

Je vis mon esprit très semblable à Dieu et un avec Lui, d’une part, par la force d’un amour unitif, d’autre part aussi parce que je vis clairement que notre âme est créée à l’image et à la ressemblance de Dieu; mais peu le comprennent, sauf ceux qui sont spécialement éclairés de Dieu.

Oh, quelle pureté d’esprit inexprimable m’est représentée et qui est demandée dans l’état présent d’union ou de vie réelle en Dieu; j’en éprouve parfois quelque chose perceptiblement; et cela est tel que tous mes exercices antérieurs de l’esprit en comparaison avec ceux-ci semblent très grossiers et imparfaits; tous les objets et les contacts des sens extérieurs et intérieurs doivent être pris et ramenés dans l’Unité de Dieu comme un en Lui et comme tout un avec Lui, et ils doivent apparaître à mon âme comme étant en Dieu; un rayon de foi brillant dans mon fond et l’amour unitif, brûlant et agissant dans mon cœur, tirent toutes choses dans ce fond et toutes les choses y sont divinisées et comme transformées en Dieu ou absorbées, anéanties et perdues en Lui.

Cette contemplation absorbante de la lumière de Dieu, sans propre industrie, est aussi un fruit de l’anéantissement antérieur. Lorsque Dieu laisse à son âme anéantie non seulement percevoir affectivement, mais aussi contempler son œuvre dans son fond,

Le Rien a alors toujours une vue immédiate sur Dieu, au-delà de toute créature, au-delà d’elle-même, au-delà du temps et de l’espace; ... au même instant, lorsque l’âme se tourne vers cette pureté, Dieu répond nécessairement à ce fond purifié et anéanti par une manifestation et une communication de Lui-même à l’âme; et Dieu Lui-même ne peut plus se retenir, comme le soleil retenir ses rayons en plein midi s’il n’est empêché par aucune brume ou nuage. De sorte que je ne pouvais pas me trouver moi-même, ni me percevoir comme quelque chose de créé, séparé de Dieu, mais comme un en Dieu, et par conséquent je ne peux plus travailler extérieurement ou intérieurement ni entreprendre à faire ou à laisser quelque chose comme par moi, mais toutes les opérations de l’âme doivent désormais se passer en Dieu, avec Dieu et par Dieu.69

Elle apprend aussi à prier dans l’esprit par l’esprit, non par ma propre activité ou action, mais passivement par Dieu conçu dans le fond de l’âme, très vivant, fort et constamment, mais très simplement, silencieusement et intimement;... cette prière découle très excellemment et très fortement de Dieu comme de sa source ou son origine, et coule à nouveau en Dieu comme à sa fin.

RUUSBROEC utilisait l’image de la source vivante dans la fontaine pour désigner cette présence active de Dieu dans le fond de l’âme, contemplé par elle. Cette prière est une prière au-dessus de tout mode et entendement :

Ayant perçu en moi l’Esprit de Dieu, et l’ayant perçu opérant en moi, j’expérimentais aussi que cet Esprit commençait à prier en moi au-dessus de tout mode et de tout entendement. — Et l’esprit, dans cette contemplation du Bien-Suprême, de l’Être divin qui se montre dans une certaine clarté et en même temps dans une obscurité à la compréhension naturelle de l’entendement, demeure fixement arrêté comme entre Ciel et terre, à une hauteur immense, tout comme si l’esprit était déjà par ce fait au Ciel.

Tandis que l’âme très occupée dans la contemplation... par une grande attention et émerveillement, est comme engloutie, elle contemple, occupée et engloutie dans ce Bien Suprême et cet Être divin sans image, les hautes et admirables choses qui lui sont montrées, mais confusément.

48 Et l’âme se perd elle-même, comme d’elle-même, dans l’Unité Divine, tout comme une goutte d’eau jetée dans la mer s’y perd elle-même et lui est unie, comme si cette goutte d’eau est transformée dans la substance et la nature de la mer.

Ce nouveau degré de contemplation a aussi ses répercussions dans la vie pratique : on peut se consacrer à son travail quotidien sans détourner son attention de cette lumière divine :

Dans cet état, l’esprit se tient autrement dans son rapport à Dieu, que dans l’autre fruition de la lumière, où l’esprit semblait avoir la liberté de se tourner subitement à soi-même, pour utiliser les sens et les puissances aux exigences de l’activité, etc., et la voie de l’esprit à Dieu demeurait ouverte, mais maintenant l’esprit ne se tourne plus en soi-même, ou à partir de Dieu, pour accomplir ce qu’il doit faire selon les exigences de l’amour ou de l’obéissance, mais il demeure fixé, arrêté dans sa conversion et son simple regard sur le Bien-Aimé, et très mort à tout; il semble cependant donner entre-temps un subtil et rapide coup d’œil sur ce qui est à faire, comme on dit que l’aigle, lorsqu’il vole dans les hauteurs contemple le soleil, jette furtivement un coup d’œil sur ses petits sans pour cela devoir voler en bas, mais il demeure dans la région supérieure de l’air voltigeant à proximité du soleil, où sa vie et tout son plaisir semblent être.

Pour conclure, un aperçu magnifique et cependant exact de ce que l’âme éprouve dans cet état :

Dans cette solitude, contemplation et fruition de cet Être incompréhensible, j’étais anéantie et engloutie avec toutes les créatures, dans cette mer immense; il me semble que c’est une parfaite union de l’âme à Dieu : l’âme, parvenue à une telle élévation d’esprit, comprend que Dieu se donne Lui-même à elle, et non pas selon quelque participation de quelques-uns de ses attributs, perfections ou faveurs, mais que Lui-même s’imprimant tout en elle, et elle en Lui, la rend de cette façon une avec Lui. Dans cette sorte d’oraison, toutes les comparaisons tombent et toutes les choses perdent leur nom; car toutes les choses deviennent ici une, et Dieu; par exemple, l’âme comprend, ne comprenant pas ce qu’elle comprend; elle contemple, ne sachant pas ce qu’elle contemple; elle jouit d’un certain bien, ne pouvant expliquer ce qu’est ce bien; elle aime et elle ne sait pas ce que ou comment elle aime, et aussi elle adhère au Bien suprême et infini dans une très grande simplicité et dans un engloutissement de connaissance et d’amour.

Comme une goutte d’eau dans la mer. Cette image apparaît tout le temps pour désigner l’engloutissement total de la petite âme humaine dans la contemplation de l’Essence infinie de Dieu. La volonté correspond au nouveau degré de connaissance qui emporte l’âme irrésistiblement, avec un évident amour ardent encore plus démesuré. Souvent la mystique ne peut même plus démêler dans sa conscience la contemplation absorbante de son amour enflammé pour Dieu.

L’âme y est tout à fait arrêtée sans pouvoir différencier ou distinguer la conversion à Dieu et l’introversion ou entre aimer et comprendre.

Mais l’âme veut s’enfoncer toujours plus profondément dans l’abîme inépuisable de l’Être divin, s’enfoncer, oui, dans le Cœur de Dieu, être emportée dans sa vie intime.

C’est un hurlement et un cri de la force aimante et de l’esprit créé dans le Bien incréé, écrivait RUUSBROEC, voici que commence un sifflement éternel et un cri dans une demeure éternelle... Car un vase créé ne peut contenir aucun bien incréé. Et il conclut avec une image énergique et plastique : dans cette tempête d’amour deux esprits s’affrontent, l’esprit de Dieu et notre esprit, une image qui nous rappelle aussitôt le mystique orewoet (ardeur ou feu spirituel) de la chevaleresque Hadewych.

Maria Petyt ne connaît plus ce terme de orewoet, celui-ci semble du reste avoir disparu de la terminologie mystique depuis le XVIe siècle. Mais elle a appris à connaître aussi intensément la turbulence de l’amour, d’autant plus intensément qu’elle pouvait jouir de la simple union contemplative à Dieu :

Pour lors je ne vois pas comment je pourrais fuir et faire cesser cette turbulence; car l’amour cause dans l’âme une telle faim et une telle soif de Dieu, pour s’approcher davantage de Lui et pouvoir L’aimer plus, selon la connaissance qu’elle reçoit de la dignité infinie de Dieu et qui doit être aimée; et sentant qu’elle ne peut y parvenir, elle perçoit que de là découle un doux trouble, désir et appétit insatiable pour l’obtenir…

L’auteur termine cette relation de conscience par une phrase dont le choix des mots tirés du langage courant révèle l’humour de sa situation, en évoquant en même temps réellement et directement le caractère exceptionnel de celle-ci :

Votre Révérence peut à peine comprendre ce que je veux dire par là, à savoir, qu’il n’y a aucun remède pour calmer cette turbulence d’amour dans l’âme.

On ne retrouve pas dans ses lettres le développement de l’expérience mystique, avec la précision relativement limpide avec laquelle fut esquissée sa vie d’oraison. On y trouve surtout fragmentairement, la description de différents états, mélangés, éparpillés dans différentes lettres; sur un point ou l’autre de son expérience, elle donne une description plus précise ou plus détaillée selon ce que l’expérience du moment apporte. Cependant, à la lecture attentive et comparative, cette structure de l’expérience mystique est présente dans ses grandes lignes.

Il serait cependant injuste de penser que les phases successives de la vie mystique telles qu’elles sont présentée en une fois pour une certaine clarté d’exposition, apparaissent aussi dans l’expérience psychologique selon un plan schématique et précisément établi, - comme si la montée de l’âme répondait à une ascension matérielle d’une série de terrasses, par laquelle l’âme se retrouverait â chaque instant dans une des sphères d’espace spirituel préalablement soigneusement closes. Tout comme la vie humaine commune connaît son rythme général et particulier, avec ses périodes d’enthousiasme et de découragement, d’union intime et de déréliction, de labeur et de repos, de conviction et de doute, de clairvoyance et d’incertitude inquiète, sans que tout cela suive un développement fixe et programmé, mais que cela pourtant revienne souvent, voire périodiquement comme les saisons de la nature, de même aussi la vie mystique ne connaît aucun schéma d’acier dans lequel l’évolution spirituelle poursuit mécaniquement son développement. La vie mystique est en effet une vie, et sa croissance passe par tous les rythmes d’une croissance naturelle, avec ses saisons de joie printanière, de mélancolie automnale, de fertilité estivale et d’aridité hivernale, dans laquelle toute la magnificence précédente semble morte. Sa croissance est à la fois constante et changeante. Et même, dans les temps de faveurs intenses, elle apparaît également sous les formes variables de la vie.

Passant en revue une période bien déterminée de sa vie d’oraison, Maria Petyt écrit :

Un jour s’alluma en moi un amour fort et sensible et un feu sembla se faire sentir dans mon cœur, et je sentis le cœur battre et bondir d’amour.

Un autre jour j’étais dans un très grand recueillement et je me trouvais dans une profonde solitude, tellement étrangère à tout ce qui est au monde que je ne pourrais le dire par aucune parole; l’âme est alors comme si elle ne vivait pas dans le corps et n’était pas en ce monde.

À un autre moment, j’étais dans une douce et amicale familiarité avec mon Bien-Aimé avec beaucoup d’aimables paroles de part et d’autre, comme entre une très aimée Épouse et un aimable Époux; il n’y a alors aucun discours sinon celui de l’amour; ce qui est entre eux est tout amour, mon Amour, mon Bien-Aimé, etc. comme deux amoureux ensemble; alors l’esprit d’amour prévaut complètement.

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Un autre jour, l’âme se trouve dans la fruition de son Bien-Aimé d’une manière plus élevée, plus spirituelle et plus détachée des sens, plus en esprit; les exercices intérieurs se font alors plus silencieusement et plus intimement, mais doucement et de façon agréable, aussi pour la nature qui ici cependant ne fait pas autant que précédemment.

Parfois l’âme ne se trouve pas seulement dans la fruition de son Bien-Aimé, mais elle jouit aussi d’une union et transformation d’esprit avec l’Esprit divin de sorte que l’âme ne fait qu’un avec Lui; à un autre moment, l’âme est seulement attirée ou prise et sent son intérieur comme rempli de Dieu, sans union cependant, mais avec une certaine fusion.

Dans ce résumé de sa vie d’oraison, Maria Petyt parle d’une union et transformation de l’Esprit ainsi que du Mariage, deux expressions pour un état de l’expérience mystique qui ne furent pas encore traités dans ce chapitre consacré à sa vie intérieure. Cela n’est pas sans raison : par transformation, ou mariage, la littérature mystique classique exprime la forme d’union à Dieu la plus haute, que l’on peut atteindre sur cette terre. Pour mieux comprendre les écrits de Maria Petyt et s’en faire une juste idée, il ne semble pas inutile de consacrer à son témoignage sur la transformation, une recherche spéciale et une étude distincte.

Chapitre V : Union transformante

Les mystiques et les théologiens de la mystique s’accordent pour dire que le plus élevé degré de l’union mystique, la vie transformante, sur-formante, sur-essentielle, ou divine est un don de Dieu aussi exceptionnel que relevé. Cependant ils ne sont plus d’accord pour déterminer en quoi ce don consiste précisément.

Comme état non-expérimenté, tout fidèle vit véritablement dans l’union sur-essentielle à Dieu : Tout homme bon le possède. Mais comment cela lui demeure-t-il caché toute sa vie. La contemplation de cette dernière réalité ontologique en nous ne sera alors autre chose que l’éclosion parfaite de notre connaissance de foi dans la grâce, une Connaissance de Dieu avec Dieu, Face à Face, la vision béatifique.

Cette vision a-t-elle déjà été donnée à quelqu’un sur terre? Non, répond l’enseignement de l’Église. La définition dogmatique du Concile de Vienne (1311-1312) le dit expressément. Aujourd’hui, certains théologiens estiment que la contemplation sur terre peut s’approcher cependant de très près de la vision béatifique : pour être en ordre avec la définition de l’Église, il n’est pas nécessaire d’accepter une vision d’une autre nature pour la vie mystique, et une différence qualitative entre les deux visions est suffisante.

Et cette différence qualitative découle d’elle-mème de différentes conditions dans lesquelles l’âme se meut sur terre et au ciel : dans le statu viae, l’âme est soumise à la succession dans le temps, ainsi qu’à la mobilité du devenir, de la croissance et du changement; dans le statu gloriae, elle demeure dans une durée éternelle, dans l’être acquis. Les mystiques ont-ils connu sur la terre une pareille vision, différente seulement qualitativement de la lumière de gloire - lumen gloriae? L. REYPENS, S. J., en défend la possibilité et la réalité chez saint JEAN de la CROIX et chez RUUSBROEC, en présentant des arguments et des citations convaincants. Dom HUYBEN, O. S. B., en nie, non tant la possibilité que la réalité chez nos grands mystiques, et cela aussi par des textes persuasifs. C’est ici le danger de la preuve par des textes : on les isole trop facilement. On ne pourra jamais trancher avec certitude si nos mystiques ont connu cette vision supérieure de Dieu. Nous pourrions seulement répondre à la question par une comparaison entre les deux expériences, et pour cela on devrait d’abord connaître la vision de l’autre monde. Nous pensons cependant que toute contemplation mystique au sein de la connaissance de foi peut être expliquée, — et cela nous semble être ainsi une superfluité scientifique de faire appel à une vision transitoire. Bien que RUUSBROEC utilise dans certains textes des termes très lourds de conséquence, il conclut alors à nouveau par une restriction nuancée, mais très catégorique :

Il y a une grande différence entre la clarté des saints et la plus haute clarté à laquelle nous pouvons parvenir en cette vie. Car c’est cette ombre de Dieu qui éclaire notre désert intérieur. Mais sur cette haute montagne, dans la terre promise, il n’y a aucune ombre. Mais il n’y a qu’un seul soleil et une seule clarté qui illumine notre désert et aussi cette haute montagne.

Après cette question préliminaire concernant les plus hautes possibilités de la vision de Dieu sur terre, — question théorique qui cependant implique des conséquences pratiques pour l’exégèse et ainsi la compréhension des témoignages littéraires, — il est encore nécessaire de toucher à un autre point de théologie mystique : à savoir l’explication de la participation de l’homme à la vie intime de Dieu. Notre élévation par la grâce à la participation à cette vie est un mystère, et la vue anéantissante et la prise de conscience de cette élévation ne la rend pas moins mystérieuse. Il ne s’agit en aucun cas de chercher une explication à ce mystère, mais à une question très précise : quelle est la nature de cette élévation humaine au sein de la vie divine? Lorsque les mystiques décrivent cette expérience la plus

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élevée, ils ne peuvent plus expliquer selon la structure de l’esprit humain. Leurs hautes et parfois subtiles spéculations proviennent de la réalité que chaque chrétien reçoit lorsqu’il croit la parole du Christ : Si quis diligit me, sermonem meum servabit, et Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus (Jn, XIV, 23). Si les mots de l’Évangile sont simples et s’ils sont repris aussi simplement par le mystique que par le catéchisme, la pensée théologique se trouve confrontée à la difficulté suivante : toute œuvre ad extra de Dieu est commune aux Trois Personnes : elle découle de Dieu dans son Unité. Ne pas accepter cela, c’est tomber rapidement dans des contradictions ou dans l’hétérodoxie. La vie de la grâce dans notre âme est aussi, comme œuvre ad extra, l’œuvre des Trois Personnes, dans l’unité de leur nature. Mais alors, la présence de Dieu par la grâce dans l’homme diffère-t-elle seulement en degré et non essentiellement ou par nature de sa présence comme Créateur? Cela cadrerait peu avec les paroles du Christ et avec les plus belles réalités de la Révélation.

Le raisonnement humain capitule manifestement, car quelque part dans les catégories cependant très riches de la pensée scolastique quelque chose n’est pas adapté à cette vivante réalité. Depuis PETAU et LESSIUS, de nombreuses tentatives ont été faites pour donner une détermination de l’habitation de la grâce qui diffère de celle de la présence de Dieu en tant que Créateur. On en a fait une présence intentionnelle et morale. Dieu est en nous, comme un ami dans l’esprit de son ami, cependant plus intensément, etc. Mais une telle présence n’est jamais une présence ontologique, comme nous l’enseigne la foi. H. RONDET, S. J., pouvait dès lors écrire que pour parvenir à une certaine solution, on devrait aller voir un peu moins dans les écrits théologiques et un peu plus dans les écrits mystiques, en même temps qu’il signalait surtout les témoignages de la mystique néerlandaise.

Lorsque nos auteurs mystiques parlent de la plus haute phase de la contemplation mystique, ils utilisent le terme-image de connaissance miroir. Elle consiste en effet dans la prise de conscience de l’action de Dieu dans l’âme : dans cette œuvre Dieu est alors vu immédiatement comme sa cause. Le Miroir de cette connaissance n’est alors autre chose que la conscience infusée de l’amour actuel infusé. Elle est alors réflexive pour autant que comme connaissance de foi, elle atteint dans une même (79) opération et Dieu et son œuvre, dans et par l’infusion de l’amour actuel. L REYPENS, S. J., comprend dans cette détermination deux éléments :

1. La contemplation de l’opération dans l’âme comme donnée primaire.

2. La contemplation de la cause, ou de celui qui opère dans l’âme, simultanément, mais comme donnée secondaire. Cette explication s’accorde avec la théologie de la grâce comme M. de la TAILLE, S. J., la développe dans son Actuation créée par Acte incréé. L’âme contemple son actuation par l’Acte premier divin incréé dans cet aspect créé, comme développement dans l’âme. Comme création, cette œuvre de Dieu est l’œuvre commune des Trois Personnes dans leur Unité. Et c’est pourquoi l’âme contemple Dieu dans cette œuvre principalement dans son Unité. Mais dans la plus haute phase de la contemplation mystique, l’âme voit l’actuation de la grâce dans son aspect incréé : la Trinité même habite avec sa vie intime dans l’âme qui y est disposée potentiellement par la grâce créée. Seul Dieu peut se connaître Lui-même dans sa vie intime, et c’est pourquoi les mystiques disent que cette grâce la plus haute, à laquelle l’âme participe, n’est pas autre chose que la présence de Dieu qui se contemple Lui-même dans l’âme. Comment en outre, l’âme humaine peut-elle être si unie à Dieu, comme si elle Lui était assimilée dans ses puissances, qu’elle contemple Dieu avec Dieu, cela est le secret le plus profond du mystère de la grâce. Le Catholicisme réalise le rêve du panthéisme, le plus grand rêve de l’homme : devenir dieu. Nulle part cependant, il ne tombe dans les contradictions du panthéisme, car dans cette suprême union, le Créateur et la créature demeurent constamment distincts selon leur nature :

Car bien que cette image de Dieu, sans intermédiaire dans le miroir de notre âme Lui est unie, cependant, cette image n’est pas le miroir, car Dieu ne devient pas créature.

Selon la conscience, cependant, l’homme est tout à fait absorbé dans la vie divine, et divin avec Lui; et pour cela, les facultés de l’âme sont actuées par Dieu, sans que leur nature soit anéantie :

Là, l’œil est face à l’œil, le miroir face au miroir, l’image face à l’image. Par ces trois nous sommes comme Dieu, et unis à Lui. Son image, c’est-à-dire, sa clarté divine, avec laquelle il a rempli avec profusion le miroir de notre âme... Mais cette clarté n’est pas un intermédiaire entre nous et Dieu, car elle est cela même que nous voyons, et aussi cette lumière par laquelle nous voyons, mais notre œil ne le voit pas.

Comment maintenant prend-on part à la vie intratrinitaire des Personnes divines dans cette contemplation surnaturelle?

Le Père se contemple Lui-même dans son Image, égale à Lui-même : le Fils. Leur Amour mutuel, Lui-même Personne, est le Saint-Esprit. L’étemel flux et reflux des Personnes, qui s’accomplit sans cesse, et en même temps dans l’unité de la nature divine, est la vie intime de Dieu. Le Père contemple en même temps dans sa Sagesse, le Fils son Image, tous les êtres possibles qu’il pourrait créer. Le Fils est le prototype de tout être créé : In Ipso, et per Ipsum et cum Ipso. Il contemple également en Lui, l’homme qu’il veut faire comme l’image de son Image. Il contemple comment l’homme pourrait être élevé une plus grande ressemblance avec son fils, par la prise et la vivification surnaturelle par l’Esprit d’amour qui les unit tous deux. Il voit l’Incarnation de son Fils : l’élévation d’une nature humaine à l’union personnelle avec son Prototype, son Fils, l’égal du Père. Et par l’Incarnation, par, avec et dans l’Humanité du Christ, mieux encore : sur-formé en Lui, toujours plus parfaitement assimilé à Lui jusqu’à devenir un de ses membres, sans que cependant se renouvelle l’union personnelle de notre nature avec une Personne divine. En Lui, tous les hommes ont accès au Père : tous sont l’image de son Image, et, par cette image qui est le Fils, se trouvent orientés vers le Père dans l’amour éternel. Dans l’âme élevée par le Christ à la participation à cette intime vie divine, habite la Trinité; dans l’âme, le Père éternel engendre son Fils, et, dans un libre acte d’amour, l’âme elle-même, comme image incréée de son Fils dans l’éternité de la connaissance, — et il crée l’âme comme image créée de son Fils dans le temps. Et le feu suprême d’amour qui ramène l’homme au Père par le Fils, est le feu de leur commun Esprit d’amour qui se trouve aussi dans l’homme. De la sorte nous ne voyons pas la vie de Dieu dans notre âme comme dans un miroir : notre âme est le miroir. La clarté de Dieu se reflète en elle : c’est Dieu qui se contemple, et Dieu qui se voit, mais cette contemplation sans fond de Dieu par Dieu se passe dans le miroir de l’âme, - miroir, car elle est l’image de l’auto-impression de Dieu, du Verbe dans lequel II s’exprime, c’est-à-dire du Fils. Ainsi l’âme devient pure réflexion de la vie de Dieu. Elle est le miroir, mais le miroir ne se contemple pas. Comme être, elle reste distincte de Dieu. Comme conscience, par contre, elle est entraînée dans la fruition de Dieu par Dieu, le Contemplant dans le miroir et le Contemplé en elle.

Nous pensons bien que c’est le sens dans lequel la connaissance réflexive pourrait être comprise chez notre mystique flamande. Les termes qui désignent cette expérience et cette contemplation mystique, au-delà de tout mode créé, sur-essentiel, avec la Lumière dans la Lumière, de Dieu par Dieu, semblent bien relever de cette signification et peuvent encore autrement avoir difficilement un contenu compréhensible. Pour dépeindre cette prise totale de l’âme dans la vie de Dieu, sans pour autant perdre la distinction essentielle entre le Créateur et la créature, RUUSBROEC utilise l’image du fer dans le feu :

Et de même que le fer est transpercé par la force et la chaleur du feu, de même nous sommes transformés et transportés de clarté en clarté, dans la même image de la Sainte Trinité... de même, nous sommes emportés et repeints, par le moyen de l’amour, dans notre image éternelle qui est Dieu. Là le Père nous trouve et nous aime dans le Fils. Et le Fils nous trouve et aime avec le même amour dans le Père. Et le Père avec le Fils nous contiennent, dans l’unité du Saint-Esprit, dans un saint emploi qui sera éternellement renouvelé sans cesse.

Il est dès lors compréhensible que la personne qui expérimente cet état de façon consciente, puisse être appelée sur-formée avec Dieu, puisse être si unie aux mystères d’amour de Dieu les plus profonds, que son âme en contracte le mariage mystique avec Dieu.

Nous trouvons ici en même temps l’application la plus haute et la justesse de l’exemplarisme chrétien : la création est l’image du Créateur; le sens ultime, la réponse au mystère de notre existence en définitive semble reposer sur le mystère de la vie intime de la Très Sainte Trinité. Nous sommes une participation finie, créée à l’image infinie et incréée du Père. Notre vocation consiste à amener cette image â une ressemblance plus parfaite à son Prototype pour que, unis et assimilés à Lui, nous retournions par l’amour au Père. C’est la haute vocation de la vie humaine, qui donne son sens même au plus petit et au plus humble acte de l’ascèse chrétienne : l’imitation de la Sainte Humanité du Christ.

Bien qu’en raison de l’importance du témoignage, un chapitre séparé doive être consacré à la mystique christologique de Maria Petyt, celle-ci trouve cependant ici son origine et son fondement dogmatique. C’est pourquoi, on ne peut pas ne pas la mentionner ici, ne fût-ce que brièvement. Tout l’exemplarisme et le Christocentrisme de la piété flamande médiévale, jusque dans la Perle Evangélique, sont bâtis sur l’assimilation, sur l’union au Christ. Cette vision profonde sur le fond de ce Christocentrisme semble avoir cependant disparu de notre littérature spirituelle du XVIIe siècle. Cette littérature pieuse se débat dans une union affective au Christ; en même temps, elle cherche d’un autre côté l’adhésion sans image à Dieu. Et cette dernière semble exclure l’expérience du Christ70. De là provient une tendance qui se tourne vers une vie d’oraison dépouillée, sans représentation, souvent considérée avec méfiance par les directeurs spirituels et les autorités. On perdit de vue le moyen d’arriver à une plus haute contemplation précisément par cette union croissante au Christ. Même les théologiens et les auteurs éminents ne savaient pas bien comment établir le lien entre le terrain de la contemplation mystique nue et celui de l’imitation du Christ. Il est aisé de comprendre que des personnes non formées théologiquement ou spirituellement ne descendaient pas à cette vue plus profonde; mais que le capucin P. BONAVENTURA SPEECKAERT de Bruxelles, disciple du P. FÉLIX van LAPEDONA, le grand promoteur de la piété primitive capucine dans les Pays-Bas, préconisait la méditation de la Sainte sanglante et douloureuse Passion de Jésus-Christ notre béni Sauveur, et qu’en outre à ceux qui tenaient cette forme de méditation comme imparfaite, il ne pouvait répondre qu’en soi la contemplation de la divinité abstraite était plus élevée, mais, vu notre faiblesse humaine, celle de l’Homme-Dieu était plus nécessaire, cette raison résonne de façon peu convaincante, pour ne pas dire inquiétante. Il a aussi perdu de vue qu’expérience du Christ et contemplation divine sont compagnes jusque dans les plus hautes formes de l’oraison. Et une vie spirituelle qui ne s’appuie pas sur cette notion ne pourra jamais être vécue clairement à fond : elle donnera aussi occasion à bon nombre de désarrois et de déviations dans la sensiblerie sentimentale chez ceux à qui cette notion fait totalement défaut. Nous verrons plus loin, par quelle voie Maria Petyt fut amenée dans sa mystique à une vie christocentrique pure et profonde

Bien que les relations de la vie spirituelle de l’auteur contiennent dans la plupart des cas des témoignages — ce qui concerne les expériences mystiques plus élevées — sur une contemplation essentielle dans laquelle elle est prise dans la lumière de l’Unité divine, ou sur l’unio plena du lien affectif, il y a encore de nombreux textes dans lesquels nous retrouvons les termes des plus hautes grâces mystiques : la contemplation sur-essentielle, la contemplation réflexive dans laquelle l’âme semble être Dieu en Dieu, et la transformation de l’âme par Dieu.

Au début, nous éprouvons une hésitation et nous cherchons des mots pour exprimer une expérience manifestement nouvelle, encore qu’admirablement curieuse et inaccoutumée :

Parfois, je perçois une lumière divine qui a sa place et sa demeure dans la partie supérieure de l’esprit, et qui y prédomine et opère en moi différentes opérations; cela sert de lien pour élever l’âme au-dessus d’elle-même et au-dessus de toutes les choses créées, et là, pour l’attacher à Dieu, pour qu’en adhérant à Lui, elle forme un seul esprit avec Lui; parfois cela s’accompagne d’une certaine fruition de la divinité, d’une manière plus indescriptible, mais cependant certaine, c’est-à-dire qu’on ne peut nommer cette fruition. Car c’est comme une jouissance surnaturelle et divine; cette jointure ou liaison de l’âme avec Dieu se fait d’une façon merveilleuse; car l’âme est alors ennoblie, recouverte d’une clarté merveilleuse et quelque chose de glorieux semble se trouver en elle.

Elle a l’impression d’être invitée à une union plus parfaite :

La mémoire, l’entendement et la volonté devaient être plus vidés, dépouillés et mortifiés de toute opération et attachement propre, naturel et aussi grossièrement rationnel, parce que cela causait encore souvent un empêchement à une transformation et à une union plus parfaite à Dieu; à laquelle il me semble être maintenant invitée, pour que je puisse recevoir réellement ce que le Saint Apôtre avait reçu par une mort constante en Dieu, à savoir, la vie de Jésus en lui, «Je vis, mais ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ vit en moi.» Par cette nouvelle lumière, il me semblait que ma perfection antérieure et mon progrès vers Dieu n’étaient qu’un jeu d’enfant de débutant.

Elle apprend dès lors à mieux connaître et comprendre ce nouveau genre d’oraison, bien qu’elle n’en jouisse que depuis peu de temps :

Ainsi, ayant perçu en moi l’Esprit de Dieu, et son action en moi, je découvrais aussi que cet esprit commençait à prier en moi au-delà de toute manière, entendement, sans parole ou sans méditation : cette manière de prier est très cachée et connue de peu; l’âme n’y fait rien du tout pour y parvenir, mais permet seulement et consent à ce que l’Esprit prie en elle; elle doit seulement prendre garde de ne pas être un trouble ou un empêchement en voulant y ajouter quelque chose; mais elle doit se tenir vide et silencieuse, et se laisser faire.

Lorsque cela arrive de la sorte, elle est alors comme possédée par le Saint-Esprit; la partie supérieure de l’esprit étant instruite par l’illumination divine, se sépare de la partie inférieure; et s’unit à l’Esprit divin; et ainsi tous les deux ensemble prient en un; cette prière m’est parfois arrivée pour une affaire importante, mais elle durait peu de temps.

C’est dommage que nous ne possédions pas la date de cette lettre à partir de laquelle nous pourrions inférer le temps approximatif de sa vie où elle a appris à connaître ce genre d’oraison. Peu à peu, elle recule moins devant les termes transformée, changée en Dieu, pour exprimer son expérience :

Cette grâce m’est restée depuis avec une perception pratique d’elle-même, comme si, plus que jamais, j’étais plongée en Dieu et transformée et par là je compris qu’était vrai ce que Jésus dit dans l’Évangile : J’ai dit vous êtes des dieux et des enfants du Très-Haut, car, en vérité, tous ceux qui ont la partie supérieure de l’esprit si non-mélangée, pure et limpide, par la ressemblance de cette partie alors avec Dieu, sont comme des dieux; de sorte qu’une âme étant établie dans une telle pureté d’esprit semble être Dieu sans intermédiaire de quelque différence; une telle âme ne connaît alors ni moi ni je; mais elle se connaît et se perçoit comme une avec Dieu et transformée en Lui.

L’exégèse d’un tel texte place cependant le lecteur devant quelques difficultés : d’une part il y retrouve les termes et aussi certains éléments de la plus haute contemplation de Dieu, dans laquelle Dieu se contemple Lui-même dans l’âme; mais d’autre part, la description de l’expérience ne nous apporte aucun témoignage d’une participation à la vie divine intime elle-même telle que nous la

56 retrouvons chez les auteurs mystiques classiques. La même impression demeure également lorsque nous rencontrons clairement la terminologie sur la plus haute connaissance réflexive et l’homme déifié; l’auteur semble constamment demeurer au seuil d’une vie dont elle ne perçoit que la première grandeur : Il a plu à Dieu de m’amener jusqu’ici, dit-elle en effet, dans la même lettre :

Maintenant, le nœud est ici défait, la mine d’or est trouvée; ici ma pesanteur a été allégée et ma tristesse consolée; ayant maintenant trouvé un moyen si facile par lequel je peux vivre dans une telle pureté d’esprit, telle qu’elle m’a été représentée le jour de Noël; que, étant dans mon corps, je devais vivre comme un pur esprit; il plaît à Dieu de m’y amener par sa grâce puissante.

Ces trois parties de l’âme, à savoir la partie la plus intérieure et déifiée, ou esprit, la partie rationnelle et la partie sensitive, sont maintenant pour la plus grande partie distinctes en moi, comme s’il y avait, pour ainsi dire, une rue entre elles, ce qui m’aide beaucoup à continuer la quiétude de l’esprit... Parfois cet esprit intérieur et déifié est généralement si éclairé par ce Bien inexprimable, qu’il me semble être transformée dans un soleil (auparavant, l’auteur parlait d’irradiation par le soleil, comme un verre; maintenant, elle parle d’une transformation dans le soleil même); de la même façon que je peux saisir, il me semble que l’esprit est alors comme un miroir immaculé et limpide, qui se tient devant la Face divine, recevant les clartés et les rayons qui émanent de la Face divine; il me semble de plus que cette image divine et informe s’imprime, se réfléchit et apparaît immédiatement dans ce miroir, dans ce pur esprit, presque comme si un miroir était directement placé face au soleil, il reçoit en lui et représente l’image du soleil de la même façon qu’il se tient dans le firmament du ciel.

Il m’a été donné de comprendre que l’esprit est dès lors si pur et si immédiatement près de Dieu, comme il l’était lorsqu’il sortit de Dieu dans sa création; et s’il arrivait que lorsque l’âme quittât ce monde, elle s’envolerait directement au Ciel, sans aucun Purgatoire; oui, je pense, que lorsque l’esprit se tient devant la face de Dieu de cette manière, il goûte alors quelque chose de particulier et jouit de la gloire future, car cette partie de l’âme est alors comme glorieuse, comme transformée dans une clarté divine.

Neuf ans avant sa mort, le 18 décembre 1678, elle écrit dans les mêmes termes qui cette fois-ci semblent pouvoir s’appliquer plus directement à sa vie :

En me réveillant le matin, je sentais mon âme irradiée par une lumière divine par laquelle je compris ce que veut dire la face de l’âme, avec laquelle elle se tient devant Dieu, et avec laquelle elle jouit de sa divine Face, déjà quelque peu en cette vie; cette face de l’âme est si merveilleuse, inexprimable et incompréhensible, que je ne peux en donner aucune comparaison ou en expliquer de loin quelque chose; car elle renferme en elle une ressemblance de Dieu; auparavant, je l’ai cru, mais maintenant je l’ai vu et expérimenté; Oh, quelle grande ressemblance il y a entre la face de l’âme et l’image de Dieu. Il me vient à l’esprit une grossière ressemblance pour décrire un peu cela; cette face de l’âme est comme un clair miroir sans tache; Dieu s’imprime Lui-même d’une certaine façon qui dépasse fort notre entendement, car l’entendement à ce moment ne fonctionne pas, mais subit seulement, ou le porte passivement... Lorsque cette face de l’âme se tient si immédiatement devant la Face de Dieu, Dieu ainsi ne s’y imprime pas seulement, mais aussi les vérités que Dieu veut manifester à l’âme, en lui faisant voir certaines choses, comme elles sont connues de Dieu, et non pas comme elles sont connues ou jugées par les hommes... Par ces nouvelles impressions de Dieu dans l’âme, et par cette manifestation de la clarté divine, et par cette saisie de l’âme par Dieu, l’âme trouve qu’elle est unie et fait un avec Dieu d’une manière beaucoup plus élevée et excellente que d’autres qui se sont passées en moi; ce qui est, à mon avis, une certaine union et fruition de la divinité, intermédiaire entre la lumière de la foi et la lumière de gloire; car jusqu’à présent je n’ai jamais expérimenté une telle sorte de jouissance et d’union.

Dans la même lettre cependant, elle écrit : cela arrive rapidement, pendant un temps très court, comme l’espace d’un demi Ave Maria.

Si on dirige son attention de cet aspect de la connaissance ou de la contemplation dans l’expérience mystique la plus haute sur le fait de la prise de conscience de la transformation ontologique en Dieu, sur la transformation, on trouve alors ce terme maintes fois utilisé par l’auteur et pour différentes sortes d’expériences d’union. Ainsi pour la soumission totale de la volonté humaine à la volonté divine :

Comment pourrais-je avoir d’autres inclinations et d’autres désirs que d’être conforme à son plaisir divin? Vu que le Bien-Aimé semble avoir transformé mon désir et ma volonté en sa volonté et son désir; de sorte qu’il me semble impossible de sentir une autre volonté et un autre désir, sinon sa volonté et son désir en toutes choses, dans tous les événements et rencontres, sans exception. La transformation de la volonté décrite plus haut, dans la volonté du Bien-Aimé, est arrivée par une sortie et un passage d’un amour tout pur, en l’aimant au-dessus de moi-même, et par-dessus tout ce qui m’arrive dans le temps et l’éternité.

Mais également pour la transformation totale de l’âme par la vie divine :

Je devins ici tout et entièrement Une avec Dieu, et si parfaitement un seul Esprit avec Dieu que si quelqu’un avait pu me voir, il aurait pu vraiment dire que j’avais été transformée en Dieu, que je n’étais plus, mais que Dieu seul était puisque Dieu avait attiré mon âme entièrement en Lui, prise et transformée... Dans cet état d’union si parfaite à Dieu, il n’y a dans l’âme aucune considération ou illumination de quelque vérité, ni non plus quelque opération d’amour distincte ou perceptible, ou d’aucune puissance de l’âme; elle est alors là-haut et on ne peut alors comprendre qu’elle est alors dans une sur-contemplation; où Dieu se contemple Lui-même, se connaît, se glorifie, s’adore et s’aime Lui - même.

Du côté de l’âme, il ne lui semble pas du tout exister, parce qu’elle est tellement anéantie en Dieu, comme s’il n’y avait que des merveilles inconnues qui ici se passent entre Dieu et l’âme; ainsi lorsque cette prise de l’âme et transformation arrive, cela est inexprimable et indicible : l’entendement défaille ici, la langue peut encore moins l’exprimer, alors par ces mots obscurs et hermétiques que je répétais ensuite souvent dans un profond émerveillement et un aimable soupir : ô merveille, ô grande merveille, ô merveille incompréhensible que c’est! Jusqu’à quelles grande familiarité, fruition et union à Dieu une âme ne peut-elle parvenir en cette vie! En vérité une béatitude commençante.Cette plongée, perte et anéantissement, etc. de l’âme en Dieu qui n’arrivent pas par quelque ravissement d’esprit, ou dans une élévation,... mais par une plongée dans mon fond, dans une profonde quiétude et silence de toutes les puissances de l’âme, dans une si grande quiétude et silence, qu’aucune des puissances de l’âme n’est autorisée à se mouvoir pour le moindre mouvement, pour cette raison que ce mouvement propre pourrait altérer cet anéantissement parfait, lequel cependant est exigé pour être transformé et devenir un seul esprit avec Dieu.

Elle donne une description très claire de l’état de contemplation surnaturelle dans une lettre qui semble dater de 1672 :

Ce que je dis que je suis une avec Dieu, et que je Le contemple dans cette unité est merveilleux et à peine compréhensible; car selon notre façon de parler, on ne fait pas un avec ce que l’on contemple; autre chose est ce que l’on contemple, autre chose est ce à quoi on est uni; car un est un, et contempler c’est deux, ce qui voit et ce qui est vu; cependant, il en va autrement dans cette contemplation et union d’esprit dont je parle. En ce moment, il me passe par la tète comment cela se fait et comment je le ferai comprendre, à savoir que Dieu se contemple Lui-même, se connaît Lui-même, se considère et s’aime et cependant est uni avec elle et en elle dans le plus intime et le plus surnaturel. De la même manière, Dieu donne à cette âme par la grâce, ce qu’il est par nature, aussi longtemps que dure cette union; elle est avec Dieu un seul esprit, un seul être, un seul savoir, une seule opération, une seule volonté, un seul amour et une seule charité...; de plus, lorsqu’elle prie, c’est l’esprit de Dieu qui prie en elle; lorsqu’elle contemple ou aime, c’est Dieu qui Lui-même se contemple et s’aime.

58 Il était nécessaire de retranscrire ce long texte, in extenso dans lequel se trouve utilisée toute la terminologie de cet état. À la première lecture, on approuve certainement l’impression que Maria Petyt ait connu l’union transformante. Si on examine la question d’une façon plus poussée, un point d’interrogation surgit alors : la surtransformation ou union transformante (le terme néerlandais exprime réellement de façon plus juste le contenu de l’expérience que le terme technique latin consacré; dans une transformation, l’être continue toujours à être ce qu’il était auparavant, tandis que le mot néerlandais indique clairement une recréation à une nature plus haute, dans laquelle cependant la nature antérieure est assumée et continue à subsister) est utilisée par les grands auteurs mystiques pour désigner un état qui justement surprend par son caractère durable. Le changement continuel entre la présence et la perte de la présence de Dieu, cette fruition et cette tristesse appartiennent à la vie mystique, et fait place dans la transformation à une union presque permanente. La permanence est une des raisons pour laquelle on l’appelle mariage spirituel. L’autorité classique, A. POULAIN, S. J., donne dans ses Grâces d’oraison, trois points caractéristiques de cette transformation, — et l’autorité de POULAIN s’appuie précisément sur le fait qu’il se garde soigneusement d’être un théoricien ou un théologien de la mystique; il accède au travail de façon purement inductive, rassemble les témoignages des mystiques, les compare et en arrive ainsi à une description phénoménologique de chacune des phases mystiques sur la forme desquelles les témoignages des expériences sont unanimes. Les trois caractères principaux de la transformation sont :

1 ° une union presque permanente, même au milieu de la vie active, et ceci sans que l’oraison et l’activité se gênent mutuellement.

2 ° une transformation des puissances de l’esprit dans leur mode d’agir.

3 ° par-dessus tout, non seulement une union affective, mais une contemplation permanente de la Trinité, ou d’un attribut divin.

Dans les descriptions de la transformation chez Maria Petyt, nous trouvons les deux traits clairement présents : l’union est sur-essentielle, les puissances spirituelles supérieures mémoire, intelligence et volonté renoncent à toute activité naturelle, une autre esprit prie en elle, au-delà de tout mode et entendement, c’est Dieu qui se contemple et s’aime Lui-même.

Le premier trait cependant, le caractère permanent de cet état, semble faire défaut : parfois, je perçois, peu de temps, vite, et les descriptions mêmes des expériences semblent indiquer un état changeant, variable, dans lequel l’âme est captée seulement exceptionnellement et pour un temps limité. Les descriptions sonnent plus comme la relation d’un ravissement spirituel, un phénomène exceptionnel, vertical, tel que les extases, dans l’évolution progressive, horizontale de l’expérience mystique ou comme une vie constamment en croissance ou une disposition permanente.

Dans quelle mesure retrouve-t-on en définitive dans le témoignage de l’auteur, le troisième trait caractéristique de l’union transformante, la contemplation habituelle de la vie intratrinitaire?

Dès 1658 déjà, — et une date si précoce rend le lecteur méfiant, car même les plus grands saints jouissent pour la première fois de la contemplation habituelle de la vie trinitaire dans les dernières années de leur vie — elle expérimente l’inhabitation et l’opération de la Sainte Trinité dans son âme. Pour l’expliquer, elle s’appuie sur le même texte évangélique que les anciens mystiques flamands : et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure. De cette description on ne peut cependant rien conclure qui pourrait être spécifique d’une plus haute union mystique; au contraire, elle se présente conceptuellement riche, avec une charge sentimentale plus recherchée que passive. Du reste, elle semble s’effrayer de ce qu’elle ait ajouté quelque chose d’elle-même pour désigner cela par une de ses expressions préférées et utilisées fréquemment : Oui, mon cher Père, veuillez me pardonner, c’est que je me trompe en ne me comprenant pas bien.

À Noël 1659, elle a reçu la grâce de contempler et de comprendre la génération divine au sein de la Sainte Trinité. Suit alors un épanchement lyrique :

O Mystère, ô Mystère caché! peu nombreux sont ceux qui le comprennent par une intelligence éclairée, etc. Je pourrais passer là un jour entier sans me lasser, sans autre travail que seulement cette contemplation de Dieu; voir avec une vision très claire le Père éternel engendrer perpétuellement son Fils d’une manière si admirable, indicible…

Pages après pages se suivent dans ce style. L’auteur cultive les dévotions à chacune des Personnes en particulier, et se tourne en exclamations affectives vers chacune d’elle. Le lecteur ne doute pas de l’authenticité et de la profondeur de son expérience. Mais il y manque les hautes expériences mystiques des grands écrivains. Son expérience n’est pas une prise de conscience de la réalité ontologique la plus profonde qui nous entraîne dans la vie intérieure de la Divinité. Une piété purement affective chez une personne avec une certaine instruction intellectuelle dans l’enseignement de la foi peut arriver à des expressions de cette nature. Lorsque de plus on lit que l’auteur, en 1671-1672, connaît encore beaucoup de difficultés et de combats pour pratiquer la vie intérieure, que le 7 décembre 1674, elle écrit encore : L’esprit de prière tantôt se fait rare, tantôt arrive parfois, cela conduit alors à une modestie qui ne nous permet pas de classer ces pages parmi les témoignages d’une haute mystique trinitaire.

Il y a bien des pages dans cette œuvre qui, si on les lit séparément, pourraient faire revenir sur la réserve de ce jugement. Ainsi une relation de l’an 1674 :

Le 28 mars 1674, à l’oraison du matin, ou mieux, lorsque je me réveillais, cette lumière divine dont j’ai fait souvent mention est de nouveau apparue, provenant et émanant du fond le plus intérieur, se diffusant comme à l’accoutumée dans toutes les puissances de l’âme, particulièrement dans l’entendement et surtout dans la puissance d’aimer : ces deux facultés utilisent et jouissent de cette lumière de façon singulière : elles y nagent et en sont comme imbibées et pénétrées, intimement et en même temps fortement expérimentées. — L’âme en est tellement possédée qu’elle rencontre cette lumière partout et dans tous les objets qui se présentent à elle, soit intérieurement, soit extérieurement... Lorsque cela se passe ainsi, cela arrive communément comme un rayon de soleil agréable et suave,... cela arrive parfois très doucement et de façon aimable et attrayante; parfois très fortement comme par un feu absorbant.

Jusqu’ici, nous avons une description claire d’une contemplation essentielle avec une intelligence éclairée, et de l’union affective de l’unio plena. Ensuite cependant vient un paragraphe qui, précisément en contraste avec le précédant, pourrait difficilement désigner autre chose que la contemplation sur-essentielle de la transformation :

60 Parfois tout à coup et subitement, j’en (c’est-à-dire de cette lumière) suis comme réformée, d’un état humain à un état divin, comme si elle me communiquait pendant quelque temps ses qualités et propriétés;... l’âme jouit ici d’un repos délectable en elle; parfois, elle l’irradie si puissamment, qu’elle est comme engloutie et anéantie par elle, ne se percevant plus elle-même ni autre chose que cette lumière; c’est pourquoi je dis parfois que l’âme y est si transformée, ou qu’elle est si intimement unie à elle, qu’elle est une seule lumière et une seule clarté avec elle.

Ces deux textes, si clairement placés par l’écrivain même vis-à-vis l’un de l’autre comme la description de deux états différents, ne sont-ils pas une indication de ce qu’elle a aussi connu la contemplation de la transformation comme distincte de la première sorte de contemplation? L’auteur elle-même nous donne une réponse quelque peu inattendue : à côté des descriptions précédentes, nous lisons :

Cette lumière, ou Ange gardien... c’est comme l’avant-coureur ou le commissaire d’un prince,... cette lumière n’est pas Dieu Lui-même, mais quelque chose provenant intimement de Lui, et envoyé par Lui, pour alors tenir la place de Dieu, comme un Roi envoie un ambassadeur... J’ai, de l’intérieur, une claire différence et une expérience certaine entre la possession et le gouvernement de l’Esprit de Dieu, et entre la possession, etc. de cette lumière divine : la certitude devient de plus en plus forte que cette lumière, c’est mon Saint Ange Gardien.

Ce texte témoigne de la parfaite sincérité et candeur de l’écrivain; pouvons-nous cependant reconnaître qu’il nous déconcerte un peu? On ne peut douter de la sincérité de l’auteur, encore moins de la vérité de son expérience; ne doit-on pas cependant se poser la question s’il est encore possible, en ordonnant un peu, de donner une signification intelligible et formulable à la description de son contenu.

Pour finir, il nous reste des rapports consacrés au mariage mystique de l’auteur. Dans une vision, elle vit comment le Christ la prit pour Épouse, en présence de Marie. D’autres mystiques ont aussi vécu ce fait dans le symbole d’une vision. Mais, alors que chez eux, la fusion d’esprit y fait suite, avec les traits caractéristiques tels qu’ils ont été rassemblés par POULAIN, le Mariage de Maria Petyt reste surtout dans la sphère du visionnaire, et peut dès lors être seulement traité dans les épiphénomènes de l’expérience mystique. Cette expérience de l’âme, avec ce qui l’accompagne, semble appartenir à l’expérience de l’affective unio plena et non à celle de l’union transformante. Nous voyons cependant que déjà depuis saint JEAN de la CROIX, le terme mariage spirituel pouvait être aussi utilisé pour l’union purement affective et n’était plus seulement réservé pour désigner la plus haute union de la vie mystique.

Puisque nous avons déjà pu nous assurer suffisamment de la sincérité et du soin avec lequel Maria Petyt notait toutes les expériences mystiques, pour les soumettre au jugement de son directeur spirituel, nous pensons que nous pouvons éliminer chez elle le danger d’une grossière surestime de soi-même; de même toute forme de comédie consciente ou inconsciente qu’elle aurait jouée dans une opinion plus ou moins bonne qu’elle était appelée pour le plus haut, et qu’elle avait à y répondre dans sa vie. Dans ce cas de mensonge conscient ou inconscient, ses descriptions correspondraient vraisemblablement bien avec les descriptions sur l’union transformante, qu’elle pouvait lire chez les auteurs mystiques pour nourrir sa propension à l’extraordinaire; une contradiction avec l’enseignement de ces auteurs pourrait alors aussi arriver dans ses écrits, mais involontairement et certainement pas si simplement et ouvertement que la différence avec l’état décrit par eux saute immédiatement aux yeux. Sa docilité et sa droiture excluent cependant une exaltation de soi mensongère; l’autorité de son directeur spirituel ne nous permet pas de l’accuser trop facilement de légèreté.

II reste encore la possibilité de l’illusion. Elle donnerait bien l’ultime explication. Mais cela doit être aussi la dernière, car on peut aussi utiliser cette explication trop à la légère. Nous pensons cependant qu’une autre explication, simple, est possible, sans devoir faire appel à cette dernière.

L’auteur môme n’est pas responsable du caractère flottant, incertain et même excessif de son témoignage. Elle a vécu dans une confusion des mots et des termes qu’elle aurait très certainement évitée. Mais elle a été la victime d’une époque qui présentait un penchant à utiliser les termes de plus en plus élevés pour une modeste expérience — peut-être une conséquence de l’esprit baroque, qui rehaussait volontiers les formes, et de la sorte les mots, jusqu’à leur suprême tension, de sorte qu’ils risquent de sonner de façon rhétorique et creuse, — peut-être aussi une conséquence, dans le domaine de la formation religieuse, d’une trop grande vulgarisation de la littérature mystique qui voit s’affadir ses termes les plus élevés par un emploi trop fréquent pour son contenu.

Il semble bien, en effet, que l’emploi fréquent et la mauvaise utilisation de la terminologie mystique la plus haute, dans le courant du XVIIe siècle ait apporté avec elle un appauvrissement général et un affadissement conceptuel de ces termes, fait avec lequel on doit tenir compte sur le terrain trop rapidement défriché et considéré sans esprit critique suffisant de la spiritualité néerlandaise du XVIIe siècle : on ne pouvait plus y prendre les termes homonymes avec leur contenu conceptuel des siècles antérieurs sans d’abord avoir recherché ce que les écrivains voulaient dire par eux.

Lorsque MICHEL de SAINT-AUGUSTIN explique alors que l’expérience mystique de Maria Petyt ne peut être rien d’autre qu’une vie divine et un accès à un commerce immédiat avec la divinité, il est très possible qu’il n’utilise pas ces mots comme RUUSBROEC et HERP les utilisaient, c’est-à-dire pour désigner l’état de l’homme transformé, dans la plus haute phase de la mystique; il est alors utile d’aller voir d’abord chez lui ce qu’il comprend par Vie divine. Dans le IIe Traité de sa Vie en Dieu et pour Dieu (Leven in Godt ende om Godt), MICHEL de SAINT-AUCUSTTN décrit comme suit la vie déiforme et la vie divine :

[maintenant l’âme peut encore apprendre], d’abord comme elle peut et doit vivre de façon déiforme/c’est-à-dire conforme au bon plaisir de Dieu/selon que les données de son état et de sa condition/l’impliquent/, car tout cela/est/déiforme; deuxièmement, elle doit aussi s’efforcer (nous nous trouvons ici clairement dans le monde de l’exercice ascétique, de l’activité personnelle, et non de la mystique) de vivre divinement/c’est-à-dire/ce qu’elle connaît/devoir faire de façon déiforme/elle doit le faire exécuter avec un esprit divin/ou avec la collaboration de la grâce divine; laquelle ne manque jamais à une telle âme...

Il décrit comme suit un deuxième degré plus haut de la vie intérieure, désigné par le terme non moins élevée de Vie en Dieu :

de plus,/par la foi,/se tenir dans une élévation d’esprit/tourné vers l’Être divin,/et accomplir son travail/dans cette conversion immédiate et aimable ou respectueuse.

Ces termes nous fournissent une description de l’état spirituel dans l’oraison de simplicité (gebed van eenvoud), le premier degré de la vie intérieure, désigné dans la terminologie classique de POULAIN comme oraison de simplicité et nommée ici avec le terme de la plus haute expérience mystique. Quantum mutati...

On peut montrer par de nombreux exemples que cette dévaluation et cette dilution des termes mystiques au XVIIe siècle est générale. Deux illustrations frappantes peuvent suffire ici.

Le poète mystique LUC de MALINES décrit dans son Blijden Requiem les premières grâces mystiques de l’âme, de l’âme dépouillée, unie affectivement à Dieu :

Elle s’écriait allons à la rencontre,

De ce doux Amour,

De cette belle charité,

Celle que j’aime sans mesure,

Pour que je puisse désormais entrer avec elle à l’intérieur,

Pour contempler Dieu plus purement.

[Texte flamand omis comme pour la suite]

C’est une prière pour obtenir la grâce mystique qu’on ne peut acquérir par sa propre industrie. Cette prière est exaucée dans la strophe suivante :

Elle allait donc à cette joyeuse

à cette belle, cette douce charité,

Qui se trouvait dans la mélodie du cœur,

Aussi gaiement que possible,

Et elle arrivait avec un vide séparé de tout,

Toute prête à son embrassement.


L’Amour alors envoyé à cette heureuse créature,

Etait tombée sur elle avec une pure illumination,

Et la transperça aussi, et l’imprégna

De sorte que l’un sombra complètement dans l’autre.


Elle reçoit la grâce de contempler l’Être divin sans image et de se perdre affectivement en Dieu. Cela est clairement résumé dans le cantique suivant dans lequel l’âme passionnée entonne le champ de l’intimité :

Vers ce doux Amour,

Poussé très suavement,

Venait donner tout à l’heure

à cette pure de cœur, d’eux donc

iI éclaircit totalement l’œil de la foi,

Et il inclina amoureusement sa cime vers Dieu.

Et cette description d’une phase de la croissance mystique dans laquelle la vie intime est amenée jusqu’à la contemplation de Dieu avec une intelligence illuminée est conclue alors par le poète par les termes mystiques les [plus] élevés :

Elle est aussi devenue fondamentalement un être déiforme,

qui possède Dieu sans cesse selon son désir.

Le siècle de Ruusbroec aurait appliqué le terme déiforme seulement à la vie contemplative au-dessus de la foi et au-dessus de la raison, à la contemplation sur-essentielle de Dieu avec Dieu.

Une même utilisation de vocabulaire se présente lorsque le poète décrit comment l’âme anéantie, morte à toute initiative propre, sombre en Dieu :

O bonheur de cette âme, combien doux était cet abîme,

Son esprit y fut conduit par l’éclat divin,

Là, elle était fondue en lui,

Là, elle ne se voyait plus elle-même,

Noyée dans ce flot de biens sans noms.

Cette description correspond à l’état mystique dans lequel l’âme unie à Dieu le contemple dans la charité, sans image, dans une lumière simple, comme sans nom. Les deux premiers vers de la strophe suivante contiennent cette expérience avec ces mots :

Elle fut élevée par Dieu

à un degré surélevé.

Elle fut ennoblie au-delà de toute mesure,

dans une vie déiforme.

63 Si Luc de Malines ne va pas si loin que Michel de Saint-Augustin, c’est-à-dire, jusqu’à l’utilisation de la terminologie de la plus haute mystique pour désigner les états de l’âme de la vie ascétique active, il utilise cependant assez facilement expressions vie déiforme, pour des expériences de la vie d’oraison de quiétude et la contemplation essentielle. Si, durant tout un temps, ces mots sont pris l’un pour l’autre par les écrivains et les lecteurs, ils perdent alors rapidement leur contenu conceptuel et les termes deviennent propres à désigner de façon frappante les imprécisions d’une vie sentimentale qui veut se faire passer pour religieuse.

Au XVIIe siècle, les capucins ne tinrent pas seulement la tradition de Ruusbroec et de Herp en honneur, ils en firent hélas aussi une vulgarisation, un système ascético mystique. Les instructions spirituelles pour les Pères et les Frères tiraient leurs expressions de la mystique de Herp. On voit le danger qui se cache dans la présentation d’un système mystique comme cadre d’une vie de piété commune. La vulgarisation par des gens incompétents ne dévalue pas seulement le contenu des concepts du langage mystique, elle cause aussi l’incompréhension, des tendances quiétistes chez des personnes du reste ferventes, qui s’en seraient mieux tenues à la méditation, et une attitude sévère de l’autorité contre des déviations attribuées à la mystique des auteurs originaux. En effet, celui qui possède une vie intense d’oraison affective, a appris à l’époque à en parler dans les termes de vie transformée, surnaturelle. La deuxième mesure, qui fut déjà prise en 1603 par les autorités dans les Provinces des Pays-Bas contre le quiétisme, la première datant de 1594, stipule qu’on enseignera les novices seulement dans la voie de l’humilité, la pauvreté et la mortification par la méditation de la vie et de la Passion de Jésus et de Marie, à moins que Dieu ne les attire surnaturellement des novices qui sont appelés à l’union transformante. La chose n’est pas impossible, mais restera bien une grande exception. Le terme surnaturel semble plutôt tellement affadi et affaibli qu’il désigne habituellement tout état d’oraison, dans lesquels les puissances sont pas occupées activement de la même manière que dans la méditation. Un siècle plus tôt, on n’aurait pas utilisé un terme pareil dans cette signification imprécise et certainement pas dans un document qui provient de l’autorité spirituelle. Cette évolution aboutira fatalement à une exagération rhétorique et sentimentale des livres de dévotion des XVIIIe et XIXe siècle, — une gourmandise dans le gonflement pathétique de l’épanchement sentimental, un gaspillage des mots qui nécessairement engendre l’inflation des mots et de leur contenu, et finalement le remplacement de la vie religieuse par un excès d’émotion artificielle.

Maria Petyt a inconsciemment vécu dans la confusion des mots et des concepts de son temps et de son milieu spirituel. Lorsqu’elle tentait d’exprimer ce qu’elle éprouvait, elle reprenait la terminologie adéquate, de la façon dont elle était utilisée par son milieu et son directeur spirituel. Mais l’expérience mystique est pour la psychologie humaine quelque chose de constamment nouveau, d’étrange, d’irrésistible et d’inquiétant tout à la fois; Maria Petyt veut rendre compte du merveilleux, de l’inouï qui lui arrive et qu’elle entend qualifier de transformation et de contemplation surnaturelle, lorsqu’elle en communique quelque chose et qu’elle a même appris à les nommer ainsi; elle compare la description de ces états mystiques chez les grands auteurs et doit constater que son expérience ne correspond pas avec ce qui y est décrit. Encore pleine de son expérience, elle en signalera que les Auteurs Spirituels ne décrivent pas ces états tout à fait comme ils sont, mais lorsque l’intensité d’une expérience s’est calmée à son esprit, et qu’elle demeure réduit au jugement de sa propre raison et au sain entendement, alors la différence entre la description classique d’un état déterminé et ce qu’elle pense elle-même vivre comme étant cet état, deviendra une source d’incertitude, de peur de vivre dans l’illusion et le mensonge, et de doute jamais tout à fait levé. Ou bien vit-elle dans la crainte peut-être d’avoir péché quelque part; n’y a-t-il pas très souvent dans la vie d’oraison une sorte de contrat moral de plus haute consolation conclu entre Dieu et l’homme? Ces grâces d’oraison sont alors présentées comme une sorte de gage, que l’homme conserve par sa fidélité, et lorsqu’il doit en perdre la présence consciente, il doit alors savoir qu’une telle conséquence est suite d’infidélité ou de péché. Maria Petyt s’est examinée scrupuleusement, mais elle a dû reconnaître qu’elle n’était consciente d’aucun péché, faute ou négligence, néanmoins soutenir les expressions d’une spiritualité qui réduit le religieux au

64 sentiment moral et inconscient de culpabilité dans l’âme de façon d’autant plus pressante d’autant plus que cela demeure indéfini et tient l’homme éloigné de Dieu sans raison :

Je me trouve inclinée à vous découvrir, mon Révérend Père, les différents états de mon âme, tant de consolation que de délaissement, etc. afin que Vous, mon Révérend Père, étant informé de tout, vous puissiez distinguer et discerner mieux mon âme, et si je ne l’éprouve moi-même, je ne pourrais croire que tant de changements d’état puissent se trouver dans une âme très mortifiée et bien exercée.

Les auteurs spirituels qui traitent de la plus haute perfection et qui cherchent à y conduire et diriger l’âme semblent ne faire qu’une petite ou même aucune mention de ces variations, de même que de l’apparition ou de la disparition de la grâce; de l’état d’arrachement et d’enténébrement d’esprit, de la pauvreté intérieure et autres choses semblables, car ils semblent tenir pour certain et supposer que lorsqu’une âme découvre une fois l’esprit et l’a trouvé, elle est alors parfaitement libre et détachée de toutes les choses et aussi d’elle-même, et qu’elle peut alors tenir constamment l’esprit aussitôt dressé et tourné immédiatement vers Dieu, et continuer sans cesse et demeurer dans le travail intérieur de l’esprit, en adhérant constamment à Dieu en pleine liberté et en le contemplant sans cesse du moins par un simple regard de foi qu’elle doit avoir comme naturellement, sans que la partie inférieure puisse l’empêcher ou l’obscurcir, à moins que ce ne soit par sa faute et sa négligence.

Je suis aussi d’un tel avis et d’une telle opinion, lorsque je suis dans la lumière et lorsque Dieu agit en moi (même dans l’exposition d’une donnée aussi sérieuse, l’humour et une légère ironie ne semblent jamais se départir de l’auteur); mais l’expérience fréquente me contraint de parler et d’attester autrement; car aussi sans avoir prêté occasion, et sans aucune faute de ma part, péché ou négligence, je me sens parfois sombrer subitement hors de l’esprit, et comme descendre en moi-même, de la lumière dans les ténèbres et l’ignorance, de l’abondance à la pauvreté et au besoin, oui, jusqu’à la pauvreté même, de la solitude la plus intime et du désert le plus profond, au tumulte, à la rumeur, à la multiplicité des sens et des puissances, de sorte qu’ils sont comme des oiseaux sauvages que l’on ne peut contraindre à se tenir en silence ou à se rassembler.

Dans cet état d’abandon, l’esprit ne trouve nulle part aucun accès ou entrée, et ne peut non plus poser son pied, ni en haut ni en bas; il se trouve lui-même sans appui, sans lumière, sans connaissance, sans perception, sans attrait, sans goût, sans aucune réponse du Bien-Aimé à tous ses efforts, à toutes ses recherches et ses travaux; il semble appeler, frapper, chercher vainement, il ne reçoit aucune réponse.

L’esprit se sent alors comme exilé, comme un pèlerin qui court comme un vagabond sans aucune voie vers Dieu, comme ne pouvant trouver quelque maison ou demeure, ni repos en Dieu, ce qu’il fait ou ce qu’il entreprend, que ce soit par la foi nue, ou autre chose, il n’avance pas et semble frapper à une porte blindée sourde, de sorte que le temps de l’oraison semble être long et triste; toutes les lumières, connaissances et enseignements antérieurs, que j’ai reçues auparavant ne peuvent me servir ni m’aider dans cet état.

Chapitre VI : La voie des visions

Riche en écrits mystiques élevés, notre littérature apparaît pauvre en littérature visionnaire. À part les visions d’Hadewych qui sont très intellectuelles et dont la symbolique est si bien commentée qu’elles n’ont plus aucun rapport direct avec l’expérience, nous possédons très peu de relations d’auteurs sur leur vie visionnaire. Le contraste de la littérature flamande avec celles des autres pays d’Europe est frappant : bien que les Pays-Bas eussent de célèbres visionnaires, tels que Lidwine de Schiedam ou Lutgarde de Tongres, aucun cependant, n’était écrivain de sorte que le témoignage de leur expérience ne doit être trouvé que dans leur biographie. Les écrits de Maria Petyt cependant, contiennent le témoignage, par ailleurs remarquable au point de vue littéraire, d’une riche vie visionnaire, de sorte que les Pays-Bas ne sont pas fatalement comme un îlot d’un réalisme tellement insipide qu’ils ne peuvent produire des grands voyants et voyantes, mais qu’ils doivent briller parmi les cultures qui ont engendré une Brigitte, une Hildegarde et une Mechtilde, une Catherine de Gênes, une Marie-Madeleine de Pazzi et une Angèle de Foligno, une Thérèse d’Avila, un Jean de la Croix et une Marie d’Agréda, une Madame Acarie, un Grignion de Montfort et une Marguerite-Marie Alacoque.

Essentiellement, le visionnaire n’a rien à voir avec le mystique proprement dit. Cependant, le visionnaire tient une grande place dans la plus grande partie de la littérature mystique, et pour la grande masse des lecteurs, il en est le trait le plus important. Cela est facile à comprendre. L’auteur ne peut souvent recevoir que quelques règles sobres sur l’expérience mystique propre qui remplit sa vie, là où nos pauvres mots et concepts humains ne peuvent la désigner que de très loin; mais il peut consacrer des descriptions longues et précises aux visions qui ont joué un rôle secondaire dans sa vie d’union à Dieu, et qui touchent d’autant plus vivement la fantaisie des lecteurs non-mystiques. Puisque la littérature mystique flamande a été créée essentiellement dans un but didactique et qu’ainsi, les traités de vie mystique n’apportaient que rarement des témoignages d’expériences directement personnelles, il est normal que les épiphénomènes de la mystique n’y tiennent qu’une petite place. En effet, les visions sont des épiphénomènes de l’expérience mystique dont l’essence consiste dans l’expérience passive de la présence et de l’union à Dieu. Une très haute vie mystique est possible sans qu’elle présente aucun caractère visionnaire. D’un autre côté cependant, il y a des visions religieuses qui rendent l’homme meilleur et qui l’aident dans la pratique fidèle de la charité, rarement hors de la vie mystique.

Du reste, l’Église ne demande pas aux fidèles plus de foi aux visions que comme à un témoignage sur l’expérience mystique elle-même. La valeur qui y est attachée par chacun individuellement peut dès lors varier beaucoup : dans une position extrême, elles sont expliquées par l’hystérie ou une sexualité refoulée et de l’autre par l’action immédiate et miraculeuse de Dieu. L’idéal consisterait en ce qu’il faille traiter les visions d’un auteur comme pur témoignage littéraire, comme expérience remarquable de la psychologie humaine sans prendre aucune position sur leur nature, véracité ou vérité, en d’autres termes, sans même avoir d’opinion à leur sujet71. Si quelqu’un cependant traite les phénomènes visionnaires de cette façon-là, on conclut alors très vite que son attitude à leur égard n’a été que le mutisme : il nous est impossible de traiter un sujet de cette nature, un peu consistant, sans s’être au moins formé à son sujet un jugement de valeur implicite, — jugement de valeur qui du reste ressort déjà des détails auxquels l’écrivain donne un relief particulier parmi beaucoup d’indices, ou du choix des mots. L’attitude à l’égard du voyant ici adoptée dans cette étude, sera alors la suivante : nous estimons que les visions et autres épiphénomènes de la mystique (extases, locutions intérieures) sont les réactions des facultés humaines à un expérience mystique, ou plus clairement, sans doute : elles sont le symbole dans lequel une réaction psychosomatique apparaît et s’impressionne à la suite d’une expérience spirituelle. Ontologiquement, nous ne pouvons pas du tout porter un jugement non à leur sujet, elles peuvent provenir de Dieu, des saints ou des démons, ou tout simplement aussi des puissances humaines tendues au-delà d’un certain degré. Mais quelle que soit leur origine, elles restent toujours dans leur forme le symbole humain accessible dans lequel se fixe une expérience spirituelle. Et donc, selon les circonstances, elles signifient pour l’homme une aide ou un embarras, ou assez souvent les deux ensemble; de la sorte, on peut dire qu’elles proviennent d’un bon ou d’un mauvais esprit, et aussi, comme notre écrivain l’exprime souvent, que quelque chose de mon bon fond y joue. Seul leur contenu spirituel débarrassé de tous les épiphénomènes et des symboles représentatifs, et la conduite de l’homme sous leur influence ou leur effet nous permettent de porter quelque jugement sur leur valeur

66 réelle et spirituelle, mais cela revient immanquablement à la chose suivante : on peut leur reconnaître une certaine valeur, non pas en tant que ce sont des visions, mais en tant qu’en arrière-fond de cette vision, il y a soit un message soit une impression de quelque chose de spirituel. Avec cette prise de position, on pourrait dire d’une façon générale des visions ce que saint JEAN de la CROIX écrit au sujet des paroles intérieures qu’il appelle paroles successives (palabras sucesivas) : l’homme pense qu’elles lui sont ainsi communiquées par Dieu; mais grâce à l’illumination intérieure d’une grâce mystique, c’est l’esprit lui-même qui, en réalité, commence à raisonner sur certains sujets déterminés, avec une telle aisance qu’il ne connaissait pas auparavant, qu’il pense que ses pensées ne peuvent venir de lui, mais qu’elles lui sont communiquées par quelqu’un d’autre :

qu’il lui semble que ce n’est pas lui qui fait cela; mais qu’une autre personne lui en discourt intérieurement, ou lui va répondant ou le va enseignant... Cependant : lui-même raisonne avec soi et se répond : il raisonne en réalité avec lui-même et se répond à soi-même, — cela encore comme une réaction immédiate à une expérience spirituelle mystique.

Une telle explication rend compte aussi de la possibilité de contradictions entre différentes visions des saints qu’il faut juger selon leur juste valeur : par exemple, dans les visions de la Passion du Christ, sainte Brigitte, sainte Mechtilde, sainte Gertrude et sainte Catherine de Sienne parlent de façon contradictoire, bien que toutes elles soient très saintes et exceptionnellement privilégiées de Dieu. De cela, on ne peut pas conclure que leurs visions, ne sont rien d’autre que de la pure illusion, ni de l’autre côté échafauder une explication invraisemblable pour pouvoir faire tenir debout qu’elles sont communiquées de A à Z par le ciel. Si en effet, ce sont des symboles dans lesquels s’imprime une réaction psychosomatique à quelque chose de spirituel, elles forment alors toujours une traduction dans des termes humains d’une contemplation purement spirituelle, avec tout le lien spatial et temporel d’une telle traduction. Sainte Jeanne d’Arc pouvait ainsi douter de ses voix, parce qu’elle a mélangé dans le langage humain de son message sa propre interprétation. Ainsi sainte Françoise Romaine pouvait contempler le ciel selon la représentation du monde de Ptolémée, avec le ciel de cristal et l’empyrée; les visions de la grande Hildegarde contiennent tous les défauts et les naïvetés de la science du douzième siècle : ses visions furent dictées par elle-même, car elle ne pouvait ni lire ni écrire; et elle reçut toute sa science par ces visions, — ce qui du reste n’indique rien pour le sérieux de la science du douzième siècle; l’amie d’Hildegarde, Élisabeth de Schönau, également canonisée, contemplait avec tous les détails historiques le martyre parfaitement légendaire de sainte Ursule et de ses onze mille compagnes. En définitive, c’est également ainsi qu’il faut expliquer que notre mystique, qui a placé sa vie d’oraison sur la mise en silence des facultés humaines, sur un anéantissement des concepts humains et des représentations et un dépouillement du fond de lame pour adhérer à Dieu sans image, voit apparaître dans ses facultés renonçant à leur activité ordinaire, la réaction d’une expérience mystique choquante et débordante, comme l’est un état visionnaire.

Les visions ont-elles joué dans la vie de Maria Petyt, un aussi grand rôle que leur description dans ses écrits? D’après une analyse plus approfondie, il semble qu’elle leur donne peu d’importance dans ce qu’elle-même considérait comme l’essentiel de sa vie d’union à Dieu. De plus, on ne doit pas oublier qu’elle rédigeait ses écrits au profit de son directeur spirituel, et qu’il était très important pour lui d’être mis au courant de ces épiphénomènes de façon précise : il s’agissait en effet, de découvrir ici le plus vite possible toute déviation dans l’oraison dans un sens hétérodoxe ou malsain, par le jeu de la fantaisie. Si l’auteur avait voulu rédiger un traité sur la vie mystique, éventuellement destiné à la publication ou comme guide de conseil pour d’autres, il n’aurait alors été chez elle question des visions que rapidement et en passant comme dans le reste de notre littérature spirituelle.

Psychologiquement, elle semble, sur ce terrain, avoir bien été un enfant de son temps. Il est étonnant de constater comment le monde des visions, de même que celui des extases, des lévitations, des stigmatisations et autres phénomènes paramystiques semblent croître en intensité depuis la fin du moyen-âge pour atteindre une apogée dans les XVI et XVIIes siècles. Une étude historique et fondamentale n’a pas encore été consacrée à ce problème. Avant saint François d’Assise, il n’y avait pas de stigmatisé; après lui, on en compte une vingtaine sérieusement établis scientifiquement; avant sainte Thérèse d’Avila, l’ascension mystique n’était pas liée à une période de désarroi nerveux; après elle, cela se présente plusieurs fois. Si les phénomènes mystiques étaient purement le travail de la grâce divine, il serait plutôt curieux que la grâce commence à s’imiter elle-même à partir d’un certain moment. S’ils étaient de pures illusions, alors la répétition de ces phénomènes se limiterait à la sphère de la contrefaçon hystérique où en effet, ils se produisent souvent. Si cependant, nous tenons que ce sont des réactions psychosomatiques à une expérience spirituelle, alors cette répétition d’un épiphénomène déterminé n’est pas si étrange : dans le monde de la mystique, comme dans celui de l’art et de toute la vie spirituelle humaine, il existe des tempéraments exceptionnellement créatifs, qui donnent une nouvelle expression à une intense expérience personnelle72. Des tempéraments créatifs reprennent alors consciemment ou inconsciemment, leur langage : pour une expérience aussi réellement personnelle, leur réaction humaine cherche l’expression déjà créée. Les mystiques restent ainsi les enfants de leur époque, avec sa structure d’esprit, ses modes de proposition et de pensée. Une remarque de John CHAPMAN, O.S.B., dans ses Spiritual Letters (26 janvier 1923) donne pour ce fait une belle illustration : aux XVI et XVème siècles, dit-il, les mystiques semblent traverser une période de doute : presque tous pensent qu’ils étaient rejetés de Dieu et ont l’impression d’être irrévocablement damnés; à notre époque, cette crise en soi est comme une crise de la foi : les mystiques de notre temps ont l’impression que leur contenu de la foi a perdu toute consistance et qu’ils ont cessé de croire.

C’est pourquoi, il serait aussi impossible, pour les visions de Maria Petyt, comme pour celles des autres mystiques, de séparer les éléments d’origine purement humaine et ceux d’origine mystique. À une première lecture, l’abondance de ces visions rend le lecteur moderne quelque peu inquiet. Mais en comparaison avec les mystiques contemporains et avec ses prédécesseurs immédiats, — on pense seulement à la profusion d’une MARINA d’ESCOBAR, qui cependant était sous la direction très orthodoxe de Luis de la PUENTE, — Maria semble encore très sobre et très différente. Elle n’a aucune représentation dantesque d’événements cosmiques, aucune scène de jugement dans laquelle elle voit la plus grande partie de l’humanité précipitée en enfer comme une massa damnata, aucune représentation très-cruelle de la Passion, à laquelle elle prend part avec une volupté teintée de masochisme; elle évite bien de faire croire aux autres ses visions, ou aussi qu’elles deviennent seulement un objet de discussion. Plus encore : seul son confesseur en sait quelque chose : ses consœurs n’en soupçonnent quelque chose que lorsque les visions sont accompagnées de phénomènes extatiques.

Elle n’a pas accepté facilement le fait qu’elle dût suivre cette voie, soit en raison d’une disposition particulière de la nature, soit de par la volonté de Dieu. À la première manifestation,

Je pensais : que ferai-je de moi-même? Si je raconte au Révérend Père tout ce qui s’était passé en moi, il tiendra pour bon les manifestations, etc.

Elle recule devant cela, vu que c’est une voie remplie de dangers, tandis que son directeur l’estimera peut-être comme une grâce très particulière. Si elle lui en parle ouvertement, alors il me permettra facilement d’y adhérer fort, et même d’y être dans l’illusion, et ainsi, je resterai dans l’erreur sans en sortir. Si elle ne lui en parle pas, comment pourrais-je vivre dans un tel doute, une telle oppression, une telle cohue?

Je demeurais très rigide et très récalcitrante,... à me rendre pour être menée par cette voie des visions; c’est pourquoi, je commençais à prier le Bien-Aimé pour qu’il Lui plaise de m’attirer à Lui par une autre voie; parce que celle-ci est très dangereuse de Le mettre en colère, de beaucoup m’illusionner sur moi-même, et de prendre souvent le mal pour le bien, etc. Je priais qu’il daigne me conduire par la voie de la foi, que Sainte Catherine de Gênes lui avait demandée et obtenue.

Ce désir, et par suite la crainte du contraire, était si grand que je serais tombée aux pieds de tous pour m’aider à obtenir cette grâce de mon Bien-Aimé; mais voilà qu’il me vint à l’esprit : cela est-il bon que par préférence vous imposiez à Dieu une loi, de quelle manière il opère en vous et vous attire à Lui? Ne serait-il pas mieux que vous vous remettiez entièrement en ses mains, le laissant disposer de

68 vous, progressant avec une humble confiance? S’il en provient quelque chose de mauvais, qu’il en sorte ainsi quelque chose de mal; risquez-vous dedans, même si vous deviez par là vous perdre : risquez-vous dans les dispositions divines.

Cela ne pacifia pas spécialement mon cœur, car une crainte me pénétra que cela pourrait être bien à nouveau le mauvais.

Dans sa crainte, elle explique tout à MICHEL de SAINT-AUGUSTIN. Quelle fut sa réponse et son conseil? Nous pouvons l’inférer d’une lettre suivante : tout d’abord, refuser la vision, en détourner l’attention pour la diriger entièrement sur Dieu, invisible et sans image; si cela ne marche pas, alors supporter passivement la vision sans l’analyser ou vouloir savoir d’où elle vient, étant seulement soucieuse de demeurer fixée plus profondément en Dieu avec ou sans son aide. Ce conseil est judicieux — bien qu’il dût être complété plus tard — comme cela apparaît des réactions de Maria Petyt :

Il me semble avoir encore perçu une tromperie du mauvais ennemi, par quelque fausse vision imaginaire... mais je semblais être prévenue intérieurement et très secrètement de me tenir ici conformément à l’enseignement que votre Révérence m’a écrit dans ses dernières lettres.

Ainsi l’esprit renvoya rapidement cette représentation, avec une plongée dans mon néant, et une connaissance profonde de mon indignité à recevoir de telles faveurs de Dieu; ensuite, je laissais cette vision s’en aller librement, sans y faire aucun travail, et sans juger si c’était bon ou mauvais, ou d’où cela provenait, ou pas, travaillant à persévérer dans le simple regard intérieur de mon Bien-Aimé, selon son Être sans image : Ainsi, demeurant avec l’esprit tourné en Lui, avec un si grand silence et solitude des facultés supérieures, comme cela m’était possible, j’ai évité, (Dieu soit loué) ce danger...

En 1672, elle se plaint toujours et est attristée, parce que je ne peux obtenir une séparation convenable, discrétion et pureté d’esprit. MICHEL de SAINT-AUGUSTIN ne jugera vraisemblablement pas chaque manifestation extraordinaire séparément; il lui a donné seulement quelques principes généraux pour le discernement et elle doit en définitive, par l’expérience, arriver par elle-même à la vue et la clarté; cela lui est certainement très pénible et elle désire rencontrer quelqu’un qui pourrait lui montrer le droit chemin à Dieu ou me découvrir les erreurs et les illusions dans lesquelles je me trouve. On comprend que la voie des visions ne lui fut certainement pas facile : elle a trop de bon sens pour ne pas percevoir combien les facteurs humains peuvent influer. En définitive, elle a dû reconnaître la valeur de beaucoup de ces phénomènes pour sa propre croissance spirituelle : en effet, elle est arrivée à maintes reprises par cette voie jusqu’à l’épanouissement et l’approfondissement de sa vie intérieure, comme par exemple, dans son expérience du Christ et dans l’esprit d’apostolat. Mais lorsque cette conscience pénètre en elle, elle se livre d’abord à nouveau à ses visions de façon moins critique : ainsi, elle voit à plusieurs reprises si une âme est au Purgatoire ou au Ciel, et croit à cette illumination. Une fois seulement, il arrive qu’on lui dise qu’une âme est damnée, et à cause de cette seule âme damnée, elle souffre une douleur indicible : cela forme bien un contraste réconfortant avec les visions de tant d’autres pieux voyants qui sont d’habitude beaucoup plus doux avec les damnés.

Le cercle des sujets, si on peut ainsi parler, de ses apparitions est très limité. Ainsi, elle n’a aucune vision du démon. Durant sa maladie elle pense bien voir comment les démons la tourmentent ou comment un démon veut lui opprimer la poitrine, mais elle ne considérera pas cela comme des visions : elle utilise constamment dans ses descriptions les termes il me semble, c’était comme si, cela semble, par lesquels elle-même renvoyé ses impressions au royaume de l’imagination.

Elle voit les âmes au Purgatoire ou au Ciel : mais puisqu’elle veut être aussi précise et aussi nuancée que possible dans la description de son expérience, il semble plutôt qu’elle ne tienne pas les représentations qu’elle a des âmes pour des visions, mais qu’elle y attache une foi selon une inspiration intérieure ou une confirmation, qui ensuite lui est donnée dans l’oraison. Un exemple pourrait suffire :

Le troisième jour après la mort de notre B. S. N. [en note : Ms. 114v : charissimae nostrae Sororis M. M. a J.], aussitôt que j’ai été à la Sainte Communion pour la purification de son âme, il me semblait la voir en esprit dans de grandes souffrances et tourments, entourée de flammes horribles, gémissant après du secours et de l’assistance. Depuis ce moment il m’est resté une tendre affection, zèle et amour pour l’aider par nos petits mérites, etc. C’est pourquoi, je fus presque constamment mue, fixée, sollicitée et pressée d’unir toutes nos communions, disciplines, mortifications aux mérites de Jésus et de Marie, les offrant pour la satisfaction de sa faute... La nuit de Noël, étant prise d’une façon inaccoutumée dans une profonde quiétude et plongée dans l’amour divin, il m’a été donné de connaître que ses douleurs étaient en grande partie diminuées, mais que le moment de sa délivrance ne serait pas encore si tôt.

C’est par la voie de telles illuminations — elle ne dit jamais expressément que ce sont de visions, mais la description commence toujours par il semble, ou fait remarquer que la conscience de celle-ci lui était intérieurement imprimée ou dite, — que la mystique voit sa vie d’oraison s’élargir d’une croissance originellement solitaire à Dieu, à une oraison apostolique que caractérise constamment la spiritualité carmélitaine.

Ce ne sont pas seulement les âmes des défunts qui lui sont expressément représentées, elle voit aussi beaucoup de vivants se confier, entrer dans mon cœur, et elle a l’impression qu’elle doit engendrer les âmes a la vie surnaturelle dans le Christ. Inquiète à cause d’une telle représentation, elle veut se démettre : elle se sent alors immédiatement abandonnée et livrée au doute. Et, par cette dure voie, elle apprend alors la véritable conduite de l’abandon et le discernement des esprits. Typique et exacte est cette réaction en chaîne, qui se répète souvent, dans l’histoire de deux novices qu’elle avait décidé de renvoyer comme inaptes à la religion :

Par la suite, il m’a semblé qu’on me disait intérieurement pourquoi ne priez-vous pas pour elles pour que Dieu veuille les appeler en Religion; si jusqu’à présent leur appel n’a pas été authentique, priez pour qu’il puisse devenir tel, priez que Dieu leur accorde plus de grâces pour les rendre meilleures; et voici aussitôt, cela étant dit, je reçus une grande confiance d’obtenir cela, et j’éprouvais une inclination maternelle pour elles, avec un doux désir de les engendrer au Christ; ... cette affection maternelle demeura et jeta des étincelles dans le fond de mon âme, et celles qui autrefois semblaient être rejetées, semblaient maintenant entrées dans mon cœur, tout comme mes autres enfants spirituelles73 : oui, je semblais être là spirituellement féconde, et l’esprit d’amour y a beaucoup contribué.

Je fus ensuite à nouveau plongée dans le doute et la perplexité quant à de telles opérations et de semblables; de l’esprit d’amour, par crainte que cela ne fût peut-être un esprit d’erreur, par lequel j’étais constamment dirigée d’une chose à l’autre, pour passer mon temps aussi inutilement; ainsi, bien que je fusse enflammée, et que je sentisse dans mon cœur un doux feu d’amour, et que l’esprit d’amour incitait de façon très terrestre, suscitait, mouvait, dirigeait et ainsi tenait occupé mon cœur de diverses manières; cependant, je n’y prêtais pas attention, pensant que tout cela était naturel; par quoi se levèrent en moi un épais brouillard et une bruine de nombreuses oppressions et tourments intérieurs que je pouvais à peine vaincre et maîtriser, de sorte que je perdis presque tout courage et fus presque abattue pour veiller à la conservation à peine de moi-même, de l’oraison de quiétude et au progrès spirituel.

Je me plaignis ici beaucoup à mon Bien-Aimé, qu’il était aussi dur avec moi, d’avoir souffert par tant de perplexités, craintes et angoisses d’esprit, ne sachant pas à quoi m’accrocher fermement pour avancer sûrement et paisiblement : à quoi il me semblait qu’on répondait : où est maintenant votre résignation, l’audace et le repos dans la volonté de Dieu, dans le temps et l’éternité? ... Abandonnez - vous et laissez Dieu agir avec vous : cela me consola et me raffermit très fort.

70 De même ses nombreuses visions d’anges ne sont pas des apparitions : elle expérimente leur présence comme une sorte d’illumination intérieure, une locution; jamais, elle ne les contemple dans une forme, mais comme une lumière, et elle perçoit ces esprits dans cette lumière.

Parmi les saints, seuls lui apparaissent la Sainte Vierge et Saint Joseph. Saint Joseph est le protecteur de sa vie intérieure, le secours dans la fidélité durant l’épreuve, et lui obtient de nouvelles consolations dans l’oraison. Les relations avec Notre-Dame sont très intimes dans les visions, et la conduisent à une mystique mariale intensément vécue, de laquelle on traitera dans un chapitre séparé. Cependant, ces visions ne sont pas dans leur allée et départ, dans leur nature et leurs caractéristiques, dans leurs effets ou les fruits qu’elles laissent dans l’âme, autant décrites que les visions du Christ. Elle apprend ici à distinguer entre les visions imaginaires extérieures ou intérieures, et entre les visions intellectuelles. Souvent, ces visions commencent en dehors d’elle, se passent ensuite en elle, perdent leur caractère imaginaire et deviennent purement intellectuelles, sous laquelle forme elles continuent à opérer le plus longtemps.

On doit mentionner ici comme visions les plus importantes, celles du Sacré-Cœur : notre mystique pourrait à juste titre figurer dans le rang des grands mystiques qui avaient une dévotion au Cœur de Jésus, avant que ce culte ne fut propagé par l’Église. Il faut rappeler ici que l’amour du Cœur de Jésus, ne comporte pas seulement une consécration personnelle et un don, mais aussi le besoin de prier et de se sacrifier pour les pécheurs, comme cela sera également reconnu plus tard dans le culte officiel. MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, parce qu’il ne connaissait pas cette dévotion, ne se doutait pas que, dans la description de ces visions, tous les éléments d’un culte futur au Sacré-Cœur étaient (109) clairement présents et il ne les a pas reconnus comme tels. On peut s’apercevoir, et dans le titre et dans l’introduction au texte des visions, qu’il n’a pas compris leur contenu propre :

Entre autres choses, ainsi introduit-il ces textes que l’Esprit de Dieu inspirait souvent à son Élue, il y avait une dévotion spéciale au très Saintes Plaies du Christ, tandis que le témoignage commence directement par :

Parfois une bonne partie de la journée, il me semblait sensiblement et perceptiblement et effectivement avoir ma demeure et mon repos dans le saint Côté et le Sacré-Cœur de Jésus : l’âme jouit ici d’une grande consolation et solitude, avec une indifférence extraordinaire aux créatures et à soi-même; ... cette demeure et repos dans le Côté du Christ arrive avec une douce attention, une contemplation silencieuse et un débordement d’amour, y demeurant fixée très simplement par une douce conversion et adhésion à Jésus, Dieu et Homme.

Ce Saint Côté apparaît parfois très glorieux, et brillant comme un soleil, largement ouvert, m’attirant et m’invitant à m’y cacher, hors de toute chose créée et de moi-même : il m’est bon d’y être, aussi longtemps que dure cette grâce et il ne semble pas possible d’accomplir quelque autre exercice intérieur vers la pure Divinité : alors je sentais des fois comme un amour réel de Jésus et du prochain, priant pour cela, avec une douce présentation de quelques nécessités à ce divin Cœur, et, y attirant avec moi quelque malade ou âme pécheresse : j’ai dit : comme un amour réel, etc. parce que l’esprit subit plus proprement les opérations divines de l’esprit divin, qu’il n’agit lui-même, c’est pour cette raison que l’oraison se fait essentiellement, sans multiplicité.

Elle insiste sur le fait que la prière pour les pécheurs lorsqu’elle a pris demeure dans le Cœur de Jésus, se passe sous l’influence d’une inspiration mystique passive; de même la forme exceptionnelle de l’oraison de nuit, l’Heure Sainte, que la dévotion au Sacré-Cœur reprendra souvent, semble ici pressentie :

À moins que la régularité ne m’appelle à aller me reposer, je pense que je pourrais passer toute la nuit ici à genoux, sans fatigue.

Encore une autre lettre introduite par son Père spirituel, sans compréhension du contenu :

Jésus souffrant se complaisait tellement dans la dévotion de cette sienne Épouse à sa Sainte Passion, qu’il a daigné se manifester à elle encore davantage.

Il a compris la vision suivante comme dévotion à la Passion :

En la fête de Saint Romuald, en 166 S, Dieu m’a fait la grâce que, après la Sainte Communion, Jésus Crucifié m’apparût, m’a embrassée avec le bras droit décloué de la Croix; il me pressa contre son Cœur béni et aimable, et la Sainte Plaie, qui était dans le côté gauche au-dessus du Cœur... Cela s’accompagnait d’une douce absorption, d’une oraison très douce, d’une forte supplication pour le salut des hommes et la conversion des pécheurs, avec de douces larmes pour qu’aucun ne se perde, qui à coûté si cher au Christ, pour qu’ils ne le blasphèment pas éternellement, mais qu’ils puissent contempler Jésus avec moi, l’aimer et jouir éternellement... Je continuais cette oraison pendant presque deux heures et demie, bien que la présence de Jésus n’a pas duré plus d’un quart d’heure; je me suis oubliée; car un autre jour, à cause de la faiblesse du corps, je pouvais à peine passer l’heure dans l’Église.

Dans le récit de l’apparition, la question qui ne la quitte jamais la tourmente : n’était-ce pas un jeu de l’imagination? Elle se rappelle tous les détails et essaie de les comparer avec ce qu’elle sait par ailleurs, et finalement, elle se repose près de l’unique norme possible pour en juger : cela amène-t-il des bonnes dispositions de l’âme? Seule la réponse à cette question donne à l’homme la solidité du jugement, mais ne l’éclaire pas cependant sur l’objectivité de la chose contemplée : elle a vu la plaie de Jésus

Dans le côté gauche au-dessus du Cœur; bien qu’ordinairement cette plaie soit peinte dans le Côté droit, en quoi, à mon avis, les peintres se trompent.

Après cela, il m’est venu à l’esprit que cela s’est passé comme parfois je l’ai vu imprimé sur une petite image de Sainte Lutgarde, laquelle étant aussi embrassée de la sorte par Jésus crucifié, puisait à sa Sainte Plaie, mais dans cette image, la Sainte Plaie se trouvait aussi du côté droit; c’est pourquoi je ne sais pas quoi penser, si ici je ne suis pas dans l’illusion. — Mais cependant l’état d’âme antérieur et consécutif donne assez à connaître qu’il n’y avait eu aucune illusion, que ce qui avait eu lieu n’était pas une imagination ou une impression imagée : car cela n’a aucune comparaison avec l’imagination, parce que cela arrive tout à fait différemment; il est clair et évident que c’est quelque chose de surnaturel et de divin à cause de la très grande paix, recueillement d’esprit, aliénation à moi-même et à routes les créatures en dehors de Dieu, lesquelles sont alors dans l’âme.

Une autre fois, elle décrit comment elle est très distraite et comme étrangère à mon Bien-Aimé, et comment elle est abandonnée au fidèle travail de ses propres puissances :

Je me rendais de nouveau à l’oraison prenant un Crucifix en mains, je commentais à supplier humblement et aimablement le Bien-Aimé et Lui parler dans le Crucifix, avec la bouche collée à sa Sainte Plaie du Côté.

Progressivement, l’oraison devient passive, pour recevoir alors subitement, mais de façon purement intérieure, un caractère visionnaire :

Ensuite, la réflexion sur ce Crucifix matériel disparaissant, j’ai eu Jésus présent à l’esprit, d’une façon très vivante et expressive, et je me joignis tout silencieusement à sa Sainte Plaie; et voici que subitement, je me trouvais placée dedans, et en même temps je m’approchais et me reposais dans son divin Cœur; duquel aussitôt je ressentis un grand incendie d’amour; et l’image de Jésus ou de sa Sainte Humanité disparut peu à peu davantage, et je semblais être prise en esprit jusqu’à la contemplation de la Divinité.

72 Selon le fruit de cette vision, elle doit juger si cela était bon ou à rejeter : ici, cela la conduisait à une oraison plus profonde :

J’allais à l’oraison du soir à moitié ravie, et spirituellement saturée; je ne savais pas comment j’avais monté les escaliers ou si je touchais terre, et je devais me contenir avec violence pour ne pas crier à haute voix ô amour! ô amour! tu as volé mon cœur... Il m’était difficile de taire la clémence du Bien-Aimé, qu’il m’avait montrée, à moi, créature si abjecte; j’aurais souhaité propager ce bonheur présent d’avoir pris ma demeure dans le Saint Côté, dans la plaie ouverte et dans le Divin Cœur de Jésus mon Bien-Aimé; je souhaitais y conduire aussi mes consœurs afin qu’elles y choisissent aussi leur repos, et cela avec une douce affection débordante; car le très doux Cœur de Jésus m’apparut comme une cour de délices où l’on doit trouver toutes sortes de grâces médicinales, fortifiantes et sanctifiantes.

Elle a souvent des visions de l’Enfant-Jésus. Parfois, il y a une indication dans la description, qui, bien qu’elle soit intérieure, l’apparition a surgi par la coopération de sa propre représentation imaginative :

La nuit de Noël, après la communion, en dehors de toute attente, prise subitement en esprit, en dehors de toute créature dans le plus profond, où le Verbe éternel du Père se révéla dans un petit enfant nu et qui vient de naître, près duquel se trouvaient l’aimable Mère avec Saint Joseph, à la manière de l’étable de Bethléem.

Elle est émue jusqu’aux larmes par cette scène :

En raison de la tendresse de l’affection, avec des douces larmes qui coulaient d’elles-mêmes abondamment, comme une douce pluie abondante; je ne suis pas habituée à pleurer ainsi, surtout à l’oraison.

Lors d’une vision imaginaire de l’Enfant-Jésus, invraisemblablement conventionnelle, elle s’efforce de s’en détourner :

En 1671, au mois de novembre, durant la prière avant la S. Communion, m’apparut un Enfant, petit, doux et aimable, comme âgé d’un an ou moins; Ce petit Enfant était très brillant, glorieux, environné d’une grande lumière, comme celle d’un soleil, et tenait une Croix dans sa main droite, comme l’embrassant selon la proportion de son âge simple; je compris que c’était l’Enfant-Jésus, mon Bien-Aimé, qui voulait se montrer à moi dans une si tendre jeunesse... Après que j’ai commencé à y adhérer quelque temps, il me vint à l’esprit qu’il y avait peut-être ici une illusion par le fait qu’on suspecte communément les visions imagées et imaginaires comme un sujet d’illusion; pour cette raison, je commençais à détourner mon visage et à me tourner intérieurement, afin d’adhérer là, avec plus de détachement des images corporelles, à Dieu selon son Être, par une foi nue, puisque ceci est beaucoup plus sûr, et plus reposant selon le sentiment du Père spirituel, et le moins sujet à l’illusion.

Lorsqu’elle ne peut l’éviter, elle cherche a la chasser par sa propre activité où elle échoue également. Comme elle remarque cependant, qu’elle perd aussi son repos intérieur en Dieu avec la disparition de la vision, elle s’aperçoit trop tard qu’il aurait peut-être mieux valu de ne pas s’y opposer :

Lorsque j’essayais de faire cela (c’est-à-dire détourner ma face), ce Divin Enfant m’apparut ainsi être doucement imprimé partout et se présenter à mes yeux; après cela, je fis encore plus de violence et d’opposition active pour me débarrasser de cette vision, me laissant soutenir que l’imagination naturelle ou quelque travail de l’imagination ou quelque illusion s’y était mêlé, et estimant que je ne pouvais mal faire en me détournant de cela et en suivant le plus sûr... Après, cette vision disparaissant, je me trouvais dans les ténèbres d’esprit, dans la sécheresse et les tourments intérieurs; de sorte que je ne savais où me tourner à cause des grandes oppressions, angoisses et désolations venant de tous les côtés.

Celui qui est un peu familiarisé avec la littérature visionnaire des siècles précédents sait combien on met facilement tout mensonge et toute illusion sur le compte du démon; le fait que notre auteur, au lieu de faire appel aux mauvaises puissances des ténèbres, pense que les puissances naturelles humaines suffisent amplement pour expliquer les illusions et les fausses représentations, apparaît déjà comme agréablement moderne. Ainsi, lorsqu’elle éprouve l’impression vivante de porter le petit Enfant-Jésus dans son cœur, comme Marie le portait dans son sein (à proprement parler, une image visuelle d’une vérité de foi : le Père engendre le Fils, et Jésus s’incarne en chacun de nous), elle est toujours ramenée à cette vision :

Quelqu’un s’étonnerait peut-être comment le regard, jour et nuit, lorsque je suis éveillée, est constamment ramené jusqu’à cet Enfant, et comment l’homme intérieur l’adore avec un amour respectueux, et l’embrasse; de sorte que je ne suis pas empêchée par aucune œuvre et autre réflexion déiforme.

Elle sait que d’autres aussi, comme elle-même au début, tiendront cette vision comme suspecte :

Je ne peux douter, ou avoir un soupçon, qu’il y ait eu ici une illusion ou quelque jeu de la nature, par exemple, que la fantaisie ait imaginé, dessiné ou conçu cette vision.

Les visions apparaissent subitement et de façon inattendue, leur durée peut être très variable : elle contemple l’Enfant-Jésus dans son cœur pendant de nombreux jours consécutifs; d’autres peuvent être tellement courtes qu’elles peuvent à peine être comprises dans notre espace temporel :

Aux environs du jour de la fête de la Commémoration1673, étant à l’oraison, le matin, disposée quelque peu sèchement et sobrement selon l’esprit, je m’exerçais dans une profonde connaissance de ma misère et de mon néant; et voici que m’apparut subitement le tout aimé Jésus dans une forme humaine glorieuse, qui avec une grande vitesse et rapidité, donna un doux baiser de sa bouche, et aussitôt, avec la même rapidité et empressement, prit le même chemin vers le Ciel, qu’il prit pour descendre en bas, et il monta à nouveau, comme un oiseau volant vers la terre, et y croquant quelque chose avec son bec pour prendre sa pâture, aussitôt de nouveau s’envole en haut. Bien que cela arriva avec une telle rapidité, je vis cependant mon Bien-Aimé très distinctement par-dessus l’épaule, à peu près au milieu de la poitrine, jusqu’au ventre (il me semble), selon la proportion de notre corps et des membres. — Après avoir reçu ce baiser, je fus aussitôt retirée en esprit à la fruition de la Divinité, avec perte et oubli de la forme humaine de Jésus, et je demeurais ainsi tout le temps de l’oraison dans un repos silencieux de l’esprit.

Au lieu de s’apaiser dans une continuité tranquille, la vision peut se répéter différentes fois avec la même rapidité :

En l’an 1673, en octobre, mon Bien-Aimé Jésus s’est manifesté trois fois en un jour selon sa Sainte Humanité, non pas glorieuse, comme il en avait coutume; mais comme s’il avait marché en ce monde; et je le vis revêtu d’une tunique rouge, comme dans une élévation entre ciel et terre, un peu éloigné de moi. Son aspect était merveilleusement aimable et doux, me souriant comme un Époux à son Épouse toute aimée; son aspect toucha mon cœur, y causant une nouvelle douceur d’amour pour

74 lui... Ces manifestations arrivaient chaque fois rapidement, comme en passant; et cela ne peut avoir été de l’imagination naturelle, car la vision était trop distincte, claire et certaine, sans considération préalable, ou attente de quelque chose de pareil, et au premier instant que je vis le Bien-Aimé de cette manière, il se passa en moi un grand changement, une opération divine et un mouvement de toute l’âme.

Ces visions, comme du reste celle du Sacré-Cœur, ne sont pas données à la contemplative comme une sorte de luxe de la vie spirituelle, pour sa seule jouissance et satisfaction. Non seulement elles devaient opérer en elle une vraie fidélité et un don total, mais elles amenaient presque constamment sa disposition d’âme intérieure à un plus grand esprit de communauté et d’oraison apostolique. Elle a choisi la vie contemplative pour vivre tout entière de et pour l’intimité divine, comme une ermite, et par la voie de cette même intimité, l’amour ce Dieu la presse au souci du prochain. Elle ne parvient pas à fonder sa vie mortifiée et retirée pour ses confrères, en raison d’un témoignage, une idée ou une obligation, mais en raison du seul motif juste et fructueux : elle y est littéralement poussée par l’amour. Elle conclut ainsi la vision précédente :

Alors, il m’a été représenté, et comme absolument demandé si j’étais prête à beaucoup souffrir pour la satisfaction des péchés des hommes, par lesquels Dieu était gravement fâché et offensé; je m’y présentais, avec une grande ferveur et promptitude pensant que cela m’était aussi égal de quelle manière je consumerais ma substance au service du Bien-Aimé, ou mes forces par un incendie d’amour, ou par les douleurs de la souffrance, puisque le Bien-Aimé peut avoir en moi ses complaisances que ce soit dans la joie et le contentement, ou dans la douleur, la tristesse et la souffrance.

La description de ses visions est parfois un chef d’œuvre d’observation psychologique et de distinction précise entre la nature des expériences. Ainsi, elle raconte une série de visions intellectuelles qui se développèrent de l’extérieur vers l’intérieur, et qui diffèrent clairement de ce qu’on pourrait appeler une illumination surnaturelle ou impression :

Le Bien-Aimé se manifesta à moi d’une manière plus sûre, plus claire et plus spirituelle, comme sont les impressions; car les impressions consistent plus dans la connaissance de l’intellect que dans la fruition de la volonté; mais cette manifestation du Bien-Aimé donne plus de jouissance à la volonté, bien que cela ne soit pas sans connaissance de l’entendement; car autrement, comment pourrais-je discerner que c’est mon Bien-Aimé?... La forme, dans laquelle je vois maintenant le Bien-Aimé, est telle que lorsqu’il ressuscita et pour pouvoir goûter cette présence et intimité, Il attend de moi une extrême pureté de cœur, d’esprit et pureté d’amour.

Jamais, elle ne laisse intouchée la question de savoir si cela n’est pas une illusion :

Ce qui en est, ou pas, je sais bien, et je ressentais qu’il était vraiment mon Bien-Aimé et mon Tout, et qu’il n’y a ici aucune illusion du démon; car bien que je veuille en douter, je ne le pourrais; la tranquillité et la paix de l’âme est trop grande, trop profonde, trop douce...

Et comme toujours, cette apparition intérieure dirige son attention sur la communauté :

Le Bien-Aimé m’a montré des choses très tristes de l’état sombre et misérable de la Sainte Église.

La vision peut aussi s’accompagner d’extases, bien que celles-ci se produisent rarement, — chez sainte Thérèse, les visions du Christ étaient également rarement accompagnées de phénomènes extatiques :

Le soir de Pâques 1669, après la collation du soir, il m’est arrivé, ce me semble, un ravissement d’esprit, qui dura environ une heure; cela commença par une élévation d’esprit et un enflammement d’amour pour mon Bien-Aimé, Jésus ressuscité et glorieux Rédempteur; durant ce temps mon esprit demeura élevé dans une élévation immense, en compagnie et contemplation très savoureuse de Jésus ressuscité; l’esprit semblait vouloir quitter le corps et l’oublier presque totalement; je dis presque totalement, car j’eus à ce moment une fois une réflexion sur moi-même pour un instant ou deux, me trouvant sans émotion selon le corps, comme quelqu’un qui gît dans l’impuissance, et craignant que quelqu’un ne vienne à lui et le trouve dans cet état; car je n’aurais pu parler, ni ouvrir les yeux, ni me bouger de place; car je frappais une fois ma main pour l’agiter pour prouver que je vivais encore, et je ne le pouvais sans grande difficulté; du reste, il n’y avait aucune réflexion sur quelque chose de créé, comme un bruit assourdi d’un son de cloches qui semblait parvenir de loin aux oreilles.

La distinction entre la vision intérieure et extérieure n’est pas toujours claire dans la description : la vision intérieure n’est-elle seulement qu’un rappel et une élaboration de l’extérieure? Après l’introduction à une expérience, le jour de l’Ascension 1669, alors qu’elle se trouvait en oraison avant la communion, non pas dans quelque ferveur d’amour, ni très recueillie ou retirée au-dedans, mais un peu dissipée d’esprit, et éloignée du Bien-Aimé, et qu’elle avait prié sans fruit, disant, mon Bien-Aimé, comment pouvez-vous supporter que si petite, je puisse être occupée à vous aimer, elle écrit la chose suivante à son directeur spirituel :

Je me tenais ainsi dans une foi nue en la présence de Dieu en mon âme, tâchant par la simplicité active d’anéantir tout, et de me recueillir; et je demeurais ainsi quelque temps avant la communion, et ensuite j’allais recevoir mon Bien-Aimé avec faim et désir. Lorsque je passais devant le Chœur, et là, comme d’habitude je saluais mon Bien-Aimé, et je l’adorais dans le Très Saint Sacrement,..., voici que soudain, m’apparut mon Bien-Aimé Jésus, et je le vis monter au Ciel; par cette vue, mon cœur bondit aussitôt d’une grande joie et allégresse; je semblais appeler avec la voix d’un cœur aimant; mon Bien-Aimé prenez-moi avec Vous, ou tirez mon cœur avec Vous, et gardez-le toujours pour Vous, jusqu’à ce que je puisse parvenir à Vous...

Cette manifestation, à mon avis, ne dura qu’un Pater noster; elle arriva et disparut comme un éclair, mais laissa mon cœur enflammé et blessé d’amour... Je suis émerveillée de voir comment cette vision de Jésus ascendant demeure imprimée en moi de façon si vivante, avec une telle netteté et clarté, aussi les jours qui suivirent, de sorte qu’il me semble le voir encore constamment : vu... que cela n’a duré qu’un temps si court et a disparu aussi vite... je ne peux penser que cela soit des imaginations naturelles; car elle ne peuvent avoir des opérations aussi divines, comme ce que fut en moi cette vision de mon Bien-Aimé l’a fait en moi; les imaginations naturelles ne peuvent non plus durer dans une âme aussi doucement et aussi constamment; il n’y aurait non plus aucune impression qui demeurerait dans l’entendement à partir de la vision précédente.

Nous comprenons que son père spirituel demanda de plus amples explications : elle parle en effet d’une vision intérieure comme un éclair, et ensuite elle la contemple intérieurement le long du jour, mais non comme un souvenir de la première? Cela n’est-il pas une élaboration de l’imagination? Il lui a alors vraisemblablement demandé en quoi consistait en fait cette vision intérieure, et en quoi elle se distingue d’une vision extérieure. La réponse de Maria Petyt nous donne une des pages les plus remarquables de la littérature mystique comme effort pour décrire ce qui se passe dans la conscience de l’homme lorsque celui-ci fait l’expérience d’une vision :

Aujourd’hui, je me demande comment je pourrais répondre de façon satisfaisante à la question de votre Révérence, savoir, comment je vois Jésus glorieux dans mon inférieur? Cela arrive d’une tout autre façon que lorsque je Le vois près de moi, devant moi, au-dessus de moi dans quelque élévation, comme entre Ciel et terre; quoique toutes ces diverses manières se passent par la vue intérieure de l’âme; cependant, lorsque Jésus se montre comme de l’extérieur, alors, je Le vois comme si je Le voyais avec mes yeux corporels, avec conscience de moi-même et de toutes les circonstances selon l’exigence et la manière de la manifestation; comme par exemple lorsque la dernière fois Jésus se montra à moi à mon côté droit, et semblait m’embrasser et me laissa reposer dans son bras béni et sur sa sainte

76 Poitrine; je me sentais alors comme distincte, et non comme une avec Jésus; recevant de Lui cet embrassement; etc. comme de quelqu’un de l’extérieur, bien que ce ne soit ni sensiblement ni grossièrement comme les mots le signifient; car cela arrive plus noblement et aussi plus spirituellement; cela semble bien arriver de l’extérieur, mais cependant, cela imprègne intérieurement, et cela est aussi spirituellement sensible et sensiblement spirituel.

Mais il en est autrement lorsque Jésus se montre dans l’intérieur; je Le vois bien avec le même corps glorieux, mais d’une manière plus unie à Lui; mon plus intérieur est alors si élargi et dilaté en Lui, et Lui en moi, que mon plus intime semble être absorbé en Lui et ne faire qu’un avec Lui; alors je ne me perçois plus moi-même, ni mon corps avec quelque imagination, comme si je renfermais ce grand Christ dans mon corps étroit; mais mon intérieur spirituel semble si élargi et si largement dilaté que tout le monde et tout ce qui est dans le monde, et tout le ciel pourraient y apparaître et y être vu.

Dans la vision intérieure le divin ne se réduit pas à l’étroite mesure de l’humain, mais la conscience humaine est capturée par le divin et est tellement dilatée qu’elle peut contenir le monde. Cette dilatation de l’âme, cet élargissement libérant et infini de la conscience est bien la marque psychologique le plus sûre d’une vraie et saine mystique. Les imitations maladives des phénomènes mystiques apportent avec elles, comme toutes les maladies, un rétrécissement de la conscience, une fermeture de soi défensive et un repli sur sa propre existence. La vraie mystique semble un instant désemparer l’équilibre humain par le débordement de l’expérience, mais seulement pour porter l’homme à un équilibre plus haut et une dilatatio cordis supraterrestre.

Nous avons déjà signalé, en passant, que le mariage spirituel de Maria Petyt demeurait plus dans la sphère de la mystique visionnaire affective que dans la stabilité de l’union contemplative à Dieu, — phase ultime de l’ascension mystique sur cette terre, pour laquelle les grands mystiques réservent ce terme. Les visions par lesquelles l’union stable entre leur âme et le Christ leur est manifestée, ont toujours un caractère élevé et solennel. Ici peut-être, parce que l’expérience se déroule dans la sphère de l’affectivité, les récits de l’auteur reçoivent quelque chose de flottant, quelque chose d’indéterminé, ce qui tranche de façon aiguë sur la précision limpide et la fraîcheur non prévenue, avec laquelle elle communique habituellement son expérience, de sorte que ces pages, à côté de celles rapportées ici sur le Sacré-Cœur et sur les grandes visions du Christ, forment plutôt un anti climat.

Dans une lettre non datée, commençant prudemment par il me semble, elle déclare :

Il me semble avoir une fois reçu la grâce d’être placée auprès de mon Tout-aimé Jésus-Christ, pour avoir familièrement commerce avec Lui, comme Époux et Épouse.

Cela semble être cependant une expérience de nature passagère, qui ne confère pas du tout à l’âme le lien stable du mariage mystique, car dans la même lettre, on le dit de la façon suivante :

Je ne peux assez m’émerveiller de la différence des états qui m’arrivent intérieurement, tout contraires les uns aux autres.

Car après une exaltation de la Bonté divine, qui m’a si fort fléchie et humiliée, pour me prendre, moi une si pauvre créature, pour son Épouse, apparaît un récit du mariage mystique dans une autre lettre, mais comme un événement du passé dont l’auteur ne peut pas se souvenir :

Ainsi, je sentais en moi un désir de savoir quand ce mariage spirituel avec mon Amour divin a été accompli, et il m’a été intérieurement répondu et je compris que cela se passa au mois de novembre dernier, 1668, lorsque j’avais invité mon Bien-Aimé à un banquet spirituel et lui avait présenté mon cœur comme plat très agréable; tout mon amour et tout moi-même; lorsque la Bonté de mon Bien-Aimé m’assura d’un plat réciproque, que j’étais dans sa grâce, dans son amour et amitié.

Il est un peu étrange que quelque temps plus tard, le mariage soit renouvelé avec un caractère plus solennel :

Quelques mois plus tard, lorsque je recevais la Sainte Communion, je vis à ma droite l’aimable très douce Mère, et avec Elle, mon Bien-Aimé Jésus, se tenant droit devant moi; je semblais donner mon cœur à l’aimable Mère pour qu’Elle veuille le donner à mon Bien-Aimé, et je La priais très affectueusement de vouloir obtenir la grâce de renouveler ma fidélité conjugale et le mariage avec son Fils tout-aimé, mon Bien-Aimé; et sans savoir comment cela arriva, je me trouvais avec ma main droite dans la main droite de mon Bien-Aimé, et je compris que cela était un renouvellement de notre authentique mariage avec Lui, car je découvris bien que le mariage fut conclu avec Lui il y a quelques mois, comme je l’ai alors aussi signalé; bien qu’alors cela ne s’est pas passé d’une manière aussi imagée et perceptible que maintenant; l’aimable Mère semblait s’interposer entre nous deux pendant que nos mains furent ainsi jointes ensemble, comme je l’ai parfois vu arriver, comme lorsque le curé assiste ceux qui se marient.

Les pages consacrées dans ce travail à l’amour mystique conjugal, possèdent bien tout le charme d’une pieuse littérature d’amour, avec çà et là des réminiscences de la poésie du Cantique, mais nous ne pensons pas qu’elles appartiennent à ce qui est le plus digne de mention ou de plus original dans les écrits de Maria Petyt. On peut bien faire remarquer qu’ici, à nouveau, le fruit de la nouvelle union au Christ signifie un esprit de communauté plus intense et une oraison apostolique : il revient à une Épouse du Christ, comme à une Reine et à une ménagère de veiller à obtenir de Lui beaucoup de grâces pour les âmes.

Lorsqu’on lit le récit de cette vie d’oraison visionnaire, pleine de grâces, on pourrait avoir l’impression qu’une telle vie doit être exceptionnellement heureuse, qu’on marche sur un sentier de roses, et qu’on est délivré de la solitude humaine pour le bonheur d’une union dans l’amour, remplie de joies et de délices spirituels. Les moments de bonheur de cette vie ne peuvent en effet être comparés à ce que le pauvre bonheur humain peut nous offrir. Et lorsque Maria Petyt jouit de ces visites du Seigneur, la vérité de ce qu’elle vit lui semble si claire, qu’elle est prête à mourir pour elle; lorsqu’une fois, après que le Christ ne se soit montré à elle durant un long moment, elle Le voit durant l’office au chœur, donner sa bénédiction aux moniales, elle Lui demande :

Où avait-Il été si longtemps, puisque je ne L’avais pas vu dans mon cœur depuis la Nuit de Noël, comme auparavant; et quelle avait été la cause de son départ; Il ne répondit pas à la dernière partie de la question, mais IIe donna à connaître que, depuis ce temps, comme II s’était transporté dans mon cœur, Il y séjournait toujours, aussi réellement qu’il est dans le Saint Sacrement de l’Autel, à savoir, selon sa Divinité et son Humanité, bien qu’il ne se soit pas toujours montré, et qu’il y demeurera tout le temps, à moins que je ne le chasse par un péché mortel; il me donna à nouveau une grande assurance des grâces décrites auparavant, qu’elles étaient toutes de Lui : la certitude est alors si grande que toutes les motions et les grâces ont été divines, qu’effectivement je serais prête à mourir pour leur vérité.

Mais, lorsque la présence de Dieu se retire, elle se trouve alors plus seule que ceux qui ne pouvaient recevoir la visite de Dieu; l’expérience lui semble si incroyable et si invraisemblable, une fois qu’elle appartient au souvenir, qu’elle se demande si elle ne vit pas dans l’illusion. Qui pourrait la conseiller? Les auteurs mystiques? Mais ont-ils bien vécu quelque chose de pareil, ou bien se représentent-ils seulement cette comparaison? À la vérité on lui a donné quelques grandes normes; elles ne donnent cependant aucune certitude : comment pourrait-elle recevoir quelque assurance d’une créature humaine en ce qui la concerne lorsque cela reste si incommunicable en des mots humains? Il

78 n’y a aucune commune mesure entre les faits intérieurs et l’expression humaine défectueuse, et tout ce qu’elle essaie d’en dire, si précisément et avec tant d’insistance, apparaît comme une caricature et une déformation de la réalité spirituelle. Elle se sent alors perdue, sans demeure et maison sûre, étrangère parmi les gens, comme une étrangère et une pèlerine, - non, pire encore, car un pèlerin, aussi seul qu’il soit parmi les autres hommes, a un but vers lequel il tend, et la voie qu’il peut suivre avec confiance s’étale clairement devant lui, - comme un vagabond qui court à Dieu sans aucune voie.

De même que le génie créatif, le grand artiste abandonne le sentier battu de la possession humaine déjà acquise pour des voies non encore frayées, et suit un mystérieux message auquel il doit livrer sa vie dans des formes qui n’existent pas encore, de même le rnystique se sait aussi exposé sur la montagne du cœur (Rilke).

La solitude saisit dans son humanité de façon beaucoup plus profonde et beaucoup plus loin que la solitude du sentiment; le mystique ne sent pas enfermé et caché dans les cloisons des opinions courantes et des certitudes qui fournissent à la vie de ses confrères tant de certitudes tacites. Il vit isolé spirituellement et doit toujours marcher dans l’inconnu, plein d’incertitudes et de doutes quant à la valeur de sa vocation.

Le souci des visions apporte ainsi à notre mystique l’isolement et la crainte de l’incertitude. Parfois, elle réussit, malgré le doute, à se livrer à discrétion à la Providence de Dieu :

Après que le Bien-Aimé m’ait accordé diverses grâces, et entre autres, que plusieurs fois, je parus en esprit, avoir mon repos sur la Poitrine bénie de mon Bien-Aimé, comme y puisant une grande nourriture pour l’esprit, et une augmentation remarquable de lumière, de grâce et d’amour; je fus ainsi attirée et me suis répandue dans un grand flot de larmes d’amour, comme un ruisseau coulant de mes yeux et du cœur, parce que j’appréhendais et que j’avais donné foi à un autre confesseur qui disait que par ignorance, j’avais mortellement offensé la Majesté divine et la Divinité; à cause de cela, je me laissais fermement croire que toute ma haute oraison de quiétude, ainsi que d’autres grâces surabondantes, illuminations divines et opérations de l’amour divin, avaient été une pure illusion, avec une grande inclination et désir de prier votre Révérence qu’elle ne donnât désormais plus à l’avenir aucune foi à mes dires ni écouter mes paroles afin de n’être plus trompé par moi.

En tout cela, mon âme était dans une paix intérieure, toute livrée à tous les plaisirs et à la justice de Dieu, que tout ce qu’il aurait déjà voulu me montrer pour la damnation éternelle, j’aurais embrassé cette sentence volontairement, comme l’ayant bien méritée.

Un tel don ne signifie-t-il pas une solution trop facile? N’est-ce pas de la présomption que d’attendre de Dieu son secours lorsqu’on se livre sans plus à l’aveuglement et à l’illusion? Le mystique refusera toujours de se confirmer dans le repos d’une certitude humaine :

Sur quelle illumination intérieure nous appuierons-nous? Cela tourne ensuite tout en doute, ou cela disparaît comme aussi mes autres états intérieurs. — Après avoir reçu du Christ Dieu-Homme beaucoup de grâces et de dons, il m’a une fois été si fortement et si vivement imprimé, quant à la manifestation corporelle de la Sainte Humanité du Christ, et la communauté familière avec Lui, que cela avait été un démon qui avait pris la forme et la figure du Christ, et que comme la Sainte Trinité avait fait sa demeure en moi, cela n’avait pas été les Trois Personnes divines, mais trois démons par lesquels j’étais possédée; ce qui conduisait à paraître que j’étais si remplie de mauvaises et méchantes pensées, d’imageries terribles, de très mauvais mouvements de l’âme, d’assauts de tentations et de tourments intérieurs,... avec des impressions que maintenant presque toute l’illusion et l’esprit d’erreur, par lesquels j’ai été saisie et dirigée, se manifesterait et deviendrait public. — Ensuite, l’inquiétude, la frayeur et le doute dont j’ai parlé plus haut sont revenus,... avec un plein enténébrement de l’esprit, de sorte que je n’osais pas du tout discerner ni me fier à la certitude intérieure que j’avais reçue ni non plus croire à mon directeur spirituel, pensant qu’il s’était trompé avec moi.

Elle est en effet trop consciente de ce que combien sa vraie vie demeure en dessous de la noblesse et de l’élévation de ses expériences spirituelles :

R. Père, pardonnez-moi ma sottise dans la description de tout ceci;... mes sens, mes forces et la nature vivent encore tous; ils ne sont pas encore arrivés à une mort durable; de plus, mon Révérend Père, vous ne devez pas penser que je vis précisément selon mes écrits; bien que j’aie écrit simplement, comme je le sentais et estimais être en moi. — Le Jeudi Saint, après la Sainte Communion, j’étais en quelque repos, me reposant en Jésus, Dieu-Homme; après cette prière, je me trouvais dans une grande joie et tranquillité, chassant le doute que j’avais eu durant quelques jours au sujet de mon esprit, des opérations et des illuminations intérieures que j’avais reçues depuis quelque temps, et je me sentais doucement encline à livrer à Votre Révérence ces deux cahiers, malgré la tentation que j’avais eue de les brûler, tellement je craignais être dans l’illusion et aussi de vous tromper, mon Révérend Père, par ces écrits.

Elle doit apprendre personnellement le discernement des esprits. Mais la voie est ardue et douloureuse :

Le 7 février 1672, lorsque j’allais me reposer, ces paroles me furent dites intérieurement, pourquoi vous plaignez-vous de ce que je vous conduise par des chemins si ardus, sombres et troublés? et ne savez-vous pas que je sais le mieux ce qui est utile et profitable? ... Le même jour étant très tourmentée et opprimée d’esprit, parce que j’appréhendais avoir été prise par l’esprit de mensonge, et incitée à croire que cela était certainement ainsi; aussi l’unique Bien divin se montra au-dedans de moi-même, et qui m’attira... à ce que je m’y tourne, m’y repose et y demeure... Ainsi, il m’a été comme soufflé à l’oreille, comment pourriez-vous vous y tourner? ce n’est pas Dieu, rejetez cet attrait, vous voulez bien faire; vous voyez bien, combien souvent vous êtes dans l’illusion lorsque vous vous tournez ainsi jusqu’à ce fond intime, que vous y rencontrez un esprit de mensonge, qui vous fait voir beaucoup de choses, et promet, qui s’avèrent fausses, par lequel vous tombez dans de nombreux tourments et oppressions d’esprit; ce n’est aucun bon esprit qui vous parle, console et enseigne de l’intérieur.

Ainsi je donnais foi à ces inspirations et je rejetais cet attrait intérieur, et je me détournais fortement de mon fond intérieur, et de ce doux Bien divin, attrayant, consolant qui se montra dans mon tréfonds, et je m’y opposais très fort,... j’y persévérais, comme sourde,... mais aussitôt je ressentais un grand reproche, une réprimande et un remords de consciente comme d’une grande faute; là alors je fus en outre saisie par de grandes ténèbres et un grand éloignement de Dieu. Aussitôt que je m’en aperçus, aussitôt je m’humiliais et priais pour obtenir le pardon, avec un ferme propos de toujours suivre à l’avenir les bons mouvements, les inspirations et illuminations que je pourrais comprendre provenir de ce fond intérieur, déiforme, sans plus en douter.

S’appuyant sur une illumination intérieure, l’auteur s’est osée à une prédiction qui ne s’est pas réalisée; immédiatement la construction de sa vie intérieure est secouée et cette vie même mise en question : encore en 1672, cinq ans avant sa mort, elle perdit si facilement la distinction entre l’essence de son union mystique à Dieu et les phénomènes dans lesquels peuvent intervenir tant de facteurs humains. Combien plus saine et plus indicative d’un équilibre intérieur était, dans un pareil cas, plus proche de nous, la réaction d’une autre mystique Catherine Labouré : elle avait prédit de façon exacte les événements de la Commune de Paris; mais d’autres faits de ses prophéties ne se sont pas réalisés; lorsqu’on le lui a fait remarquer, elle répondit pleine de simplicité et de bon sens : Je suis bien aise de savoir que je me suis trompée.

80 Nous comprenons aussi la plainte sincère et poignante de l’auteur, la souffrance causée par tant d’incertitudes, la peur et la détresse de l’âme, dès cette même année 1672 :

Parfois je suis très affligée, car je ne puis obtenir un discernement convenable, discrétion et distinction des esprits, pour pouvoir aussi découvrir le bon esprit et le suivre, et repousser ou rejeter l’esprit étranger ou l’esprit d’erreur; car dans la mesure où j’essayais ou n’essayais pas de chercher purement Dieu, de méditer et d’adhérer à Lui en esprit, il me semblait ainsi que l’affaire demeurais toujours au même point et ne profitait que très peu ou pas du tout, vu que je demeurais ainsi dans l’erreur et que je ne pouvais faire autrement.

Je pensais que je ne comprenais ni ne connaissais le vrai esprit, et que l’esprit devait être très mélangé avec les puissances inférieures (plus que je ne le savais), qui causent la confusion, le désarroi et l’illusion d’esprit; ou bien quelque chose d’autre de subtil et de secret doit y être mélangé (ce que je ne connais pas) qui me fait prendre le faux pour le vrai : car alors comment pou naisse me tromper ainsi et être dans l’illusion? Comment des choses si belles et si inaccoutumées que je ne peux empêcher et dont je n’en reviens pas, pourraient-elles se passer en moi?

Oh, quelle bonne volonté j’ai! Combien bons et grands sont mes désirs! Que je serais heureuse d’être aidée et enseignée par quelqu’un. Ne fut-ce que par un enfant ou par l’une des plus simples personnes du monde entier, qui pourraient me montrer la voie droite à Dieu, ou me découvrir les erreurs et les illusions dans lesquelles je me trouve.

On ne peut reprocher aucune autocertitude naïve et béate crédulité face aux expériences intimes, à une mystique qui souffre avec une sincérité tellement nue et profonde, de la faillite de toute certitude humaine et de l’abandon de toute prise humaine. Peu à peu, elle apprendra à détourner l’attention de ce qui cependant n’est pas à examiner par une analyse psychologique, et à mesurer l’authenticité de sa vie intérieure selon son ancrage en Dieu; si elle Lui demeure unie, alors elle vit dans la lumière; détache-t-elle son attention de Lui, de telle sorte que surgit seulement la moindre brume entre Lui et l’âme, alors, elle est livrée aux ténèbres et au doute :

Alors apparaît comme un jour clair dans mon intérieur; je fus consolée en tout, renforcée, rassurée et reposée,... car comme cela m’arrive habituellement, lorsque quelque brume surgit dans mon âme, il m’arrive alors quelque crainte que je sois dans l’illusion en tout et vous aussi mon Révérend Père; mais lorsque la lumière revient, je deviens aussitôt tranquille, et toute crainte est chassée.

L’unique chose d’importance pour l’homme ici-bas, c’est le don total dans une confiance aveugle. Malgré l’abondance des grâces mystiques, Maria Petyt a appris ce don par une voie douloureuse. Durant sa dernière maladie, tous les phénomènes de la mystique cessèrent définitivement, et cela même fut pour elle une source de nouvelles souffrances : alors

elle gémissait, disant où sont maintenant toutes mes lumières passées, et les opérations divines! la seule chose, disait-elle, que je puisse faire, c’est-à-dire tenir mon esprit uni à mon Bien-Aimé.

Les souffrances endurées dans les expériences des visions, rendront la mystique encore plus méfiante face aux phénomènes de la vie affective. Elle se demande plusieurs fois, au cours des années, si elle fait bien de suivre les mouvements du cœur. D’une part, les maîtres de la mystique de l’anéantissement lui ont enseigné en cette matière le renoncement et la mortification. D’autre part cependant, il arrive des périodes où elle perçoit qu’on doit aller à Dieu avec tout l’homme, aussi avec les puissances inférieures sensibles. Mais lorsqu’elle peut parfois expérimenter un instant une contemplation de Dieu plus profonde, elle se tient alors à nouveau plus sceptique face aux impressions du cœur humain :

Pendant l’oraison des Complies, j’eus quelque accès à l’oraison de simplicité, de quiétude et de silence, avec la rencontre de l’Être de Dieu sans image. Je compris que ce qui se passe intérieurement, que ce soit d’illumination ou autrement, au temps, lorsque l’esprit d’amour agit, que cela n’est pas si sûr que ce qui est décrit ici plus haut sur les opérations passives, qui sont si purement saisies dans l’esprit; au sujet du mélange des puissances inférieures, principalement de l’imagination..., lorsqu’elle se joint vivement avec l’entendement, elle joue ainsi très facilement le singe, contrefaisant la lumière surnaturelle, surtout lorsque l’appétit sensuel, le goût sensible et la douce affection collaborent assez bien, présentant à l’esprit le naturel comme surnaturel; lequel est alors facilement pris par l’esprit pour tel par le fait qu’il est un peu obscurci par la proximité des sens et par leur collaboration; c’est pourquoi ce jeu d’amour est fort sujet à l’illusion.

Elle remarque cependant qu’elle peut exagérer dans la défiance face aux sentiments : un mois plus tard, elle écrit :

Je me montrais un peu réticente; comme à moitié opposée, pensant à quoi sert tout ce travail d’amour, etc., tout ce qui en provient, seulement les désirs et affections sans plus d’effet, comme cela a paru maintenant dans beaucoup de personnes et de choses. Tout cela me fit me défier très fort de la vérité qui m’a été montrée intérieurement pendant quelque temps, jusqu’à ce que le Bien-Aimé donnât une nouvelle confirmation disant, laisse agir l’amour, donne-toi la pleine aisance sans faire attention s’il en provient quelque effet ou quelque fruit.

Elle apprend par cela que ses désirs et ses sentiments sont aussi fructueux pour gagner les âmes, comme le travail des prédicateurs, des confesseurs et autres ouvriers travaillant dans les champs de la Sainte Église, qui semblent parfois produire peu de fruits visibles.

Jusqu’à la fin de sa vie, elle demeurera dans le doute pour savoir si elle peut aussi laisser collaborer les puissances sensibles, ou si elle doit être confirmée en Dieu seulement par une volonté raisonnable. Elle ne retrouvera jamais l’absence de contrainte de la vie sensible, élevée à un plan plus haut, dans un nouvel équilibre supérieur et rayonnant, comme par exemple une Madame Acarie, une Jeanne de Chantal ou une Thérèse d’Avila. Si son caractère n’est peut-être pas seul responsable de cela, les influences ascétiques et spirituelles ont cependant joué un rôle décisif dans sa jeunesse et durant les premières années de sa vie contemplative.

Chapitre VII : Influences

Depuis HADEWYCH, nous n’avons plus entendu un son aussi direct et personnel, soucieux de rendre seulement compte de sa vie la plus profonde. Nous n’y trouvons aucune application ou morale comme dans presque toute la littérature pieuse du XVIIe siècle. Maria Petyt n’écrit pas, comme sainte THÉRÈSE d’AVILA ou sainte MARIE-MADELEINE de PAZZI, pour que d’autres au moins puissent apprendre quelque chose de leurs expériences. Mais dans le mesure où ses écrits étaient destinés à un usage personnel, elle s’exprime nécessairement dans un langage et une terminologie qu’elle puise dans son milieu, chez son directeur spirituel, dans ses lectures. Sa façon de penser même prend forme et s’élabore en définitive elle-même dans un schéma déjà existant de formes et de pensée. Pour comprendre ces écrits de façon correcte, on doit pouvoir se placer dans une tradition. Pour le moment, cela n’est possible que de façon incomplète à cause du manque d’études suffisantes sur la spiritualité de son siècle. Plus encore, non seulement la terminologie et la façon de penser de la mystique, mais aussi ses expériences, comme chez tous les mystiques reçoivent une forme, une coloration (Färbung) qui dépend souvent de ce qu’ils ont lu ou entendu, et qui demeure active dans leur imagination et état d’esprit, de sorte que cela imprime à leur expérience, du reste strictement personnelle, une certaine forme type, ce qui les fait appartenir par exemple à une école ou une nation déterminée. La grâce prend l’homme et ses facultés comme ils sont.

Dès lors, il devient aussi nécessaire d’examiner les influences les plus importantes que Maria Petyt a subies, car tant l’époque dans laquelle elle vivait que la forme de sa vie extérieure, — c’est-à-dire le Carmel, — font que différentes traditions se fusionnent dans son œuvre, ce qui ne facilite certainement pas l’étude de cette œuvre, déjà si intéressante. On peut remarquer dans l’œuvre de son directeur spirituel, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, le même mélange d’éléments provenant de différentes traditions mystiques; chez lui cependant, ce mélange est une construction, tandis que dans l’œuvre de Maria Petyt, il se fond réellement en une expérience de vie, à un tel point même, que malgré les descriptions nuancées et précises, cela demande une certaine étude comparative pour comprendre plus ou moins l’amplitude de beaucoup de ses expressions.

Milieu spirituel et lectures

Comme enfant, encore à la maison, elle écoute la vie des saints. Après sa conversion toujours à la maison des parents, elle lit THOMAS a KEMPIS et CANTVELT, dont la Regula Perfectionis (Paris, 1609-1610), traduite dans toutes les langues d’Europe, connaissait à cette époque différentes éditions néerlandaises, à savoir en 1621, 1623, 1631 à Anvers, sous le nom de Den Reghel der Volmaecktheyt.

De ses lectures au Béguinage de Gand, on ne signale que sainte THÉRÈSE. Au sujet de la culture spirituelle d’une Fille spirituelle — et nous savons que Maria Petyt lisait alors beaucoup, — nous ne pouvons nous faire d’idée trop petite. Leur mode de vie extérieur était pour ainsi dire le même que celui des klopjes dans les Pays-Bas du Nord, leur vie spirituelle était beaucoup plus développée. Le P. Lucidius VERSCHUEREN, O. F. M., donne la liste des livres d’une contemporaine de Maria Petyt, Fille Spirituelle comme elle, Johanna van Randenraedt, de Roermond, (nous sommes le mieux renseignés

84

sur les Filles Spirituelles de cette ville), placée sous la conduite spirituelle des Jésuites, — tous les ordres en avaient sous leur conduite, souvent comme tertiaires. Ce Fille spirituelle lisait entre autres :

Den kortsten wech tot de hoochstc volmaecktheyt..., une traduction du Brève compendio intorno alla perfezione cristiana, dont la première édition néerlandaise parut à Anvers en 1642. M. VlLLIER, S. J., traite de cette œuvre dans L’abrégé de la Perfection de la Dame Milanaise. C’est un aperçu de ce que surtout les mystiques du Nord ont enseigné sur le dénuement de toutes choses, le délaissement et l’anéantissement de soi-même, et avait une influence indéniable.

[…]

[suivent un grand nombre de références en flamand]

De plus, les œuvres de Jan van GORCUM, Gaspar de la FIGUERA, S. J., Ant. SUCQUET, S. J., la traduction néerlandaise par HARDUYN des Pia desideria d’Herman HUGO, des Soliloques de saint AUGUSTIN, des Van den 50 Name Godts du Bhx Leonard LESSIUS.

Le Béguinage de Gand était alors un foyer de vie religieuse et le souvenir des âmes mystiques privilégiées y demeurait encore vivant. L’œuvre du contemporain de Maria Petyt, Michiel ZACHMOORTER, alors curé à Akkergem à Gand, et dont l’importance pour l’histoire de la piété flamande n’a pas suffisamment été étudiée pour pouvoir la juger à sa juste valeur, montre à quel point la tradition contemplative, bien qu’enracinée dans un terrain autochtone et déjà parvenue au moyen — âge à la synthèse et à l’unité, se nourrissait au XVIIe siècle des influences universelles européennes. En un souffle, ZACHMOORTER allègue CANFELD, saint JEAN de la CROIX, RUUSBROEC et le P. ALVAREZ de PAZ. Aujourd’hui, par une disposition d’esprit purement philologique ou encyclopédique, on serait enclin à renvoyer l’auteur seulement comme non original dans la foule des compilateurs; et peut-être un jugement pareil s’appuyant sur des facteurs extérieurs, serait toutefois prématuré; lorsqu’il cite tant d’écrivains si illustres, il arrive alors qu’en premier lieu, il donne à l’enseignement de l’anéantissement devenu suspect aux oreilles des théologiens un solide fondement d’autorité et le témoignage de l’orthodoxie. Les compilateurs de cette époque, qui camouflent leur manque de pensée originale par le saccage des grands écrivains, ne citent en effet pas leurs sources. Mais un auteur original se voit justement obligé d’alléguer beaucoup d’autorités : les temps sont passés où un mystique pouvait éditer ses expériences comme pieuses et ainsi dignes de recommandations. Actuellement, une censure théologique sévère, parfois ressemblant bien à une chasse aux hérésies, veille sur la solidité doctrinale des publications religieuses pour empêcher que les bonnes gens ne soient subrepticement contaminés par les déviations hétérodoxes. Si l’auteur est prudent, il veille à ce que son enseignement, du reste orthodoxe lorsqu’il s’aventure à une expression un peu forte et osée, apparaisse appuyé par des autorités devant lesquelles la censure, peut-être bien malveillante, se courbe simplement et respectueusement. Comme exemple de cet esprit universel de l’Europe dans lequel la spiritualité flamande de cette époque se mouvait, et qui signifie autre chose que du pur éclectisme, voici une page de ZACHMOORTER, déjà suffisante — et aussi instructive que le répertoire-lecture de Johanna van Randenraedt, mentionné plus haut :

Et c’est pourquoi comme toutes ces connaissances naturelles doivent être tout à fait obscurcies/avant que l’âme puisse parvenir à cette obscurité de la lumière surnaturelle/ainsi de même, tous ces amours naturels/que l’âme a reçus de Dieu par de telles connaissances et les goûts sensibles doivent être tout à fait desséchés/devraient être transformés/entièrement en Dieu/autant que le Bhx Jean de la Croix l’enseigne souvent (dans les Chap. 10 et 12 du I livre de la nuit obscure, et le Chap. 4 du second livre)...

C’est pourquoi on enseigne ici aussi que dans cet état on ne doit aspirer à rien/ni accomplir d’autres œuvres naturelles de l’amour/pour que l’âme puisse recevoir d’autant mieux l’influx divin trop au-dessus d’elle-même avec toute sa réceptivité (Bened. van Canfeld 2e chap. de son 3e livre)... qu’elle se trouve alors dans l’obscurité divine/ou dans l’obscurité de la foi (suivant l’enseignement du divin Ruusbroec et d’autres) lorsqu’elle se trouve elle-même dans un non-savoir sans fond et infini..., lorsque nous nous trouvons au-dessus de toutes les opérations de vertus, dans un vide stable dans lequel personne ne peut naturellement agir,... lorsqu’on trouve tous les esprits bienheureux essentiellement plongés, fondus et eux-mêmes perdus dans un être surnaturel dans une obscurité inconnue et sans forme. Ce sont les paroles de Ruusbroec citées par P. Alvarez de Paz.

Le curé d’Akkergem enseignait ici la spiritualité du vide, au-dessus de toutes les œuvres des vertus, identique à celle dont Maria Petyt vivait :

86 On n’obtient pas la parfaite pureté de cœur par les pensées et les opérations de l’entendement et de la volonté, mais par le silence intérieur et la tranquillité dans le fond.

Peut-être ne va-t-elle pas ici si loin, car elle fut instruite intérieurement que même pour vaincre les tentations, la résistance active n’est pas une bonne méthode :

Je demeurais ainsi en repos, comme en sommeil, en mon Bien-Aimé, selon mon être, conservant la paix intérieure dans ma partie supérieure, me retenant de tout combat actif et de toute opposition dans les tentations, sans beaucoup agir, ou me tendre ou trop fouiller..., mais tâchant de tout passer sans entrave ou laisser passer.

Dans cette spiritualité, toute initiative est abandonnée à Dieu :

Le Bien-Aimé me montra qu’autant que je m’écarterai de cette voie, même avec une bonne intention, ou sous prétexte de quelque nécessité apparente, ou à titre d’une plus grande gloire de Dieu ou d’amour du prochain, par quelque souci extérieur ou commerce avec les créatures, etc., autant moi-même et ceux qui me conseillent de pareilles choses ou me les imposent, déplaisent à Dieu, puisqu’ils agissent ouvertement contre sa divine voix.

Cette voix et cet appel est que l’esprit doit toujours être vain et vide, par un désintéressement, un vide, une exclusion et un oubli de toutes les créatures, et aussi des actes vertueux d’amour du prochain, pris de sa propre initiative, car lorsque Dieu montre les créatures en Lui-même, elles ne m’empêchent pas d’aller à Dieu.

Cet enseignement d’une extrême passivité, bien à conseiller aux âmes qui une fois prises dans la vie contemplative et mystique, sont conduites par Dieu Lui-même, devait, dans un travail théorique comme celui de ZACHMOORTER sembler naturellement suspect, parce qu’il aurait trop facilement conduit les âmes non privilégiées mystiquement à un comportement quiétiste. Il veille â montrer l’universalité de son enseignement, et même lorsqu’il cite RUUSBROEC, il le fait pour toute sécurité par P. ALVAREZ de PAZ, que la solide direction de sainte Thérèse plaçait non seulement au-dessus de tout soupçon, mais aussi comme exemple.

D’un autre côté, la critique acerbe des cercles catholiques dirigeants activistes d’alors sur l’inutilité, le quiétisme et l’hérésie d’une vie retirée aurait aussi influencé Maria Petyt, — une influence qu’on ne pourrait pas du tout appeler littéraire, mais qui n’en n’est pas moins réelle. Celle-ci l’empêche de tenir un discours trop individualiste sur la vie contemplative; elle apprend à la considérer dans sa fonction pour la communauté, et défend dès lors son mode de vie pour sa signification apostolique. (Mais son mode de vie plus profondément et plus sincèrement apostolique ne sera qu’un fruit de l’évolution intérieure de sa vie d’oraison, car de sa propre disposition, elle en semblait peu soucieuse).

Les âmes retirées et solitaires, écrit-elle, doivent soutenir beaucoup de jugements et d’esclandres de la part de ceux qui n’ont aucune connaissance de leur voie, ne pouvant comprendre quelle indicible pureté d’esprit et quelle mort totale à la nature on attend d’elles; on les juge et on les estime comme des êtres qui n’ont aucun amour ni sensibilité pour le prochain, pour indiscrètes, étranges, particulières et difficiles de condition, cherchant leur propre tranquillité et ne servant à rien. Cependant, elles sont les piliers de la chrétienté, qui donnent beaucoup plus de fruits pour la Sainte Église dans leur cellule solitaire, par leur oraison incroyablement et inexprimablement pure, forte et embrasée, que ceux qui accomplissent beaucoup de travail extérieur et de service dans la Sainte Église.... Elles apaisent le mieux Dieu pour les péchés des hommes. Elles détournent beaucoup de maux et de punitions que Dieu avait décidé d’envoyer sur le monde; par leur prière, elles convertissent beaucoup d’âmes à une vie meilleure; ... vivants et défunts perçoivent la grandeur de leur zèle et de leur amour et la puissance de leur oraison; bien que les hommes vivants ne savent pas communément d’où leur vient cette aide.

Elle devra à nouveau plus tard défendre l’orientation apostolique de son oraison la plus intérieure, contre les esprits mystiques qui la tenaient pour intérieure, surtout lorsqu’elle sera de plus en plus pénétrée et assimilée à l’esprit du Christ. Cela montre clairement l’existence de deux partis dans la spiritualité dont chacun essaye de faire prévaloir son influence. Maria Petyt a défendu la valeur apostolique de la vie contemplative contre les penseurs de la contemplation pure. Contre les mystiques, elle soutient qu’une âme soucieuse d’autrui n’est pas pour cela exclue des élues qui pratiquent l’oraison parfaite. Après qu’elle ait décrit, dans une lettre de 1670, comment elle a prié à différentes reprises, remplie de souci pour les âmes :

Il semblait à plusieurs reprises prendre l’âme N. dans mes bras et la présenter à la Sainte Trinité, pour qu’elle soit gracieusement prise par elle, mais je pouvais la tenir à peine peu de temps dans les hauteurs vers lesquelles je semblais être emportée avec elle, à cause d’un grand poids qui lui était attaché... Je pensais, que ferais-je d’elle? La laisser par terre, je ne le fais pas volontiers, et la tenir élevée en Dieu, je ne le puis, à cause de son poids; mais l’amour me donna un autre moyen, de la placer dans la sainte Plaie du Côté de Jésus, près de son Cœur très aimé... Je fis ainsi, disant â mon Bien-Aimé : vous ne pouvez me refuser cela... L’Esprit d’amour me confia aussi un hérétique que votre Révérence m’avait recommandé pour le placer aussi dans le Saint Côté de Jésus; je le fis, et voyant que Jésus l’y tolérait, je fus très consolée, espérant le gagner au Christ; ... je disais, Bien-Aimé, envoyez un petit rayon de votre divin Cœur pour éclairer cet homme dans votre Sainte Foi... La douce inclination et l’amour pour cet homme a encore augmenté en moi, bien que ne le connaisse pas et que je ne l’ai jamais vu, lui qui est presque constamment dans mon cœur, presque dans tous mes exercices spirituels; — après qu’elle ait donné cette description d’une oraison directement apostolique toute pleine de simplicité charmante et spontanée, elle poursuit immédiatement : Mais s’il arrivait que quelques esprits mystiques lisent ces choses et entendent ma manière de faire, qu’en penseraient-ils? Ne diraient-ils pas que je suis trop active, étrangère à la quiétude et à la parfaite simplicité, et partant à une vie contemplative et fruitive de Dieu, dans la solitude d’esprit et dans le vide parfait de toutes les opérations des puissances; que je suis encore loin de la vie unitive, etc. Ils auraient raison de penser de la sorte, et j’ai été aussi parfois d’un tel avis, par la faute que je ne saisissais ni ne comprenais le commerce et l’esprit d’une âme aimant sincèrement Dieu et d’une véritable Épouse du Christ,

Car si elle prie pour les autres, alors ce n’est pas tant elle que l’esprit de Dieu en elle et avec elle. Vraiment, l’Époux jaloux des âmes n’aurait aucune grande satisfaction de telles âmes vides, qui sont sans souci, et très peu zélées pour tout ce qui concerne son honneur et sa gloire, et qui dorment comme tranquillement dans un coin; non, non, une âme aimant sincèrement Dieu, comme il se doit, une véritable Épouse du Christ, est mue tout à fait autrement, et agit par amour afin de prendre à cœur les intérêts et la gloire de son Bien-Aimé, et d’accomplir son bon plaisir, autant et partout où l’esprit de son saint amour conduit, agit et opère.

Le fait que dans ce conflit entre les deux tendances dans la spiritualité, elle ne se soit pas retrouvée dans les rangs des âmes vides, disposées de façon individualiste, elle le doit peut-être en grande partie à ce qu’elle avait été déjà formée très tôt à l’esprit du Carmel qui devait la conduire à une expérience saine, également dans sa vie d’oraison, du dogme du Corps Mystique, bien qu’elle vivait encore au Béguinage de Gand.

Il est à remarquer, qu’en dehors de THOMAS a KEMPIS, Maria Petyt ne cite aucun auteur des Pays-Bas. Il est invraisemblable qu’elle n’en ait lu aucun : la mortification dans la lecture de livres spirituels qui lui a été imposée par ses directeurs spirituels indique le contraire; et ce fait, avec le

88 programme élevé de vie qu’elle met par écrit pour elle-même, et pour lequel elle fut moquée par son confesseur, montre qu’elle a absorbé sans beaucoup de direction, d’autres auteurs mystiques que CANFELD, si dangereux pour les débutants. C’est peut-être pour cela que les P. Carmes lui ont justement recommandé la mortification dans la lecture. L’influence de CANFELD sur sa doctrine de l’anéantissement servira à une étude spéciale. Le fait que les spécialistes comme A. POULAIN, S. J., le classent dans le chapitre de la Liste d’auteurs quiétistes et P. POURRAT chez les pré-quiétistes, tandis que R. DAESCHLER le place parmi les orthodoxes, montre le peu d’attention accordée à l’étude de ce grand mystique. Et cela, si on s’accorde à reconnaître que son influence a été énorme sur les mystiques des différentes nations : c’était en effet CANFELD, la plus grande autorité mystique de son temps, qui tranquillisa Madame Acarie sur la nature de ses extases, mettant fin à cinq années d’angoisse. Saint FRANÇOIS de Sales n’a rien à dire contre son orthodoxie et il permit aux Sœurs de la Visitation la lecture des deux premiers livres de sa Reigle de Perfection; il fit une exception pour le troisième, non pas à cause de l’enseignement contenu, mais parce que n’estant pas assez intelligible pourroit être entendu mal à propos par l’imagination des lectrices, lesquelles désirans ces unions s’imagineroient aysément de les avoir, ne sachans seulement pas ce que c’est.

Une traduction fautive italienne de son œuvre Regola di Perfettione fut mise à l’index en 1689; entre-temps, était publiée à Viterbe, en 1667, une édition améliorée. Ainsi, si à cette époque on avait toutes les raisons pour se préoccuper de ce jugement, en dehors de l’Italie, - à moins peut-être dans les ordres cloîtrés trop prudents, - les chercheurs de notre époque, avant que P. OPTATUS DE VEGHEL ne publiât sa grande étude sur lui, semblent s’appuyer sans plus de recherches sur ce jugement pour qualifier son œuvre de quiétiste.

Maria Petyt n’aurait-elle pas même lu parmi les œuvres flamandes connues dans toute l’Europe La Perle Évangélique (Evangelische Peerle) ou Le Miroir de la Perfection (de Spieghel der

Volcomenheit) de HERP? Quoiqu’il en soit, et même si elle ne les avait pas lus, l’enseignement de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN était si profondément imprégné de la tradition mystique des Pays-Bas, et dans toute sa terminologie, dans ses expressions et images, comme aussi dans celles de son enfant spirituel, nous reconnaissons constamment cette vieille tradition qu’il a probablement continuée de façon ininterrompue depuis RUUSBROEC. Nous avons cependant appris à être un peu sur nos gardes quant à l’interprétation de leur terminologie, car au cours des siècles, et sous l’influence de la mystique étrangère, ici avant tout du Carmel espagnol, nos vieux termes se retrouvent souvent avec un contenu changé détourné selon les flamands. MICHEL ne se soucie pas vraiment de conserver une tradition mystique néerlandaise; ce qu’il veut, c’est que Maria Petyt soit imprégnée de la vraie piété carmélitaine. Il s’agit pour lui de remettre à l’honneur au Carmel l’ancienne vie contemplative :

Dieu, de cette façon, a donné en tout temps dans tous les ordres religieux de nouvelles lumières : en ce siècle, Il a donné à notre Ordre des Carmes la Sainte M. Madeleine de Pazzi, le vénérable frère Jean de SAINT-SAMSON, très versé dans la Divinité mystique et comme le père nourricier de notre réforme en France, aussi le Vén. P. PHILIPPE THEOBALDUS, auteur de la même réforme : de plus, le Vén. P. MARTIN de HOOGH, le principal diffuseur de la même réforme dans les Pays-Bas, et encore plus d’hommes exemplaires.

On voit que le souci de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN tend à la réforme contemplative du Carmel; qu’en outre il fasse appel à la tradition de la piété flamande, qu’il reprenne ses expressions et ses figures et qu’il insuffle une nouvelle vie, cela n’était pas comme tel dans ses intentions. Sous sa direction, Maria Petyt apprend à connaître l’esprit du Carmel et ses grandes lumières. Des saints carmélitains du moyen-âge, elle n’en mentionne que trois : elle prie S. ANGE et S. ALBERT pour l’expansion de la réforme dans l’Ordre; elle prend S. PIERRE THOMAS comme modèle pour sa vocation à une plus grande solitude et retraite, et aussi pour sa vie d’oraison mariale :

Cela ne me cause aucune surprise de voir que notre St Pierre Thomas ait eu un souci si constant, une dévotion, une conversion aimante, une attention et un amour si exceptionnel pour l’aimable Mère, de sorte qu’il paraissait ne jamais pouvoir l’oublier; ... c’est pourquoi il a reçu avec justice dans son cœur l’impression de son très doux Nom...

Parmi les grands auteurs et mystiques plus récents de l’Ordre, elle connaît S. THÉRÈSE directement à partir de ses œuvres; elle connaît probablement aussi à partir de leurs œuvres S. JEAN de la CROIX, Jean de SAINT-SAMSON, tandis qu’elle semble aussi connaître la Vita de S. MARIE - MADELEINE de PAZZI.

Avant que nous n’examinions séparément les influences décisives sur notre auteur de ces grandes figures de la mystique carmélitaine, il n’est peut-être pas inutile d’insister encore une fois sur le fait que les influences les plus étendues, les plus profondes et opérantes sont aussi les moins réductibles à des éléments clairement formulés. Elles ne sont jamais précises ni découvertes dans leur entièreté et reprises dans une tournure d’esprit. Certaines, comme l’influence d’une longue éducation, sont édifiées à partir de milliers de petits traits dont aucun en soi-même n’est significatif, mais qui tous ensemble donnent à la vie spirituelle une couleur ou une direction déterminée; d’autres, comme les règles et la spiritualité d’un Ordre, sont bien reprises comme entièrement dans la conscience, mais partiellement adaptées par chaque individu à sa propre vie : c’est ici en effet, qu’il existe un espace libre entre un programme, même un programme spirituel et son influence réelle. En outre, on perd parfois de vue que ce ne sont pas les règles particulières, clairement déterminées qui exercent une profonde influence, mais les règles fondamentales, indiquées et formulées de façon très générale, qui peuvent être vécues et appliquées d’une façon personnelle, toujours différente. Réduisons donc les aspects fondamentaux de la piété carmélitaine aux éléments connus :

90 — l’imitation du prophète Élie : la vie comme reclus dans la solitude du Carmel : le carme doit tendre à la réclusion spirituelle.

– la vénération de Marie, comme modèle de la vie spirituelle;

– l’assurance que celui qui est appelé au Carmel a reçu aussi la vocation aux grâces d’oraison mystique.

Nous retrouvons de façon évidente ces signes caractéristiques chez Maria Petyt; ils étaient si clairement présents déjà avant sa vie selon l’observance carmélitaine que la direction d’un carme apporta l’épanouissement pacifiant d’un développement manifestement à portée de main, mais pas encore formulé. Bien qu’à proprement parler, elle ne fut pas même carmélite ni religieuse, il y a cependant un aspect de sa vie spirituelle qui n’est explicable que par l’influence de la spiritualité carmélitaine, c’est-à-dire la forme spéciale d’équilibre atteinte entre la vie active et la vie contemplative. De par sa propre inclination et aussi sous l’influence de la lecture, elle aurait conservé sa vie intérieure dans une retraite et une solitude exclusive. Nous avons déjà vu comment la spiritualité du Carmel a fait passer sa vie d’oraison d’un trop grand individualisme dans un sens apostolique. De plus, la piété carmélitaine conduit à une vie dans laquelle l’activité et la contemplation sont mélangées. Cette Vita mixta est vécue au Carmel d’une façon différente que dans les autres Ordres. Le carme tend constamment à un double but : vivre pour Dieu et pour ses frères dans un service de charité parfaite, et en même temps se préparer entièrement et se tenir libre pour le don de Dieu, l’oraison infuse. La fin principale reste la contemplation, mais précisément elle ne peut être obtenue ni sainement fleurir sinon dans le service de l’obéissance et alimentée par les œuvres de la charité : die ac nocte in lege Domini méditantes et in orationibus vigilantes nisi aliis justis occupationibus occupentur. C’est ainsi que parle la Règle.

Il se trouve maintenant que cette double orientation de la tendance spirituelle fait constamment vivre les religieux dans un certain conflit spirituel comme du reste tout idéal entier — à moins que Dieu ne prenne Lui-même en mains l’activité et la vie d’oraison. Appelés par l’amour du prochain et par le commandement de l’Église à de si nombreuses activités apostoliques, les Carmes n’en poursuivent pas moins la pure contemplation. L’histoire nous montre comment les généraux et les dignitaires les plus saints dans leur ordre déposent leur charge pour se consacrer à la contemplation dans le silence; de plus une solution vraiment idéale reste, pour toute la communauté constamment inaccessible, car celui qui se retire laisse aux autres confrères la charge de la lourde tâche du gouvernement ou de l’activité apostolique. Le désir de vivre intégralement d’idéal contemplatif, au moins dans une branche de l’Ordre, a amené la fondation de la branche féminine de l’Ordre en 1453. En outre, il faut encore une fois rappeler ici que le compagnon de NICOLAS de CUSE, visiteur pontifical dans les Pays-Bas, qui exposa la nécessité d’une telle fondation, était DENIS le CHARTREUX de Roermond qui influença profondément la spiritualité des nouvelles communautés féminines : non seulement l’idéal contemplatif du Carmel et la spiritualité cartusienne semblaient ici présenter une parenté spirituelle, mais cette dernière avait assimilé par une seule et même parenté, la tradition mystique de RUUSBROEC et l’école flamande, et l’avait tenue en haute estime.

Nous retrouvons une semblable fusion d’éléments de la mystique flamande et de la spiritualité carmélitaine dans la Réforme de Touraine, et surtout dans l’œuvre de son plus grand mystique JEAN de SAINT-SAMSON, à qui l’enseignement spirituel de RUUSBROEC et de HERP semblait particulièrement adapté au Carmel.

Cela nous mènerait trop loin et certainement en dehors de notre sujet si nous voulions analyser partout les influences dans les fusions répétées d’éléments tirés de la piété flamande et du Carmel. Lorsqu’il traitait de ce sujet, BRANDSMA utilisait à juste titre le mot affinité au lieu du mot influence.

De même les différentes influences des réformes au sein de l’Ordre, dont la répercussion peut être perçue jusque dans la vie personnelle de Maria Petyt, restent surtout marquées par un état d’esprit général, difficile à décrire dans des termes précis quant a l’essentiel; de ce fait, il résulte que les influences exceptionnelles dont on doit encore parler plus loin dans ce chapitre se limitent souvent aux aspects accessoires et secondaires. Chaque réforme du Carmel, celle de sainte THÉRÈSE et de saint JEAN de la CROIX y comprise, n’avait d’autre but que de faire revivre l’antique esprit original de l’Ordre.

Il semble que l’Œuvre de Maria Petyt se classe dans ses grandes lignes dans la spiritualité du Carmel, mais il serait exagéré de vouloir voir sa vie d’oraison sous tous ses aspects comme un reflet de celle-ci. Précisément dans les points capitaux de ne pas sous-estimer l’importance pour le développement et donc aussi le caractère permanent de la vie d’oraison, elle s’éloigne de la direction générale qui caractérise la préparation à l’oraison comme elle était comprise au XVIIe siècle presque partout dans l’Ordre. Il s’agit de la place assignée dans l’oraison à l’activité propre en opposition a l’action de la grâce.

Le vide, le renoncement à l’activité par le discours, par la raison raisonnante, vaut chez Maria Petyt, comme une préparation essentielle, non pas nécessaire, à l’oraison infuse; même dans les périodes de déréliction et de sécheresse, elle ne laisse pas aller la passivité, et elle n’empêche pas l’oraison infuse par l’exercice fervent des puissances humaines, l’imagination, l’entendement, la volonté, etc. ou par une lecture méditée, attendant humblement par l’abandon et par un abîmement soumis dans son propre néant, que Dieu élève son âme de son délaissement. La spiritualité du Carmel, faisant autorité en son temps, suppose aussi la vocation à la mystique; mais l’homme se prépare activement dans ce but, et lorsque l’oraison infusé lui est retirée, il s’aide alors lui-même par sa propre activité. Les grands maîtres de la spiritualité carmélitaine s’accordent entièrement avec Maria Petyt dans la mesure où ils traitent de l’oraison mystique; mais dans les phases de transition, ils comprennent différemment le travail de changement entre l’activité consciente et l’expérience de l’unité vécue comme passivement. Chez les grands maîtres, sainte THÉRÈSE d’AVILA et saint JEAN de la CROIX, le rôle est déjà attribué au travail propre, c’est pourquoi pas plus grand, mais autrement distingué dans son échange avec la grâce : l’activité propre ne recule pas, elle ne doit pas du tout avoir l’espace élargi pour laisser la grâce entrer en action, mais elle s’unit à cette dernière. Cela ne vaut pas pour les phases mystiques les plus élevées, mais pour le passage à la vie contemplative et pour ses premiers stades, qui sont très importants pour le caractère d’une spiritualité qui contient toujours une méthode pour la vie d’oraison, — dans la mystique, la spiritualité a toujours joué son rôle éducatif et méthodique.

Sainte THÉRÈSE d’AVILA enseigne qu’on peut parfois renoncer à l’activité propre au profit d’une oraison de simplicité, sans en plus de cela échafauder un plan précis d’éducation.41

L’enseignement développé par saint JEAN de la CROIX comme formation à l’oraison et comme préparation à l’oraison mystique est plus clair; il le donne dans le deuxième livre de la Montée. Selon lui, l’activité et l’oraison infuse vont de pair; ils forment un mélange avec une prise en main progressive de l’oraison infuse. Pendant que l’homme médite activement, sa méditation commence à présenter peu à peu quelques traits de l’oraison contemplative. Sans effort conscient pour passer à un autre stade, il développe un habitus presque imperceptible de se plonger dans une contemplation simple; si cette habitude de demeurer dans une regard amoureux de Dieu est confirmée, commence alors l’activité propre.

De cet enseignement cependant, qui se différencie seulement par quelques nuances du témoignage de Maria Petyt sur le développement de sa propre vie d’oraison, les grands maîtres de la spiritualité carmélitaine au XVIIe siècle - et donc contemporains de notre auteur - ont développé une tout autre spiritualité que celle de Maria Petyt (n’oublions pas cependant : elle ne pensait pas à développer un enseignement, ce qui n’empêche pas qu’on puisse puiser une spiritualité dans son

92 œuvre). Parmi les commentateurs de saint JEAN de la CROIX, les deux ayant le plus d’autorité, THOMAS de JÉSUS et JOSEPH de Jésus-Marie QUIROGA ont indéniablement influencé de façon décisive la spiritualité de l’Ordre depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser une fois de plus s’ils ont alors bien tronqué l’enseignement élaboré par le grand mystique ni de rouvrir à partir de leurs œuvres l’éternelle controverse sur la contemplation acquise et la contemplation infuse, et d’augmenter encore par un traité distinct les bibliothèques déjà remplies rien que de l’introduction de cette discussion. Mais pour établir clairement la place propre de Maria Petyt au point de vue de la direction prise par la spiritualité carmélitaine à son époque, il serait suffisant de rappeler que, tant THOMAS de JÉSUS que QUIROGA, bien qu’ils se différencient en bien des points, tombent cependant d’accord pour accorder la confiance à l’activité propre dans l’oraison, de sorte que s’appuyant sur leurs œuvres, on comprit que saint JEAN de la CROIX reconnaissait une contemplation acquise dans laquelle l’activité propre n’est pas à différencier de celle de la grâce, à côté d’une oraison infuse dans laquelle les puissances demeurent passives. QUIROGA, sous l’influence du PSEUDO-DENYS, conduit bien les âmes à la contemplation par le chemin du dénuement, mais il comprenait ce dénuement actif comme un exercice d’ascèse de la volonté. Bien que selon lui, l’oraison infuse reste un don libre de Dieu, Dieu ne le refusera pas et le laisse comme conquérir par l’homme74. D’après l’explication de ces commentateurs, la nuit des sens n’était qu’une difficulté à vaincre, un temps d’épreuve et de tentation pour la purification, sans être en même temps l’invitation immédiate à une oraison plus élevée, et bien plus, la présence de cette oraison, comme cela l’est encore chez saint JEAN de la CROIX et aussi chez notre auteur.

Il semble ainsi que la tendance générale de la spiritualité carmélitaine au XVIIe siècle recommande une attitude plus active dans la vie d’oraison. La question peut alors être posée si l’attitude de Maria Petyt était déterminée par un courant spécial au sein de l’Ordre, puisqu’elle-même, comme son directeur spirituel MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, étaient gagnés à la Réforme de Touraine. Celle-ci avait également comme but le retour à l’esprit primitif du Carmel, et aussi loin qu’on étudie les écrits de son plus grand inspirateur, JEAN de SAINT-SAMSON, la réponse devrait sembler confirmer cela. Mais il y une très grande distance entre la spiritualité de son [manuel] mystique et la spiritualité recommandée aux religieux. Dans la quatrième partie des Directoires pour la formation, consacrée à l’oraison : Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale..., on trouve la spiritualité en vigueur en Touraine. Après avoir parcouru les auteurs et chacune des parties de leur composition, K. J. HEALY, O. Carm., dans ses Methods of Frayer in the Directory of the Carmelite reform of Touraine, consacre une étude fondamentale à la spiritualité du mouvement. Il y montre bien l’élaboration spirituelle de LOUIS de GRENADE, de LOUIS de Blois, et de JEAN de SAINT-SAMSON, mais indique aussi la forte influence de saint IGNACE de LOYOLA et de la spiritualité des Jésuites FRANCIS ARIAS, Alphonse RODRIGUEZ, Luis de la PUENTE, Balthasar ALVAREZ de PAZ. Il termine :

En conclusion, nous notons que la méthode n’est pas seulement similaire en bien des points à la manière de méditer dans les Exercices, mais que, également, elle conserve des ressemblances avec la même méthode exposée et élargie par les fils spirituels du fondateur de la Société de Jésus. De nombreux points de ressemblance, cependant, sont communs à toute oraison mentale, mais Je développement psychologique particulier et les additions à l’oraison mentale proposés par Saint Ignace et son école (présence de Dieu, colloques durant et après la méditation, examen après la méditation) ont aussi trouvé leur chemin au sein de la réforme de Touraine, tout comme pratiquement dans tout système de méditation après St Ignace. Dès lors, sans aucune exagération nous pouvons dire sûrement que la Méthode présente sa triple division de la prière (mentale, mixte et d’aspiration), l’exercice de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté dans la méditation, les préparations éloignées et approchées, l’entrée en prière (présence de Dieu, acte d’humilité, la grâce à demander appelée direction), et le développement des colloques sous l’influence Jésuite.

Si la fin de cette spiritualité demeure toujours l’oraison contemplative infuse», la voie pour l’acquérir semble ici plutôt passer par une contemplation acquise (la conviction qu’une oraison contemplative acquise par sa propre industrie est accessible à l’homme)» et ensuite une contemplation mixte pour passer à la contemplation infuse. Il n’est pas question chez Maria Petyt de la possibilité d’une contemplation acquise par soi-même.

Il reste en définitive l’influence de son directeur spirituel MICHEL de SAINT-AUGUSTIN; ses livres donnent bien un exposé trop complet (et prudent) des méthodes d’oraison, de sorte qu’on ne peut avec certitude déterminer sa position dans la controverse sur l’activité propre, mais nous avons des indications suffisantes pour penser que dans sa direction personnelle, il insistait sur la nécessité de renoncer à toute activité propre, bien plus fort que la plupart des autorités étrangères de son Ordre au XVIIemc siècle. Par cette conduite, il interpréta vraisemblablement plus la tradition flamande qu’il ne donna l’expression au développement de la spiritualité au sein du Carmel. Et cette tradition est selon nous encore plus fortement présente dans l’œuvre de son enfant spirituelle qu’elle n’était déjà dans sa direction.

Après avoir vu la tendance générale de la spiritualité carmélitaine, il reste maintenant à étudier séparément l’influence des grandes personnalités mystiques de l’Ordre sur son œuvre.

Sainte Thérèse d’Avila

Maria Petyt a choisi le nom de sainte THÉRÈSE comme second nom de religion : Maria a Sancta Teresia. Cela se passa lorsqu’elle demeurait encore au Béguinage de Gand; elle peut aussi y lire déià en flamand les œuvres de la sainte. Encore, avant que, sous la conduite d’ANNE de JÉSUS, fille de sainte THÉRÈSE et fondatrice du premier Carmel réformé de Bruxelles, ne parut en 1610 l’édition espagnole originale du Livre des Fondations à côté de la réédition des œuvres déjà parues en espagnol, les jésuites du collège de Bruxelles, à sa demande, étaient occupés depuis 1608 à la traduction néerlandaise des écrits de sainte THÉRÈSE. Dans le courant de la même année cependant, parut déjà à Bruxelles et à Anvers la traduction néerlandaise du Château de l’âme, par le frère mineur Guillaume SPOELBERCH. Roland van OVERSTRAETEN, S. J., édita en 1609 La Vie de la sainte, en 1613, Le chemin de la perfection. Les années trente connurent une vague de nouvelles impressions et éditions : une réimpression des œuvres espagnoles de 1610, à Bruxelles en 1632 et une nouvelle édition de la traduction de Van OVERSTRAETEN à Anvers en 1634. Une nouvelle traduction de la Vie vit entre-temps le jour à Anvers en 1632; cette traduction faite par un carme, ELIE de SAINTE-THÉRÈSE, fut louée par les contemporains et plus tard par les Bollandistes comme étant la plus précise, et connut de nombreuses rééditions.

En premier lieu, se pose le problème un peu délicat de l’étrange maladie que subit Maria Petyt. La forme et les symptômes que prit son désarroi psychique et physique, semblaient être déterminés par les phénomènes que celui-ci avait pris chez sainte THÉRÈSE d’AVlLA. De nombreux mystiques du reste, semblent, depuis sainte THÉRÈSE, devoir éprouver une maladie nerveuse semblable; même une figure de proue comme Monsieur OL1ER, également au-dessus de tout soupçon d’hystérie ou d’autosuggestion, connut ce stade intermédiaire de déséquilibre physique et psychique. La description de la maladie donnée par Maria Petyt elle-même ne laisse aucun doute sur des symptômes de névrose :

94 Douleurs corporelles insupportables; personne ne comprenait ce que c’était pour des douleurs dont je souffrais; certains jugèrent que cela n’était pas des douleurs naturelles, parce que les remèdes naturels n’aidaient en rien;... il semblait que mon corps était traversé et oppressé de tous les côtés avec des couteaux et des sabres. — Dans la fureur excessive et le choc des douleurs;... lorsque les entrailles me semblaient être arrachées avec violence du corps, ou me blessaient douloureusement comme si j’avais été transpercée par des épées et des poignards. – Parfois je me sentais aussi disposée comme un corps qui n’est qu’une blessure de la tête aux pieds, lequel est manipulé très brutalement et très cruellement avec des mains de fer, armées... Très souvent, j’ai été menée sur un lit de douleurs où je semblais être étirée dans tous mes membres; les nerfs de tout le corps luttaient aussi.

Quelque puisse avoir été la nature de ce désarroi de deux ans, il ressemble de façon frappante, dans le souvenir de la mystique, au mal décrit par sainte THÉRÈSE, et cela jusque dans les images et les termes déterminés :

La violence du mal de cœur, dont j’avais voulu chercher la guérison, était devenue beaucoup plus terrible, de sorte qu’il me semblait plus d’une fois qu’on le déchirait avec des dents aiguës, de telle sorte qu’on craignait même que ce ne fût la rage... j’étais si dévorée par un feu intérieur que tous les nerfs commencèrent à se contracter avec des souffrances tellement insupportables que je ne trouvais aucun repos, ni jour, ni nuit. Après cela, je tombais dans une tristesse profonde. Voilà ce que j’avais gagné. Mon Père me ramena chez lui où les médecins vinrent de nouveau me visiter. Tous me condamnèrent. D’ailleurs, outre tous ces maux, disaient-ils, j’étais frappée d’étisie. Tout cela m’importait peu, car j’étais absorbée par la souffrance qui s’étendait avec une égale intensité des pieds à la tête; et la douleur des nerfs est la plus intolérable...

Ma langue était en lambeaux à force d’avoir été mordue... Mon corps me semblait tout disloqué, et ma tête dans un désordre complet. J’étais toute roulée sur moi-même comme un peloton. Voilà où m’avaient amenée ces quelques jours de si grandes souffrances. À moins d’être aidée, je ne pouvais pas plus remuer les bras, les pieds, les mains, la tête, que si j’eusse été morte. Il n’y a, ce me semble, qu’un seul doigt de la main droite qu’il me fût possible de mouvoir.

Dans son expérience du Christ, Maria Petyt passe par une évolution semblable à celle de sainte THÉRÈSE d’AVILA. Au commencement la perception du Christ ne trouve pratiquement aucune place dans sa vie intérieure. Plus tard, cependant, elle peut écrire :

Hélas! où ai-je été si longtemps sans une connaissance véritable de cette vérité? J’ai été si éloignée de votre humanité glorieuse parce que je ne l’avais pas connue. Vraiment, lorsque j’y remarque mon aveuglement et mon erreur, je pleurerais bien avec Sainte THÉRÈSE qui reconnut aussi y être tombée.

C’est un renvoi clair à l’exposé de la sainte au 10e chapitre de sa Vie. Mais lorsque Maria Petyt, une fois qu’elle a découvert la valeur de l’expérience du Christ, se rappelle la même évolution chez sainte THÉRÈSE, cela montre plutôt l’opposé d’une influence directe par la lecture de ses œuvres.

Lors d’une première lecture au Béguinage de Gand, elle n’en a pas du tout été convaincue : elle faisait alors encore partie de la foule des très purs, des esprits mystiques, qui voulaient s’unir directement à l’essence divine sans faire attention à la médiation du Christ. Elle a été tellement insensible à l’intériorité et à l’humanité de la dévotion de sainte THÉRÈSE au Dieu-Homme que ce trait de la spiritualité thérésienne ne l’a pas attirée à son imitation. D’abord par l’insistance avec laquelle la direction de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN désire d’elle qu’elle concentre l’attention de sa vie d’oraison sur le Christ, Maria Petyt en arrive à considérer cet aspect de la spiritualité de sainte THÉRÈSE pour ainsi dire pour la première fois, et à l’estimer à sa juste valeur. Je dis maintenant avec Sainte THÉRÈSE qu’on ne peut laisser de côté la Sainte Humanité du Christ, sous prétexte d’une plus grande pureté et un esprit plus élevé.

Sainte THÉRÈSE voulait également adhérer immédiatement à Dieu : elle est arrivée à la spiritualité Christocentrique purement par la voie de l’expérience. Cuando se quitaron muchos libros de romance, que no se leyesen, écrit-elle — visant en cela l’Index publié en 1559 par Ferdinand de Valdès, Inquisiteur-Général de l’Espagne, par lequel non seulement de nombreux livres religieux furent prohibés en raison de leur contenu hétérodoxe, mais aussi la lecture en langue vulgaire (romance) d’œuvres mystiques trop élevées et abstruses, comme trop dangereuses pour les âmes simples, — sainte THÉRÈSE se vit privée de sa lecture préférée et de sa nourriture spirituelle, puisqu’elle n’était pas en état de comprendre si bien en latin. Alors le Seigneur lui dit : Ne te mets pas en peine, je te donnerai un livre vivant. Et à partir de ce moment commencèrent les nombreuses visions du Christ qui la menèrent à une grande intimité avec le Dieu-Homme. Sainte THÉRÈSE d’AVILA vit et expérimente cette vie d’union au Christ sans vouloir se donner un compte rendu théorique ou réfléchi de sa place dans la structure de l’expérience mystique. Lorsque plus tard, elle cherche l’explication pourquoi l’âme ne pourrait non plus se détourner du Christ dans les plus hautes phases de la mystique, elle donne une explication pour le moins apaisante : lorsque Dieu retire l’unio plena, et lorsque le mystique ne peut entre-temps s’appliquer à cette oraison élevée, et qu’il doit cependant persévérer par ses propres forces, il est bon, dit-elle, de méditer sur le Christ et sa Passion. En vérité, une petite place pour le Christ, l’unique médiateur, et ceci pas même dans la voie proprement passive d’une vie d’union plus haute.

Maria Petyt aura une vue plus profonde dans la signification de cette voie dans la structure de l’expérience mystique, que la réponse donnée par sainte THÉRÈSE d’AVILA, et se rattachera à nouveau au Christocentrisme de l’école mystique flamande.

De sainte THÉRÈSE, elle apprend aussi à recourir à Saint Joseph, et à lui reconnaître une place importante dans son oraison comme patron de sa vie intérieure. Elle doit sans aucun doute en grande partie à sainte THÉRÈSE le fait qu’elle puisse donner une expression et une forme au monde complexe et mêlé des épiphénomènes de la mystique, avant tout de ses visions, et qu’elle puisse en faire un compte rendu avec un tel esprit de fine observation psychologique. Sainte THÉRÈSE en effet, a été la première parmi les mystiques, à faire quelque chose de plus que de raconter seulement ses visions. Elle a essayé de les classer selon leur nature et d’en dresser une sorte de classement selon les normes par lesquelles elles avaient été psychologiquement observées. S’il est extrêmement hasardeux de vouloir rechercher la vérité ou la véracité des visions, il est évident qu’on peut au moins les examiner d’abord comme phénomène; ce qui n’empêche pas qu’on ait dû attendre pour cela jusqu’à ce que sainte THÉRÈSE d’AVILA parvienne à cette intelligence, et prenne sur elle cette tâche et entreprenne d’en faire

96 une description systématique, demeurée classique depuis. Lorsque sainte THÉRÈSE a sa première vision, elle a 45 ans. Pendant deux ans et demi, elle a pratiquement constamment des visions intellectuelles. Peu de temps seulement après la première vision intellectuelle, elle a une vision imaginaire des mains du Christ. À partir de ce moment, elles deviennent nombreuses; elle voit le Christ surtout comme ressuscité et glorieux. Dans sa vie, elle s’oppose aux visions, surtout aux visions imaginaires, jusqu’à ce qu’en 1560, saint Pierre d’Alcantara l’exhorte à laisser de côté toute crainte et inquiétude à leur sujet.

Dans la relation de ses visions, sainte THÉRÈSE les partage selon un schéma très simple. Elle ne parle pas des visions extérieures dans le sens matériel du mot. On peut les nommer peut-être plus justement corporelles : on considère l’apparition vraie avec ses yeux et ses sens tout comme on observe les autres êtres et objets corporels. De telles visions sont confirmées dans l’histoire. Sainte THÉRÈSE raconte qu’elle n’a jamais eu de telles visions corporelles.

Dans les visions de l’imagination ou imaginatives, — Maria Petyt dira visions imaginaires — on voit l’apparition comme appartenant au monde corporel, non pas de la même manière que les autres objets saisissables par les yeux, mais seulement avec son imagination spirituellement sensible et sensiblement spirituelle, et non selon une réalité grossière. Dans ce genre de visions, on peut voir l’apparition comme hors de soi ou en soi, extérieure ou intérieure. Le passage d’une vision de l’extérieur vers l’intérieur arrive plus chez Maria Petyt que chez sainte THÉRÈSE.

Les visions intellectuelles, pour finir, ne sont perçues que par l’esprit. Ici de même, l’objet peut être contemplé à l’extérieur ou à l’intérieur du sujet, toujours cependant sans aucune forme corporelle, sans aucune image interne ou représentation dans l’imagination. C’est un contact perceptible avec une contemplation des êtres spirituels et non de formes. À partir de cela, ces visions peuvent avoir un degré très variable de précision.

Les visions ne dérangent pas d’habitude le mystique dans son commerce avec le monde qui l’entoure : si elles lui font perdre le contact avec lui, cela devient des extases qui peuvent toutefois arriver sans vision.

Maria Petyt est la première mystique flamande qui fait appel à la classification de sainte THÉRÈSE d’AVILA pour donner une description un peu ordonnée et précise de ses propres expériences visionnaires. Sans l’emploi de ces éléments descriptifs, elle n’aurait peut-être pas réussi à rédiger une relation aussi claire et presque intelligible de ce qu’elle contemple, ni peut-être aussi rendu compte de la nature psychologique de ses expériences. Contrairement cependant à ce qui se passa chez sainte THÉRÈSE, les premières visions de Maria Petyt, du moins les premières dont elle rend ainsi compte, semblent être de nature imaginaire : une représentation qu’elle ne peut éluder, lui est proposée. De même que sainte THÉRÈSE, elle n’a aucune vision corporelle, dans le sens littéral du mot. Ses visions ont souvent aussi un caractère mixte : la même vision commence dans l’imagination comme extérieure, devient ensuite intérieure, et demeure présente comme purement intellectuelle. Les visions intellectuelles sont les seules qui durent plus longtemps, comme par exemple lorsque sainte THÉRÈSE contemple longuement le Christ sans image représentative à sa droite, l’accompagnant partout.

On ne peut trancher pour savoir si Maria Petyt a repris directement de sainte THÉRÈSE cette méthode psychologique de description et de classement. Les éléments de cette méthode, en effet, ne se présentent pas dans la Vie comme un traité séparé, mais apparaissent au fil du récit concret de ses expériences. Il est aussi vraisemblable que MICHEL de SAINT-AUGUSTIN ait donné à sa fille spirituelle une explication selon les éléments et les distinctions de la description thérésienne, ce qui lui permit de rendre compte de ce qui se passait en elle et d’en faire un rapport d’une façon compréhensive, — ou sa disposition naturelle à amener le mot exact, l’expression précise ou les détails typiques fit le reste. Mais comme dans tout classement, si celui-ci n’est pas adéquat, elle s’abritera plusieurs fois derrière un prudent il me semble, lorsqu’elle veut ranger une vision dans une catégorie déterminée.

Sainte Marie-Madeleine de Pazzi

Sainte MARIE-MADELEINE de PAZZI était alors la très récente, populaire et quelque peu exceptionnelle sainte du Carmel de Florence. Sa provenance d’une famille aussi mal famée que célèbre rehaussait encore la force d’attrait qui en émanait. Il pourrait difficilement en être autrement que quelqu’un qui occupait une place jusque dans la vie spirituelle de l’Orde, ne tombât sous l’impression de la vie très merveilleuse de cette sainte. Est-ce que cela ne favorisa pas chez Maria Petyt une inclination déjà présente pour le visionnaire? Ainsi, lorsqu’elle contemple le Christ à sa droite :

La vision de sa Sainte Humanité arrive comme un éclair qui passe rapidement; Il reste ensuite à ma droite, comme dans l’obscurité, sans Le voir; néanmoins je Le perçois, et je sais qu’il est là de par une expérience si sûre et si spirituelle que je ne peux en douter.

Inévitablement, le lecteur se souvient ici de la célèbre vision de sainte THÉRÈSE, où elle défie les letrados d’expliquer quelque chose de pareil. Maria Petyt ne semble cependant pas avoir seulement pensé à sainte THÉRÈSE, mais aussi à sainte MARIE-MADELEINE de PAZZI :

J’ai été presque étonnée de ce que je ne sentais et n’avais pas un plus grand feu d’amour, ni aussi quelque consolation extraordinaire... Lorsque je m’étonnais de la sorte, j’eus, à ma consolation, une réponse, à savoir que notre sainte Sœur Madeleine de Pazzi a aussi eu dans les dernières années de sa vie, beaucoup de ravissements et de visions, desquelles elle écrit avoir tiré peu ou pas de douceur pour la partie inférieure.

Elle s’adresse même à la sainte pour la prier expressément d’obtenir une consolation extraordinaire :

Le jour de la fête de notre Sainte Marie-Madeleine de Pazzi, je me suis spécialement réfugiée auprès de cette sainte Sœur pour qu’elle daigne me recommander à l’Aimable Mère et à l’aimable Père, et à mon Bien-Aimé, et par eux à la Très Sainte Trinité, pour pouvoir obtenir quelque bienfait spirituel : – ceci après quelques jours de déréliction; et en effet, elle reçoit la présence perceptible et la visite du Christ.

98 Une étude détaillée montre de nombreux points de ressemblance. Mais il serait prématuré d’en conclure à une influence. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne les descriptions du mystique commerce d’amour. Un dialogue entre l’âme et le Christ, sur le thème du Cantique :

Le Christ : Je t’ai appelé et tu n’as pas répondu.

L’âme : Je vous ai cherché et ne vous ai pas trouvé, concorde dans les variantes et les modulations avec un pareil dialogue chez sainte MARIE-MADELEINE de PAZZI. Cela nous semble être beaucoup plus un parallélisme qu’une influence, car deux mystiques ne sont-elles pas deux âmes aimantes, vivant â la même époque, et ne donnent-elles pas spontanément la même expression à leur amour?

Ce qui nous fait conclure à un parallélisme plutôt qu’à une influence, c’est que la mystique de Maria Petyt n’a rien de l’extatique spectaculaire de sa consœur italienne : c’est pour cela qu’elle demeurera toujours trop dans le doute quant à l’authenticité et la valeur des épiphénomènes mystiques. Il semble bien qu’elle ait connu la sainte par la lecture et non seulement pour en avoir entendu parler. Il y avait alors, en effet, déjà dans les Pays-Bas des biographies de sainte MARIE-MADELEINE de PAZZI, dont la plus répandue et la plus complète : Het wonderbaer leven van de Salighe Maghet Maria Magdalena de Pazzi, par Petrus WEMMERS, éditée une première fois en 1643, et une seconde fois en 1653. Elle a cependant pu avoir lu la vie de la sainte dans les nombreuses traductions françaises, répandues en ce temps-là. Car il est certain que Maria Petyt connaissait bien le français (Il n’existait aucune traduction néerlandaise de JEAN de SAINT-SAMSON, Cf. infra). En effet, on s’adresse à elle pour la traduction de lettres spirituelles difficiles écrites en français, un peu obscures et trop abstraites dans les termes, ce qui suppose qu’elle était suffisamment familiarisée avec la littérature mystique d’alors, tant française que flamande, pour en maîtriser la terminologie, et que sa connaissance était connue et appréciée. Une autre fois, elle remarque un sentiment de vanité au sujet de l’élégance d’une lettre qu’elle venait de rédiger en français, ce qui n’aurait pas été le cas si elle ne possédait mieux le français que les gens de son milieu à Malines; pour montrer son humour simple et délicieux, on pourrait raconter avec ses propres paroles ce petit incident :

La tentation (de vanité) trouvait son fondement dans une de mes lettres écrite en français parce qu’elle fut composée et rédigée, il me semblait, avec bonne grâce et bon jugement; il me semblait que quelqu’un me disait souvent dans l’oreille, mais que c’est bien écrit et avec quel bon jugement; et il ne semble pas que ce soit le travail d’une femme;... voyez un peu, mon Révérend Père, quel pot de vanité je suis.

Il n’est pas invraisemblable qu’avec l’éducation soignée qu’elle reçut dans une famille aisée de commerçants du XVIIe siècle, elle connût un peu l’espagnol. Régulièrement, des officiers espagnols étaient logés chez eux, et elle raconte dans sa biographie que l’un deux lui faisait la cour; son demi — frère Ignace fit un voyage en Espagne — probablement un voyage d’affaires ou d’études, dont il ne revint pas : il s’est noyé en Espagne, alors qu’il nageait, à cause d’une crampe dans la jambe. Sa famille occupait aussi un certain rang social : son autre demi-frère, Jacques Warneys était tuteur de la ville de Hazebrouck, collégial de la Cour de Cassel etc. et reçu après la mort de Maria Petyt la charge de publier sa Vie. Il semble qu’une partie de la bourgeoisie aisée était certainement familiarisée avec l’espagnol.

Saint Jean de la Croix

Dans les écrits de Maria Petyt, saint JEAN de la CROIX n’est mentionné qu’une fois par son nom :

Il arriva qu’un jour par hasard, lisant le catéchisme de S. Thérèse, je tombais sur un passage où la Sainte Mère faisait mention de quelqu’un qu’elle savait être attaché à la Sainte Croix, et désirer avec une telle affection une conformité parfaite au Christ souffrant, qu’il priait Dieu de ne lui jamais donner aucune consolation, douceur ou quoi que ce soit qui soit agréable à la nature, mais qu’il le fasse marcher par la voie douloureuse (celui que je suppose être Saint Jean de la Croix) pour la raison que l’amour de Dieu le plus pur s’exerce plus parfaitement dans cet état, et se conserve sans mélange de quoi que ce soit de propre. — Lorsque je lus cela, il me fut aussitôt représenté si je voulais avoir un tel courage et prendre une résolution virile pour renoncer pareillement à toute consolation et aller par le chemin de la nuit... Un autre jour au matin, toute grâce sensible m’a été retirée, me laissant seulement la volonté raisonnable.

Sans qu’il soit nommé, on découvre en beaucoup de lieux dans la Vie, de nombreuses réminiscences du mystique espagnol. L’étude de son influence sur la spiritualité et la mystique de l’auteur n’est certainement pas facile : tout d’abord, parce que son œuvre est susceptible de beaucoup d’explications. Ainsi on peut facilement y retrouver ce qu’on veut et au besoin projeter avec violence son propre système dans l’œuvre du saint, comme le fait par exemple GARRIGOU-LAGRANGE, pour y trouver l’explication de l’expérience mystique par les dons du Saint-Esprit; une telle méthode apporte un maximum à la clarté et un minimum à l’objectivité, et a été directement qualifiée par WlNKLHOFER de konstruktion und Fiktion. Indubitablement, saint JEAN de la CROIX a été le grand maître qui a fondé la mystique sur les fondements théologiques solides d’une théologie thomiste. Mais, si fidèlement que saint Jean de la Croix s’en tienne à saint Thomas, si thomiste que soit le fondement de sa théologie, on ne trouve pas dans ce sens fondamental, même chez saint Jean de la Croix, tous les éléments de doctrine, qui, chez saint Thomas, jouent un rôle important dans la synthèse mystique....

Ici aussi tout le thomisme du saint est un thomisme transposé, mystiquement décalé, varié,... un déplacement qui résulte en partie d’une application consciente unilatérale des principes thomistes à la

100 vie mystique. On voit ici de nouveau que le mystique s’accroche aux expressions et enseignements déjà existants, pour exprimer une expérience tout à fait personnelle et originale. Et cette expérience même prendra nécessairement corps (Gestalte) chez quelqu’un avec une formation intellectuelle déterminée, développée dans une tradition ascétique et spirituelle, formée par la lecture et la méditation, également personnelle, de ce qu’il a lu.

Et ceci nous amène à une deuxième raison pour laquelle il est facile de déterminer l’influence spirituelle de saint JEAN de la CROIX sur l’œuvre de Maria Petyt, mais il est difficile de la préciser : sa pensée a été profondément influencée par la mystique du Nord. Non seulement l’étude préliminaire de GROULT, exclut tout doute à ce sujet, mais aussi la sévère dissection de MARECHAL et de REYPENS. Même BRUNO de JÉSUS-MARIE admet du reste que cette influence atteignit saint JEAN de la CROIX, soit directement, soit par une voie détournée par BLOSIUS, car ce dernier avait beaucoup travaillé la tradition mystique néerlandaise. Finalement, les confrères religieux espagnols du saint le reconnaissent : CRISOGONO de JESUS SACRAMENTADO atteste du Pseudo-Tauler : es sin duda el autor que mas profunde huella dejô en el spiritu y en las obras del gran maestro carmelita, a juzgar por las reminiscencias que se advierten en sus libros. Dom HUYBEN a péremptoirement démontré que les Institutiones Taulerianæ, éditées en 1543 par CANISIUS comme TAULER’s Lerunge, ne contenaient presque rien de TAULER, mais reprenaient des chapitres entiers de RUUSBROEC et qu’elles sont de plus un bouquet de la mystique néerlandaise. CANISIUS explique simplement qu’il venait de trouver ces écrits — neüw gefunden, — tandis que SURIUS, dans la traduction latine qui se diffusera dans toute l’Europe, vit clairement le problème et laissa alors aussi entendre que aliorum aeque illustrium virorum quædam admixta sunt.

REYPENS pense que saint JEAN de la CROIX est entré en contact directement avec les œuvres de HERP et peut-être de RUUSBROEC :

Lorsqu’on se met convenablement devant les yeux les circonstances de temps, on pourrait se demander si saint JEAN de la CROIX serait facilement parvenu aux pays des Alumbrados et de l’Inquisition, a traduire en paroles son expérience purement personnelle de la contemplation divine, sans les exemples puisés dans la fréquentation du passé au long des œuvres de Ruusbroec et de Herp. Il trouva bien chez saint Thomas quelques distinctions utiles, mais pas de voie toute tracée. Il a bien pu trouver quelques éléments chez Seuse, dans son Büchlein der Wahrheit, mais il ne l’a pas lu, car cela n’était pas traduit en latin. Le Pseudo-Tauler, que saint Jean de la Croix semble avoir connu, ne pouvait lui fournir tous les points (c’est-à-dire traités dans cette étude) dans leur totalité. Mais, à côté de Ruusbroec lui-mème, Hendrik van Herp, qu’on pourrait appeler le meilleur propagandiste de ce dernier, et qui de plus en plus semble avoir été très répandu en Espagne, le pouvait.

Quoiqu’il en soit, même du côté espagnol, on conclut actuellement : Qu’il existe dans les livres du sublime Réformateur du Carmel des réminiscences de Ruysbroeck, c’est une chose qu’on ne peut nier, sinon par ignorance. Ces derniers mots, assez acerbes dans un travail scientifique, sont peut-être dirigés contre les compatriotes de l’auteur qui se consacrent entièrement à la pure hispanité de leur grand maître.

Quelques traits dans l’œuvre de Maria Petyt, incontestablement san juanistes et donc modernes dans la mystique néerlandaise du XVIIe siècle, sont les descriptions des douloureuses épreuves comme nuits, qu’elle doit traverser, une première fois dans la maladie et la tentation : elle y apprend sa propre impuissance et expérimente que cela n’est pas par sa propre œuvre ni sa bonté naturelle qu’on peut faire quelque chose; une seconde fois dans un long état de déréliction (1674), qui la priva de toute consolation ou nourriture pour les puissances sensibles et qui purifia même son esprit, son imagination et sa mémoire, afin d’adhérer à Dieu sans image, sans mélange de son activité propre, avec seulement une volonté droite.

La disposition à laquelle elle parvient finalement dans son attitude face aux épiphénomènes mystiques, rejoint également l’enseignement du docteur espagnol, selon la doctrine exposée dans les deux premiers livres de La Montée. Cette attitude revient à ceci : à ces illuminations, (illusion ou pas) je ne puis rien faire si je veux me soumettre simplement à la volonté de Dieu, Il saura comment tout peut tendre à sa gloire et à ma sainteté; je ne peux même pas y accorder de l’importance :

S’il arrivait que le mauvais esprit pensât me tromper par quelque chose, se transformant en Ange de lumière, il n’a aucune chance en moi, ni aucune prise, car je ne me fixe nulle part sur un appui, ni ne fait grand cas de quelque vision, représentation, etc., mais je laisse passer outre de façon résignée, sans jamais y fixer mon cœur ou mon affection, laissant ce qui est, sans juger définitivement si cela est bon ou mauvais. Pour autant que ces choses me conduisent à une profonde connaissance de mon propre néant, à la pureté intérieure et à la simplicité de l’esprit, à l’exercice des trois vertus théologales, une grande foi, une espérance ferme et une forte charité pour le prochain pour Dieu, et

102 jusqu’à la fuite de toute imperfection, même la moindre, j’y adhérerais ainsi, mais dans la mesure où je ne trouverais pas cela, je tiendrais cela pour suspect.

Grâce à la solidité de cet enseignement, elle peut se permettre

D’être parfois étonnée de Sainte Thérèse et d’autres Saints qui furent si oppressés et angoissés lorsque les Pères spirituels jugèrent que dans leur esprit s’y était mêlée quelque illusion; il me semblait que je ne pourrais prendre à cœur avec angoisse un tel jugement, mais j’aurais tout recommandé à Dieu, et serais demeurée tranquille pour le reste et sans anxiété quant à la droiture de mon âme et ma sincère opinion.

Et le paragraphe suivant reprend presque littéralement l’enseignement du troisième Livre de la Montée, qu’elle n’a jamais pu personnellement mettre en pratique avec toute la tranquillité d’âme :

Pour la constante pratique de la nudité susdite, et la pauvreté d’esprit, mon Bien-Aimé m’enseigna intérieurement très clairement comment je dois apprendre à renoncer entièrement l’esprit à la nature, et aussi semblablement à tout ce qui arrive dans l’esprit, de sorte, (pour ainsi dire), que je n’en aie aucune connaissance ni savoir, mais que tout doive lui être tenu caché; car la nature corromprait tout par sa corruption, aussitôt qu’elle y ferait quelque réflexion par quelque connaissance ou savoir.

On compare ce conseil avec les normes tenues par saint JEAN de la CROIX :

Et je dis que l’âme, pour obtenir ce bien, ne doit jamais faire de réflexion sur les choses claires et distinctes qui ont passé par elle surnaturellement, pour conserver en soi les formes, figures et notices de ces choses. Car il faut toujours présupposer que tant plus l’âme retient quelque appréhension naturelle ou surnaturelle distincte et claire, tant moins elle a en soi de disposition et de capacité pour entrer dans l’abîme de la foi, où s’abîme tout le reste. Parce que (comme nous avons donné à entendre) titilles formes ni notices surnaturelles qui puissent tomber dans la mémoire ne sont Dieu — et l’âme, pour aller à Dieu, doit s’évader de tout ce qui n’est point Dieu. îl faut donc aussi que la mémoire se défasse de toutes ces formes et notices pour s’unir avec Dieu en espérance parfaite et mystique.

On remarque aussi l’influence de saint JEAN de la CROIX dans la terminologie de la vie d’union, mais elle ne sera pas directe, car nous trouvons ses expressions dans toute la littérature mystique du XVIFmc siècle. Tandis que les anciens flamands, avec RUUSBROEC, parlent seulement d’une union sur-transformante dans le Très-Haut, union à Dieu rarement atteinte dans la vie contemplative de Dieu, dans laquelle on participe à la vie intime de Dieu par une participation immédiate, depuis saint JEAN de la CROIX, la transformation d’amour exprime également Yitnïo plena dans laquelle l’homme devient un avec Dieu par la volonté, avec suspension comme si c’était de sa propre activité de l’esprit, par laquelle Dieu est expérimenté comme l’Obscur, - pas encore scion un mode divin, c’est-à-dire par une mise en action surnaturelle de ses puissances, tant de l’entendement que de la volonté. La différence entre l’union transformante dans la vie contemplative de Dieu et l’union par la volonté qui n’était plus exprimée dans la terminologie du XVIIe siècle, était encore clairement distinguée dans l’école de RUUSBROEC. Lui-même utilisait pour cela les images du feu et de consumation de l’esprit : de la haute phase mystique de l’union de volonté, l’esprit brûle, mais dans la phase plus haute, la phase transformante, il se consume :

Dans l’état précédant (c’est-à-dire dans la vie à Dieu) cet esprit sent en lui en feu perpétuel dans l’amour; et dans cet incendie d’amour, il ne trouve ni commencement ni fin; et il se sent lui-même un avec cet incendie d’amour. L’esprit demeure constamment brûlant en lui-même, car son amour est éternel; et il se sent toujours consumant dans l’amour, car il est absorbé dans cette transformation de l’unité de Dieu. Parce que cet esprit brûlant dans l’amour exige qu’il se remarque lui-même, il trouve distinction et altérité entre lui et Dieu; mais lorsqu’il se consume, il est un et n’a aucune différence. Et dans cette mort d’amour, là commence la manifestation de Dieu et cette vie éternelle... Et cette lumière divine est donnée dans le fond simple de l’esprit, parce que l’esprit reçoit cette clarté, qui est Dieu même, au-dessus de tout don et au-dessus de toute opération des créatures dans cette vacuité vide de l’esprit, parce qu’il s’est perdu lui-même, au moyen de l’amour délectable et a reçu sans intermédiaire cette clarté divine. Et il devient sans cesse cette clarté même qu’il reçoit.

On a perdu cette ancienne distinction flamande entre les deux expériences mystiques dans l’œuvre de Maria Petyt, et la surtransformation comprend autant la transformation d’amour chez saint JEAN de la CROIX que l’union affective plus profonde comme la plus haute contemplation de Dieu avec Dieu.

Jean de Saint-Samson

Un autre religieux de son Ordre, dont l’auteur semble avoir subi l’influence est JEAN de SAINT — SAMSON. Cet artiste aveugle, peu connu, attrayant et aussi aimé par ses contemporains, qui se fit lire les œuvres des mystiques des Pays-Bas, organiste à Paris et plus tard frère lai à Rennes, était l’inspirateur de Thibault dans la réforme de Touraine, et un mystique d’une rare éminence. Parmi les mystiques de langue romane, écrit REYPENS à son sujet, Jean de Saint-Samson semble bien être celui qui a le mieux profité de la doctrine de Ruusbroec. On sent de suite que sa vie mystique personnelle est au même niveau que celle du prieur de Groenendael,... on pourrait l’appeler le Ruusbroec français.

Le même problème que pour saint JEAN de la CROIX se pose pour l’étude de son influence : dans quelle mesure apporte-t-il quelque chose de nouveau dans l’œuvre de Maria Petyt, et dans quelle mesure apporte-t-il seulement une confirmation de la tradition flamande dans laquelle vit l’auteur? Ses œuvres parurent à Rennes en 1658-1659. Grâce aux relations intenses entre le Carmel de Rennes et la province flamande, ses œuvres parvinrent très vite en Flandre. Nous n’en connaissons aucune traduction néerlandaise. Le fait que JEAN de SAINT-SAMSON passe en France pour être un auteur très difficile, ne désarme pas Maria Petyt, car sa difficulté réside principalement dans le fait qu’il reprend les contemplations élevées de RUUSBROEC, et les exprime dans un style et un vocabulaire très personnels, ce qui fait passer sa langue, en comparaison avec celle de ses contemporains français, comme un peu particulière et étrange.

Maria Petyt le cite seulement deux fois par son nom, et encore deux fois dans le même passage de son œuvre :

Notre vénéré frère, Jean de Saint Samson savait abondamment parler de tel état douloureux et les a beaucoup éprouvés, et il noble la même paix mort mystique de l’esprit, et le purgatoire de l’amour, état dans lequel les mystiques agissent si étrangement que les autres les condamnent.

Je ne peux m’empêcher de soutenir d’une part, que le Bien-Aimé m’envoie souvent quelque disposition douloureuse, d’une part pour l’exercice de l’humilité, d’autre part pour une plus grande et plus complète purification de l’âme en toutes choses, même des plus petites, aussi passagères que les fautes vénielles, sans laquelle cette vie ne peut pas bien exister; c’est pourquoi notre cher Frère Jean de Saint Samson appelle cet état ou cette disposition d’âme, le Purgatoire de l’amour et une mort mystique et cruelle, qu’il semble avoir très souvent endurée, disant au chapitre 12 de sa Vie 75 qu’il lui était très commun et très fréquent d’endurer un tel état et une telle mort d’amour.

Les textes parallèles relatant les états que Maria Petyt décrit sont les suivants :

Avant que l’âme défaille tout à fait à son opération en Dieu, il lui a fallu souffrir les profondes et mortelles rigueurs de fervente humilité en un temps et plus que fervente en un autre; en nudité, mort, renonciation, perte,… sans aucun appui ni consolation.

L’excellente sainteté dans les hommes est inconnue, d’autant qu’il faut continuellement expirer en Dieu; de sorte qu’a mesure qu’ils sont élevés et subtils, les morts sont subtiles, aiguës et profondes et produisent dans l’effort de leur douleur de terrible effets au-dehors…

Certains plus intimes amis de Dieu sont tourmentés en l’esprit et au corps : d’autres sont délaissés sans sentiment, consolation ni connaissance en l’esprit; et dans ces langueurs ils sortent quelquefois par des paroles à des excès étranges, qui les font juger comme forcenés. Mais ceux qui ont passé par ce triste et affreux désert en jugent bien autrement. Ces excès expriment la véhémence des tourments d’amour, qui supprime en eux radicalement la vie, d’une manière inconcevable, et ils sont pendant tout ce temps la perdue inconnuement en Dieu.

La religion est sans aucun doute un vrai martyre, et le purgatoire du vrai religieux, pourvu qu’il vaque à Dieu en la vraie et parfaite réformation de soi-même; par laquelle il se résolve de vivre comme s’il n’y avait que Dieu et lui en tout le monde… On ne voit en un tel religieux que crucifiement, que mort, que paroles et œuvres de mort, qui contiennent en soi esprit et vie.

Mais cela même est tout le plaisir du… véritable religieux : il sait par savoureuse expérience que cela est son purgatoire et son amoureux martyre. Car tout ainsi qu’en purgatoire il y a spécialement un certain temps, douleur amour et délices, qui accompagnent leur douleur, au moins si elles sont parfaitement véritables. Et on ne saurait dire les maux, les croix, les traverses et angoisses qui arrivent de toutes parts, en un certain temps, au vrai Religieux.

Ou remarque combien Jean de Saint Samson insiste sur une mort intérieure complète, sur un renoncement aussi total, qu’on pourrait tenir, selon une première impression, pour trop extrême, pour ne pas dire exaltée et inhumaine. Cependant cet aspect de sa spiritualité semble toucher de la façon la plus profonde l’auteur flamande. Il n’est dès lors pas étonnant qu’on retrouve son influence dans l’étude d’un des aspects les plus marquants de sa mystique, la doctrine de l’anéantissement.

Chapitre VIII : Mystique de l’anéantissement

Au début, Maria Petyt fit connaissance avec l’expérience de son néant et de l’impuissance humaine, dans la purification de la nuit mystique. Lorsque Dieu se montre ensuite à nouveau à l’âme, il n’existe aucun danger que celle-ci aille encore nourrir des illusions sur sa propre capacité ou incapacité : elle demeure par le moyen des plus hautes grâces confirmée dans la conscience vivante de sa propre impuissance. Tant que l’auteur édifiait une spiritualité sur cette expérience constamment présente, celle-ci semblait présenter les caractéristiques d’une grande passivité. Passivité, qui cependant n’implique pas quiétisme, car elle trouve sa place dans l’expérience mystique où toute industrie propre de l’homme vient troubler l’œuvre de Dieu dans l’âme. Cette défiance à l’égard de soi-même va cependant de pair avec une grande confiance dans l’inspiration et la conduite de la grâce : passivité face à son initiative ascétique propre et ainsi presque tout le temps prise soi-même, mais docilité humble et sincère et disponibilité jusqu’à l’extrême à la volonté de Dieu lorsqu’elle se manifeste. L’extrême renoncement à tout ce qui est purement humain s’appelle : cet anéantissement humain pour que l’homme puisse être totalement réceptif de Dieu. Ainsi, le passage par la nuit de la purification devenait source de contemplation supérieure, — avant que, à son tour, celle-ci ne devienne source d’une nouvelle vie mystique spécifique.

Selon son témoignage, cette contemplation vient directement de Dieu, et n’a pas été influencée par les lectures précédentes ou par une direction déterminée : c’est pendant qu’elle demeurait très petitement plongée dans cette profonde vallée de l’humilité, en toute paix, hors de toute prétention ou attente, que son Aimé, laissa luire et briller de façon inattendue un clair rayon divin, comme d’un clair soleil dans son âme.

Ce divin rayon passager me donna quelque lumière pour voir et connaître quelques propriétés et conditions du néant, ou d’une âme anéantie; ce qui fait avancer le vrai anéantissement, ou le fait reculer, et ce qui lui est contraire, mais je ne vois pas bien comment pouvoir exprimer cette notice si clairement, comme elle m’a été éclairée; je compris et je vis que le véritable néant Dieu, n’est pas recevable et que tout mon regard et mon effort devait être de l’obtenir parfaitement et de le posséder de façon durable pour la raison que Dieu peut seulement vivre librement dans une âme anéantie, et en elle et par elle, Il peut réaliser ses désirs les plus chers.

Et après cet exposition du principe, c’est-à-dire la raison pour laquelle ce non-être humain est demandé, elle passe à sa description : qu’est-ce que cela sous-entend comme attitude spirituelle intérieure de la part de l’homme?

Ce Rien consistait, il me semblait, en une mort complète tant dans l’homme intérieur qu’extérieur, en fout temps et tout état sans plus jamais vivre un peu pour tolérer ou sentir quelque amour naturel ou attachement à quelque créature hors de Dieu; le Rien laissant toutes choses abandonnées en Dieu, les anéantissant et les perdant en Lui; le fond intérieur doit en être très vide, sans souci et sans image, sans y adhérer en dehors de Dieu, avec une réflexion arrêtée.

Jusqu’ici on demeure vraiment dans la sphère normale de l’enseignement de la perfection chrétienne, bien que ce soit à un haut degré, plus pur : le renoncement à tout le créé et à toute attention pour celui-ci, pour adhérer seulement à Dieu. Les mots regard et efforts montrent que l’auteur parle de sa disposition ascétique, de son propre effort actif ou du moins de ses désirs. Un tel renoncement exige constamment une certaine réflexion sur soi-même, une fixation de l’attention sur son propre savoir pour le purifier de toute adhésion hors de Dieu. Le vrai anéantissement doit se passer d’une plus noble, avec plus de simplicité, dans le sens mystique de ce mot; il doit aller plus loin, jusqu’à l’oubli et la perte de soi-même, et le non-être de tout retour sur soi. Si cela est peut-être une disposition d’esprit osée dans la pratique de l’ascèse, en mystique, elle est nécessaire pour rendre possible la grande Rencontre, la perte de soi-même et la prise complète en Dieu. La réalisation de cette mort à soi-même qui atteint la conscience personnelle, et de cet anéantissement, appelle son opposé : elle devient une vie

108 jaillie du Tout divin à la place de celle jaillissant du je personnel : comme une étincelle dans un feu dit l’auteur, et ici aussi son expression confine presque jusqu’au panthéisme, comme seul le mystique catholique peut le faire, sans y tomber. L’auteur expérimenta déjà personnellement ce fait en en ayant en même temps l’intelligence :

Il me fut intérieurement enseigné, comment je devais exercer, humilier et amoindrir l’âme humiliée décrite plus haut, et l’anéantissement de mon moi-même d’une manière moins imagée et plus noble, dans une plus grande solitude, simplicité et intimité laquelle apporte avec elle aussitôt l’oubli et la perte de moi-même et de toutes les choses en dehors de moi, dans un état comme étant absorbée par la grandeur incommensurable de Dieu, comme une petite étincelle qui étant jetée dans un grand feu, devient invisible.

C’était un heureux engloutissement et perte; il m’aurait été bon de pouvoir toujours y demeurer, car étant dans cet état, je n’aurais pu pécher, puisque alors toutes ses puissances sont privées de la partie sensible et sensuelle et opèrent librement, dans une sujétion totale à l’esprit et de l’esprit à Dieu.

Ces dernières paroles disent directement ce que la mystique éprouve. Si elle avait pu supposer leur publication éventuelle, on pourrait se demander si elle aurait employé les mêmes expressions. Tirés de leur contexte, ses mots en effet signifient : la perte de soi-même confiné à l’élévation de la responsabilité personnelle et éthique, et l’impuissance à pécher peut avoir le son du pur enseignement des Alumbrados. L’auteur cependant, se corrige instinctivement : il ne s’agit pas à proprement parler d’une exaltation de la personnalité, mais d’une soumission parfaite à Dieu.

Cet anéantissement devient une source de profonde expérience de soi-même, et tend à devenir une faim et une soif de diminuer et de s’enfoncer toujours plus, jusqu’à la non-mesure du don. Bien que ses écrits soient un rapport de sa vie intérieure, elle se laisse aller rarement à un épanchement de sentiments. Elle vit la mystique perte de soi tellement comme un sommet de la volupté spirituelle, qu’elle y consacre les pages les plus lyriques de son œuvre. De même que les autres mystiques écrivent un canticum amoris, Maria Pctyt écrit dans notre littérature une rare exaltation du Néant.

Par quelque enseignement et lumière que le Bien-Aimé infusa subitement dans mon âme, je compris que je devais tâcher, dans cet état ou dans une autre disposition d’esprit, de demeurer anéantie, comme un pur et simple Néant, à savoir, selon toutes les propriétés du Néant, que le Bien-Aimé explique, c’est-à-dire le Néant ne connaît aucune privation ou non-privation, abondance ou disette, jouissance ou manque, richesse ou pauvreté d’esprit; le Néant demeure toujours et partout un Néant; le Néant n’a ni joie ni tristesse, un Néant n’a aucun souhait, ni désir, ni choix; un Néant ne peut craindre, ni espérer; un Néant ne ressent de peine ou de douleur en aucune chose ou accident, parce que toutes choses pourraient se tourner sens dessus dessous, ou se retourner, que ce soit immédiatement par Dieu, ou par quelque créature ou par la permission de Dieu.

Un Néant demeure tout le temps silencieux et tranquille, d’âme égale, libre d’esprit, un et toujours le même; car un Néant n’adhère à aucune affaire, ni ne possède rien avec propriété; toutes choses sont pour le Néant un et une même chose, car le Néant sait prendre toutes choses, comme une en Dieu ou comme fondues en Dieu; ce pur Néant, ou âme anéantie coule toujours, penche vers son centre qui est Dieu; car elle a brisé toutes choses et elle-même, et a passé au-delà, et est simultanément avec les créatures et parmi elles engloutie en Dieu, ou bien volant au-dessus d’elles, et élevée en Dieu : le Néant a disparu dans le Tout divin.

L’auteur parle maintenant de cet enseignement de l’anéantissement comme immédiatement communiqué dans son expérience mystique. Mais aurait-elle exprimé une telle expérience dans des termes si précis et si fixés, aurait-elle donné un tel relief à cet aspect d’anéantissement de son expérience si le fond pour une telle expérience n’avait été préparé par la lecture ou par le milieu spirituel? Notre auteur n’appartient pas à ce qu’on pourrait directement appeler une école de la mystique de l’anéantissement, qui représentait, surtout au XVIe et au XVIIe siècle un fort courant au sein de la vie religieuse et contre lequel on a réagi autant que possible de la part des autorités ecclésiastiques? Car, bien qu’orthodoxe dans l’enseignement, une application absolutiste de celui-ci présente de grands dangers. Et par quelle voie, en définitive, Maria Petyt a-t-elle été influencée par la doctrine de cette école?

Nous sommes enclins à croire que l’enseignement de l’anéantissement a pris une place bien grande dans la direction spirituelle de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN. On ne le trouvera pas édité de façon aussi expressive dans ses écrits que dans ceux de sa fille spirituelle. Mais il nous semble qu’on doive attribuer à sa prudence le manque d’une terminologie expressive dans ce sens-là : son enseignement aurait trop facilement fait l’objet d’une interprétation quiétiste. Il est cependant un des éléments fondamentaux sur lequel se fonde sa spiritualité : tout son traité Vande verloogheninge syns selfs en van alle dinghen traite de cette doctrine. En vérité, il y parle constamment d’une âme se renonçant, mais le lecteur est spontanément enclin à attendre plutôt à chaque instant l’expression l’âme anéantie. À cause de la fausse interprétation qui pourrait être donnée au mot anéantissement de la part des quiétistes ou des autres, il se tient de préférence, comme théologien, aux termes comme mortification, mort d’amour et renoncement, mais parfois il laisse échapper sous sa plume le mot évité :

Des traits trompeurs d’amour propre feraient presque sombrer le courage comme si/nous ne pouvions jamais nous en défaire; mais cela même doit nous servir à nouveau de matière à une nouvelle mort et abandon de nous-mêmes en Dieu,/Lui laissant/de nous y laisser parvenir/ou ne pas parvenir,/sans y prétendre/ou ne pas y prétendre, mais laissant cela à la Providence divine,/et y avançant comme aveuglément,/faisant toujours dans la plus grande fidélité ce qui est en nous,/sans plus,/et purifiant constamment notre jugement,/et tâchant d’écarter toute réflexion propre. D’après cela,/lorsque nous nous trouvons sans motions, nous devons alors nous vider de toute prétention,/souhait,/désir,/réflexion, par un anéantissement actif,/et nous abandonner entièrement en Dieu.

Dans sa conduite personnelle, il semble cependant avoir pris moins de recul devant cette terminologie : dans une lettre inédite à la Godtvruchtighe Suster Françoise Engrand, Geestelijcke Dochter tot Mechelen, membre de la petite communauté de Maria Petyt, il écrit :

J’espère que vous êtes un très petit ver, qui, en son temps gisant dans sa propre toile ou son cocon, par la force de Dieu, sortira et recevra des ailes pour voler; persévérez donc dans le nid de votre néant, attendant en silence, le temps où Dieu vous prendra.

Seules les lettres probablement non conservées à Maria Petyt pourraient montrer précisément la mesure du rôle joué par l’anéantissement dans sa direction spirituelle.

Maria Petyt cependant vit le néant sur un autre plan : chez MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, c’est un exercice ascétique, actif, et offrant peu de matière pour l’expérience mystique de son propre néant face au Tout de Dieu. Il manque précisément ce contraire de l’expérience du Néant, qui n’est rien d’autre que l’expérience du Tout divin, et l’expérience ascétique laisse seulement la place à une soumission abandonnée au Seigneur, mais il ne constitue aucune source pour éprouver l’engloutissement dans l’abîme de Dieu. C’est pourquoi il est évident qu’on ne peut chercher auprès de sainte THÉRÈSE d’AVILA l’inspiration de l’anéantissement de Maria Petyt, chez qui ce renoncement est également l’expression d’une règle de vie ascétique contenue dans ses vers célèbres :

110

Nada te turbe,

Nada te espante

Todo se pasa...

Il est établi que les nuits de la purification dans lesquelles l’âme apprend à renoncer a toute certitude humaine, forment un enseignement de l’anéantissement chez saint JEAN de la CROIX, et que c’est précisément cet aspect de son œuvre qui fit la plus profonde impression sur l’auteur. Chez saint JEAN de la CROIX en effet, tant dans la Montée du Carmel que dans La Nuit obscure, nous avons substantiellement un anéantissement mystique et non seulement ascétique, tant dans la purification active, comme préparation, que dans la purification passive entièrement. Il est même établi comme un programme dans les versets qui précèdent et qui résument la Montée :

Para venir del todo al todo

Has de nagarte del todo en todo.

Ce poème contient également un Canticum negationis, mais jamais une connaissance expérimentale du Néant comme contenu spirituel sur soi-même, ni comme engloutissement dans le Néant dominant la conscience, car la conscience, le mot et le vers se meuvent dans un rythme de balancement entre le nada et le todo, avec l’attention du mouvement intérieur clairement concentrée sur le Tout. Saint JEAN de la CROIX ne recule pas non plus devant les termes vigoureux de l’anéantissement : ainsi dans la Montée, où revient constamment comme un refrain : se queda el alma a oscuras y sin nada ; la traduction flamande du XVIIe siècle ici va encore plus loin que l’original : et l’âme demeure ainsi enténébrée et anéantie. Dans la Nuit obscure, dans le texte original, aniquilare se trouve aussi presque à chaque page. Et plus loin: Que por cuanto aqui no solo se purga el entendimiento de su lumbre y la voluntad de sus aficiones, sino también la memoria de sus discursos y noticias, conviene también aniquilarla acerca todas ellas.

Mais aussi loin qu’aille saint JEAN de la CROIX dans une passion peut-être exaltée de renoncement, ou ce qui pourrait sembler ainsi, l’attention de l’expérience psychologique demeure entièrement dirigée à l’opposé, sur le todo; l’anéantissement est une opération chirurgicale douloureuse, un stade par lequel on doit passer et sur lequel on doir aussi parler dans un langage clair, mais il ne constitue en soi un objet d’expérience spirituelle : de soi, ce n’est pas une source d’expérience enrichissante.

Il en était bien ainsi pour un fort courant au sein de la mystique flamande. Originellement ici aussi, l’anéantissement n’était pas plus qu’un nouveau mot, fort pour renoncement, mortification, qui

[Choix de notes :

Que l’on compare avec le poème complet :

Para venir a saberlo todo.

No quieras sa'ber algo en nada. Para venir a gustarlo todo.

No quieras gustar algo en nada. Para venir a poseerlo todo.

No quieras poseer algo en nada. Para venir a scrlo todo.

No quieras scr algo en nada...

Montée, I, chap. III:de la primera causa de esta noche, que es la privaciôn del apetito en todas las cosas.

Nuit obscure, c. VIII : De otras penas que atligen al aima en este estado. — Parce que ici non seulement l’entendement est purifié de sa lumière et la volonté de ses tendances, mais aussi la mémoire de ses pensées et concepts, elle doit être aussi anéantie par rapport à tout cela.]

en raison d’un emploi fréquent avaient perdu leur force d’expression. Il apparaît déjà chez le modéré THOMAS a KEMPIS : Si me vilificavero, et ad nihilum redegero, — omnis æstimatio in profundum nihileitatis meæ submergetur. Et s’il n’y a ainsi aucune indication que Maria Petyt ait lu La Perle Evangélique, n’aurait-elle pas pu avoir emprunté cette idée à PELCRUM PULLEN ou à son cercle, dans l’œuvre duquel elle joue un grand rôle comme quelque chose de vécu et comme source d’une expérience enrichissante? Le fait que Maria Petyt appelle si souvent le retour sur l’action de Dieu en elle, l’objet divin [note infra : Il resta là seulement une étincelle subtile, ou force, qui, dans le plus profond, le caché et secrètement, opère une conversion et adhésion à Dieu, réellement dans une foi nue, très spirituellement, abstraitement et insensiblement…], n’est-il pas une réminiscence du Boecxken vanden vocrworp, dans lequel cette doctrine est enseignée. PULLEN écrit ainsi dans le Tweede boecxken vanden voerworp :

Voyez, lorsque vous êtes alors mis par Dieu dans un abîme profond, parce que le Seigneur veut vous avoir sans attache et dépouillé; alors Il vous plonge et vous anéantit en tout, de sorte que par-dessus tout et en tout, il n’y ait rien en vous qui ne soit plongé ou abîmé; et en cela, Il ne désire et ne goûte rien d’autre que votre anéantissement en tout. Et lorsque vous êtes ainsi abîmé et êtes abîmé en tout, alors l’Abîme divin se penchera vers elle et pénétrera dans votre fond plongé et abîmé, et il sera suspendu dans cette surnaturalité de l’abîme. Et ainsi, vous devenez un fond dans cet abîme et vous saisissez ce fond et vous en jouissez parce que vous êtes et vous agissez, et parce que vous percevez tout le temps ce abîme. Et parce que vous percevez cet abîme dans tout ce que vous faites, alors vous serez ravie avec un grand émerveillement, de sorte que vous serez en extase... et que vous serez anéanti en vous-même, et que vous n’êtes rien, ni n’avez rien fait.

La mystique de l’introversion et du renoncement nous amène jusqu’au fond de l’âme, où elle repose dans l’abîme divin : cet anéantissement est bien source de vie. Mais on y trouve plus que chez Maria Petyt : l’expérience psychologique s’appuie immédiatement sur la contemplation d’une profonde réalité ontologique, — et ne devrions-nous pas la retrouver dans sa plénitude chez Maria Petyt? Dans son expérience de l’anéantissement, l’élément de la désessentialisation par la surnaturalisation en Dieu ne trouve aucune place. Qui plus est, si elle avait repris cette doctrine chez PULLEN, elle n’aurait pas connu les difficultés qu’elle avait à donner au Christ la place centrale dans sa vie contemplative, car chez PULLEN, l’anéantissement de soi-même n’est pas autre chose que le lien ontologique de la grâce au Verbe, avec le Christ, vécu et réalisé. Dans le même Boecxken vanden voerworp, il va plus loin :

Ceux qui sont en extase de cette façon dans l’Être divin, cela surpasse toute distinction, et autant vous êtes ainsi élevé par le Christ, autant vous êtes avec le Christ dans le Père, et là, Il vous est manifeste que Dieu... est... Et lorsque vous êtes revenu à vous-même, et en vous-même, tout est alors obscurci, car vous ne pouvez atteindre cela en vous-même ni par vous-même. Ce que vous atteignez alors, cela est seulement dans le Fils et par le Fils, Notre-Seigneur; et par Lui et en Lui, vous êtes illuminé et introduit dans le Père, parce que vous connaissez tout dans cette clarté du Fils, dans laquelle vous êtes illuminé.

112 Nous retrouvons la même doctrine solide, le même arrière-fond ontologique cher CANFELD, qui, du reste, semble les avoir empruntés aux Flamands. Cet auteur, qui passe directement pour très difficile, ébauche dans le troisième livre de sa Règle de la Perfection une sorte de philosophie de la volonté, sur laquelle il bâtit toute sa mystique. Maria Petyt lut CANFELD lorsqu’elle vivait encore dans le monde : nous ne savons pas si alors, elle avait déjà pu assimiler assez profondément cette doctrine pour en faire à nouveau vingt ans plus tard le fond de son expérience. Il semble, au contraire, qu’elle n’était pas trop disposée pour une mystique selon CANFELD. C’est en réaction contre cet enseignement trop pur, que, en introduction de la lettre française dont on a déjà parlé et dont on lui avait demandé la traduction, elle écrit que c’était une lettre

contenant bien beaucoup d’enseignements saints et divins; mais alors ces paroles me furent dites intérieurement : laissez cela, je ne veux pas vous avoir par cette voie, mais je veux vous avoir par Ja voie de l’amour intérieur et de la douce familiarité avec moi; la voie que cette lettre contient est bonne, mais ne m’est pas la plus agréable. Pour cette raison, je compris ainsi que ces esprits trop abstraits donnent peu de place aux œuvres de la charité, mais, de par une bonne intention, au titre cependant d’une plus grande pureté, nudité et anéantissement, comme ils disent, pour donner seulement place à l’amour essentiel; excluant et anéantissant tout ce qui peut tomber dans la partie sensible; lesquels bien et perfection ne sont qu’à certaines heures,... mais pas toujours.

Cette relation date de 1671 : elle montre que l’auteur ne parvint jamais à se faire des idées claires sur des points déterminés. Sa conduite par rapport à l’affectivité varie entre la grande confiance et la défiance absolue. Mais généralement, c’est cette dernière tendance qui est la plus forte. Il y a dans son œuvre des pages, qui, malgré son attitude momentanée de refus face à la doctrine de CANFELD, vont aussi loin que cet enseignement, c’est-à-dire jusqu’à un anéantissement de la volonté. CANFELD comprend par l’anéantissement de la volonté, la conformité de la volonté humaine à la volonté divine, que nous pouvons retrouver par l’introversion dans notre fond le plus sincère et le plus profond. Il veut réduire à ses traits essentiels la technique de la perfection déjà par trop compliquée en son temps. Notre volonté retrouve proprement sa vraie essence, lorsque, s’anéantissant dans son fond, elle s’unit à la volonté de Dieu, en qui notre propre être repose, et devient ainsi notre volonté essentielle. C’est ainsi que se présente l’enseignement de son IIIe Livre. Vanden wesenüijcken wille. Il y explique qu’il nous est impossible d’extirper par nos propres forces le péché, l’obscurité et l’ignorance qui sont en nous :

De sorte qu’il n’y subsiste/que cette volonté foncière, laquelle est Dieu même,/pour parfaire ce chef-d’œuvre de l’anéantissement : elle est cette lumière qui sait,/la force qui peut,/l’amour qui désire détruire ce péché,/cette obscurité et ignorante; lesquels étant anéantis, tout obstacle entre Dieu et nous/qui tous Lui adhérons (à Dieu) comme à notre origine/est aussi par conséquent anéanti.

Contre les distractions et autres imperfections dans l’oraison, on ne doit pas agir avec un acte de volonté ascétique, mais le moyen contre cela consiste en

Ne pas considérer de telles pensées dissipantes,/en les anéantissant dans cet abîme de lumière et de vie; où, nous-mêmes, étant anéantis,/nous les méditerons aussi par une disparition. Car le même abîme qui anéantit l’homme,/abîme en Lui et engloutir tout ce qui le rendait dissipé... On doit... toujours demeurer dans son propre néant, immobile par une forte foi,/laissant son Tout, à savoir cette volonté essentielle, son Dieu, combattre pour soi/

Appliquant cette doctrine de l’annihilation à toute la volonté humaine, il ose même parler de l’annihilation de nos exercices spirituels. C’est-à-dire que nous devons arriver à ce que nous les accomplissions non plus avec notre volonté contingente, mais avec notre volonté essentielle, ce qui veut dire : les laisser accomplir par Dieu en nous. Cette spiritualisation se fait chez le mystique d’une façon passive, du moins dans la conscience : la volonté de Dieu en lui est la force qui l’amène à l’annihilation purifiante de tous des actes volontaires propres. Mais ce qui de facto, dans l’union mystique arrive être mis en avant comme règle de conduite ou comme conseil, est plutôt hasardeux. On comprend que la possibilité d’une application fougueuse de cette doctrine à toute la vie pratique d’une âme pieuse, mais pas mystique, a fait ranger l’auteur parmi les écrivains quiétistes ou pré-quiétistes. Malgré l’attitude de refus qu’elle eut une fois contre une telle doctrine. Maria Petyt cependant va aussi loin dans l’exaltation du Néant et si possible encore plus loin que CANFELD : on doit même renoncer à un acte d’amour de Dieu, l’amour de Dieu avec sa volonté humaine propre. Une telle expression ne peut être jugée que dans le tout de la mystique du Néant, dans laquelle elle progresse, et dans le cadre de l’expérience psychologique dans laquelle elle est vécue expérimentalement. Il faut à nouveau donner le texte in extenso, non seulement pour son contenu, mais aussi pour la remarquable description psychologique d’un état mystique et pour son contenu indéniablement littéraire, — c’est certainement un des plus beaux passages de toute l’œuvre :

Cet anéantissement qui m’est maintenant représenté est une fuite, une sortie et un dénuement constant de mon propre moi, de sorte que je ne peux moi-même rien trouver, ni percevoir comme quelque chose de créé et distinct de Dieu, mais comme une en Lui; et par suite, je ne peux plus rien œuvrer ni intérieurement, ni extérieurement, ni me proposer de faire ou d’abandonner quelque chose, comme par moi, mais désormais toutes les opérations de l’âme doivent se faire en Dieu, avec Dieu et par Dieu, n’agissant pas, n’aimant pas, pas même Dieu, de moi-même, comme de moi-même, mais de Dieu et en Dieu qui veut Lui-même tout et doit agir dans ce néant et avec ce néant, en tout temps et en tout lieu, et par le fait, Dieu se comprend, se connaît, s’aime et jouit de Lui-même dans ce rien.

Je comprends qu’une âme aussi mortifiée, vidée, retirée et anéantie ne peut plus perdre Dieu, ou être séparée de Lui, pas plus que la vie ne peut être séparée de l’âme; car maintenant Dieu lui est plus propre qu’elle à elle-même; de sorte que maintenant, une tout autre vie se découvre en elle, à savoir une vie divine en Dieu; oh! combien lumineux devient ce fond annihilé, englouti en Dieu! Combien doucement cette âme respire en Dieu! Combien parfois elle est illuminée par la lumière divine et couverte de son ombre! Avec quelle manière merveilleuse et indicible Dieu se montre â elle! Combien d’inspirations divines, d’attouchements, de rencontres et de baisers d’amour n’arrivent-ils pas â cette âme!

Néanmoins, cette âme, réduite â rien ne sent rien, ni ne connaît ni ne découvre ces opérations divines en elle, comme en elle, mais elle laisse Dieu les accomplir avec une plongée amoureuse, simple et intime de l’esprit dans l’unité cachée de l’Être divin; de sorte qu’elle ne peut empêcher Dieu d’agir ou de se répandre ainsi, ou bien elle sort de son rien; car un rien ne peut recevoir ou percevoir; mais tout demeure renfermé dans le Tout, en Dieu, sans que l’âme attire quelque chose â soi; â la première manifestation, une telle chose semble bien découler de Dieu dans l’âme, mais elle laisse aussitôt passer cette réflexion et ces pensées d’elle-même, et laisse tout couler en Dieu, dans le Tout, dans leur origine : elle tire ces opérations et ces dons divins ensemble avec elle en Dieu, et ainsi, toutes choses ne sont qu’un; de sorte qu’elle jouit de ces dons, etc. en Dieu, et avec Dieu, comme si tout était un en Lui; Dieu agit, demeure, irradie, l’embrasse, et fait brûler doucement en elle le feu de l’amour; et â cause de la grande simplicité, elle ne sait presque pas comment ni dans quel but; il lui semble que tout cela arrive plus par Dieu et en Dieu, qu’en elle, à cause (il me semble) du très grand oubli d’elle-même; c’est un nouveau degré d’anéantissement auparavant inconnu de moi, et je ne savais pas qu’une telle annihilation pouvait être demandée de nous. [L. II, p.6-7]

Comme anéantissement qui peut être demandé de la part d’un homme, cette perte de soi-même apparaît en plusieurs endroits dépasser les limites du catholicisme et approcher de la mystique panthéiste orientale avec sa totale passivité; elle semble aller jusqu’à l’effacement de la personnalité humaine et de sa responsabilité morale : soutenir que les actes humains d’amour de Dieu peuvent être posés par les seules forces humaines est faux76; l’âme ne peut plus se séparer de Dieu et ainsi n’est plus en état de pécher, les opérations de Dieu dans l’âme ne peuvent une fois de plus être reconnues comme telles car l’âme est une avec Dieu, et on ne peut plus la distinguer de Dieu.

Nous nous trouvons ici devant des expressions d’un effort toujours présent au sein du catholicisme : l’homme doit se disposer avec toute sa volonté pour se donner à Dieu dans l’obéissance, mais d’autre part, le catholique sait aussi, de par le dogme de la grâce, que la moindre bonne action qu’il pose, a été posée par la force de la grâce en lui, que la plus petite oraison d’amour, dire Abba, Père, n’est pas en son pouvoir, mais que l’Esprit de Dieu le crie en lui. À la fin, la mystique expérimente la prise de conscience vivante de ce dogme : penser poser de soi-même un acte d’amour de Dieu, cela est un mensonge, par lequel on attribuerait à soi-même ce qu’on doit laisser accomplir en soi par Dieu77. Si s’appuyer sur cette vérité dans la vie ascétique jusqu’à parvenir à une règle de vie aboulique est dangereux, sa mise en pratique dans la mystique sous-entend, en même temps, que la volonté humaine a fait tout ce qui est en son pouvoir pour adhérer à la volonté de Dieu, et qu’elle voit combien sa soumission actuelle à l’œuvre de Dieu n’est pas sienne. — L’état, dans lequel on perçoit qu’une si grande union à Dieu lui rend impossible le péché, ne nie pas la responsabilité morale, mais la présuppose : dans la vie courante, en effet, on peut ne pas pécher lorsque la volonté, l’intention et l’action sont bonnes. Cela ne veut dire en aucune façon que la volonté, l’intention et l’action ne peuvent changer. Mais lorsque la disposition morale correcte est là, son action ne peut être un péché, - autrement on tomberait dans une interprétation vétéro-testamentaire ou païenne du péché, comme une sorte de tabou, d’interdit dont l’homme peut se rendre coupable en dehors de sa volonté, sa finalité ou de sa connaissance. Une si grande union à Dieu exclut le péché seulement parce que cette union même n’est possible que grâce à la disposition morale de la personnalité dirigée sur et vers Dieu. Et la perte de cette personnalité en Dieu, décrire comme un anéantissement est une annihilation dans la conscience, non pas dans l’ordre ontologique (ce dernier seulement amènerait ici le panthéisme), car cette annihilation signifie : l’impossibilité de se percevoir soi-même, et non pas : dissolution de la personnalité.

Toute cette expérience mystique d’une totale annihilation présuppose ainsi la disposition morale, mais entraîne sa disparition du champ de la conscience par la rencontre envahissante avec Dieu :

Jésus apprécie de conserver cette grâce en nous autant que cela lui plaît; car nous non plus nous ne pouvons adhérer aux opérations divines; mais l’anéantissement exige une mort entière en tout temps et en tous lieux; car c’est dans cet anéantissement que se trouve la plus grande abstraction, la mortification et l’oubli de soi et de tout ce qui n’est pas Dieu. — Le Néant a toujours un regard direct sur Dieu, au-dessus de toutes les créatures, au-dessus de soi-même, par-dessus le temps et les lieux; il est fondé dans l’éternité, n’ayant rien de commun avec quelque chose de passager; une question semble se poser en moi, à laquelle suivit aussitôt une réponse; cette question, cette réponse aussi immédiate, qu’est-ce qu’un véritable anéantissement, et il y fut répondu, un véritable anéantissement n’est rien d’autre qu’une pureté indicible de l’esprit et aussitôt, il fut intérieurement ouvert comme un rideau, et je compris clairement ce qu’est cette pureté indicible; je compris aussi en même temps, qu’au même instant, lorsque l’âme se tourne vers cette pureté, Dieu aussi répond nécessairement à ce fond purifié et anéanti, avec une manifestation et une communication de Lui-même à l’âme, et que Dieu ne peut s’en retenir Lui-même, comme le soleil retenir ses rayons en plein midi, s’il n’est empêché par quelque brume ou nuage. [L.II p.7]

Si Maria Petyt n’a pas puisé sa doctrine de l’anéantissement, qui cependant est si proche de celle de CANFELD, chez cet auteur même, ne pourrait-elle pas l’avoir emprunté à la piété capucine générale du début du XVIIe siècle? Celle-ci donnait déjà à l’anéantissement une grande place dans la vie ascétique. Il y avait alors, suivant le témoignage de CONSTANTIN de BARBANSON, de nombreux petits traités en circulation, qui, la plupart mal compris, diffusaient la doctrine de l’anéantissement de CANFELD. Au sein de l’Ordre même, on dut à plusieurs reprises réagir contre le quiétisme : vraisemblablement, on comprit trop bien CANFELD seulement là où il s’agissait de l’anéantissement de la volonté, mais on ne le suivait pas du tout dans sa haute spiritualité où il demande une docilité totale à la volonté essentielle, qui a pris la place de la volonté humaine anéantie78. Si Maria Petyt a directement ou indirectement connu la doctrine de ces traités suspects, ceux-ci ne la conduisirent pas au quiétisme. Si elle suivit CANFELD jusque dans la compréhension de la volonté essentielle, son expérience n’a pas la sérénité intellectuelle de CANFELD, une sorte de passion inassouvissable y prend part dans une plongée toujours plus profonde dans le rien. A-t-elle appris ces traits de la mystique capucine de l’œuvre, à l’époque beaucoup lue et fort répandue de JOANNES EVANGELISTA van «s HERTOGENBOSCH? En effet, son Rijck Godts avait déjà paru en 1673. La doctrine de l’anéantissement joua un grand rôle tant dans ses instructions, comme maître des novices à Louvain et à Tervuren que dans son œuvre. Bien qu’il s’appuie sur la doctrine de saint JEAN de la CROIX, il va plus loin que ce dernier dans l’anéantissement : celui-ci joue non seulement un rôle, comme contraire négatif, dans la purification pour parvenir au Tout, mais il s’approche de l’anéantissement de la volonté de CANFELD. Mais il se distingue de ce dernier en ceci que l’anéantissement de la volonté n’est pas recherché dans la haute sphère très abstraite de l’essentialité où Dieu et l’âme ne font qu’un, mais dans l’assimilation de l’homme au Christ crucifié : le Christ est celui qui transforme notre volonté anéantie dans la sienne. Si Maria Petyt avait lu ou médité cette œuvre pour se plonger dans sa doctrine de l’annihilation, elle aurait alors été certainement charmée par son Christocentrisme qui anime tant la vie ascétique que les expériences mystiques. Il serait inexplicable que, dans les années mêmes où elle commence à vivre plus intensément la doctrine de l’anéantissement, elle ait connu une telle difficulté, et qu’elle l’ait vécue tellement comme étrangère à sa forme d’oraison pour y donner une grande place au Christ. Comme nous le verrons plus loin, son directeur spirituel a vraisemblablement dû insister à plusieurs reprises avant qu’elle ne parvienne à donner au Christ la place normale dans sa mystique du dénuement. Si elle avait connu la mystique du Christ, si saine, réelle et cependant élevée de JOANNES EVANGELISTA, le problème du Christ dans sa vie intérieure n’aurait pas provoqué la crise que nous devons examiner à partir de son propre témoignage.

En définitive, nous sommes amenés à penser comme le plus vraisemblable, que Maria Petyt dans son expérience du Néant, bien que portée par toute une tradition, surtout la tradition flamande, a été le plus fortement influencée par la spiritualité de la réforme de Touraine, comme celle-ci fut exprimée dans l’œuvre de JEAN de SAINT-SAMSON. D’abord, il est évident que cette expérience commença à jouer un rôle décisif dans sa vie intérieure dès 1659, et qu’elle y consacre en cette année-là et dans les années suivantes les pages les plus frappantes. En 1658 apparaît à Rennes la première partie des Œuvres de JEAN de SAINT-SAMSON, et en 1659, le deuxième. Le souffle spirituel de la réforme pour laquelle MICHEL de SAINT-AUGUSTIN s’enflamma dans la Province flamande, partit du Carmel de Rennes. Lorsque JEAN de SAINT-SAMSON parle de l’anéantissement, il n’est pas aussi difficile que CANFELD; il ne réalise qu’une fois l’assimilation entre cet anéantissement et l’incorporation au Christ,

116 mais cette dernière, sur le fond de notre ressemblance morale à Lui, et non pas par une unité ontologiquement mystique comme chez PULLEN et JOANNES EVANGELISTA.

Une fois il traite ex professo de l’anéantissement, le distingue en actif et passif, correspondant vraiment aux deux nuits de saint JEAN de la CROIX. C’est souvent le seul texte qu’on peut montrer chez lui. Cependant, il y a des descriptions peut-être moins dogmatiques, qui ont échappées aux spécialistes, des textes dans lesquels il peut laisser libre cours à son inspiration, qui nous montrent le mieux le rôle de l’anéantissement dans sa mystique :

Quant à ceux qui sont vivement touchez et remplis de la Sapience divine, et penetrez en toutes leurs puissances inferieures et extérieures, par la vivifique abondance de son flux amoureux; ils sont si pleins de Dieu, et voient si parfaitement le Rien (en italique dans le texte), de toutes choses, et leur propre néant; qu’ils n’admettent point d’humilité pour eux ni en eux, comme telle : d’autant que l’humilité en elle mesme n’est que l’ordre et la voye pour arriver au Rien Pendand qu’on void et qu’on sent en soy quelque chose que ce soit, on est bien loin d’estre aneanty. Le Rien donc est leur terme, à quoy ils ne manquent pas de faire servir et l’humilité et les humiliations, sans penser à l’humilité ny à les humiliations : mais seulement à la vérité de leur rien. [réf. en note : Vray esprit du Carmel, chap.VIII, p.25]

Nous trouvons également chez JEAN de SAINT-SAMSON l’expérience de Rien comme expérience mystique sui generis, de la même intensité que nous disions être chez Maria Petyt, en transposant le vécu en termes de sensibilité, une source de délices spirituelles et une extrême exaltation de l’esprit dans la descente; après qu’il ait résumé d’une façon poignante l’enseignement ardu pour l’humanité dans l’homme : Il y a grande différence entre mourir et estre mort, il continue — car cette mort spirituelle n’es pas le point final, mais seulement le tremplin pour le vray anéantissement. Parlant maintenant à ceux qui sont vrayment mort, je dis que ce leur est toute autre chose d’estre entièrement anéantis, que d’estre entièrement morts : car la mort est l’entrée à l’anéantissement... [p. 49]

Si le XVIIe siècle est un siècle dans lequel la mystique prend des traits nettement internationaux, dans lesquels les écoles des pays très différents d’Europe se mélangent, et les influences s’entrecroisent, cette diversité des influences cependant ne conduit pas l’écrivain à un vague éclectisme. Elle a eu manifestement une place de choix : tout ce qu’elle a lu et entendu, elle retient spontanément et intuitivement les auteurs et les ouvrages qui présentent une forte connaturalité avec sa propre vie spirituelle. Lorsqu’elle a été influencée par eux, cela se produisait alors, parce qu’elle recherchait inconsciemment déjà cette influence et qu’elle s’y ouvrait consciemment lorsqu’elle découvrait chez les autres mystiques les états d’âmes souhaités, parce que leur expérience correspondait à quelque chose qu’elle avait déjà découvert et expérimenté personnellement en elle-même. Sainte THÉRÈSE d’AVILA, sainte CATHERINE de GÊNES, sainte MARIE-MADELEINE de PAZZI, saint BERNARD — qu’elle ne mentionne qu’une fois, pour son amour sans manière, saint JEAN de la CROIX, CANFELD, JEAN de SAINT-SAMSON : tous sont des mystiques, qui prêchèrent une purification, un renoncement et même un anéantissement extrême, chez qui elle retrouve, en définitive, ses propres tendances et les caractéristiques de la tradition flamande. Lorsqu’on appelle cette tradition Néerlandaise (flamande), cela ne signifie en aucune façon une exigence d’exclusivité ou même d’originalité. Les Néerlandais, en effet, ont toujours tiré les traits de leur doctrine chez le Ps.-DENYS, et celui-ci fait remonter à PLOTIN.

L’âme dépouillée est une version chrétienne du nouç ayetdeoç. Néanmoins, ce trait semble caractériser la mystique flamande jusqu’au XVIIe siècle. Nous voyons ici comment dans l’œuvre de Maria Petyt, il a pris une résonance nouvelle, personnelle et presque passionnément profonde.

Chapitre IX : Christocentrisme

En 1663, elle écrit : Sur le nouvel exercice que votre Révérence m’a prescrit, je n’ai pas encore reçu de lumière; je maintiens que cet exercice est encore trop relevé et trop parfait pour moi. C’est bien la seule lettre de toute l’œuvre qui commence de façon peu sincère : l’auteur se différencie si profondément de l’opinion de son directeur spirituel, qu’elle recourt à une diplomatique captatio benevolentiæ, et reconnaît humblement que l’exercice proposé est trop parfait pour elle, tandis que la suite de la lettre laisse clairement entendre qu’elle estime que le conseil de concentrer sa vie d’oraison sur le Christ est proprement en dessous de l’élévation à laquelle elle pense être parvenue dans l’oraison :

Mais s’il arrivait qu’il plût à Dieu de me faire cette grâce, j’aurais eu la méchanceté de présenter à votre Révérence quelques points; cet exercice m’a paru quelque peu étrange, car je défends que je n’avais pas d’autre but que d’adhérer nûment à la Déité immédiatement, y reposer, y être rassasiée de tout, de m’y oublier moi-même, de la découvrir et en son temps embrasser dans toutes les créatures et cela avec une abstraction de l’esprit et de toute opération naturelle de l’âme, par une conversion très simple à la même Divinité; je croyais ma perfection placée dans cet exercice.

Ainsi cet exercice est très intérieur et spirituel, n’ayant rien de commun avec quelque représentation, projection ou autre considération; comment m’occuperais-je avec la Divinité sans image, puisque toute représentation doit être laissée de côté et qu’en même temps l’Humanité corporelle doit être dessinée en moi; ceci est tout comme si je devais voir et en même temps être aveugle.

Par là elle pose elle-même la question et la formule clairement : une proposition très pertinente d’une fille spirituelle d’une trentaine d’années au Béguinage de Gand à son directeur spirituel qui peut — être veut protéger ses aspirations trop hautes et les maintenir sainement par l’exhortation à reconnaître au Christ une plus grande place dans sa vie d’oraison, à Lui donner la place centrale. Déjà au commencement de sa direction spirituelle, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN la fait méditer sur le Christ. Plus tard, il l’a laissée plus libre, et à partir de la terminologie utilisée plus haut, nous pouvons deviner de quelle nature aurait été sa nourriture spirituelle, si elle avait suivi son inclination personnelle.

Y a-t-il une place pour le Christ dans une conscience qui veut s’élever à Dieu par la voie du dénuement et du dépouillement le plus absolu? Y a-t-il une place pour le Christ dans une telle mystique? Cette doctrine du dépouillement caractérise en effet la spiritualité non seulement de nombreux mystiques flamands, mais aussi d’un nombre de mystiques rhénans, espagnols, italiens et français. L’antique mystique grecque, de laquelle différentes écoles européennes ont appris à suivre cette voie du dénuement spirituel, aurait répondu à cette question d’une façon résolument négative.

Mais ce ne peut être une mystique chrétienne. La foi, le dogme, la théologie et tout l’enseignement catholique le confirment : le Christ est le seul Médiateur pour aller à Dieu. On tient facilement cela en spiritualité pour tout le domaine de l’ascèse qu’on édifie en effet sur l’Imitation du Christ. Mais plusieurs fois on a l’impression, à partir du témoignage des mystiques : le Christ a rempli ici sa fonction de Médiateur entre Dieu et l’âme, l’âme est unie à Dieu, Il peut maintenant disparaître de la conscience et donc aussi de l’oraison mystique. N’est-il pas toujours le Médiateur, l’unique, pour aller à Dieu, même dans la plus haute union à Dieu? N’est-Il pas de même la Vie et la Vérité, comme la Voie?

Avec la foi et le dogme, les mystiques répondent : si. Mais si l’expérience mystique est une prise de conscience de la réalité ontologique de la grâce, alors dans toute expérience de Dieu, le Christ doit avoir nécessairement sa place, ou bien cette expérience cesse d’être une expérience de la réalité objective pour devenir une mystique d’illusion. Comment la reconnaissance de la position centrale du Christ dans toute vie d’union à Dieu peut-elle aller de pair avec une mystique qui tend au dépouillement total, qui veut adhérer à l’Être divin, sans image.

120 Saint JEAN de la CROIX, le plus grand théologien de la mystique espagnole, répond qu’une exception doit être faite pour le Christ. Mais ce n’est pas une réponse, car il ne peut expliquer comment cela peut encore aller de pair avec une conscience dépouillée. Le fait que nous devons laisser de côté tous les autres objets, fait peu pour la chose; car on possède toujours au moins un objet dans la conscience, et la présence d’un seul suffît pour rendre le dépouillement inachevé. Le Christ, Dieu-Homme, est certainement infiniment plus élevé que n’importe quel autre objet qui pourrait remplir la conscience, mais il reste un objet pour l’esprit, qu’on ne peut débarrasser simplement de tout contenu conceptuel, représentatif ou affectif. La mystique du dénuement exige une sorte de vide, et ce n’est pas l’exaltation de l’image présente qui l’empêchera de combler ce vide, de rendre le non-représenté, imagé. Saint JEAN de la CROIX reste sans réponse très affirmative, sans résoudre plus la question : l’imitation du Christ et la Croix du Christ jouent un rôle important dans la voie de la purification : mais dans la description des phases plus hautes de la vie mystique, telle que dans la Montée ou dans la Vive Flamme, on ne parle plus du Christ.

La réponse de sainte THÉRÈSE d’AVILA, qui dans son expérience du Christ a passé une évolution à peu près semblable que notre mystique, a déjà été alléguée : il est bon de méditer sur le Christ et sa Passion lorsqu’une plus haute vie d’union mystique est temporairement soustraite à l’expérience humaine. Comme réponse théorique, sainte THÉRÈSE ne s’est vraisemblablement pas souciée de donner une explication réellement satisfaisante; cette réponse est du reste en contradiction avec l’expérience de la Vie où elle apparaît comme une des mystiques de l’Occident les plus intimement unie au Christ.

Nous avons déjà vu sur quelle base solide et dogmatique était fondé le Christocentrisme de la mystique néerlandaise classique. Créée à son image, toute la vie humaine n’est rien d’autre qu’une assimilation croissante au Christ. Dans la vie de la grâce, nous avons une relation particulière à la deuxième Personne de la Très Sainte Trinité, précisément par la mission spéciale qu’Elle remplit à l’égard de l’humanité. Si l’antique spiritualité occidentale est plus centrée sur la participation de l’homme à la nature divine, l’antique spiritualité orientale, et avec elle, la spiritualité flamande, qui, comme celle d’Eckhardt, a été fortement influencée par elle — accentue surtout le rapport particulier dans lequel nous nous trouvons par rapport aux Trois Personnes, de par la vie de la grâce. H. RAHNER, S. J., dans son étude Die Gottesgeburt; Die Lehre der Kirchenvàter von der Geburt Christi im Herzem der Glaübigen, démontre comment cette doctrine venant de la patristique orientale a passé chez Eckhardt, et prouve :

Qu’il s’agit ici d’un point de doctrine sur la grâce très ancien dans l’antiquité chrétienne. Depuis le début de la théologie patristique; on cherche la doctrine de la grâce sanctifiante, comment elle a été donnée dans la révélation, à comprendre aussi de la façon suivante. L’inhabitation spéciale donnée par la grâce dans le cœur des fidèles rassemblés dans l’Église en un corps est une image et une continuation mystérieuse de l’éternelle génération du Logos par le Père et de la naissance temporelle de la Vierge. Dans la grâce du Baptême; le Christ naît dans notre cœur et dans la croissance de la vie des vertus par la grâce, cette nativité divine se répète à nouveau constamment... Mais cette doctrine de la naissance du Christ dans le cœur des fidèles comprend le commencement de l’unité pleine de grâce dans le Christ non pas tant de l’homme en grâce et de son incorporation, individuellement, mais au contraire du seul Christ qui est le même en tous.

Nous avons déjà vu comment dans la mystique flamande, le Christocentrisme a aussi été approfondi et vécu jusqu’à ce point; déjà dans la connaissance éternelle que le Père possède de Lui - même dans le Fils, Il nous voit comme membres créés de son Fils, unis à Lui dans l’humanité qu’il assumera personnellement.

Dans l’expérience mystique, Dieu conduit Lui-même l’âme favorisée jusqu’à l’Humanité du Christ parce que c’est par l’assimilation et l’union au Christ qu’elle sera prise dans la vie intime de Dieu. Ainsi notre mystique ne vit pas tout d’abord comment dans la contemplation nue de Dieu, il peut y avoir une place pour la contemplation de l’Humanité du Christ et sous la conduite de la grâce, elle sera amenée à la juste vision des choses. Ici de même, son expérience mystique est une prise de conscience de la réalité et comme RAHNER le fait justement remarquer : dans la réalité de la grâce de notre participation au Christ, l’initiative vient de Lui, de sorte que même dans la prise de conscience authentique de l’expérience mystique, elle sera vécue de cette façon. Au commencement, Maria Petyt sentira son attention et sa vie d’oraison conduite au Christ par des illuminations intérieures ayant un caractère de vision. Et en opposition avec sa disposition contre l’oraison christocentrique, elle écrira plus tard :

La glorieuse Humanité du Christ unie personnellement à la Divinité m’a été manifestée dans l’esprit, avec l’action d’un feu d’amour très doux, très continu et silencieux; j’étais comme ravie en esprit (phénomène extatique) par une vision douce et attrayante de cet Homme-Dieu en une Personne : mais je pourrais bien à peine dire quelque chose de la manière dont la Divinité élevée irradiait la Sainte Humanité et la rendait glorieuse...

Dans son impossibilité de décrire la contemplation, elle tente de s’en approcher d’une manière grossière par une image :

La glorieuse Humanité du Christ était si pénétrée, irradiée et unie à la Divinité toute claire, comme un bol de cristal traversé par les rayons du soleil, de sorte qu’il semble être transformé dans le soleil, et n’avoir en lui autre chose que le clair soleil... Maintenant grandit en moi un amour très tendre et une vénération envers la Sainte Humanité du Christ, comme étant unie personnellement à la Divinité. Je ne peux demeurer seule dans l’Humanité, mais je dois désormais contempler avec un regard simple ces deux natures unies en une seule Personne, comme instrument de notre salut.

Hélas, où ai-je été si longtemps sans une vraie connaissance de cette vérité? Hélas, mon Bien-Aimé, pourquoi vous êtes-vous caché devant moi si longtemps? J’ai été si étrangère à votre glorieuse Humanité, comme si je ne l’avais pas connue, la laissant comme abandonnée, comme si elle m’avait été contraire et inutile pour une vie élevée, contemplative et unitive.

Contemplation surprenante et profonde émotion causées par l’objet contemplé, mais pas encore de vécu saisissant : telle est sa première prise de conscience personnelle, non pas dans le monde intellectuel de la méditation, mais dans la réalité intérieure et concrète de la présence du Christ dans sa vie. Elle apprend progressivement à avoir le Christ non plus seulement dans une élévation de l’esprit, mais comme une présence intime dans la conscience, sans que par cela elle devienne médiate dans la contemplation de Dieu. Tout d’abord, elle ne peut rien décrire d’autre que cette expérience merveilleuse encore toute neuve; plus tard seulement, elle aura la vision dans la profonde réalité de la grâce qui rend possible une telle expérience :

À partir du moment où la Bonté divine m’a fait la grâce d’éclairer davantage mon esprit sur les mystères de notre foi, je ne trouve ainsi plus aucune difficulté ni empêchement, mais une grande facilité et un grand plaisir dans la contemplation de Jésus Dieu-Homme, principalement depuis que Jésus se manifesta à moi très glorieux, le soir de Pâques... Je sens ici peu à peu une telle habitude et facilité qu’il me semble impossible d’avoir dans mon âme le Bien-Aimé autrement qu’unie ainsi personnellement à son Humanité bénie et glorieuse; et de cette manière, je vis en Lui, je converse avec Lui aussi bien dans l’oraison qu’à l’extérieur, et il ne semble pas pouvoir en être autrement.

122 C’est la première relation qui montre qu’elle n’expérimente plus le Christ comme un objet de contemplation extérieur à elle-même, mais comme Celui en qui elle est prise, en qui elle vit. En même temps, elle remarque qu’elle ne s’unit pas au Christ, mais que c’est Lui qui s’unit à l’homme :

Car ceci n’est pas mon travail, mais, comme il me semble, une certaine impression ou représentation que le Bien-Aimé fait de Lui-même à mon âme.

Je dis maintenant avec Sainte Thérèse, qu’on ne peut laisser de côté la Sainte Humanité du Christ sous prétexte d’une plus grande pureté et élévation d’esprit; et on ne peut considérer cette Sainte Humanité parmi les choses corporelles qui doivent être rejetées par les âmes spirituelles et anéanties en Dieu, pour ne pas être intérieurement empêchées par Elle dans leur conversion intérieure à Dieu; comme si cette Sainte Humanité causait un empêchement dans la contemplation de la Divinité; loin de nous un tel aveuglement et manque de foi; car bien que cette Sainte Humanité cause une représentation, comme Homme, cependant, cet Homme est aussi vrai Dieu, et on y voit la Divinité briller comme les rayons du soleil dans un verre; toute objection qu’on trouve, ne provient d’ailleurs que de notre manque de foi parce que nous ne voyons pas Jésus comme vrai Dieu-Homme et Homme — Dieu.

Elle a pu expérimenter la présence du Christ; elle tient ferme que le Christ ne peut être aucun écran entre l’âme et Dieu. Mais elle tente d’expliquer par des raisonnements qui sont plutôt apologétiques contre les adhérents de la mystique nue, du nombre desquels elle était autrefois, qui défendent les données de la foi, et qui en définitive prouvent qu’elle n’a pas encore eu une vision plus profonde de ce que le Christ est la Voie, la Vérité et la Vie de l’âme qui monte vers Dieu. Car vivant une fois cette vérité en plénitude, elle écrira aussi de la plénitude de son expérience vécue, sans plus se soucier davantage de justesse ou d’apologie. Pour le moment, dans la suite de son rapport spirituel, elle s’étend sur la description de la présence sentie du Christ, et de ses conséquences dans l’âme :

Je jouis presque constamment d’une conversation familière avec mon Bien-Aimé, très intime, plus que je ne pourrais en parler; il semble être presque constamment près de moi; je le vois et je jouis de sa plus agréable présence, même selon sa Sainte Humanité; comment est-ce cela, ou cela se produit-il, je ne peux bien l’expliquer; je sais cependant que ce n’est pas une pure idée, pensée ou imagination,

Le secours extraordinaire de Dieu de nature visionnaire ou exceptionnellement affective ne peut durer. Lorsqu’il se retire, l’âme veut conserver le Christ dans sa conscience par ses propres forces, et constate que ce secours n’était qu’une première étape pour une expérience plus intense du Christ, et qu’elle s’efforce vainement de conserver le Christ dans l’âme, activement et grossièrement, c’est-à-dire par son propre effort, pas du tout spirituel, mai accompagné de représentations et demeurant dans la sphère de l’affectivité :

J’avais écrit, la dernière fois, à votre Révérence, que la cause de ma déréliction intérieure et de l’éloignement avait été que j’ai laissé trop facilement passer la Sainte Humanité du Christ dans laquelle pourtant je devais m’améliorer; et je me proposais de m’y accrocher selon le conseil et l’enseignement de votre Révérence, pour m’exercer dans la contemplation du Dieu-Homme, et pour vivre dans le Christ Dieu-Homme, etc. Lorsque je commençais à mettre cela en pratique, je ressentis dans la tête des douleurs et une tension au cerveau, parce que je composais de façon trop active et trop grossière l’image de la Sainte Humanité pour l’imprimer dans mon âme.

Elle doit reconnaître sa propre impuissance pour conserver le Christ dans l’âme, et Le prier de la secourir; elle reçoit la lumière intérieure, qui lui permet d’avoir le Christ présent dans sa conscience sans qu’il soit un moyen entre Dieu et l’âme contemplative. Le Christ et l’âme sont en effet un, le Christ n’est plus désormais l’objet de la contemplation, Il est celui qui contemple Dieu dans l’âme. Il lui est tellement uni, que leur double activité n’en forme qu’une seule. Et de même que l’Humanité dans le Christ est fixée entièrement dans la vision la plus profonde et la plus pure de Dieu, de même l’est l’âme unie au Christ, toute tournée vers Dieu :

C’est pourquoi, je disais à mon Bien-Aimé, Vous plaît-il que je m’exerce avec votre Divinité, simultanément avec l’Humanité; apprenez-moi cependant une manière pour bien faire cela; peu de temps après, une lumière m’a été donnée dans mon tréfonds, et une clarté qui prit comme possession dans mon âme, et y forma quelque chose de divin, que je ne peux exprimer par aucune parole; cette lumière semblait faire en moi un trône et un lieu de repos, où mon Bien-Aimé demeurerait et se reposerait : ce trône ou place de repos n’était pas autre chose qu’une clarté divine, avec un repos intime qui demeure constamment dans mon âme, sans diminuer; car cette clarté divine me possède et conserve tout mon tréfonds dégagé de tout mouvement de la partie inférieure. — Dans ce trône, je vois mon Bien-Aimé se reposer, gouvernant mon âme, y opérant et vivifiant, comme s’il était la vie et l’âme de mon âme; comme il me semble, Il pense, Il prie et fait tout par moi, et je ne me tiens que passivement, dans tout ce qu’il veut faire par moi : ce gouvernement provient du fond le plus intérieur, de cette clarté et repos de l’âme, sans rien y mêler de ma part.

Unie au Christ, l’âme apprend à correspondre en plénitude au flux et au reflux de la grâce : descendant du Père avec le Fils, avec le Christ, qui est le Fils Lui-même, donnée à tous les hommes pour que, créés à son image, ils croissent à une plus grande ressemblance avec l’image, elle apprend avec toute la création, par la vie active des vertus unissant toujours davantage au Christ, à remonter avec Lui à la source de toute grâce, le Père, pour plonger totalement dans la contemplation et l’amour sans fond de Dieu. La prière pour les autres, la conscience de l’incorporation au Corps du Christ, ne détourne pas l’âme de Dieu, mais appartient à la constitution essentielle et fondamentale de la vie d’oraison : elle libère la mystique d’une vie intérieure — toujours suspecte - par trop individualiste. Le Christ lui semble

Plus attirer et inviter amicalement à lui demander beaucoup de choses, disant, demandez et je vous donnerai; je renferme en Moi tous mes trésors, et personne ne peut les épuiser; je suis plus prêt à accorder, que vous à demander.

Le mystique n’expérimente pas non plus en une seule fois toute la richesse de cette vie surnaturelle : il peut, tout comme l’humanité du Christ s’oublier dans la vision béatifique; il peut aussi, rempli de joie, demeurer conscient de son union au Christ tandis qu’unis dans l’amour, ils sont tournés vers le Père. Cette conscience ne donne pas de forme à la vision de Dieu : le Christ s’unit au principe contemplatif, au sens philosophique, subjectif, de la contemplation, c’est-à-dire les plus hautes puissances de l’âme qui sont toutes absorbées en Dieu sans pour autant perdre leur être, leur être uni au Christ. Maria Petyt devient de plus en plus consciente de tout cela, et elle sait l’exprimer dans sa langue souple et nuancée d’une façon jubilante et vécue :

124 Parfois l’union ou transformation au Christ, Dieu-Homme, se poursuit encore en moi; cette union se fait par la force d’un amour unitif, et par une conversion et adhésion simple au Christ qui semble Lui-même prier dans l’oraison; lorsque je parle ou je fais quelque chose, l’esprit du Christ le fait par moi; ce qui doit être compris ainsi, à savoir, que l’union au Christ est si grande que l’âme elle - même ne se souvient plus et ne se perçoit plus elle-même comme quelque chose de séparé du Christ; mais à ce moment0 elle est dans l’oubli d’elle-même, comme étant devenue un esprit avec le Christ et transformée en quelque sorte en Lui, et toute possédée de son esprit : elle ne considère pas maintenant ses œuvres et ses membres, comme siens, comme elle le faisait auparavant, mais comme les membres et les œuvres du Christ, par le fait qu’ils sont unis par la force d’un amour unitif; comme une goutte d’eau jetée en mer; totalement transformée dans la mer, sans pour autant perdre son être naturel.

Ainsi, dans cette sorte d’union, je perds rarement le plein usage de mes sens et de mes membres et de plus, je ne tend pas au ravissement, mais l’âme reste libre et apte à tout, car l’esprit opérant du Christ possède alors l’âme et fait par elle tout ce qu’Il désire.

Et cependant cette expérience mystique débordante n’est rien d’autre que a prise de conscience d’une vérité de foi :

Alors a lieu dans l’âme, ce que l’Apôtre Saint Paul dit : je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ vit en moi.

Le but de cette assimilation au Christ est la prise de l’homme dans la richesse infinie de la vie trinitaire :

Il est impossible que deux vies subsistent en moi; Jésus voulait y vivre tout seul, tout souffrir, faire et aimer son Père éternel; Jésus s’unit Lui-même à mon esprit pour me faire par Lui et avec Lui un, avec son Père des Cieux, comme Il est un avec le Père.

Même l’anéantissement fondamental auquel la mystique tend ne peut être accompli purement si le Christ ne l’opère en elle :

L’esprit de Jésus accomplit en moi cet anéantissement pour que je demeure aussi unie à Lui en Dieu, selon la partie supérieure; comme le Christ a toujours été et est demeuré uni au Père.

L’homme n’est pas seulement appelé à vivre intimement avec le Christ; il doit aussi commencer et entrer avec Lui dans la souffrance rédemptrice et il y prépare son âme par la considération de la Passion. Comment Maria Petyt peut-elle méditer la Passion de façon vivante sans tomber de la simplicité de la foi dans les sens? En effet, la méditation de la Passion du Christ avec quelque violence ou des discours de l’entendement altérera l’esprit par l’éveil de représentations de l’autosuggestion dans l’imagination, par la fatigue et le tourment du cerveau et l’éloignement de l’homme de Dieu au lieu de le laisser se plonger en Lui. Elle prie également de pouvoir y être conduite par la grâce, et il lui semble que sa prière sera exaucée :

Je priais mon Tout-Aimé Jésus pour qu’il Lui plaise de me communiquer son esprit afin que celui-ci souffre en moi tout ce que sa Majesté voudra m’envoyer, et cela avec une telle perfection, comme il plaira à la Sainte Trinité; ce que le Bien-Aimé sembla m’accorder, et par le fait, il me semblait que je me sentais remplie de son esprit, avec plus de plénitude que jamais; et Jésus sembla me dire, je ferai et souffrirai tout en vous; vous devez seulement sentir les douleurs et prêter vos sentiments pour cela; j ’accomplirai le reste en vous et avec vous.

L’écrivain tentera d’expliquer en quoi consiste la différence entre la contemplation de la Passion du Christ par un esprit contemplatif et celle par une méditation active :

Il y a une grande différence entre la manière avec laquelle les âmes contemplatives doivent se tenir face à la Passion du Christ, et la manière dont les âmes qui méditent doivent s’en préoccuper; les âmes contemplatives la contemplent intimement et simplement en esprit, par un simple regard de la vérité, par la lumière de la foi; et dans la vie active cela se fait par des perceptions et des discours de l’entendement; et ainsi il y a une grande différence entre ces deux manières, comme entre le jour et la nuit.

Combien cette explication raisonnée semble maigre à côté de la description concrète de l’expérience contemplative. La littérature mystique connaît beaucoup de descriptions et de méditations de la Passion faites par des âmes favorisées, mais on ne connaît aucun auteur avant le XIXe siècle, qui en outre, possédait d’une telle manière le don de décrire précisément ce qui se passe dans le conscient. La relation de l’auteur se présente comme si c’était une analyse anatomique moderne d’un fait psychologique, d’une précision et d’une simplicité difficiles à égaler :

Ceffe union à Jésus abandonné et souffrant commence par une conversion simple, un silence et un regard sur le Christ, avec un souvenir simple, ce qui eut lieu aussi pareillement dans le Christ (dans le Christ, une conversion silencieuse au Père); lequel souvenir arrive comme de lui-même et est donné d’en haut; ensuite suit une adhésion silencieuse, intérieure de l’âme au Christ et une impression de l’âme dans le Christ, comme lorsqu’un sceau est pressé dans la cire et y adhère; cela arrive avec une grande simplicité et tranquillité des puissances, et ensuite l’union de l’âme à Jésus abandonné et souffrant se fait; de sorte que l’âme ne semble plus être qu’un avec Lui; d’où vient qu’elle ne remarque ou ne perçoit plus sa déréliction et ses douleurs comme en elle, mais elle les contemple, les aime et les embrasse comme les douleurs du Christ, à qui elle est unie; à ce moment elle s’oublie aussi elle-même.

De plus, il n’est pas permis ici à l’âme de prendre quelque remède pour se délivrer de ces douleurs ou pour les atténuer ou permettre quelque soulagement selon la nature; autrement elle perdrait cette union; mais elle doit se tenir dans une expiation parfaite, sans chercher aucune consolation; l’entendement, la mémoire et la volonté collaborent ici tout doucement; mais, à mon avis, cette opération vient plus de l’Esprit du Christ que de l’âme, et ensuite, elle grandit et se change en amour fort lequel est nécessaire pour parfaire l’union à Jésus abandonné et souffrant; de sorte que l’âme alors ne semble avoir d’autre souvenir que celui de Jésus, et ne percevoir que Lui non pas personnellement, mais comme unie à Lui par la charité.

Comment le moment même de l’union est-il psychologiquement vécu par la mystique :

C’est comme si l’esprit de Jésus se déversait et se répandait dans toutes les puissances de mon âme, la prenant ainsi dans sa possession pour y manifester sa vie.

Et tout comme la vie d’union au Christ, après qu’on lui ait retiré ses auteurs mystiques préférés, était pour sainte THÉRÈSE d’AVILA un livre vivant, Maria Petyt témoigne aussi de la sorte :

Les lectures spirituelles et les sermons ne m’aident pas dans cet état; car alors rien d’autre n’est demandé de moi que de conserver mon fond simplifié en Dieu, ce qui est, que j’exerce l’anéantissement de tout être en dehors de Dieu, avec une exclusion et une mortification aussi de toute vie semblable, hors de l’unique vie de Jésus en moi; laissant ainsi Jésus accomplir tout en moi selon son plaisir, le laissant tout faire, souffrir, aimer glorifier son Père éternel, suivant tout silencieusement la lumière intérieure, par laquelle je suis sollicitée à donner place à Jésus en moi.

Si Maria Petyt avait une fois pensé sérieusement que sa mystique de l’anéantissement était incompatible avec la contemplation du Christ et que la concentration de la vie d’oraison sur la figure du Dieu-Homme signifiait un intermédiaire dans son adhésion sans image de l’Essence divine, elle vit désormais cet anéantissement comme la substitution de sa propre vie par la vie du Christ dans l’âme. Et non seulement anéantissement et Christocentrisme ne sont pas inconciliables, mais elle sait maintenant par une expérience intérieure que ce ne sont que deux aspects de la même vérité fondamentale de foi : ce n’est pas nous, mais c’est le Christ qui vit et agit en nous par la grâce.

Grâce à la sincérité et à la précision de l’auteur, nous apprenons en même temps la manière considérablement profonde dont elle put vivre l’inhabitation et l’action du Christ dans l’âme, et comment cette expérience chez elle n’a pas atteint la stabilité d’une union mystique transformante dans le Seigneur :

Il me semble voir parfois le Bien-Aimé au-dedans de moi, y siégeant comme un roi sur son trône, dominant sur toutes les puissances de l’âme, comme un roi sur tous ses sujets; le Bien-Aimé semble alors avoir une possession si stricte de toute mon âme, qu’aucune puissance ni membre n’est laissé à ma liberté pour l’utiliser à quelque œuvre selon ma propre volonté, pas même pour la plus petite; si je m’oublie en cela, même seulement un peu, par un seul regard des yeux non conforme à Dieu, par une seule parole vaine, etc. ou par une action et un choix propre, aussitôt le Bien-Aimé m’en reprend doucement; laissant en moi quelques ténèbres qui m’empêchent de voir mon Bien-Aimé; et alors je deviens comme contrainte de ne plus mouvoir un membre ou une faculté sans la direction ou l’ordre ou l’autorisation de mon Bien-Aimé.

Maria Petyt cependant voit constamment la grâce permanente de cette domination et possession intérieure totale par le Christ comme quelque chose vers laquelle elle doit encore tendre, une promesse pour l’avenir :

Il m’a souvent été donné à connaître en esprit que par cette fidèle, silencieuse et intérieure sujétion de moi-même à la direction de Jésus, la vie de Jésus serait réellement manifestée en moi, par le fait que toutes les opérations de l’âme, et les mouvements du corps proviennent immédiatement de l’esprit de Jésus; et je découvris alors avec une grande certitude que de moi-même, je suis impuissante, et non maîtresse de moi-même, et tout ce que je vis, je ne le vis néanmoins pas, mais Jésus vit en moi... Le Bien-Aimé semblait me promettre beaucoup de grandes choses,... qu’il me posséderait progressivement de plus en plus, me vivifierait, dirigerait si parfaitement qu’il mouvrait seul toutes mes puissances internes, sens et membres, comme Lui-même les a utilisés et mus durant sa vie; en un mot que Jésus seul vivra en moi, accomplissant tout avec moi et par moi, comme étant la vie, l’être et l’âme de mon âme; et qu’ainsi, par le fait même, la vie de Jésus sera manifestée dans ma chair mortelle et dans mon âme immortelle, pour que, selon la parole de l’Apôtre, Jésus vive en moi.

Chapitre X : Mystique mariale

Le thème marial est abondamment représenté dans la littérature des Pays-Bas : cantiques et exemples, légendes et scènes de miracles témoignent d’un culte à la Sainte Vierge aussi chaleureux que courtois et raffiné. La littérature mariale flamande des siècles qui suivirent, bien qu’elle fut animée par une dévotion aussi grande, glisse de plus en plus dans la rhétorique baroque, dans un sentimentalisme à l’eau de rose ou un moralisme fastidieux, — pis encore, la dévotion à la Sainte Vierge est traitée avec une pseudo-naïveté comme une marchandise, comme une pratique de piété qui rapporte bien à ceux qui l’embrassent. Depuis quatre siècles, une mystique mariale digne de ce nom semblait du reste absente de la littérature des Pays-Bas.

Dans bien des pays, le culte de Marie a connu durant les cent cinquante dernières années une extension et un développement comme il n’y en a jamais eu dans l’Église catholique. Il appartient aux spécialistes de la théologie et de la pastorale de voir si ce développement prend des proportions inquiétantes ou si, au contraire, il apporte un enrichissement réjouissant qui vaille la peine d’être examiné. Nous ne constatons ici que le fait historique et nous ne le considérons que sous cet aspect avec son importance dans le domaine de la littérature religieuse.

Le monde catholique est convaincu qu’il doit à la France le développement d’une dévotion mariale croissant jusqu’à une vraie spiritualité et une vraie mystique mariales. Avec un sens puissant et raffiné de la publicité, les Français ont le talent de faire accepter les productions de leur culture, de la mode à la philosophie et de la gastronomie à la spiritualité, comme un impérialisme de l’esprit français sur le monde. La France sait aussi exporter ses saints. Ainsi, il est généralement admis que saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT (1673-1716) est le fondateur de la spiritualité et de la mystique mariale moderne. Missionnaire en Bretagne et en Vendée, il libéra la population de la terreur religieuse dans laquelle elle était tenue prisonnière par le jansénisme, et provoqua un profond réveil religieux. Comme à chaque fois dans le cours de l’histoire, lorsque la piété, à cause d’une hyper-spiritualisation et un pessimisme bien intentionné, mais exagéré vis-à-vis de la nature humaine, menace de dévier dans une religion vétéro-testamentaire, l’équilibre d’un bon sens catholique est restauré par une accentuation de la bonté de l’humanité en tant que créée, et en définitive de l’Incarnation de Dieu. Cette renaissance religieuse allait de pair avec une exaltation du rôle de Marie dans le salut et dans la sanctification de tous les hommes.79 Saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT a écrit une série de traités dans lesquels il diffusait une forme particulièrement intense de la dévotion mariale : L’Amour de la Divine Sagesse, Le Secret de Marie, et surtout Le Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, retrouvé pour la première fois en 1842.

Saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT appela sa consécration totale l’esclavage de Marie, expression curieuse et peu attrayante, que l’on doit cependant comprendre dans le contexte de la tendance à l’exagération au XVIIIe siècle. Cela ne signifie rien d’autre qu’une consécration totale et désintéressée au Christ par Marie. Saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT a en vue de faire vivre concrètement une vérité, à savoir la Maternité divine de Marie. Il s’efforçait d’inspirer aux personnes une grande confiance et un sentiment d’union, en soulignant que le Christ, lorsqu’il voulut prendre son corps humain d’une Mère, a aussi reconnu à cette Mère les droits maternels, et, en un certain sens, s’est rendu dépendant d’Elle. Son Traité de la Vraie Dévotion, écrit en 1712, contient déjà les éléments principaux sur lesquels dans le cours des deux siècles suivants, la doctrine de Marie Médiatrice se diffusant toujours plus, trouvera son fondement. Saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT savait cependant que tous ne pourraient comprendre ou saisir la vie mariale dans le sens absolu où il la concevait; il communique son esclavage de Marie comme une secret confié par le Saint-Esprit et cela ne peut être révélé qu’à ceux qui le méritent et qui l’utilisent pour devenir saints et dévots. Pour honorer la voie choisie par la Sagesse divine pour venir à nous, à savoir Marie, et en même temps en raison de la reconnaissance de notre état d’indignité, causé par nos nombreuses infidélités, on se consacre, par cet esclavage, totalement à Marie, avec son corps et son âme, les biens intérieurs et extérieurs, dans la conviction que ce don complet de soi-même dans les mains de Marie fera l’honneur et la gloire de Dieu.

128 Eh bien, plus d’une génération avant la diffusion de cette doctrine attribuée dans sa forme originale à saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT, notre mystique flamande communiquait à son père spirituel :

Pareille à une maîtresse d’école qui conduit la main de l’enfant pour lui apprendre à écrire. Tandis qu’il écrit, cet enfant ne bouge pas la main que son professeur ne la dirige et guide; et l’enfant se laisse mouvoir et guider par la main du maître. Je me trouve de même entièrement placée sous l’autorité de cette très douce Mère... Notre intelligence et notre cœur sont orientés vers Elle, et comme d’un enfant très aimant, innocent, affectueux, docile et soumis, ils sont tout portés à donner satisfaction à cette aimable Mère, à lui obéir, ne mouvant à nul objet quelconque ni les puissances intérieures de l’âme, ni les membres du corps, si ce n’est qu’Elle l’ordonne, y invite ou y conduise...

Il m’a semblé aujourd’hui qu’Elle me stimulait, qu’Elle demandait de moi que je Lui fasse une offrande totale, un don complet, un sacrifice de tout mon être, — cœur, âme et corps, avec toutes leurs puissances. Et j’ai fait cela. Je me suis foncièrement expropriée de mon moi, et lui ai tout offert et tout donné en pleine propriété, ne m’appartenant plus à moi-même, mais toute à Elle. J’ai fait en quelque sorte un vœu d’obéissance, promettant d’être attentive à obéir en toutes choses à sa volonté, à ses inspirations, et à suivre la conduite et les indications qu’il Lui plairait de me donner, sous la réserve d’assentiment de mon Père spirituel.

Depuis que j’ai fait cela, je sens sa direction et son action d’une manière bien plus sensible, plus claire et plus certaine, dans tout ce que je dois faire ou laisser de faire, comme si Elle me menait par la main vers tel objet ou vers tel autre. Quand il me faut changer de travail ou modifier mon activité, tous les sentiments de mon cœur semblent couler comme spontanément vers cette tout aimable Mère, avec tendresse, douceur, affection, docilité, respect, obéissance et soumission; et c’est comme le regard rapide, levé vers Elle, d’un bon petit enfant qui veut se rendre compte si telle chose Lui plaît ou non et si, par conséquent, cela plaît ou déplaît à son Fils aimé, avec qui Elle est un seul.

Se désapproprier de soi-même et se donner à un autre, ce sont les termes mêmes du saint esclavage. Une telle attitude va plus loin que la simple consécration à Marie, que de se placer sous sa protection et sous sa garde. Comment Maria Petyt arriva-t-elle à une telle spiritualité? Indubitablement, l’auteur a constamment entretenu une dévotion pieuse et intime à Marie, imprégnée par la piété populaire flamande et par la spiritualité du Carmel. Lorsque sa vie intérieure commence à présenter des traits mystiques, elle semble aussi faire l’expérience, dans la docilité passive à la conduite de la grâce, d’une sorte d’intériorisation et d’approfondissement de cette dévotion. En outre, elle affirme expressément qu’elle n’y a pas été amenée par une industrie ou un exercice propre :

Je ne me dirige pas vers cette aimable dévotion par mon mouvement propre, ou par quelque multiplicité d’esprit, mais je suis conduite et prise par l’Esprit divin silencieusement et simplement dans le plus intime de mon cœur...

Dans une relation de la même époque, le 4 février 1659, — c’est-à-dire datant des premiers mois de son séjour à Malines, — on lit :

Cette douce inclination semble lui arriver très spirituellement et réellement; elle semble être reçue de façon plus infuse et plus passivement qu’obtenue par sa propre industrie.

Elle se sent sollicitée à placer la nouvelle maison, la petite communauté et sa Règle sous la protection de Marie :

Je me sens conviée à établir Marie comme Mère générale de cette maison. Et toutes les Elles qui me seront confiées, et qui viendront ici, je les placerai dans son giron, afin qu’elles se nourrissent à son sein de ce divin esprit d’humilité, de solitude, de mortification, de pureté et de dépouillement dont Elle possède la plénitude. Je me sens également portée à Lui consacrer cet endroit où débute notre nouveau genre de vie et de Je placer sous son vocable. D’ailleurs, il me semble que cela lui plaît et qu’Elle accepte volontiers cette charge de Mère et Gouvernante de cette bienheureuse famille.

Ces textes nous montrent une piété possédant l’intime enfance de la dévotion populaire, bien qu’elle soit vécue de façon mystique et passive. Dans la vie visionnaire de Maria Pctyt des années qui suivirent, Marie joue un grand rôle : l’union affective avec Notre-Dame se fera de plus en plus intime. Ces visions cependant ne diffèrent pas quant à leur contenu tant psychologique que littéraire, de la littérature visionnaire connue des vies de saints et d’œuvres mystiques, de sorte que nous ne pensons pas qu’elles demandent une analyse spéciale dans cette étude générale. Là où cependant, l’auteur nous apporte un témoignage totalement original, c’est dans l’expérience contemplative de l’humaine union à Marie par la grâce, expérience à laquelle elle parvient environ dix ans après la date du texte cité ci-dessus : Nous cherchons ici, en vain, les œuvres de la mystique ou de la spiritualité qui auraient pu l’avoir influencée. Nous nous trouvons devant la description d’une expérience originale et nouvelle dans notre littérature, et pour autant que nous le sachions, dans la littérature européenne. Avec une simplicité et une sincérité totales, mais avec un étonnement compréhensible et inquiet, l’auteur pouvait aussi dire :

La vie surnaturelle de l’âme en Marie, pour et par Marie, continue et prend son essor jusqu’à plus de pureté et de stabilité : ce que j’en découvre ici, ce que je perçois et goûte est exceptionnellement merveilleux; je n’en ai jamais entendu parler, ni rien lu.

Plusieurs fois, il semble que MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, lui-même inquiet, a demandé une relation précise avec des explications de ces expériences. Maria Petyt confirme, hésite, se rétracte, mais se voit alors obligée de reprendre ses affirmations. Elle tente d’habiller son expérience d’arguments et de la rendre acceptable pour la raison :

Je crois que l’aimable Mère me commande d’expliquer un peu plus au long ce qu’il m’est parfois gratuitement donné d’expérimenter et de goûter de cette vie en Marie ou Vie Mariale. Aujourd’hui je vois clairement que j’ai mal fait en rétractant et faisant modifier ce que j’avais écrit à Votre Révérence au sujet d’un degré un peu plus élevé que la simple union à Dieu et que l’aimable Mère m’avait fait gravir. Car il en est réellement comme je l’écrivais alors à Votre Révérence. Par la grâce divine l’on peut s’élever encore de quelques degrés dans l’état de perfection, bien que l’état de pure et simple union avec Dieu soit le Bien Suprême.

Elle s’explique ensuite davantage par le raisonnement suivant : selon la manière commune de parler, la vision béatifique de Dieu est le but ultime et l’unique bonheur de l’âme, imparfait sur terre, parfaite chez les Bienheureux dans le Ciel; mais certains Bienheureux reçoivent encore en plus de cela, quelque gloire et bonheur accidentels, chacun selon ses mérites, ou selon le bon plaisir de Dieu, par exemple, dans la contemplation de la Sainte Humanité du Christ,... de l’aimable Mère, de Saint Joseph et des autres; ... laquelle gloire accidentelle est plus communiquée à une âme bienheureuse qu’à une autre... Elle conclut alors : l’union simple avec la Divinité seule peut être comparée à la gloire essentielle tandis que la Vie Mariale pourrait être comparée à la gloire accidentelle.

L’explication de la mystique mariale, que nous trouvons chez saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT est plus convaincante, parce qu’elle a été élaborée par un théologien. Il démontre la possibilité et le fondement de cette spiritualité avec une abondance presque lassante d’enseignements, de citations et de raisons qui cependant ne nous disent pas la manière dont elle peut être réellement vécue intérieurement. Si la tentative d’explication de Maria Petyt est encore très faible, elle donne cependant une de fois de plus, dans la description de la manière dont la vie mariale est vécue intérieurement et concrètement par l’âme, l’éclat d’une observation remarquable en psychologie, d’une souplesse incomparable dans l’expression :

Il m’est parfois montré et donné une vie de l’esprit en Marie, un repos en Marie, une jouissance, une fusion, une perte, une union en Marie. Voici comment cela s’opère. En toute simplicité, nudité, tranquillité, l’esprit tourné vers Dieu et répandu dans son Être sans images par l’adhésion, la contemplation et la fruition de cet Être absolument simple, il arrive que mon âme expérimente à côté de cela une adhérence aussi, une contemplation, une fruition de Marie en tant qu’Elle est une avec Dieu et unie à Lui. Goûtant Dieu, je goûte aussi Marie, comme si Elle n’était qu’une avec Dieu et non distincte de Lui. Si bien que Dieu et Marie ne semblent être pour l’âme qu’un seul objet, à la manière presque de la sainte Humanité du Christ, que l’on contemple unie à la Divinité et ne faisant de ces deux natures qu’une seule Personne et qu’un seul objet (de contemplation).

Quoiqu’il n’y ait point en Marie l’union personnelle avec la déité, comme elle est réalisée dans le Christ, mais uniquement une sainte et gratuite union, celle-ci est néanmoins infiniment plus excellente en Elle que dans la plus éminente des créatures. À l’âme qui contemple, Dieu montre Marie parfaitement une avec Lui et unie à Lui sans que l’on puisse distinguer quelque intermédiaire dans cette union.

La suite de cette relation comporte deux éléments qui attirent immédiatement l’attention : une sorte d’annonce ou de signe précurseur du culte du Cœur de Marie qui sera très répandu trois siècles plus tard, et ceci à un moment où même le culte au Sacré-Cœur de Jésus n’était pas encore connu dans la dévotion de l’Église, et une remarque que saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT fera plus d’une génération plus tard concernant l’esclavage de Marie : cette vie intensément mariale n’est pas destinée à tous :

Il me semble alors baiser et embrasser Marie dans une merveilleuse liquéfaction de mon être en Elle en même temps qu’en Dieu. Parfois aussi il me semble être prise et enfermée dans son Cœur très pur, très aimable et brûlant. Et je suis comme enivrée et folle d’amour pour Elle en même temps que pour Dieu, me répandant tout dans cette union. Et ainsi est réalisée une vie divine, à la fois double et simple, qui constitue une manière pure, noble, élevée, parfaite d’aimer notre sainte Mère; encore que bien peu connaissent cette vie par expérience. Cette vie pour Marie et en Marie, en même temps que pour et en Dieu, est proprement réservée à ses seuls vrais amoureux, à ses Mignons et aux petits enfants gâtés qu’Elle s’est choisis.

Elle se rend compte que les âmes mystiques, du nombre duquel elle avait été jadis, et qui veulent adhérer à la seule Essence divine, ouvriront de grands yeux en face d’une telle exaltation d’une mystique mariale et sont portées à la juger selon la non-commixion dans l’oraison d’images et de sentiments trop humains puisés dans le culte des saints :

Cette vie mariale en Marie ne plaît pas à la plupart des esprits mystiques et des âmes contemplatives. Ils sont d’un autre sentiment, comme si cette vie en Marie devait être un empêchement à la plus pure union et fruition en Dieu, à la silencieuse prière intérieure, et ainsi de suite. Comme ils entendent la chose et se l’imaginent, elle leur paraît trop grossière, trop matérielle et trop multiple, parce qu’ils ne saisissent pas la manière vraie et simple de la pratiquer tout en esprit.

L’auteur doit toutefois confirmer que la vie mariale ne signifie aucun obstacle pour l’oraison simple ou de quiétude :

La grâce divine me donne en outre d’expérimenter que cette vie dans, avec et par Marie et simultanément en Dieu, pour, avec et par Lui, peut être pratiquée avec une simplicité, une intériorité, une abstraction d’esprit presque aussi grandes que la vie dans la seule et pure Déité. Si bien qu’à ces moments il ne subsiste dans l’esprit que fort peu de représentations de la personne de Marie, parce que l’âme a su la considérer tellement unie à Dieu et en Dieu. Avec une tranquillité parfaite, une simplicité, une intimité, une tendresse, les trois facultés de mémoire, d’intelligence et de volonté sont occupées en Marie et en Dieu à la fois, au point que mon âme ne peut guère se rendre compte du mode ou de la nature des notions qui la traversent alors. Mais d’une façon confuse, elle connaît cependant et elle sent très bien que la mémoire est occupée du souvenir tout simple de Dieu et de Marie; que l’intelligence possède une connaissance dépouillée, pure et certaine ou contemplation de Dieu présent et de Marie en Dieu; et que la volonté, par un très tranquille, intense, doux, tendre et cependant très spirituel amour, adhère à Dieu et à Marie.

J’appelle cet amour spirituel parce qu’il semble à ce moment jeter ses étincelles et agir dans la partie supérieure de l’âme, dans un détachement de la partie inférieure ou des puissances sensibles, étant ainsi mieux proportionné à l’intime fusion, à l’immersion et à l’union en Dieu et, avec Lui, en Marie et avec Elle.

En effet, les puissances de l’âme, d’une façon éminente et parfaite, n’ayant plus d’autre occupation ni d’autre souci que la pensée, la connaissance et l’amour de Dieu et de Marie, il survient une si intime et ferme adhésion de l’âme entière à Dieu et à Marie que, par un amour de fusion, ils semblent devenir un seul être tous les trois : Dieu, Marie et l’âme, comme si les trois étaient en un seul fondus, noyés, absorbés et transformés en un seul.

Bien que selon la conscience, cette présence de Marie dans l’esprit humain ne forme pas d’écran entre Dieu et l’âme, mais que ces différentes relations personnelles apparaissent fondues et transformées en un seul, l’auteur a cependant la prudence de dire que cette expérience mystique arrive presque avec une si grande simplicité que l’oraison d’union. Cette expérience mystique serait-elle alors moins élevée et moins spirituelle? D’autre part, elle est convaincue que cette Vie Mariale mystique conduit l’oraison à un degré plus haut. Mais comment l’expliquer ou l’exposer? On conçoit aisément qu’elle ait pu écrire de la sorte : Je ne sais pas si je me comprends bien moi-même.

En 1669, ces expériences sont accompagnées de phénomènes extatiques, ce qui montre qu’ils sont encore récents et qu’ils non pas encore atteint l’équilibre supérieur dans lequel la vie mystique et la vie active coexistent sans se déranger mutuellement. Cette fois-ci, elle est formelle quant au caractère purement spirituel de l’expérience : détachée de tout ce qui peut tomber dans l’imagination et dans la sensibilité :

Le 5 avril 1669, il m’est encore une fois venu cette inspiration de vivre dans, par et pour Marie en même temps qu’en Dieu, pour et par Lui; chose dont j’ai déjà parlé au long et au large à Votre Révérence. (Est-ce une allusion à la sollicitation de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN d’établir une claire relation de cette étrange expérience?)

Je jouis d’Elle et suis unie à Elle très éminemment, purement, simplement, d’une manière tout abstraite et spirituelle, en esprit et sans intermédiaire comme si Elle ne faisait qu’Un avec l’Etre sans images de Dieu. En effet : l’âme Dieu et Marie ne sont plus alors qu’un seul, du fait que mon âme se trouve très simplement et profondément absorbée en Dieu et en Marie. Ceci a lieu surtout, me semble - t-il, pendant la prière et s’accompagne de certains effets extatiques, car il y a pour lors, plus que dans le passé, de l’insensibilité et paralysie du corps, suspension sensorielle, sommeil des puissances et ainsi de suite. L’âme paraît conduite hors du corps et je cours le danger de confusion, principalement en recevant la sainte communion, car j’ai peine à revenir à moi et n’ai plus guère la force ou la présence d’esprit d’ouvrir la bouche. Quoique tout ceci ne dure pas longtemps...

Cette fruition et union en Dieu et Marie a lieu pour ainsi dire sans images, car tout cela s’opère d’une manière très élevée, très en esprit et abstraite de tout ce qui pourrait tomber dans le domaine de

132 l’imagination et la sensibilité. Seule existe encore une très spirituelle mémoire ou souvenance de Dieu et de Marie unie à Dieu et en Lui. Et d’accord avec cette contemplation et avec cette pensée qui nous montre Marie une avec Dieu, notre amour aussi coule ou flambe tout entier vers Dieu et tout entier vers Marie, comme vers un seul et simple objet.

L’auteur se rend bien compte que son expérience, qui ne se présente pas comme un mélange grossièrement sentimental d’expérience mystique ou comme une déviation spirituelle exceptionnelle et suspecte, doit cependant impressionner étrangement son père spirituel. Et il lui est impossible de trouver quelque part des exemples; elle ne peut faire appel à des auteurs mystiques, ni trouver nulle part une description d’une expérience plus ou moins semblable, et qui pourrait lui avoir suggéré les termes, les mots ou les images qui auraient pu l’aider dans l’expression de ce qu’elle-même a vécu :

Il ne m’est pas possible de me faire comprendre davantage par des paroles, pas plus que de dire le mode selon lequel je me sens possédée, conduite et vécue par l’esprit de Marie. Et comment je reçois dans mon âme l’influx divin de son esprit et par son esprit, cela aussi devra rester dans ma plume.

Au début du XVIIIe siècle, saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT établira théologiquement sa spiritualité de l’esclavage de Marie avec des raisons et des preuves, sur la vérité de la Maternité Divine de Marie. Intuitivement, conduite par la voie de la contemplation intérieure, notre mystique flamande, en ces années 1668-1669, comprend que le fondement et la source de la mystique mariale jamais entendue et dont elle est gratifiée, n’est pas autre chose que la vérité et l’exaltation de la Maternité Divine de Marie : cette expérience est ainsi une expérience de foi, une prise de conscience d’une réalité de la grâce confirmée par le dogme :

La vie Mariale, — cette vie en Marie, pour Elle et avec Elle, tient toute sa noblesse, sa dignité, son éminence et sa perfection de l’union à Dieu dont jouit la Sainte Vierge, ainsi que de la surabondance et de la participation des grâces, propriétés et perfections divines infuses en Elle pour ainsi dire sans mesure. Elle les possède, à la vérité, d’une manière que l’homme ne peut ni exprimer, ni concevoir, et qui est en Elle infiniment plus éminente que dans, le plus pur des êtres créés...

Il y a dans mon âme comme une lueur qui me fait comprendre pourquoi l’aimable Mère est plus unie à Dieu, plus sursaturée de l’Être divin, et pourquoi, en conséquence, elle participe aux attributs et aux perfections de Dieu plus que les saints les plus éminents ou que les esprits angéliques. La raison en est que Dieu l’a faite digne de concevoir dans sa chair virginale le Verbe Eternel du Père. Le Verbe ayant reposé neuf mois durant en Elle, sa nature, son âme, son corps, furent divinisés, faits divins, sursaturés, pleinement absorbés en Lui. Us furent transformés et comme changés en Lui-même par le lien puissant et infrangible de l’amour que le Verbe éternel porte à Marie et de l’amour réciproque d’Elle à Lui, et cela dans une mesure sans mesure et d’une manière incompréhensible.

Le lien fort et infrangible de la relation Fils-Mère, entre le Dieu incarné et Marie : c’est à cette relation vécue par les gens les plus simples que la piété populaire fait appel pour reconnaître à Marie une puissance presque illimitée de son intercession pour les pécheurs et les nécessiteux. Elle est celle qui peut arracher les grâces pour ceux qui méritent plus la colère de Dieu que sa miséricorde, qui se laissera plus conduire pour les hommes par sa partialité maternelle que par la justice. Et par cette même voie de l’expérience mystique, passive et non par le raisonnement, Maria Petyt en arrive à l’affirmation d’une doctrine qui n’a pas encore été proclamée vérité de foi, mais qui se développera et se diffusera de plus en plus durant les deux derniers siècles, à savoir que Marie est Médiatrice de toutes les grâces. La compréhension qu’elle en a reste tout d’abord dans le domaine de la contemplation mystique :

Le Bien-Aimé me fait comprendre et voir, par les yeux illuminés de la foi, l’excellence de Marie, son incompréhensible élévation, sa puissance et son autorité. Car Dieu L’a établie pour l’éternité, entre Sa Majesté et l’homme, médiatrice, avocate, et Celle qui apaise la justice divine. Je vois avec évidence que Dieu L’a faite dispensatrice de toutes grâces divines, de ses faveurs, de ses bontés envers l’homme; de telle sorte que rien absolument ne se répand ou descend gratuitement et gracieusement sur l’homme si ce n’est par les mains de cette très vénérable Mère. Tout doit passer par ses mains généreuses, comme la pluie passe par une gouttière ou par un tuyau. Dieu a voulu La magnifier par ces prérogatives, parce qu’il L’a trouvée digne entre toutes les autres femmes d’être sa Mère. Et pour cela Il L’a rendue si semblable à Lui-même, Il L’a revêtue de ses attributs divins et, à tel point unie à son Être, qu’EUe m’apparaît comme une avec Dieu; ce qui convenait bien pour être la Mère de Dieu, car il doit y avoir quelque proportion entre la matière et la forme, entre la Mère et le Fils.

De la notion acquise par la contemplation, la Médiation de Marie est vécue dans la réalité : tout comme Elle est le Mère de l’Homme-Dieu, Elle est aussi la Mère de ses membres. Par son fiat, Dieu se fit homme et nous participons à sa divinité par la vie de la grâce :

Par manière de parler, il semble que la tout-aimable Mère soit la vie de mon âme, et donc l’âme de mon âme pour la raison que, d’une manière très évidente et dont je me rends bien compte, Elle produit et enfante la vie de l’âme en Dieu ou vie divine, et cela par un influx perceptible de grâces opérantes, prévenantes, fortifiantes, excitantes et sollicitantes, de grâces qui accompagnent, suivent ou continuent, et qui permettent de persévérer dans cette vie en Dieu avec plus de force, de constance, de pureté, etc...

Cet influx, dans mon âme, de grâces donnant la vie, a l’air d’émaner si immédiatement, absolument et uniquement de son aimable Main, de son Cœur de Mère, et nous être donné par Elle indépendamment et sans la collaboration de Dieu (quoique sous sa dépendance, en réalité, et avec sa collaboration) que Marie nous semble agir comme si Elle était la maîtresse absolue des divins trésors, d’où Elle soustrait tout ce qu’il Lui plaît afin d’en orner nos âmes et des les rendre agréables au regard de Dieu. Oui, Dieu a toujours voulu honorer l’aimable Mère et L’exalter à tel point qu’il L’établit avec des pouvoirs absolus comme Mère et Reine du Trésor de ses divines grâces. Et celles-ci, Elle les a pour toujours et absolument sous son autorité et dans sa puissance.

Ainsi, l’auteur en arrive, par la dépossession de soi-même et le don à Marie, à créer une relation nouvelle et infrangible avec la Sainte Vierge. Elle constate très rapidement que cette totale sujétion au bon plaisir de Marie est un moyen puissant pour l’aider sur la voie de la constante fidélité à l’amour :

Peut-être m’arrivera-t-il encore de temps en temps de faire du travail peu soigné, de m’oublier quelque peu dans l’exercice de ce continuel regard levé sur Elle, ou dans cette exacte reproduction ou copie de ses vertus, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur; ou encore dans cette soumission constante et cette attention à sa direction, à sa conduite, à sa motion, à son inspiration. Mais, dès l’instant que je remarque d’avoir dévié, je me jette humblement aux pieds de l’aimable Mère et Lui demande affectueusement pardon. Et puis je continue avec autant de paix, d’amour, de confiance, de douceur, d’inclination, et de tranquillité de regard qu’auparavant, sans me tenir pour cela plus éloignée d’Elle. Car je me représente que, dans cette nouvelle vie, je suis toute pareille à un petit enfant qui tombe encore souvent et qui trébuche quand il marche, à cause de la faiblesse de ses petits pieds. Mais, petit à petit, il lui vient plus d’assurance.

Désormais, l’âme pourra contempler Dieu en Marie comme dans un miroir sans tache80. Après les témoignages du culte de Marie, cités plus haut, il ne sera pas étonnant que Maria Petyt défende le mystère de l’Immaculée Conception, fidèle du reste en ce point à la tradition du Carmel. Dans son oraison mystique, il lui fut

imprimé (terme de contemplation et non d’amour sans notion) la vérité de ce mystère, qu’Elle a été conçue sans la moindre tache, par la force de la Toute puissance de Dieu. Car Dieu, l’ayant de toute éternité choisie pour être sa Mère, Il n’a pas permis ni voulu que ce germe béni fût un seul instant souillé ou conçu dans Je péché... Un grand désir m’est venu, et j’ai prié avec ardeur et supplié Dieu qu’il Lui plaise d’inspirer le Pape et de le mouvoir irrésistiblement à définir sans tarder le mystère de l’Immaculée Conception et à le proclamer comme un dogme de notre sainte foi.

Une conclusion pratique quelque peu inattendue, mais très sympathique de cette disposition est un faible penchant qu’elle a pour les Espagnols,

J’éprouvais un amour et un attachement très grands pour les Espagnols, parce qu’ils défendent ce dogme avec tant de zèle, et parce que, avec leurs Seigneurs, mus par leur affection et leur spontanéité, ils ont fait célébrer cette Fête si triomphalement dans notre église, n’épargnant aucuns frais.

Un tel trait révèle un des aspects les plus frais dans les écrits de Maria Petyt, à savoir, leur constante franchise : au milieu de la contemplation mystique la plus haute, avec son attention fixée sur les détails concrets de la vie, elle conserve aussi les réactions spontanées d’une femme très simple.

Ces pages nous donnent la preuve qu’on peut déjà trouver dans une œuvre flamande antérieure à saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT, la spiritualité mariale dont celui-ci est considéré comme le fondateur et le premier représentant. Il existe actuellement, dans l’étude de l’histoire de la littérature, une tendance compréhensible à conclure à une parenté et à une influence en raison d’une telle ressemblance. Il est cependant extrêmement invraisemblable que saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT ait pu connaître l’œuvre de notre mystique flamande. Doit-on, dès lors, considérer la parenté entre les deux comme une de ces expériences arrivant à maturité, à certaines périodes déterminées, plus ou moins simultanément chez des personnes favorisées, vivant indépendamment les unes des autres, mais qui toutes les deux sont particulièrement sensibles à une certaine évolution dans la vie spirituelle, se dessinant invisiblement et prenant d’abord corps dans cette forme prédestinée?

Il y a cependant, dans la vie de saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT, un nom de ville, qui jette immédiatement une nouvelle lumière sur la question d’une possible influence : Rennes. La Réforme de Touraine partit du Carmel de Rennes. Pendant que saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT était étudiant en philosophie à Rennes, il passait presque chaque jour quelques heures à l’église des Carmes, et avait des entretiens spirituels avec les Pères. Deux ans avant sa naissance, en 1671, était édité en latin le grand ouvrage de spiritualité de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN Institutionum mysticarum libri quatuor, dont le Vita Divina et Mariana constituait le dernier traité. Il est impensable que l’ouvrage de MICHEL de Saint-Augustin n’ait été connu au Carmel de Rennes : en effet, en tant que Provincial de la Province des Pays-Bas, il était l’une des grandes figures de la Réforme qui rayonnait à partir de Rennes. Saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT n’a vraisemblablement pas lu le traité de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, car il mentionne toujours consciencieusement et savamment, toutes les sources où il peut voir son enseignement confirmé : ainsi p. ex., il mentionne comme en passant, le chevalier flamand Walter van Bierbeek (+1222), confrère et contemporain de Césaire de Heisterbach. Ce chevalier se consacra à Marie comme serf, et entra chez les Cisterciens. Mais, si lui-même n’a pas connu l’œuvre de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, les bons pères de Rennes, auront certainement parlé à ce pieux philosophe qui montrait une dévotion si exceptionnelle à Marie, de cette forme très particulière de la spiritualité mariale. Car le traité de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN contient en réalité la spiritualité mariale de sa fille spirituelle, mais enchâssée dans une armature théologique. En bien des endroits s’y trouve une traduction fidèle et libre de ce qu’elle écrit : Videtur Spiritus ultcrius instruere et expertentia aliquas animas docere, après quoi suit la description de l’expérience de Maria Petyt. C’est en tout cas a partir de son séjour à Rennes, que le jeune philosophe de dix-huit ans apprit à utiliser sa méthode d’évangélisation pour aller à Jésus par Marie.

Indubitablement, presque chacun des éléments de sa mystique : le culte de l’Immaculée Conception de Marie, la foi en sa médiation, la confiance en son intercession, le service chevaleresque de sa gloire, se retrouvent dans la tradition carmélitaine qui a fait de Marie l’exemple et la patronne de la vie contemplative; mais nous ne trouvons que Maria Petyt pour précéder saint Louis Marie GRIGNION de MONTFORT comme exemple d’une expérience capitale d’union mystique à Marie, vécue aussi entièrement que passionnément, cependant passivement, par laquelle il reçut des mains de Marie la vie d’oraison, l’apostolat, le salut même des âmes qui lui sont confiées. Et d’elle-même, on pourrait dire la même chose par rapport à la piété mariale traditionnelle du Carmel : on retrouve dans la tradition carmélitaine différents aspects du culte marial. Maria Petyt en a confirmé et renforcé plus d’un élément. La structure de son expérience totale et passive, surtout l’expérience entière de la médiation de Marie, ne se retrouve pas de cette façon-là dans la tradition mystique du Carmel. Du reste des réactions de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, versé comme peu le sont dans la littérature spirituelle de son ordre, nous pouvons conclure que cette mystique mariale l’étonne tout d’abord - ses demandes de descriptions plus précises, et dont plus d’une lettre de Maria Petyt sera une réponse, sa méfiance parce qu’elle-même à un moment donné tomba dans le doute et se rétracta, pour se rappeler alors que ceci était cependant tel qu’elle l’avait tout d’abord décrit, I nous en donnent la preuve; et lorsqu’il écrit son traité De Vita Divina et Mariana dans ses Institutionum mysticarum, il ne trouve pour cette expérience aucun exemple illustre dans le passé de son Ordre, si grand était le témoignage du culte et de la mystique mariale qu’elle avait à dévoiler. S’il avait trouvé de pareils écrits mystiques dans l’Ordre, sans aucun doute il aurait étayé de leur autorité les relations de Maria Petyt. Même lui cependant, dans un siècle où tout ce qui était nouveau pouvait se présenter facilement comme suspect et devait être ramené autant que possible aux autorités et aux traditions, se vit contraint de présenter le témoignage mystique de son enfant spirituelle pour ce qu’il était vraiment : un enrichissement et un approfondissement de la vie mariale.

Chapitre XI : Style et valeur littéraire

Qu’une âme déiforme doive toujours donner la même résonance d’esprit dans toutes sortes d’états intérieurs (II, p. 18.) : lorsque le lecteur tombe sur une telle phrase chez un auteur du XVIIe siècle, il ne conclura certainement pas seulement que cet écrit mérite plus d’attention; il se demandera un instant si cette phrase n’a pas été interpolée; elle sonne de façon si surprenante et si inattendue au XVIIe siècle, non seulement pour la littérature des Pays-Bas du Sud et même du Nord, mais pour toute la littérature européenne de cette époque, qu’il semble qu’on avait coiffé trois siècles de développement et qu’on écoute l’expression littéraire raffinée d’une sensibilité contemporaine. L’attention aux résonances de l’esprit est une disposition qui s’est développée tellement spécifiquement dans la littérature moderne - nous pouvons laisser de côté ici la question de savoir si c’est le signe d’une santé psychique ou d’un affaiblissement décadent de la force vitale, - que son absence chez presque tous les classiques, même mystiques, nous fait lire ces derniers avec un plus grand effort, comme si leur œuvre ne constituait qu’un stade préparatoire de l’humanité intérieurement adulte, et se reconnaissant psychologiquement. Le romantisme en effet, commença d’abord à scruter les propriétés du psyché commun, non éclairé par la claire raison : le monde de la sensation instinctive fut élevé jusqu’à la conscience littéraire, et à partir de son propre domaine, traduit et exprimé dans l’œuvre de Rousseau et Chateaubriand, de Young et de Lake Poets; dans le romantisme, les fonds de l’âme furent explorés et prirent une forme de qualité supérieure dans les symboles du langage humain. Le sens put parler avec une expression propre et autonome, et n’apparut plus seulement par le symbole de l’observation intellectuelle. Mais l’écoute des résonances de l’esprit, l’attention à ne pas tant diriger sur l’objet de l’expérience vitale ressentie dans l’intelligence ou le sens, mais à en recevoir l’écho dans le psyché et l’interpréter par une division réflexive de cette expérience, la clef — le mot et l’image — qu’il faut trouver pour révéler et éveiller ce double monde, la conquête de la double vision, la vision dans le monde de l’expérience et l’autre vision, dans le second monde, plus réel des couches de l’être, constamment inaccessible, dont nous ne percevons que des échos dans des correspondances voilées, dans la réponse mystérieuse des signes et des symboles : cela semble bien être la mission propre et la vocation de la littérature moderne. De Rilke à Jünger, de Rimbaud à Mallarmé, de Unamuno à Juan Ramon Jiménez, de Hopkins à T. S. Eliot, les auteurs les plus sensibles et les plus talentueux dans la littérature moderne explorent ces distances intérieures de l’esprit humain. Dans une attention religieuse, ils perçoivent les résonances du moi caché, non pas le poli d’une personnalité superficielle, mais le moi plus profond où l’être mystérieux le touche, le porte et l’irradie. La littérature moderne reconnaît comme précurseurs un Novalis et un Nerval, — mais chez une mystique flamande du XVIIe siècle, trouver une parenté spirituelle dans l’écoute des résonances de l’esprit, semble une chose pour ainsi dire incroyable.

Notre auteur flamande a dû utiliser les mots et le langage de son temps de par une nécessité interne et, poussée par le besoin d’aide, elle a dû constamment les manier jusqu’à ce qu’elle en ait fait un instrument sensible, — un style propre avec lequel elle a pu communiquer la merveille et la richesse de la résonance intérieure.

Nous sommes toujours de plus en plus convaincus que la compréhension d’un texte n’est pas seulement une condition préalable pour une appréciation littéraire, mais qu’elle en est une partie intégrante et essentielle, et cela tant pour la récente poésie apocalyptique de Robert Lowell que pour un ancien texte mystique d’il y a quelques siècles. En effet, dans les deux cas, tous les mots sont des images, et toutes les images des symboles, ou, si l’on veut, des hiéroglyphes qui indiquent la résonance de l’être dans une réaction complexe de l’âme. Et la reconnaissance de la valeur symbolique est la toute première analyse littéraire fondamentale. (C’est pourquoi peut-être Mallarmé a quelques fois donné lui-même l’exégèse de ses versets, et il eut en cela un illustre prédécesseur dans la littérature mystique : saint Jean de la Croix.) Là où le symbole reste hermétique, l’appréciation littéraire reste un mensonge ou une illusion. Mais nous restons dans le domaine propre du langage, si habitués à des appréciations littéraires formelles, que la paresse ou l’incapacité intellectuelle ne semblent être aucun empêchement pour prononcer un jugement littéraire. Ainsi notre littérature mystique des Pays-Bas est hautement prisée et bien lue, dans la conviction qu’une vague sensibilité sentimentale et religieuse ainsi qu’un sens général pour l’esthétique suffisent pour goûter cette littérature. Mais lorsque quelqu’un s’extasie sur l’intériorité de l’oraison de quiétude, sur l’ivresse de l’anéantissement essentiel, sur la faillite de la raison dans la contemplation au-dessus de la sagesse et de l’entendement, sans se donner la connaissance nécessaire pour la compréhension de la vie psychologique dont ces expressions ne sont qu’un signe et un symbole, il pourrait alors juger presque autant du contenu littéraire de ces textes que d’une œuvre écrite en langue étrangère qu’il ne comprend pas. Sa beauté réelle lui demeure hermétiquement close et il lui arrive comme dans la célèbre comparaison de Saint Augustin : Quemadmodum qui videt lifteras in codice optime scripto, et non novit legere, laudat quidem antiquarii manum, admirans apicum pulchritudinem; sed quid sibi vclint, quid indicent illi apices, nescit, et est oculis Iaudator, mente non cognitor (Sermo 44 de Verbis Domini).

L’exégèse du texte, telle qu’elle a été tentée dans les chapitres de cette étude, consacrés à la vie intérieure et aux expériences mystiques de Maria Petyt, forme dès lors le noyau de l’analyse littéraire de son œuvre. Elle avait pour but d’aider à lire cette œuvre eo sensu quo scriptum est. Dès lors, les remarques faites ici spécialement sur le langage et sur le style de l’écrivain supposent constamment cette exégèse préalable.

Comment l’auteur a-t-elle fait de la langue du dix-septième siècle un instrument souple pour transmettre son expérience et ses résonances spirituelles?

Tout d’abord, elle dispose d’un riche vocabulaire. Elle ne connaît pas la réaction des Pays-Bas du Nord contre l’utilisation des mots bâtards; d’un point de vue de puriste, on aurait pu prendre cela comme de la facilité avec laquelle elle reprend dans son vocabulaire des termes d’origine française pour combler une grosse lacune. Elle n’utilise pas cependant ces termes sans distinction ou par défaut du lexique flamand. Elle les utilise de préférence, dans la peinture de la vie et des rencontres humaines dans la classe bourgeoise la plus développée, à laquelle elle appartient elle-même, et c’est comme si nous y apercevions la grâce affectée et le charme pâli d’un vieux monde - on pourrait se demander à juste titre, si l’auteur ne colore pas son récit d’une douce pointe d’humour lorsqu’elle emprunte aussi des mots bâtards à ce monde des relations dans l’évocation des rapports humains ainsi lorsqu’elle parle des enfants sous-alimentés (onghenorierde kinderen au lieu de slecbt-opgevoede), ou bien lorsqu’elle raconte sa supersensibilité pour une contrarie mine d’une autre personne, ou des diversche discoursen qu’un visiteur débite. — À côté de cela, elle utilise souvent des mots bâtards comme synonymes des mots flamands, pour conserver le rythme balançant et suggestif de la phrase, rythme qu’elle utilise par préférence, par exemple : consumeren ende verteeren, overgheven ende abandonnerez indifferenter ende onkeuriger, bekwaem ende capabel, saecken ende affairen, debiel ende krachteloos, gheturbeert ende ontvrcdight.

Elle dispose encore de toute la richesse de l’antique terminologie mystique néerlandaise, avec toutes ses images brillantes et expressives qui semblent bien perdues pour le langage moderne, mais en même temps, à côté du petit nombre d’expressions que nous utilisons encore, elle dispose d’un vocabulaire très élargi et extrêmement nuancé pour rendre tous les états de l’âme dans la sphère de la docilité, de la soumission et du docile renoncement à soi-même, tandis que nous-mêmes, nous devons renoncer si rapidement à décrire ces domaines de réactions spirituelles autrement que par des généralités ou des mots d’emprunt. Le monde de ces attitudes purement intérieures ne semble pas avoir à nouveau été vécu depuis l’époque de notre littérature mystique; même le Ms doit plus d’une fois renoncer à rendre l’expression néerlandaise autrement que par une circonlocution, et là où le latin possède une expression adaptée, nous devrions actuellement consulter les plus grands spécialistes de notre langue pour trouver à nouveau un bel équivalent en flamand. Quelques exemples de cette richesse : ghebooghsaem ende soet (I, p. 289. ), in dese ghelijckwilligheyt, ende resignatie tôt den wille Godts (II, p. 28.), soo wiert myn herte allenskens versacht ende ghemoeyigh (I, p. 120; Ms. 87 r : flexibilis et accomodabilis), om de kennisse te vatten ente te gronderen (I, p. 68. ), de inbeeldelijcke verworpentheyt (II, p. 48; Ms. 132 v : imaginabilem abiectionem), haer selve vry bewaerende van aile lettelijcke aenklevinghe aen jet buyten Godt (II, p. 35; Ms. 128 r : ab omni reflexiva adhæsione), van ootmoedigheyt, sachtmoedigheyt| medeweerdigheyt ende liefde, om een ander te voorkomen (I, p. 133; Ms. 94 v : humilitatis, mansuetudinis, benignitatis, benevolæ erga alios dignationis, ex charitate præveniendo), stille ende gherust van gbemoet, niet woelacbtigh noch menighvuldigh (I, p. 115. ), om sulcken noodinghe te beantwoorden (I, p. 233), een onderscheydelijck letten (I, p. 193; Ms. 111 v : distinctiva reflexio), om inwendigh wys te worden ende ontfanghbaer van goddelijcke saecken (II, p. 40.), myncn ghecst te ghcven in de handen van den hemelschen Vader, ende in hem te ontgheesten (1, p. 247.), trachtende alsoo ledigh ende van hacr selven ontkommert te blyven (T, p. 215. ), in meerdere puerheyt ende ontlemmeringhe (1, P; 24.), om den gheest te ontmenghelen van aile (1, p. 187.), hoe diep was ick van ailes ontydelt (II, p. 258.), eenvoudigheyt ende onverletheyt des ghemoets (I, p. 202.), met een goddelijck licht overschenen, overhelst, overgrepcn, overlommert (I, p. 250.), toe-biedelijckheyt ende minnelijckheyt (I, p. 45.), versaedelijcke blydtschap (I, p. 186.), toesichtigh ende sorgvuldigh (I, p. 281.), een groot ontsagh ende wederhout (I, p. 68.), een stille toevoeghinge des geests (II, p. 2.), de goddelijcke toegheestinghen (II, p. 6.). Pour cette même inclination intérieure de l’âme à Dieu, le latin ne connaît que l’image franche et naïvement matérialiste oratio jaculatoria, que nous avons alors traduite par l’expression encore plus affreuse et tapageuse d’oraison jaculatoire (schietgebedf, l’explication que le grand dictionnaire de la langue néerlandaise de De Vries et Te Winkel donne pour le mot Toegeesting : nom donné pour une certaine attitude d’esprit qui a en vue l’union mystique, montre à quel point nous avons perdu dans notre langue cette richesse en beaux termes et en expressions plastiques pour la vie spirituelle, — ceci en 1947. La plupart des autres expressions tirées de la spiritualité mystique néerlandaise semblent avoir officiellement disparu du trésor de la langue néerlandaise.

En contraste avec ces expressions qui dépeignent avec finesse et délicatesse les comportements intérieurs des âmes pieuses, apparaissent aussitôt des expressions populaires pittoresques, juteuses et directes, comme si elles voulaient nous ramener à ce monde extérieur, plus dur de la vie humaine concrète, - toujours à considérer par le prisme d’un certain humour. — Ainsi l’auteur dit qu’on ne peut se laisser mener par les différentes opinions et les conseils des gens de science, car beaucoup de clefs usent la serrure (I, p. 100.); que certains bigots ont la langue si bien pendue (I, p. 79.); elle décrit son propre corps comme flasque et maladif (J, p. 96.), tandis que toutes les autres choses lui causent du dégoût (II, p. 250.).

L’auteur a accordé tout à fait consciemment une grande importance au rythme de sa langue, vraisemblablement instinctivement, mais pour une raison comme on le verra plus loin. Elle utilise de préférence des phrases longues; mais chez elle, cette inclination ne provient pas de la tendance générale des écrivains du XVIIe siècle à imiter la construction selon la période latine. La comparaison entre la prose de Maria Petyt et celle de son père spirituel par exemple est très instructive sur ce point : les périodes de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN sont des modèles pour un thème latin, avec tous les compléments de cause et de temps, et d’autres phrases entre un sujet et un verbe principal placés loin l’un de l’autre, qui feraient les délices d’un grammairien latin, mais qui rendent sont néerlandais exagéré, enveloppé, faux et lourd. Les phrases de Maria Petyt sont longues, mais construites simplement : en comparaison avec ses propres constructions difficiles, son père spirituel pouvait à juste titre parler du style très fluide (I, ***, 3 v) de sa prose.

Elle ne cherche pas du tout à communiquer son expérience de façon austère et concise, et en cela, elle s’écarte tout à fait de ses grands et géniaux contemporains du Nord qui recherchent justement une expression concise et énergique et qui y réussissent dans des mots de métal pur, définitifs et profilés comme une pièce de monnaie antique ou camée. Mais si l’auteur a peut-être cherché une telle méthode d’expression — et elle montre dans tant de précieux paragraphes de son autobiographie qu’elle sait analyser une situation brièvement et succinctement, — elle la laisse tomber là où il s’agit de communiquer son expérience intérieure. Car avec une telle méthode, elle n’aurait rien pu communiquer de l’état d’âme81, dont la caractéristique principale consiste dans son indescriptibilité et son intraduisibilité dans des mots humains. Les réactions et les échos de la vie de l’âme échappent à toute détermination précise et à tout encadrement clair. Et pour essayer non pas tant d’en exprimer quelque chose, mais de le montrer ou de le faire vivre, elle recourt au procédé d’une périphrase rêveuse, progressant et s’approchant lentement, comme si ses phrases se mouvaient dans une lente spirale vers un centre qui doit rester éternellement inaccessible, une limite éternelle : le mystère qu’aucun mot humain ne saurait atteindre. C’est pourquoi, dans la description des états d’âmes intérieurs, sa prose ne connaît pas de variations de rythme lent et rapide, de phrases courtes et longues : elle balance toujours plus sur le même large mouvement de vague, dans un mouvement circulaire harmonique, avec un commencement lisse, long, parfois étendu, avec une crête se redressant pour finir dans une clausule pleinement sonnante et aussi harmonieuse que les plus célèbres clausules de l’Antiquité. Et cela ne se produit pas seulement pour le plaisir que l’oreille a pour un rythme parfait : à chaque instant lorsque dans le cours de cette étude, nous alléguions une citation pour des parties bien définies du contenu, où nous laissions de côté le reste de la phrase et l’oscillation qui en découle, nous retirions à la prose de l’écrivain alors non seulement quelque chose de sa forme, mais nous défigurions aussi la communication propre, nous les affaiblissions par le dépouillement de leur rythme. Car l’auteur ne pouvait communiquer les états dame suscités par l’expérience mystique que dans une sorte d’incantation. Sa phrase forme un lent flot de mots dont aucun ne contient la pleine expression : ils pointent tous dans la même direction et touchent comme des tangentes, le contour de la.vie de l’âme pour faire place à une indication approximative, jusqu’à ce que, se complétant mutuellement, ils délimitent et circonscrivent l’espace de l’expérience propre; et dans cette approximation, le message spirituel est communiqué par suggestion, en éveillant un écho, une sympathie et un réveil d’un état d’âme compatissant et compréhensif chez le lecteur82.

Cet éveil n’est pas un retour au monde d’où il provient, mais l’entrée dans un monde nouveau des espaces intérieurs et de leurs résonances dont il ne peut être conscient par la pénétration intellectuelle, mais dans lequel il est introduit par la douce magie des mots et par l’enchantement d’un balancement rythmique. La prose de l’écrivain n’excelle pas ici par une plastique et par des formes se détachant nettement ou par des phrases ciselées s’affirmant fortement dans l’espace psychique, et qui touchent le lecteur par leur force poignante ou la solide densité de leur construction; c’est plutôt une modulation et une mise en place l’un à côté de l’autre de petits coups de pinceau qui tentent de traduire la nuance insaisissable, la tonalité volatile d’un jeu de lumière qui crée une atmosphère, au lieu de formes sculpturales. Cette proximité de nombreux traits nuancés, dont seulement quelques-uns donnent plus de relief, mais qui tous ensemble suggèrent les dimensions d’un espace intérieur, fait penser au style également impressionniste avec lequel un autre grand écrivain du Nord, Jane Austen, quelques siècles plus tard, saura également éveiller le monde purement intérieur, mais alors sentimental de son héroïne, dans sa complexité voilée, sans manifestation choquante, mais emportant le lecteur dans un monde purement déterminé par l’atmosphère.

Pour conserver le rythme de ses phrases approximativement descriptives, tournant lentement autour d’un centre, l’auteur utilise des synonymes ou de quasi synonymes, faisant souvent appel à des mots bâtards, comme on l’a déjà noté, mais plus encore en puisant dans un riche vocabulaire néerlandais : vervaert ende vcrschrickt (I, p. 246. ), ghepynight ende ghequelt (I, p. 175. ), modder ende slijck (I, p. 152. ), te overvallen ende te overrompelen (I, p. 116. ), uytsluyten ende weeren (I, p. 190. ), gheboeyt ende gheknevelt (I, p. 233. ), stercke ende vrome (I, p. 254. ), verborghen ende onsienelijck (1, p. 299. ), simpel ende eenvoudigh (I, p. 29. ), verkloeckt ende versterckt (I, p. 34. ), ydel ende ledigh (T, p. 120. ), verhengde ende tocliet (I, p. 163. ), werckelijck ende acrbeydelijck (I, p. 202. ), soo suyver, soo lauter (I, p. 168. ), naer mijnen treck ende roep (I, p. 48. ), naeckt ghestelt ende ontbloot (I, p. 107. ), gheneghen ende toeghedaen (I, p. 54. ), schyn ende luyster (I, p. 94. ), te versekeren ende te bevestighen (I, | 89.).

Quelques exemples d’une telle suggestivité rythmique et d’une telle description approximative peuvent illustrer le caractère spécial de ce style : ainsi une série de suspensions créant des clausules dans les articulations de la phrase, face à un balancement encore plus lent et plus ferme dans la conduite de la plénitude de la conclusion :

(Au contact des gens), par la force d’une foi vive et un anéantissement réel, je devais me conduire ainsi en Dieu et avec Dieu, conservant l’âme aussi vide de toute représentation, comme s’il n’y avait que Dieu seul, et comme si toutes les créatures n’étaient qu’un dans la simplicité de Dieu. (II, p. 200.)

Un commencement rythmiquement lent, plutôt étalé, un sommet dans la vie de Jésus en moi, un déferlement dans le par le fait que tout... explicatif, une plus grande fermeté et un accent plus fort au commencement de l’apodose et alors j’éprouvais..., et le lent et plein balancement de la vague dans le direct Jésus vit en moi :

Il m’a souvent été donné de connaître en esprit que par cette fidèle, silencieuse et intérieure soumission de moi-même à la direction de Jésus, que la vie de Jésus se manifesterait réellement en moi par le fait que toutes les opérations de l’âme et mouvements du corps proviennent directement de l’esprit de Jésus; et alors j’éprouvais avec une grande certitude que je n’étais moi-même ni puissante ni maîtresse de moi-même, et que tout ce que je vivais, je ne le vivais pas, mais que Jésus vit en moi. (II, p. 168.)

Parfois le rythme et l’image semblent adaptés et ajustés l’un à l’autre :

Tout comme cela m’arriva peu à peu, et que de l’intérieur la nuit se lit, sans que j’en fusse précisément consciente; de la même manière, cet état douloureux et souffrant prit fin en moi, de sorte qu’il se fit peu à peu, peu à peu jour, et ce jour demeura à nouveau stable, silencieux et calme. (I, p. 107).

De plus ce feu de l’amour divin, jetait ainsi des étincelles dans le tréfonds du cœur, lançait ses flammes, emportant l’âme comme par une douce violence à une hauteur immense, sans que l’âme ajoute de sa part pour l’avancement de cette ascension; elle se tient seulement passivement pour voler hautement et être élevée jusqu’à Dieu par cette douce et gracieuse flamme d’amour; et dans cette contemplation du Bien Suprême, de l’Être divin qui se montre dans une certaine clarté et en même temps dans une certaine obscurité à la compréhension naturelle de l’entendement, l’esprit demeure fermement arrêté, comme entre Ciel et Terre, à une hauteur indéfinie, tout comme si l’esprit était déjà par ce fait au ciel et n’avait plus de communication avec le corps et avec les choses qui sont ici-bas. (IV, pp. 42–43.)

Rythme uni à la description approximative de l’état dame :

Mais vu que le Bien-Aimé était d’avis de m’éprouver et me purifier encore davantage comme l’or dans le feu, et que le temps n’était pas encore venu de me libérer de la prison triste et douloureuse de cette déréliction et de l’état d’âme obscur, aride et douloureux; je demeurais ainsi encore longtemps, avant que par la foi, je ne parvienne à trouver un accès en Dieu, ni non plus paix intérieure sensible ou éprouvée, ni paix d’âme, bien que j’aie fait de mon mieux pour cela; car je n’ai jamais cessé d’y tendre par mes propres forces et de m’y préparer par l’exercice des vertus, par un sérieux contrôle de moi-même dans une mortification constante, l’abnégation et l’abandon de tout ce qui n’est pas Dieu. (I, p. 149.)

Cette lente approche peut bien exagérer dans l’emploi fréquent d’adjectifs et ainsi perdre sa force suggestive : cela arrive d’une façon frappante chaque fois que l’auteur écoute non seulement un état d’âme intérieur et essaye de le communiquer, mais lorsqu’elle commence à raisonner avec son entendement sur une expérience passée :

Il faut aussi remarquer que l’agitation d’amour dont on a parlé, ou faim et soif de Dieu, ne cause aucune inquiétude ou émotion de l’âme, comme le font les autres désirs, souhaits violents, etc. qui proviennent de quelque affection déréglée et recherche propre de la nature; mais au contraire, cette agitation d’amour est très douce, paisible, reposante, douce, agréable, silencieuse et est accompagnée d’une profonde paix et satisfaction d’âme; et, il me semble, elle peut être appelée à bon droit une turbulence récréante, satisfaisante et pacifiante d’amour qui en aucune façon ne trouble ou fatigue l’âme, car un vrai amour sincère de Dieu n’inquiète jamais, mais bien l’amour propre ou l’amour de la créature... etc. (II, pp. 23-24)

Ou bien du même genre :

Ainsi, je pensais comprendre que cette Croix spirituelle, à laquelle le Bien-Aimé voulait m’attacher pour y mourir, d’une part c’était pour supporter des douleurs très sensibles dans le corps, et d’être privée de toute grâce sensible selon la partie supérieure; d’autre part, pour souffrir, pour sentir, pour goûter divers états d’âme amers, insipides, tristes, sans consolation et douloureux, et pendant ce temps, passer par les voies difficiles, affligeantes et âpres de l’esprit. (II, p. 78.)

Dans ces textes, l’auteur utilise quantité de mots approximatifs non pas pour faire revivre au lecteur l’écho de l’écoute d’un état intérieur, en balançant dessus; mais elle les a amoncelés pour

142 renforcer un raisonnement intellectuel par lequel ils perdent toute force suggestive et la phrase, privée de sa lente ondulation rythmique, n’en devient que lourde et surchargée.

Si elle en reste à un pur rapport de son état intérieur, sans tenter de raisonner dessus, alors sa phrase ne perd pas son rythme et sa force suggestive, de même lorsqu’elle parle de différentes expériences passées, en les résumant :

Je recevais de pareilles réprimandes quelques fois pendant le jour. Ces réprimandes m’enseignaient une vie divine parfaite, à laquelle je suis aimablement conviée et puissamment attirée; auxquelles illuminations ou inspirations, lorsque je répondais doucement par une adhésion silencieuse d’esprit, je me sentais alors souvent très élevée en esprit, ou très retirée intérieurement, absorbée et immédiatement unie à mon Bien-Aimé et au Bien Suprême, ou placée dans la proche jouissance de sa présence intime, et de la douce influence d’un amour plus que tendre, plus que doux et consumant : Parfois aussi, je me vois et me sens comme environnée d’une lumière céleste qui me fait promener et vivre comme si j’étais presque en dehors de mon corps, et non plus dans le monde ayant un avant-goût de la félicité future. (II, p. 201.)

Si quelqu’un veut un renseignement rapide et concis, la réduction à quelques concepts précis de ce que l’écrivain a à dire clairement, il ne peut alors la taxer que de prolixité. Lorsque par exemple, elle explique :

La grâce de Dieu, ou mieux l’amour divin perfectionne mon âme dans une union merveilleuse et dans une transformation de ma volonté dans la volonté de mon divin Bien-Aimé : je sens, plus que jamais, que ma volonté est totalement transformée en une seule avec la volonté de Dieu, bonne, bien agréable et parfaite, en tout ce qui pourrait m’arriver dans le temps et l’éternité de par la disposition, la permission et le bon plaisir divin.

Cette unité de volonté est en moi sans exception en tout qui arrive, à moi ou aux autres; par quoi il arrive que mon âme est parvenue à une paix tellement excellente et durable et à une telle stabilité d’esprit, qu’aucun événement, aucune nouvelle triste ou la dévastation générale du pays, en un mot, rien de ce qu’on pourrait imaginer pouvoir arriver par la disposition ou la permission de Dieu, ne semble pouvoir troubler, attrister ou inquiéter mon âme, à moins que ce ne soit pour peu de temps, par le premier mouvement (II, p. 26.) —

Lorsqu’on cherche dans ce témoignage la pensée communiquée par l’auteur, on apprend alors :

La grâce de Dieu a transformé ma volonté dans la sienne, ce par quoi mon âme est arrivée à une telle paix que rien ne peut l’attrister,

on n’a certainement rien perçu de l’atmosphère dans laquelle l’âme vit, d’une disposition beaucoup plus profonde du vécu de cette soumission morale de la volonté qui rend perceptible comme le nouvel espace vital, la couleur, et l’écho qui donnent a la vie de l’âme qui s’est livrée, une tout autre tonalité, en raison de cette unité de volonté, - celle-ci en effet, n’est pas seulement morale, elle est mystique, passivement vécue, faisant vibrer jusque dans les couches les plus fines de l’être. Pour percevoir quelque chose, non seulement du contenu objectif de l’expérience, mais aussi de l’état d’âme dans sa réaction subjective et dans son adaptation, on doit se laisser emporter dans l’atmosphère créée par la lente ondulation et par les phrases rythmiques.

Si ce rythme lent, nonchalant, avec ses descriptions nuancées d’états d’âme déterminés, était la seule corde que la prose de l’auteur était capable de faire vibrer, il deviendrait très monotone, malgré toute sa force suggestive. Aussi apte qu’il soit à rendre le vécu passif, toute l’existence envahissant les expériences et leurs résonances dans l’âme, l’ivresse trop longtemps entretenue qu’elle crée, la passivité presque ininterrompue qu’elle demande de la part du lecteur dans le se laisser emmener émousseraient à la longue l’attention. Mais lorsque l’auteur passe d’un éveil d’un état d’âme mystique à un fait ou même â un comportement de la vie courante, non mystique, alors elle change aussi ce rythme incantatoire de manière prompte, pittoresque et mouvementée, expression d’une réaction spontanée et directe; et souvent, le contraste entre ce double rythme de vie et la double technique par laquelle elle exprime cela, donne précisément au style de l’écrivain le cachet si propre et si personnel qui conféré à son œuvre son caractère individuel et son charme. On remarque, par exemple, la conclusion pratique : et ainsi je pris la plume en main, ramenée à un geste élémentaire et à un rythme simple à la fin de la description d’un état d’âme rendu comme d’habitude par un lent balancement :

Lorsque j’étais plongée aujourd’hui dans une profonde connaissance de mon néant, et par conséquent, j’avais un sentiment des plus abjects de ma faiblesse et de mon indignité, comme si j’étais la plus perverse, la plus abjecte et la plus indigne parmi tous les hommes, comme indigne de vivre, j’ai entendu ainsi en moi ces paroles : maintenant, vous me plaisez le plus; et il m’a également été recommandé de marquer tout ce qui s’est passé en moi ces jours-ci; ce que je refusais absolument et rejetais en disant : mon Bien-Aimé, pour vrai, je ne le ferai pas, car je suis trop agitée à cause de cela; si cet ordre vient de vous, vous devez mouvoir doucement mon cœur; ce qu’il fit sur-le-champ, et tout ce qui s’était passé en moi, fut amené subitement et clairement à la mémoire, comme si quelqu’un avait dit, ne crains pas, c’est moi; fais cela purement pour me plaire; alors tombant à genoux, je demandais à mon Bien-Aimé la bénédiction pour n’écrire que la vérité et pour qu’il veuille bien arranger tout pour sa plus grande gloire; et ainsi je pris la plume en main. (II, p. 206.)

Ou bien la transition de l’attention aux mouvements intérieurs à la réaction directe :

La tentation de vaine complaisance trouvait son fondement en majeure partie dans une lettre écrite par moi en français, parce qu’elle me semblait composée et rédigée avec bonne grâce et bon jugement; il me semblait que quelqu’un me soufflait dans l’oreille, mais qu’elle est belle, et avec quel bon sens cela est écrit; cela ne semble pas être le travail d’une femme; celui qui la lira s’émerveillera de votre intelligence; voyez, Révérend Père, quel pot de vanité je suis. (I, p. 222.)

À l’inverse, nous trouvons aussi le passage d’un détail concret qui esquisse d’un trait un petit tableau — la fille spirituelle qui se chauffe au foyer, — à la saisie dans une rythme passif.

Le premier Vendredi de Carême, alors que je me chauffais un peu et qu’en même temps, j’étais doucement occupée en Dieu et avec Dieu, me demandant comment je pourrais L’aimer le plus, Jésus m’apparut, me regardant avec un visage doux et souriant... (II, p. 182.)

Ou bien la lente ondulation de la description de la vie intérieure est interrompue par un simple Je ne savais que penser de moi-même (I, p. 111.), qui éveille simultanément en nous le double niveau de la conscience sur lequel se joue toute la vie au sein de l’unique expérience humaine de Maria Petyt, pieuse personne parmi tant d’autres à Malines, et Maria Peryt, prise et emportée pour toujours dans une aventure spirituelle surhumaine.

Lorsqu’elle est avertie intérieurement qu’elle devra aussi rencontrer l’incompréhension des gens pour acquérir le détachement nécessaire de tout jugement humain, aussi de celui de son père spirituel, le changement de la construction de la phrase et le rythme suggèrent dans leur vivacité, la réaction spontanée, pas du tout mystique, du cœur humain :

On dit communément que les coups annoncés blessent moins; mais lorsqu’ils tombèrent sur moi, ils me blessèrent très fort, et me causèrent une grande affliction; car je ne peux pas bien supporter quelque singularité inhabituelle, des petits mots et un peu à peine la mine qu’il me sembla tirer extérieurement pendant quelque temps. (I, p. 146.)

Nous rencontrons déjà dans sa biographie le sens pour le détail concret ou pour le choix d’une image populaire qui résume toute une situation. De même, au milieu des relations de sa vie intérieure, l’apparition subite du détail pittoresque et typique ou d’une image populaire donne à la communication un caractère direct et inusité :

D’habitude, je devais me faire à moi-même une telle violence dans le lever, comme si j’avais dû tirer un bœuf d’un canal, tellement mon corps me semblait lourd. (I, p. 131.)

Et pour que je puisse tenir ponctuellement les heures fixées et suivre le partage du temps durant toute la journée, j’avais toujours le sablier près de moi; à l’heure de la récréation en me promenant dans la cour, ou me rendant à l’église, je portais avec moi le sablier, et le fixais sous notre tablier... (I, p. 46.)

Dans le désespoir d’une âme désolée :

Ma nature aurait voulu s’extérioriser pour se plaindre aux murs de ma chambre à cause de cette grande souffrance. (II, p. 76.)

Dans la peinture de la vie courante, l’auteur utilise parfois des procédés de style très modernes. Dans la biographie, comme on l’a déjà fait remarquer, une situation est décrite avec ses tensions internes, tandis que l’événement propre, fait extérieur ou incident — l’élément qui risquerait de rabaisser le récit en une chronique, s’il pouvait faire communiquer aussi fort que la tension de la durée et des relations intérieurement vécues, tension qui constitue la véritable unité du récit — est réduit à un détail accessoire et est ajouté incidemment : ainsi dans le récit de sa vocation (I, p. 18.).

Un deuxième procédé moderne consiste dans le passage inattendu, au milieu d’une description narrative, d’une raison secondaire, parallèle à la raison principale. Ainsi dans l’esquisse du caractère de sa mère :

Je remarquais qu’elle faisait toutes choses de façon si détachée, sans affection ou attachement, avec constance et régularité, toujours dans une même expression de visage et d’égale humeur; elle accomplissait ses affaires au temps fixé, avant et après elle les mettait de côté; elle n’était pas affriolante, ni avide de grands profits, se tenant satisfaite avec un petit bénéfice taxé; elle utilisait peu de mots dans son commerce, évaluant les choses à leur prix, sans qu’il y ait quelque chose à marchander, cela doit valoir autant sans plus, et ainsi elle avait vite fini avec chacun, car les commerçants étaient habitués à la croire sur parole, parce que sa parole était sincère en tout; oui, oui, non, non, sans malice ou mensonge; elle n’aurait pas menti ou ne serait jamais sortie hors de la rectitude pour tout l’or du monde. (I, p. 4.)

Mais aussi au milieu de la description d’un état d’âme passif, l’usage subit de la droite raison peut rendre vivante et concrète la réaction du sain entendement purement humain, de l’homme naturel toujours présent.

... comme si on me disait : portez la mortification du Christ dans vos membres, c’est-à-dire que je dois d’une certaine manière crucifier mes sens et mes membres par la suppression de tout ce dont ils peuvent jouir et se récréer hors de Dieu, vivant dans une esprit mourant constamment à tout, et en tout ce qui n’est pas Dieu. Aussi longtemps que je vivrai, il me semble que je ne peux dévier de cet esprit de mortification, ni penser : cela est maintenant assez mortifié, la nature est maintenant morte à toutes les créatures, car elle n’est jamais tellement morte, qu’elle ne peut à nouveau revivre, même dans les petites occasions... (I, pp. 73-74.)

Ce procédé est également utilisé dans la description d’une union mystique et donne ainsi à la description un caractère direct inattendu :

À un autre moment, j’étais dans une douce et amicale familiarité avec mon Bien-Aimé, avec beaucoup d’aimables conversations de part et d’autre, comme entre une épouse tout-aimée et un aimable époux; il n’y a alors aucun discours que celui de l’amour; c’est tout amour, qui est entre les deux, mon Amour, mon Bien-Aimé, etc. comme deux petits amoureux ensemble; alors l’esprit d’amour prévaut complètement. (IV, p. 40.)

Dans la mystique, l’écrivain est constamment obligé de recourir à des images et à des comparaisons pour communiquer quelque chose d’une expérience dépassant infiniment le concept et la puissance de compréhension humaine. Maria Petyt peut parfois rendre l’expérience intérieure dans son immense grandeur dans des termes extrêmement sobres, presque essentiels; nous percevons alors un son dont la simplicité pure nous rappelle le tout premier commencement de la littérature mystique des Pays-Bas, Béatrice de Nazareth :

Il me semblait que tout le bonheur doit être placé en ce que nous ramenions la partie supérieure à sa première noblesse, pureté et beauté dans lesquelles elle a été créée. (II, p. 39.)

Puisque l’attention de l’auteur est cependant plus dirigée sur l’écho de l’expérience dans lame que sur l’expérience elle-même - ce qui est si typique de sa disposition moderne réflexive, - elle utilise de nombreux mots-images qui rendent moins quelque chose de statique (à moins que cela ne soit appliqué à Dieu), mais qui lancent plutôt une lueur vivace, de sorte qu’il va presque de soi que l’art auquel elle fait comme appel comme comparaison, est la peinture; dans le texte suivant par exemple, les images utilisées dans la description de l’état de l’âme sont : être englouti, gravir, disparaître, fondre, être conduit par la main, brûler comme un flambeau; pour Dieu, par contre, elle utilise des images négatives : immense, sans image et contempler.

Dans l’oraison, je n’ai pas d’autre souci qu’une fruition de sa douce compagnie, dans un engloutissement d’amour; parfois avec une élévation d’esprit, à moins que peut-être je ne doive demeurer dans la Divinité immense et sans image, dans une plus grande abstraction et une adhésion plus intime, avec disparition et fusion en Lui-même. En dehors de l’oraison, l’âme semble comme conduite par le Bien-Aimé par la main, à l’accomplissement de son plaisir pour tout accomplir et omettre; comme si un Époux tenait et conduisait son Épouse par la main; cela se fait par un doux et amical regard, et par une prise de conscience vivante dans l’esprit, avec un tendre et divin attachement d’amour. Oh, si on savait et voyait quel feu est enfermé dans mon cœur; l’amour y brûle comme un flambeau, mais très doucement et très fortement; cet aspect et cette forme ne sont pas aussi grossiers et aussi palpables comme lorsqu’on voit quelque chose de peint, mais c’est plus noble, plus indescriptible, mais indubitable et certain; de plus, ce n’est pas quelque chose qu’on peut simuler ou représenter par l’imagination exprimant quelque chose comme de l’extérieur ou de loin, mais c’est au-dedans de moi, dans mon plus profond. (II, p. 145.)

Les images sont d’ordinaire visuelles et souvent empruntées au monde de la lumière; parfois elles sont tactiles et peut-être, on pourrait dire encore plus justement : déterminées par l’organe du sens de l’équilibre, car ils expriment le plus souvent la mobilité : la mobilité des effets de lumière, de l’eau ou le sentiment d’être emporté, d’être balancé et de sombrer, et — en contraste avec cela — d’être arrêté ou même de pendre à une hauteur immense.

Ainsi, image et vie, poussées jusqu’à l’unité, la lutte entre la lumière et les ténèbres dans l’âme :

Cette lumière m’arriva à nouveau durant l’oraison, comme auparavant, comme maîtrisant tout, et prenant aussi le pouvoir sur l’âme, et expulsant fortement, anéantissant et consumant en moi tout ce qui est créé; cela attira, simplifia, fit silence, rasséréna et tira mon âme si doucement, et la recueillit et l’unit avec un silence et une intimité si grande avec l’unique Être de Dieu incréé, que je semblais fondre et m’affaisser par la douceur d’âme et par une réelle consolation de l’esprit. Je semblais être subitement portée par la même lumière dans un autre monde; tout ce qui n’était pas Dieu avait disparu, était dévoré et consumé; cette lumière apparaît intérieurement, non moins clairement et perceptiblement, ou expérimentalement; comme lorsqu’une lumière matérielle pénètre et chasse les ténèbres ou une sombre brume... Alors je vois ce jeu et ce combat, comme désirant que ce feu, ou lumière divine, puisse prendre le dessus. (I, p. 202-203.)

Dans le passage suivant, les images désignant la grâce sont empruntées à la lumière. Ces images pour les réactions de l’âme à l’irradiation et à la motion, continuées à travers toute la description, se prêtent mutuellement à la suggestion de la mutabilité d’une expérience symbolisée par l’atmosphère, et peuvent atteindre un accroissement et une correspondance parfaite de l’image et de la vie.

Cette lumière semble croître peu à peu et remplir l’homme entier, de sorte que je semblais me changer dans cette lumière et devenir avec elle une seule lumière; je semble alors être tellement transformée en cette lumière et subtile, comme si j’étais sans corps; il manquait peu pour que je sois souvent ravie; car cette lumière tenait l’âme comme élevée, sans communication avec les choses inférieures, sensibles ou corporelles; après, je me sentais comme possédée et dominée par cette lumière pour me laisser diriger par elle dans toutes les œuvres, sans mélange d’activité propre, mais m’y portant plus passivement et m’y soumettant totalement, pour devenir et être aussi totalement pour le Bien — Aimé, qui opère cela en moi, en me détachant ainsi de moi-même. (II, p. 164.)

Ou bien, toujours dans l’emploi continuel d’une image qui peut être aussi fluctuante et changeante, mais stable comme celle de la lumière : la mer, ce qui à son tour éveille les images correspondantes pour la réaction de l’âme : nager, être imprégnée, sombrer (à nouveau des images d’une attitude passive), et colle et se fond parfaitement avec la vie :

Après une telle réprimande, le Bien-Aimé m’embrasse ordinairement et m’attire en Lui, de sorte que je me trouve comme plongée dans la mer de sa divine grandeur, vivant ainsi quelque temps en Lui, unie entièrement à Lui, comme si j’étais sans âme et sans corps; et lorsque j’en sors quelque peu, il m’est alors très facile durant toute la journée de ne percevoir autre chose que Dieu, imbibé dans toutes les créatures, tant en moi qu’au-dehors; comme s’il n’y avait rien d’autre que cet Être immense de Dieu, dans lequel l’âme et toutes les autres choses semblent alors être noyées. (Il, p. 11.)

À côté des images purement tactiles qui rendent les réactions de la nature — Il semblait que mon sang se glaçait et que toute la nature se contractait d’horreur (I, p. 154.), - apparaissent des images tirées du sens de l’équilibre pour exprimer l’expérience mystique : dans ce rapetissement de moi-même, dans ce sombrement et cette chute sans fond... (I, p. 167.), ou bien, à nouveau l’image sensible du mouvement rythmé de la houle : la respiration y demeurant arrêtée avec une respiration en cela, très simple... Cette respiration simple en Dieu est cette fruition essentielle. (I, p. 182.)

Ces images qui font sentir l’état d’âme comme presque constamment variable et fluctuant, comme si cet état était malléable pour faire toucher toutes les formes, ne témoignent pas seulement de la passivité et de la puissance d’adaptation d’une psychologie typiquement féminine, ni ne démontrent une inconstance intérieure ou une certaine versatilité et irrésolution du psychisme; elles suggèrent plutôt la tendance au don parfait et à la docilité attentive, essentiellement exigée pour la fidélité à la conduite mystérieuse de Dieu dans l’expérience mystique, aussi bien selon l’aspect de la réaction humaine : la nature est tout imprégnée de douleurs (I, p. 125.), que selon l’aspect de l’action même de Dieu : le Bien-Aimé a fondu toute ma volonté en Lui et faite une avec la sienne... (I, p. 126.); car l’âme doit devenir un instrument souple pour tout : à quoi je semble me sentir disposée à me laisser mettre à toutes les formes, selon le bon plaisir du Bien-Aimé. (II, p. 21.)

De même que le rythme même de la construction de la phrase et la succession presque hésitante dans la description approximative d’un état dame montre aussi la façon imagée de parler de l’auteur, cette mobilité si dominante, § dépassement et débordement de l’un dans l’autre, — suggère un seul et même caractère impressionniste : ce style ne connaît pas les traits caractéristiques d’une immobilité architecturale et d’une construction plastiquement rigoureuse; sa plastique est faite de nuances variables et de tonalités; elle épouse fidèlement dans une souplesse flexible, la vie intérieure elle-même. Et si elle est pleine de fluctuations atmosphériques, elle conserve continûment, dans cette variabilité nuancée, une grande unité, — unité tant dans son application à travers toute l’œuvre, que dans l’harmonie et l’application à chacun de ses éléments.

Souvent même, comme dans un discours, la mystique se voit contrainte de faire appel à des comparaisons, dans l’espoir de pouvoir communiquer, ou du moins de faire sentir un peu quelque chose de son expérience. Tout le temps, elle se sert de faits humains courants : comme si je n’avais pas de corps, comme s’il faisait nuit, pas plus que si je n’avais jamais entendu cela, etc. À côté de ces renvois nombreux et rapides à l’expérience quotidienne, elle fait aussi plus d’une fois appel à des comparaisons, qui, élaborées, sont prises pour des symboles de la vie spirituelle. Et ainsi, le discours devient la comparaison si constamment développée de l’expérience vécue, que celle-ci lui confère une unité parfaite de forme et de contenu, de sorte que vie intérieure et comparaison se recouvrent mutuellement. C’est un fait caractéristique que parmi les exemples qu’elle entend de son père spirituel, seuls ceux qui suggèrent une fois de plus un balancement et un rythme de flux et de reflux, la touchent, deviennent et restent appropriés par elle :

... Que je ne pouvais m’arrêter hors de Dieu ou me reposer nulle part, sinon qu’en Dieu seul; que je devais voir constamment surnager, comme un oiseau (qu’il dit) qui est en train de faire son nid sur les eaux et ne s’opposant pas à ce que les eaux fluent ou refluent avec le courant; cet oiseau reste tout fixé et tranquille dans son nid, sans se mouvoir dans le flux et le reflux de l’eau; il se laisse emporter par le flot là où l’eau J’emmène; car demeurant dans son nid, ce flux ou reflux de l’eau ne peut l’embarrasser. — Cette comparaison me donna une grande lumière... (I, p. 162.)

Comparaisons et images passent facilement de l’une à l’autre. Pareillement à cette comparaison de l’oiseau sur l’eau, l’écrivain en utilise beaucoup d’autres qu’elle a vraisemblablement empruntées aux instructions, lectures ou prédications : l’aigle contemplant le soleil et demeurant élevé haut au-dessus de la terre, le verre qui reçoit et, en même temps, laisse passer les rayons du soleil, le miroir de l’âme dans lequel Dieu se contemple, le bateau balancé ça et là par la mer en furie :

Il me semblait voir en moi-même comme un bateau au milieu de la mer, balancée par les vagues, d’un côté à l’autre, et parfois comme recouvert entièrement par les lames : me sentant parfois comme un bateau sans voile ou sans gouvernail qu’on ne peut maîtriser, diriger et gouverner; car tous les secours, que je tentais d’apporter durant le jour, semblaient vains; et ainsi obligée de laisser flotter le bateau de mon âme, dans le gouvernement et la grâce de Dieu, soutenant la violence des lames avec une âme résignée; ou bien mettant le bateau à l’ancre lorsque je le pouvais. (T, p. 136.)

Elle sait toujours rendre ces comparaisons d’emprunt selon l’appréciation personnelle de leur justesse et la méditation de leur profondeur, dans une forme vécue personnellement et parfois dans une forme littéraire très belle. Bien que ces comparaisons ne soient pas originales, une certaine conscience de soi-même conventionnelle accompagne leur usage, combien justifiée et aussi combien élaborée personnellement. Bien plus touchantes sont aussi les comparaisons, apparaissant souvent dans le développement de l’une ou l’autre image que l’auteur trouve spontanément dans le monde qu’elle connaît et qu’elle applique également aux plus hautes expériences spirituelles; quelque chose de la naïveté et de la nature de l’observation directe y survit encore. Parlant de sa vie souffrante et douloureuse, elle trouve évidemment dans cette image le point de comparaison pour parler, à partir de cette souffrance, du salut comme d’un retour à la maison :

Ils me firent une porte ouverte pour aller à Dieu, et jeter derrière mon dos toutes les créatures. (I p. 85.)

De même que l’on couvre chaque soir le feu sous un peu de cendre, de même font les âmes qui ont choisi la vie contemplative :

Tous leurs trésors et richesses, leurs vertus et grâces et tous leurs gains spirituels, ils les tiennent cachés sous la cendre d’une profonde humilité... (I, p. 92.)

Et plus tard, dans le ravissement d’une faveur mystique, le souvenir de ses péchés la protège de la fatuité et de l’orgueil :

Car le souvenir des péchés est comme la cendre par laquelle toutes les grâces reçues, les dons et les présents du Bien-Aimé sont recouverts. (Il, p. 74.)

Elle parle de la nuit de l’âme, image devenue universelle, et puis ensuite un cliché depuis saint Jean de la Croix; mais de soi statique, cette image n’enchaîne pas son imagination, et elle en développe la comparaison plus expressive pour son style et sa vie intérieure, par le lent coucher du soleil dans l’après-midi, une comparaison qui une fois de plus, suggère la mobilité, la progressivité et l’évolution :

Ces influences de la grâce divine ne cessèrent pas tout de suite, mais si doucement et progressivement que je le percevais à peine, jusqu’à ce que j’en fusse tout à fait privée et laissée entièrement à ma nature pure, sans plus ressentir aucun appui ou soutien d’en haut, et une nuit presque parfaite régnait dans mon âme. Cela commença presque comme lorsque le soleil arrive à son sommet à midi, descend peu à peu, et, le soir et la perte de quelques degrés de lumière arrivent par le coucher du soleil, sans que nous le sachions ni ne le percevions, jusqu’à ce que nous nous trouvions privés de toute lumière et placés dans une obscurité fâcheuse et dans la nuit. (I, p. 104.)

Dans les tempêtes de la vie intérieure, la persévérance n’apparaît pas comme une maison inébranlable ou un récif de granit, mais comme un arbre qui, secoué çà et là, enfonce ses racines plus profondément :

Il était nécessaire... que cet état m’arrivât, d’une part pour que par cela, les vertus théologales de Foi, d’Espérance et de Charité aient en moi leurs opérations d’une manière plus parfaite; et d’autre part toutes les autres vertus chrétiennes devaient s’enraciner plus profondément en mon âme par ces tempêtes et ces ouragans, comme un arbre s’enracine plus profondément en terre, lorsqu’il tournoie et est emporté çà et là par les vents. (I, p. 106.)

Nous retrouvons la même mobilité dans une comparaison née de l’observation de la vie domestique bourgeoise, dans la période de répugnance pour l’état d’isolement qu’elle a choisi; elle sent sa nature comme un petit oiseau qui vole en vain çà et là dans une cage :

Par-dessus tout, cette solitude et ce silence perpétuel m’étaient insupportables; lorsque je me rendais à notre cellule, les cheveux se dressaient alors à cause de la crainte; la nature voyait parfois autour de la cellule, l’imaginant comme une prison douloureuse, dont elle ne pourrait sortir, comme un oiseau qui enfermé contre son gré et son plaisir dans une cage vole çà et là pour trouver quelque issue. (I, p. 129.)

Dans la difficulté de demeurer retenue et fixée par l’esprit en Dieu, les puissances de l’homme semblent bien être des oiseaux sauvages qu’on essaie en vain de saisir et de tenir tranquilles :

Mon entendement, la mémoire et l’imagination ou représentation imaginaire étaient si tordus, déliés, instables et tourbillonnants comme des oiseaux sauvages qu’on ne peut saisir. (I, p. 134.)

À côté de la comparaison du vol des oiseaux dans l’air, apparaît celle de la souple natation des petits poissons :

Tous les tourments des hommes et des mauvais esprits n’ont aucune prise sur cette âme (c’est-à - dire devenue petite et d’humeur égale par l’humilité) : pourquoi? parce qu’elle est si petite, elle sait se glisser partout et, avec une habileté silencieuse, éviter tout ce qui pourrait l’attrister, l’appesantir ou la tourmenter et la faire souffrir, comme les petits poissons, étant prisonniers dans le filet, savent habilement se glisser pour se sauver et ne pas perdre leur liberté dans la nage. (I, p. 166.)

Si une première fois, elle utilise pour esquisser l’expérience du vrai néant l’image, vraisemblablement empruntée, de quelqu’un qui a établi sa demeure dans une profonde vallée :

[l’esprit humble commença] à me fonder de plus en plus profondément dans une vraie humilité par une connaissance très profonde et très claire de mon néant, et au-delà de toute mesure par des sentiments très petits de moi-même, de sorte qu’il me semble maintenant que ma demeure était établie dans une vallée très profonde, comme dans une humiliation réelle... (I, p. 164.)

– lorsque la fois suivante, abandonnant cette image, elle développe une comparaison plus longue, alors la statique demeure dans la vallée a fait place à un tableau impressionniste, dans une atmosphère d’un jeu de lumière éphémère et fugace, — l’heure à laquelle la rosée et la brume matinale disparaissent et s’évaporent dans le soleil :

Bien que je demeurasse ainsi plongée toute petite dans cette profonde vallée de l’humilité, en toute paix, hors de toute prétention ou attente,... le Bien-Aimé laissa cependant, à son inaccoutumée, briller dans mon âme un rayon divin miroitant et clair comme d’un clair soleil qui éleva mon âme avec tout son amour plus haut et plus doucement en Dieu, en dehors de l’ordinaire,... de la même manière que l’on voit se passer à l’extérieur avec la rosée qui communément tombe le plus dans les profondes vallées et, à l’arrivée du jour, lorsque le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il tire alors cette rosée en haut dans l’air, loin au-dessus de la terre; ainsi la rosée de la grâce divine tombe le plus dans les âmes basses et humbles, lesquelles sont souvent élevées par le soleil divin au-dessus d’elles-mêmes et au-dessus de tout ce qui est en bas. (I, pp. 168-169.)

Une autre fois, la lumière de la grâce dans l’âme apparaît comme un rayon de soleil, et on voit les grains de poussière jouer dans l’air; la comparaison trouve aussi son origine dans une image employée à l’instant : la poussière dont l’âme doit encore être purifiée :

Je dois encore être purifiée de beaucoup de poussières, par une attention sérieuse à tenir d’heure en heure tous mes sens et toutes mes puissances intérieures plus déiformes, et à les mortifier en tout ce qui est contraire au bon plaisir de Dieu, selon la direction de la lumière intérieure, pour marcher ainsi constamment comme en plein jour, et sous le soleil, par les rayons duquel les moindres petites bêtes de quelque imperfection sont découvertes; à défaut de marcher sous le soleil, il y a encore en moi quelque multiplicité qui s’interpose entre moi et Dieu, mon Bien-Aimé. (II, p. 163.)

Alors qu’elle parle des réactions de la nature, il arrive aussi à plusieurs reprises ce qui arrive avec son langage figuré et ses descriptions du commun : les comparaisons sont plus solides, rendues plus pittoresques et en outre, trahissent souvent un fin sens de l’humour face à son propre état :

... Je ne savais que penser de moi-même, me sentant ainsi si récalcitrante et si sensible, aussi dans la moindre affliction qui m’arrivait; auparavant, je ne savais pas ce qu’étaient les passions, les mauvaises humeurs et les sensibilités de la nature; ... mais maintenant j’étais si rendre et si sensible, comme un nouveau-né blessé par une paille. (I, p. 111.) — L’entendement est troublé et tourne comme un moulin sans remède... (II, p. 96.)

Ou bien, la double comparaison développée dans un paragraphe qui évoque fortement la vie dans nos anciens béguinages ou dans les petites villes de province : l’habitant de la maison se cache derrière la tenture pour observer attentivement l’ouvrier qui s’esquinte dans un dur travail :

Ce que je faisais, ou ne faisais pas, je ne pouvais m’approcher de Dieu, je restais tout en moi-même, le Bien-Aimé se tenait comme four étranger, et caché derrière le rideau, comme s’il ne me voyait pas, ni ne s’était signalé; comme s’il avait été se promener loin de moi, comme prenant plaisir à me voir combattre et lutter seule contre ma nature immortifiée, qui alors me livrait plus de parties que je ne peux dire; à la fin de la journée, j’étais aussi fatiguée de résister à moi-même et de combattre contre moi-même que si j’avais bêché et creusé dans le sol toute la journée. (I, p. 149.)

Lorsque l’auteur tire une seule fois ses comparaisons du monde de l’art, elle sait alors aussi médiocrement où demeurer dans l’application au vécu de la comparaison tirée de la sculpture, tandis que les comparaisons tirées du monde de la musique et de la peinture semblent développées et parfaitement adaptées :

Et par le fait, il me fit sentir qu’il accomplirait tout cela seulement par moi; et c’est pourquoi, il me semblait être impossible de se glorifier vainement de ses dons, pas plus qu’une peinture sur bois, mue par quelqu’un et utilisée pour le service du roi, ou qu’un tuyau d’orgue, lorsque l’organiste joue avec art; car le Bien-Aimé posa trop clairement devant mes yeux ma propre perversité, abjection et néant. (II, p. 171.) — ... lorsque je fus absorbée et doucement contrainte à me tenir dans le fond de mon néant, avec un profond vide de toute image créée et une suspension totale de toutes les opérations propres de toutes les puissances; je demeurais ainsi, pour ainsi dire, devant la lumière de Dieu, comme une toile tendue sur laquelle Dieu pouvait habilement peindre tout ce qui Lui plairait, sans que j’y fasse ou puisse y faire quelque chose de moi-même... (II, p. 85.)

Si on peut qualifier l’écrivain de moderne à cause de la forme spéciale de sa disposition réflexive, qui non seulement sépare l’expérience de sa résonance, mais qui perd la capacité de refondre les deux dans l’unité, de sorte que la dualité de l’expérience intérieure semble pénétrer jusque dans l’esprit même et le moi s’expérimente constamment dans sa propre conscience, comme distinct de l’objet intérieur, impuissant à s’y oublier, — est-il possible de classer son témoignage comme une œuvre d’art littéraire d’un style déterminé, de le placer dans une période précise?

Les plus grands maîtres de l’art baroque sont ses contemporains. Toute tournée vers les faits intérieurs de l’âme, Maria Petyt n’avait pas en vue l’art et ses idéaux. N’était-elle pas cependant un enfant de son siècle? Et n’avait-elle pas instinctivement part au sens de la forme de son siècle?

La technique impressionniste de ses descriptions peut être considérée comme une caractéristique du baroque : là où le baroque atteignit son apogée, surtout en peinture, il devient impressionniste. Le sens pour le mouvement, le fuyant, suggéré par le jeu d’ombres et de lumières, le sens pour le pittoresque plus que pour la forme plastique dans sa pureté, pour le débordement mutuel de divers motifs de mouvements distincts dans un grand courant donnant vie à tout : nous voyons ces mêmes éléments utilisés dans bon nombre d’œuvres d’art du XVIIe siècle.

La présence de ces traits est-elle suffisante pour définir un style? Suffisent-ils à pouvoir appeler une œuvre baroque? Indiquent-ils quelque chose d’essentiel qui du caractère d’un langage de formes fait un stylé!

Il y a encore là un autre élément que, en plus de l’impressionnisme, du mouvement et du jeu de lumière, on retrouve dans l’art de son temps et parfois dans ses propres écrits : nous l’appelions la conscience de soi conventionnelle. Maria Petyt utilisait aussi des images et des comparaisons d’une conscience de soi conventionnelle, mais celles-ci n’appartiennent pas aux éléments qui ornent son œuvre : ce n’est cependant pas à cause de leur présence que l’œuvre mérite l’attention; son témoignage reçoit son plus grand charme et sa plus haute stature littéraire lorsqu’elle y échappe.

Le baroque est aussi réflexif; le baroque est aussi conscient, mais il ne connaît pas l’humble hésitation, la crainte, la méditation inactive sur la faille d’un déchirement intérieur. Le sens baroque de la vie enjambe la crevasse — qui est déjà réellement présente par la représentation. – L’homme et l’artiste baroque ne croient plus dans la forme, comme si elle était l’expression directe de la vie, mais ils doivent acquérir cette foi par un acte de volonté. Leur être et leur rôle ne s’accordent plus. Ils savent qu’ils jouent, mais ils jouent avec sérieux pour des motifs idéaux plus que pour des motifs spontanés. L’inscription au théâtre d’Amsterdam peut valoir comme inscription pour le siècle : la vie est une pièce de théâtre, chacun joue son rôle, mais il joue à fond, car par dessus elle seulement se retrouve l’intégrité de la vie non jouée. Le besoin du baroque d’une iconographie enveloppée, symbolique et allégorique, n’est pas tant l’expression d’une sensibilité stylistique, que de procurer aux formes usées de la Renaissance de nouvelles possibilités et un prolongement de sa vie; il n’est pas non plus l’expression d’une vitalité spontanée — l’allégorie n’est jamais cela, —, mais au contraire, il est conscient et calculant comme rarement auparavant; il est simplement un besoin vital, sans plus : nécessité, sauvetage de la conscience, dernière tentative à l’objectivation avant le romantisme, contact voulu qui doit aider à passer au-dessus de la prise de conscience croissante d’un danger de gouffre, offensive contre le vide, — horror vacui.

L’horror vacui est généralement reconnue comme une caractéristique du baroque, mais rarement comme une caractéristique d’un style, plus comme un fait, presque jamais comme un symptôme. En d’autres mots, on n’a jamais recherché sa signification spirituelle; c’est là une des raisons principales de la confusion qui règne sur le concept baroque. Nous ne sommes que trop conscients qu’une caractérisation du baroque telle qu’elle est suggérée ici dessus est personnelle et insuffisante. Il nous semblait cependant extrêmement nécessaire de chercher quelque chose d’essentiel dans le concept de baroque, pour autant que le concept baroque soit susceptible d’un contenu conceptuel ou d’une détermination claire. Bien que le terme acquit droit de cité jusque dans nos livres, personne ne semble pouvoir exprimer ce qu’il contient : le drapeau recouvre un chargement inconnu.

Le concept est peut-être trop neuf. Pour WOLFFLIN, le baroque signifiait dépravation de la forme, décadence, ornement outrancier. Avec la parution, en 1888 de Renaissance und Barock de WOLFFLIN, le terme retint sa connotation de décadence, mais on acceptait que cette période de décadence de la Renaissance avait néanmoins formé un style. WOLFFLIN consacra toute sa vie au fascinant problème de savoir en quoi consistait proprement le caractère du baroque, — du reste suivi en cela par WEISBACH. Pour savoir si nous pouvons appeler baroque une œuvre bien déterminée, nous devrions d’abord savoir ce qu’on entend par baroque. Et il semble que pour le moment, il n’y ait personne pour pouvoir le dire. Plutôt que d’attaquer ici à nouveau toute la question, ce qui nous conduirait à une étude spéciale, qu’il soit seulement permis de montrer l’incertain de son hésitante apparition. Avant que les Kunstgeschichtliche Grundbegriffe de WOLFFLIN virent le jour en 1915, baroque ne semblait plus être le nom approprié pour désigner la période historique d’un style après la Renaissance, mais le nom d’un phénomène qui pénètre dans tous les styles et dans tous les développements artistiques, une fois qu’ils dépassent leurs rigorismes. Un historien de l’art aussi objectif que G. DEHIO écrivait déjà en 1901 : Chaque style de construction a pour dernière phase le baroque. Les études de WOLFFLIN, ainsi que le Der Barock ah Kunst der Gegenreformation de (235) WEISBACH en 1921, amenèrent les historiens de l’art à comprendre le concept baroque comme hypothèse de travail dans les célèbres cinq catégories :

1.sens indiscutable pour le pathos et pour l’émotion;

2.décentralisation;

3.forte oppositions entre la lumière et l’ombre; composition avec des effets mi-obscurs; recherche du pittoresque dans tous les arts;

4.dissolution de la ligne; effacement de la délimitation spatiale pour suggérer l’infini;

5.aptitude technique inégalée dans la création d’illusions naturelles.

Grâce à cette caractérisation, de nombreuses œuvres de maîtres du XVIIe et du XVIIIe siècle nous viennent immédiatement à l’esprit : les peintures de Rubens, les façades d’église de Borromini ou les palais de Neumann, les poésies de Gongora, les sculptures du Bernin. Mais la détermination ne satisfait pas au minimum qu’Aristote exigeait déjà d’une définition : être applicable omni et soli. Car alors l’autel de Pergame et le Laocon, les façades de stuc de Valladolid et les peintures de Kokoschka, les drames de Sénèque et Le soulier de Satin de Claudel seraient baroques! Le Dôme des Invalides et la Cathédrale Saint Paul de Londres ne le seraient pas...

Tandis que le terme baroque reste affecté pour y classer toutes sortes d’éléments disparates, LÜTZELER pouvaient, en 1933, consacrer toute une étude spéciale à l’histoire flottante de son seul contenu conceptuel. Car entre-temps, toute une série d’études générales et très synthétiques de H. FOCILLON et d’Eugenio d’ORS avaient paru montrant que la caractéristique du baroque était précisément la soumission de tous les éléments à une unité coordonnant le tout (La coupole et la monarchie). Petit à petit, le concept baroque apparut être si fluctuant, complexe et insaisissable, composé de tant de facteurs contradictoires, que l’absence de signification menaçait de provenir d’une pure richesse. La dernière grande figure du côté allemand, qui s’attaque au problème du baroque, W. HAUSENSTEIN, commence sa synthèse par la comparaison peu encourageante : le baroque est comme la mer, et Das Meer ist ailes. Cependant, HAUSENSTEIN est peut-être celui qui, dans la forme, a cherché à serrer l’esprit le plus près. Malgré sa quasi-indescriptibilité, il reconnaît au baroque les caractéristiques suivantes :

. la simultanéité de toutes les actions;

. l’infini fluctuant;

. l’organique, le végétal, le tropique;

. la tension à l’extrême dans d’expression;

. le réalisme choquant;

. le sens pour l’illusion et la splendeur;

. le mélange du sensuel et du métaphysique; du terrestre et du céleste;

. l’effacement des frontières entre l’art et la réalité.

HAUSENSTEIN conclut en résumant que le propre du baroque est l’infinité qui le caractérise le mieux, précisément parce qu’il cherche et uni les contradictoires : l’indéterminabilité serait sa définition...

Tout cela donc nous invite donc à ne voir le baroque que comme un anti-classique, un opposé toujours présent dans chaque culture aux tendances classiques d’équilibre.

L’étude du baroque en littérature suivit longtemps les recherches des historiens de l’art, et semblait soumise aux mêmes fluctuations. Dans un travail patient, J. ROUSSET et O. de MOURGUES tentèrent de dégager les traits caractéristiques du baroque dans la littérature, pour que le concept ne devienne pas un mot collectif pour toute production variée. Dans les dernières années cependant, les Etats-Unis semblent avoir hérité de la passion allemande pour le fond : à l’Université de Yale, on décida de rassembler d’abord toutes les données, et ensuite d’arriver après tri, à un tableau de compréhension. Le livre du Prof. I. BUFFUM, Studies in the Baroque from Montaigne to Rotrou, donne les caractéristiques suivantes du baroque en littérature, du reste déjà connues auparavant :

but moral (moral purpose

accent ou emphase, et exagération;

horreur,

incarnation (tous les contenus spirituels sont humanisés de façon plastique et allégorique),

le théâtral et l’illusionnisme;

contraste et surprise;

mouvement et métamorphose;

unité organique et acceptation de la vie.

Lors de l’établissement des caractéristiques du baroque, chaque écrivain a fait remarquer que tous les éléments qu’il apportait ne devaient pas être tous simultanément présents. Combien cependant, suffisent? Ainsi, personne ne niera que l’œuvre de saint François de Sales présente des éléments baroques; mais cela nous semble être une bévue positive d’une méthode emballée, et plus encore : un manque de bon goût, que de vouloir classer cette œuvre dans la littérature baroque. En définitive, qu’il nous soit permis, comme expression de l’incertitude propre à ce sujet, de faire constater que les synthèses proposées jusqu’à présent semblent provenir de la classification des formes considérées comme apparences et non des formes considérées comme expressions, — ce que toute forme d’art est cependant pour tous : l’expression de quelque chose de spirituel. N’a-t-on pas, à l’exemple des sciences positives, traité les formes de l’art purement comme des formes de la nature, avec cette conséquence que la distinction variée des formes reste étonnante, et ne pourrait-on pas se frayer une voie jusqu’à la vie spirituelle qui en même temps pourrait les expliquer et les réduire à une unité plus haute?

Chacun sent ce qu’est le baroque, et on reconnaît d’ordinaire aussitôt comme telle une œuvre d’art baroque : jusqu’à présent, nous manquons du génie qui pourrait exprimer ce que cette reconnaissance éveille en nous. Lorsque nous sommes confrontés à une œuvre d’art baroque, on entre en contact avec un esprit; dans les formes, comme expression, on rencontre une façon d’envisager la vie : nous attendons encore celui qui pourrait nous formuler dans des concepts cet esprit et cette façon de vivre perçus intuitivement.

C’est pourquoi il nous est si difficile de classer l’œuvre de Maria Petyt dans un conception du style de son siècle. Nous pourrions peut-être donner tout à fait provisoirement notre avis, le plus clairement et de la façon suivante : malgré tous les éléments que nous retrouvons dans cette œuvre comme éventuellement caractéristiques du baroque, sa qualité littéraire semble surtout nous toucher parce qu’elle demeure étrangère au baroque; la rencontre redoutée avec l’esprit baroque qui enjambe toujours, mais consciemment la dualité intérieure; et qui, parce qu’il veut cela, laisse notre besoin esthétique du XXe siècle sur sa faim, n’a pas lieu à la lecture de cette œuvre. Nous découvrons dans le baroque, sous l’excès des fins morales par lesquelles il couvre la crainte d’un vide intérieur, un vacuum, l’effacement de sa propre problématique : le baroque se ceint de volonté morale, avec mission de donner vie et courage de vie héroïque, de par sa faiblesse la plus intime : ne pas laisser transparaître dans la conscience, pas même une seule fois, son impuissance ontologique. Nous ne doutons pas de la sincérité des artistes baroques; chez Maria Petyt, nous ne trouvons pas seulement la sincérité, mais aussi la vérité comme nous la ressentons maintenant au XXe siècle.

Sans formation littéraire, sans but littéraire non plus, mais écrivain par la grâce de Dieu, contrainte par les circonstances de la vie à trouver un compte rendu toujours plus précis de sa vie intérieure. Maria Petyt a développé un style avec un son si personnel, qu’on ne l’oublie pas facilement lorsqu’on a appris une fois à le connaître. Le tempérament naturel de l’écrivain, vivant et spontané, et les faits d’une aventure surhumaine dans laquelle elle fut emportée passivement et irrésistiblement, ont imprimé leur cachet à une œuvre qui ne veut ni convaincre ou justifier, ni enseigner ou conduire les autres, et qui certainement n’eut jamais en vue la perfection littéraire. Et peut-être, le fait que cela fut écrit sine artifiao et dolo, sans autre fin devant les yeux que l’expression complète de la vie de l’âme, a garanti son authenticité littéraire et conservé pure sa valeur artistique.

Visiblement et de façon imagée, correspondant constamment aux rythmes de la vie intérieure, dans la réaction vivante ou dans l’acceptation passive, sa langue devint un instrument souple dans lequel nous est transmise une expérience aussi directement mystique, comme nous n’en avions plus entendu l’écho dans la littérature flamande depuis Hadewijch, nous est communiquée. Sans aucun doute, Hadewijch ne chantait pas ses cantiques seulement pour elle-même ni pour une meilleure information de son directeur spirituel. Ses cantiques doivent aussi la perfection de leur forme à un souci d’art conscient et voulu. Mais la vraie littérature mystique n’a-t-elle pas toujours en commun avec le lyrique de devoir être nécessairement une transposition complète de l’expérience? Maria Petyt s’est formé un style qui répond à ce que deux siècles après elle, le grand poète flamand décrivait comme l’idéal de l’expression littéraire :

Là pensée de l’homme est libre et non liée, elle demeure dans le verbe de l’homme, comme l’ime dins le corps, comme le corps dans l’habit, comme l’arbre dans son écorce; ce verbe doit être flexible, ou alors la pensée, le raisonnement perd sa liberté, se tord, croit au hasard, se mutile, comme l’ime dans un corps mal formé, mal né, mal soigné, comme le corps dans un corset étriqué (comment appelle-t-on cela en flamand?); comme le pied de la chinoise dans son sabot de contrainte

Si sa prose, instrument souple et obéissant, dans lequel elle exprime sa vie, ne tonnait pas de qualités littéraires précises — force concentrée, concision puissante, solidité sculptée — cela alors ne provient d’une grosse défection de cet instrument. MICHEL de SAINT-AUGUSTIN appelait le style de sa fille spirituelle un style très fluide, il l’est plus que dans la seule signification usuelle de flot ou d’abondance lisible; il est aussi fluctuant que les états d’âme mêmes auxquels il donne une forme humainement compréhensible; il était, selon l’expression de Gezelle, comme l’écorce épousant l’arbre, mais ne le serrant jamais, comme le corps pour l’âme.

On retrouve essentiellement dans l’ensemble l’œuvre, le caractère de ce style tel qu’on a tenté de le définir dans ses grandes lignes. Ce n’est pas un traité; elle ne possède aucune unité structurée; elle se compose de relations qui suivent jour après jour les variations des états d’âme. Les expériences de l’auteur ne sont pas reliées par une articulation systématique, et donc à une liaison architecturale; il n’y a aucune articulation systématique dans son œuvre. Si l’auteur n’avait pas mélangé pêle-mêle et adapté les témoignages selon une norme extrinsèque, cette œuvre nous aurait paru sous la forme d’un genre littéraire moderne : le journal quotidien. On pourrait à juste titre se poser la question : cette œuvre échappe-t-elle aussi complètement au danger d’un journal, à une contemplation présomptueuse de la vie intérieure, à la tendance secrète à l’exhibitionnisme, â l’étalage de sa propre personnalité, à la compréhension sérieusement exagérée d’une petite expérience? — Plus d’une fois, l’auteur se plaint de la pression psychique de l’obligation de noter toutes les expériences; elle s’y dispose intérieurement contre, parce que chaque retour su soi l’assaille et la trouble. Elle a instinctivement compris qu’on ne peut tenir sans punition sa propre vie intérieure sous le projecteur de l’observation consciente. Elle était la victime, non pas de l’incompréhension ou d’une mésintelligence, un peu peut-être, d’une disposition ou une inclination inconsciente, mais surtout, d’un manque douloureux et peut-être inévitable d’issue devant lequel les mystiques se voient parfois placés : on leur conseille de ne jamais diriger l’attention sur leur propre je, de s’oublier parfaitement et de se perdre en Dieu, et on leur demande en même temps un compte rendu précis de tous les mouvements et états de la vie intérieure. L’auteur porte trop consciemment la faim de la réalisation de son idéal mystique :

Placer le Néant et le laisser à sa place, et contempler et adorer Dieu comme Tout dans toutes les choses; pour nous tenir dans l’anéantissement de toutes choses, pour que les créatures ne nous apparaissent pas comme si elles étaient quelque chose, ou avait quelque être hors de Dieu, et pour que nous demeurions engloutis dans l’abîme de ce Tout, ne connaissant, ni ne sentant, ni ne percevant rien hors de Dieu, et ainsi, commençant dès maintenant notre béatitude, comme les Bienheureux le font au Ciel. (II, p. 49.)

Mais elle n’est jamais parvenue à trouver cette paix complète dans un entier oubli de soi. Son œuvre nous touche actuellement par sa sensibilité moderne, mais elle a dû aussi payer le prix fatal pour la richesse de cette sensibilité : une fois que l’attention de l’esprit réflexif a appris la subtile distinction entre l’objet de son expérience intérieure et les résonances qu’elle provoque dans l’âme, cette expérience intérieure même va aussi présenter une déchirure à peine perceptible, augmentant bientôt jusqu’à une division permanente dans la conscience. Et Maria Petyt a appris à partager son attention entre une expérience inexprimable et débordante, et l’attention méditative de l’écho de cette expérience, dans les mystérieuses couches de l’être de son âme humaine :

Cela arriva avec une claire vision, une perception vivante, une écoute silencieuse et une attention intérieure dans mon plus profond. (I, p. 190.)

Cette sensibilité développée, cette puissance de perception affinée pour toutes les nuances et les réactions de la vie propre de son âme, révèlent à la connaissance humaine de nouveaux domaines, ouvrent des horizons insoupçonnés d’une conscience plus richement et plus complètement vécue. Mais pour sa plus grande richesse, pour une connaissance de soi-même plus consciente, pour une expérience vécue plus profondément, cette réceptivité moderne perdit le don inestimable de la foi puissamment vitale, évidente en l’unité de l’homme avec son expérience intérieure. Les mystiques prédécesseurs et contemporains de Maria Petyt ont aussi, et parfois pendant plusieurs années, douté de la vérité ou de la valeur de leur expérience intérieure, mais l’attention de leur vie spirituelle conservait son unité, fondée comme si c’était sur l’expérience objective elle-même, et une fois tranquillisés sur sa véracité, ils ont pu se livrer dans la foi et la charité, à leur amour; ils allèrent en effet, vivre dans l’objet de leur expérience. Maria Petyt a vu devant elle cette totalité dans le don, et y a tendu insatiablement; elle l’a poursuivie dans une fidélité jamais chancelante, mais déjà la fissure dans sa conscience lui avait rendu impossible de s’oublier soi-même et de s’engager totalement dans son expérience. Lorsque le moment était venu où tout doute sur son expérience aurait pu être éliminé, elle avait déjà appris trop consciemment, dans une méditation réflexive, à douter d’elle-même et de la valeur de toute expérience humaine contingente. Pour cette disposition d’âme moderne, le don irréfléchi, enfantin, avec les yeux fermés, était une entreprise surhumaine, un idéal peut-être inaccessible.

De là dans son œuvre, cet humour parfois si délicatement perceptible face à elle-même et face à tout ce qui la concerne, ce regard affiné et aiguisé dans les mouvements de sa propre âme, cette analyse précise et cette observation adéquate des états psychologiques, et, source de chagrin, les doutes constamment harcelants, le doute jamais mort, l’incertitude rongeante et parfois la crainte insupportable qui lui aurait même fait suivre un enfant, s’il avait seulement pu lui manifester avec certitude la volonté de Dieu. Mais de là aussi, la beauté née de la souffrance, le charme et la richesse de son œuvre, simple dans sa complexité et profondément humaine dans sa variabilité, présente sur les vagues lourdes ou folâtres de son rythme, richement nuancée d’images brillantes ou de descriptions bien tapées et vivantes, épousant souplement les nombreuses variations de la vie et des expériences humaines, frémissantes et transpercées de douleurs et de joies indicibles dans la nostalgie de la rencontre avec le Bien-Aimé mystérieux qui est l’Amour même; blessée incurablement, attirée irrévocablement, infatigablement orientée vers l’union et à sa réalisation avec Celui dont l’invitation lumineuse l’avait une fois séduite. Elle a consacré sa jeunesse et toutes les années de sa vie à la poursuite de cet appel,

«Parce que j’ai été trop intérieurement et trop profondément introduite dans ce désert solitaire, où je ne trouvais que mon unique Bien-Aimé; longtemps j’ai été dans une si grande solitude intérieure, dans un détachement si parfait, et perdue de toutes choses créées; comme s’il n’y avait eu rien d’autre au monde que moi-mème et mon Bien-Aimé, et parfois, étant introduite encore plus loin et plus profondément, il me semblait aussi me perdre et m’oublier moi-même, ne contemplant ni ne percevant rien d’autre que le clair et informe Être de Dieu, avec lequel j’étais un, pour une intime disparition en Lui...» (II, p. 256.)

Espérant constamment la libération définitive de la variabilité et de la mutabilité, elle désire que puisse devenir durable pour toujours ce

Repos très grand, intérieur, et ce sommeil d’amour de toutes les puissances de l’âme en Dieu, sans image, sans aucune opération propre, sauf une détente intérieure et très simple de l’âme en Dieu, comme une goutte d’eau se diffuse et se perd dans la mer. (Ibid.)

Puisse l’œuvre de Maria Petyt mériter d’être mieux connue


Bibliographie [omise]



Traductions des chapitres 60 (LX) à 86 (LXXXVI) du 2e livre.

Chapitre LX. Priant afin d’apprendre du Bien-Aimé une manière pour bien s’occuper de Jésus Dieu-Homme, elle le voit préparer en elle un trône dans lequel le Bien-Aimé, tout en se reposant, dirige et possède l’âme entière, comme l’âme de l’âme.

J’ai écrit dernièrement à votre Révérence que la cause de mon délaissement et de mon abstraction intérieure avait été que j’avais laissé tomber trop facilement la sainte Humanité du Christ, en quoi je devais en outre m’amender. Je me résolus donc, selon le conseil et l’enseignement de votre Révérence, à m’appliquer à m’exercer dans la contemplation du Dieu-Homme, et à vivre dans le Christ, Dieu-Homme, etc. Lorsque je commençai à mettre cela en pratique, je ressentis une douleur à la tête et une tension au cerveau, parce que je me mettais à imprimer l’image de la sainte Humanité dans mon âme trop activement et trop grossièrement.

C’est pourquoi je dis à mon Bien-Aimé, s’il vous plaît que je m’occupe de votre Divinité, et en même temps de l’Humanité, apprenez-moi donc une manière pour bien le faire. Un peu plus tard, une lumière et une clarté furent infusées dans mon tréfonds, qui prirent comme possession dans mon âme et y formèrent quelque chose de divin, que je ne peux traduire en paroles. Cette lumière paraissait faire en moi un trône et un lieu de repos dans lequel mon Bien-Aimé pourrait habiter et se reposer : ce trône, ou lieu de repos, n’était pas autre chose qu’une clarté divine avec un repos intime, qui demeure constamment dans mon âme, sans diminution, parce que cette clarté divine me possède et qu’elle conserve tout mon tréfonds libre de toute agitation de la partie inférieure.

Dans ce trône, je vois mon Bien-Aimé se reposer, gouvernant mon âme, y opérant et la vivifiant, comme s’il était la vie et l’âme de mon âme. Comme il me semble, il pense, il prie et fait tout par moi et je me tiens seulement passivement dans tout ce qu’il veut accomplir par moi. Cette conduite provient du fond le plus intérieur, de cette clarté et de ce repos d’humeur sans rien y mêler de ma part, parce que je suis établie sous la puissance et la conduite de mon Bien-Aimé, Dieu-Homme, aucune liberté ne m’étant laissée sur moi-même, sur mes réflexions, mes projets, mes faits et gestes ou mes œuvres, venant de ma propre élection ou de mon intention. Cette privation de la liberté propre m’est merveilleusement douce et délectable; c’est un esclavage heureux et agréable, que je ne voudrais pas échanger contre le monde entier, car le repos et la liberté d’esprit dont l’âme jouit alors sont ineffables.

Dès lors, mon Bien-Aimé Jésus, Dieu-Homme, a sa demeure et son repos en moi. Je ne le contemple plus maintenant comme en dehors ou à côté de moi, mais en moi. Je peux à peine expliquer avec des paroles la manière dont je le vois, parce que je ne vois pas sa sainte Humanité dans une représentation d’un mystère, par exemple, dans sa passion ou dans sa glorieuse résurrection, mais la vue et le souvenir de sa sainte Humanité me sont représentés comme unis à la Divinité, ne faisant qu’une seule personne, un Dieu, et un seul Christ, en même temps Dieu-Homme et Homme-Dieu.

Cette contemplation est si élevée, si délicate, si subtile, si spirituelle et si divine que je ne sais à quoi la comparer. J’ai bien une image corporelle dans ma mémoire, mais d’une manière plus excellente que lorsque je l’ai vu en dehors de moi ou à côté de moi.

À l’oraison, et aussi parfois en-dehors, je suis toute pénétrée de lui et unie à lui, et ainsi, cet exercice ne m’est plus pénible, pas plus que d’ouvrir ou de fermer mes yeux, parce que cette contemplation se fait si simplement, si tranquillement et si aimablement, qu’il n’y a pas besoin de peine pour avoir mon Bien-Aimé à l’esprit au moyen d’une représentation active, par laquelle l’entendement ou le cerveau peuvent se troubler ou se fatiguer. Mais Jésus apparaît spontanément à mon âme, si doucement, comme présent à elle, que je ne peux pas ne pas le voir et lui adhérer avec un amour pur. Son aimable présence, en effet, attire toute l’âme à elle.

Chapitre LXVI. Elle est éclairée sur les mystères de la foi; Jésus lui sert de compagnon et d’exemple en tout; elle apprend la manière pour avoir Jésus à l’esprit.

Même si ordinairement aucun mystère de la vie, de la passion, de la mort ou de la résurrection du Christ ne m’est proposé en particulier, mais en majeure partie (comme j’ai dit) une jouissance et une contemplation silencieuses, douces et un peu intimes de mon Jésus, Dieu-Homme, comme m’étant présent, et de tout le Christ, sans distinction, cependant, les vérités et les mystères de notre sainte Foi, particulièrement sur la vie et la passion du Christ, m’apparaissent quelquefois rapidement à l’oraison ou en dehors. Oh! que je vois des choses admirables cachées en eux! parce que je les contemple alors avec une foi éclairée et une connaissance bien plus claire que d’habitude. La connaissance que j’en ai alors et la connaissance précédente diffèrent l’une de l’autre comme la lumière du soleil et la lumière de la lune. Et c’est ainsi que je suis plus clairement instruite sur l’imitation des vertus parfaites du Christ, afin que la vie de Jésus puisse être parfaitement exprimée en moi. Je comprends en ce moment, plus sur les mystères de la vie, de la passion et de la mort du Christ, le temps d’un Pater Noster, qu’auparavant par maintes lectures et par beaucoup de sermons en de nombreuses années.

Je comprends maintenant clairement pourquoi sainte Thérèse a dit à juste titre, que durant l’exil de cette vie, il nous était très utile et très profitable d’avoir Jésus comme compagnon, que sa compagnie nous apportera une grande consolation, force et facilité sur le chemin. Parce que nous ne sommes pas des anges, mais étant revêtus d’un faible corps, nous nous trouvons souvent dans beaucoup de difficultés, intérieurement et extérieurement; mais renforcés par l’exemple et la présence de Jésus, nous pouvons facilement traverser toutes les difficultés; car tout travail et toute souffrance est adoucie quand nous voyons Jésus nous précéder dans toutes sortes de souffrances.

Jésus est un véritable aimant, attirant puissamment tout l’homme à lui, afin de le rendre semblable à lui. Quel est celui qui, aimant parfaitement Jésus, pourra se plaindre, fuir ou avoir peur de la pauvreté, des incommodités, des mépris, des délaissements, etc., vu que Jésus aime tant de telles choses? Ne rougirait-il pas plutôt d’être privé de cette parure et de ne pas être semblable en cela à Jésus? Où est l’amour? Où sont la faim et la soif d’une telle conformité à Jésus? Les nécessités, les douleurs et les choses âpres lui paraissent douces et tendres; il sait trouver les roses parmi les épines et la douceur dans l’amertume du fiel. Même s’il sent son corps rempli de misères, de maladies et de douleurs, il s’en réjouit cependant, d’une part à cause de la conformité à son Bien-Aimé, d’autre part parce qu’il voit son ennemi domestique, son corps, dans les douleurs, pour lequel il a peu ou pas de compassion.

Depuis le moment où Jésus m’est apparu ainsi intérieurement, et qu’il m’a appris la pratique pour l’avoir continuellement à l’esprit, à savoir, plus par les affections intimes, simples et douces, que par des représentations expressives, je tâche de me conduire et de m’occuper ainsi. Mais au temps de la tempête intérieure, des tentations, des mauvais assauts, je presse Jésus de façon plus imagée dans mon esprit, en le contemplant rapidement, dans un des états de sa vie laborieuse ou souffrante, pour en extraire du courage et de la nourriture avec lesquels je tâche de conformer mon état au sien, tout comme une abeille qui vole sur une certaine fleur, pour en sucer quelque douceur; l’ayant sucé, elle vole à sa ruche pour faire du miel. Ainsi de même, mon âme ayant sucé quelque grâce de Jésus, monte au-dessus de la nature, et au-delà de tout ce qui pourrait la troubler, en demeurant dans une élévation d’esprit, ou introvertie dans une union ou une jouissance de Dieu simples et tranquilles.

Chapitre LXVII. Comment elle se conduit lorsqu’elle est possédée par Jésus, Dieu-Homme.

Quelques fois, l’union, ou la transformation, avec le Christ, Dieu-Homme se poursuit encore en moi. Cette union se fait par la force d’un amour unitif et par une conversion et une adhésion simples au Christ, lequel semble prier lui-même à l’oraison. Lorsque je parle ou que je fais quelque chose, l’esprit du Christ le fait par moi; ce qui doit être compris de cette façon, à savoir, que l’union avec le Christ est si grande que l’âme ne se souvient plus d’elle-même et ne se perçoit plus comme quelque chose de distinct du Christ, mais elle est pendant ce temps, dans l’oubli d’elle-même, comme étant devenue un seul esprit avec le Christ, transformée d’une certaine manière en lui, et entièrement possédée par son esprit : elle ne considère pas alors ses opérations, ses membres comme siens, comme elle le faisait auparavant, mais comme les membres et les opérations du Christ, auxquels ils sont unis par la force d’un amour unitif, tout comme une goutte d’eau jetée dans la mer et entièrement transformée en elle, sans toutefois perdre son être naturel à cause de cela.

Dans cette sorte d’union, je perds donc rarement le plein usage de mes sens et de mes membres. Cela ne tend pas au ravissement, mais l’âme reste libre et apte à tout, car l’esprit opérant du Christ possède l’âme, et accomplit alors à travers elle tout ce qu’il désire; et on ne peut rien remarquer de particulier extérieurement, qu’une certaine innocence, simplicité et tranquillité dans l’homme intérieur, avec un visage doux et content.

Alors a lieu dans l’âme ce dont l’Apôtre saint Paul parle, en disant : je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, mais c’est le Christ qui vit en moi, et, maintenant je ne connais rien que Jésus-Christ, etc. Peut-être votre Révérence me demandera-t-elle comment cette transformation peut-elle se faire de cette manière, vu que le Christ n’est pas ici selon son Humanité, si ce n’est dans le Très Saint-Sacrement? Je réponds : c’est vrai, mais l’amour rend comme présent et proche de lui tout ce qu’il aime; il unit également les choses qui paraissent être éloignées les unes des autres; encore que je doive reconnaître que quelque chose de divin concourt dans cette union, plus que ce que l’amour ordinaire peut faire; je ne sais pas si quelque chose de miraculeux n’y est pas mêlé, de telle sorte que le Christ se transporte et se rend présent d’une certaine manière que je ne peux pas expliquer par des mots, mais que je perçois bien, en se transformant pendant un certain temps dans l’âme, faisant de deux un, un esprit, une volonté, un amour et une vie avec lui.

Révérend Père, pardonnez-moi ma sottise en écrivant tout ceci; je suis confuse lorsque j’y fais attention, parce que j’expérimente encore parfois en moi quelque chose de contraire à cet état parfait. Mes sens, mes facultés et ma nature vivent assez bien; ils ne sont pas encore parvenus à une mort continuelle. De plus, votre Révérence ne doit pas croire que je vis précisément d’après mes écrits; encore que j’aie écrit simplement, comme je me sentais alors, et comme je pensais que c’était en moi.

Chapitre LXVIII. Elle est possédée par l’esprit de Jésus, lorsque les états et les vertus sont en elle, comme ils ont été dans le Christ. Elle est également possédée par l’esprit et par l’âme de Jésus.

L’amour du cher Jésus pour son Épouse imaginait de continuelles trouvailles pour se l’unir parfaitement, la posséder entièrement, etc. Elle écrit ainsi : lorsqu’un jour, les ténèbres de la nuit intérieure cessèrent, un jour clair parut dans mon âme et une lumière divine m’inonda, et, mon esprit propre étant enlevé, l’Esprit de Jésus vint en moi. Celui-ci m’habite, me possède, me vivifie, me conduit, m’unit parfaitement à lui, me tient absorbée en lui, me transforme en lui, au point que je ne me perçois plus comme quelque chose de distinct de Jésus, parce que, par l’enlèvement de mon esprit propre et par l’infusion de cet Esprit très doux, il ne me semblait pas percevoir quelque chose d’autre que Jésus vivant en moi, pour la raison que la vie de Jésus se manifeste perceptiblement en moi. Beaucoup de mots seraient nécessaires pour la décrire; à savoir, comment je sentais effectivement un autre cœur brûlant en moi, très rempli d’un amour très pur de Dieu, visant Dieu uniquement, goûtant, connaissant Dieu seul, et trouvant Dieu seul en toutes choses, comme cela a eu lieu en Jésus.

De plus, la vénération, l’adoration, l’exaltation, la soumission parfaite de soi-même au Père Etemel, ses inclinations divines et son amour pour le salut des hommes, ses vertus ineffables, telles que l’humilité, la douceur, la patience, la longanimité, l’obéissance, le désir de souffrir, la pauvreté, la bonté et la miséricorde pour les pécheurs, etc., toutes ces vertus sont alors en moi à un degré très parfait et comme essentiellement, comme elles ont été dans le Christ au degré le plus parfait, et essentiellement.

Dès lors, les états d’esprit, l’union à la Divinité qui étaient en Jésus, et les opérations de l’âme sont en moi effectivement et véritablement, comme ils ont été en Jésus, parce que rien ne semble être ou vivre en moi, que Jésus. Je n’ai jamais bien compris jusqu’à présent ce que c’est que d’être dévêtue de son esprit propre, et être revêtue de l’Esprit de Jésus, ou être transformée en Jésus, Dieu-Homme, et par lui seul, vivre une vie surnaturelle et divine.

Une vigilance tranquille et une attention simple sont bien autorisées alors en moi, afin de poursuivre la mort des sens et des facultés inférieures, pour que, autrement, la vie de Jésus ne soit pas empêchée en moi, mais pour augmenter grâce, à un doux effort, sa domination et son union en moi, car sans cette mort parfaite, la vie de Jésus ne peut être conservée en moi. Cette mort parfaite ne permet pas non plus une réflexion volontaire intentionnelle sur moi-même ou sur quoi que ce soit en dehors de Dieu, parce que les sens extérieurs et les autres facultés sensibles reçoivent alors leur vie et leurs opérations de l’Esprit de Jésus, qui les possède et les vivifie : c’est pourquoi ces deux esprits et ces deux vies ne peuvent subsister ensemble dans une âme, à savoir, l’esprit et la vie propres et l’Esprit et la vie de Jésus. Si nous désirons que Jésus vive en nous, nous devons nous appliquer à mourir à nous-mêmes et à toutes les créatures; dès lors, cette attention simple et tranquille dont nous venons de parler, doit être en nous plus passive, et comme coulant d’elle-même, qu’active. Mon âme est alors tout amour, bonté et miséricorde, compatissante, humble, douce, pauvre d’esprit, etc.

Dernièrement, étant en train de servir le repas de midi avec une élévation du cœur et un amour coulant pour le Bien-Aimé, il m’a semblé percevoir effectivement que j’étais possédée d’une manière divine par l’Esprit et par l’âme de Jésus-Christ, de sorte que j’éprouvai que l’âme du Christ s’étendait à travers toute mon âme, de la même manière que l’âme s’étend à toutes les parties et à tous les membres du corps. Il m’a semblé percevoir également un mélange et une fusion merveilleux, en même temps qu’une jonction et une union qui se faisaient entre ces deux esprits et ces deux âmes dans un corps. Durant tout ce temps, je percevais distinctement que mes pensées, tous les mouvements et les affections du cœur provenaient de l’âme divine du Christ, etc., et non pas, comme auparavant, et par la suite, par mes puissances naturelles, l’imagination, etc.

Chapitre LXIX. Elle est possédée par l’esprit et par l’âme de Jésus, qui opère tout en elle; elle a alors les états, les vertus, etc. tels qu’ils ont été en Jésus.

Lorsque j’étais possédée ainsi par l’esprit et par l’âme de Jésus, il me semblait que j’accomplissais toutes mes œuvres et tous les mouvements des membres avec Jésus, et Jésus avec moi, opérant ensemble, comme deux âmes rassemblées en une, et pénétrées l’une dans l’autre par une jonction ineffable, comme inséparables l’une de l’autre. Cela s’est renouvelé par la suite quelquefois pour peu de temps, sans que cette faveur me restât longtemps; mais si cela m’arrivait continuellement, je pourrais dire en vérité avec l’Apôtre saint Paul, je vis, mais je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moi; la vie de Jésus se manifesterait alors véritablement en moi, parce que provenant de l’Esprit divin et de l’âme de Jésus.

Le fruit et l’effet principaux de cette possession divine sont alors que l’Esprit et l’âme de Jésus sont tournés, en moi et avec moi, vers le Père éternel, avec une adoration, une profession et une exaltation merveilleuses de son Saint Nom. Puis, une humiliation et une soumission sur-grandes de soi-même à la volonté du Père des Cieux. Puis, un sacrifice entier de soi-même au bon plaisir du Père en toutes choses et en toutes occasions.

En un mot, cet Esprit semble ne rien faire d’autre que des sacrifices au Père, de tout ce qui est en lui, afin de satisfaire à la justice divine, pour les péchés des hommes; et parce qu’il sait bien que le Père céleste ne trouve ses complaisances en rien si ce n’est qu’en lui et par lui, Jésus veut habiter dans l’âme pour honorer le Père Éternel par une telle vie, et lui plaire. Cet esprit loue, remercie, bénit, adore et aime son divin Père dans mon âme, d’une manière ineffable, par de continuels sacrifices de soi-même, etc. Oh! que cette grâce est désirable. Je la considère supérieure à toutes les grâces que j’ai reçues jusqu’à présent de la bonté divine.

J’y aspire extrêmement, plus qu’à toute autre grâce, car ayant reçu celle-ci, je possède tout ce qui est nécessaire à une vie parfaite et très agréable à Dieu.

Il me semble apprendre intérieurement que, pour attirer cette grâce à moi, je dois m’y préparer par une grande pureté de cœur, par l’amour et l’humilité, en tâchant d’acquérir et de conserver dans une grande perfection ces trois vertus en moi; car l’esprit de Dieu repose sur une âme pure, aimant Dieu et humble.

Chapitre LXX. Elle est de nouveau possédée par l’esprit et par l’âme de Jésus; comment elle se conduit alors; et comment elle se repose avec Jésus dans le Cœur de Dieu.

J’ai eu ensuite un signe comme quoi le Bien-Aimé m’avait pardonné la faute que j’ai confessée hier à votre Révérence, après que j’ai supporté pendant 24 heures un âpre purgatoire d’esprit comme pénitence. Je m’y étais livrée volontiers afin de réconcilier de cette façon avec le Bien-Aimé, celui qui trouvait quelque déplaisir en moi pour cette raison. Peu de temps après que j’ai fait la paix avec lui, le Bien-Aimé parut revenir et vouloir vivre en moi de la manière dont on a parlé. Il m’a semblé que Jésus m’attirait et me transformait en lui, comme si j’avais été transformée d’une certaine manière dans sa substance.

Je ne peux pas bien expliquer comment c’est. C’était quelque chose d’un peu étonnant et d’inaccoutumé. Toutefois, ce n’est certainement pas de l’imagination, ni une pure représentation, car les effets de ceci sont en moi subtilement. Je n’ai pas alors de contemplation de sa présence en tant qu’en-dehors de moi. Je ne perçois pas de familiarités conjugales ou d’intimités affectueuses, mais lui seul, en tant qu’un avec moi, ainsi qu’une perception que l’esprit et l’âme de Jésus sont entièrement répandus en moi, jusqu’à la moindre partie du corps, lui donnant d’une certaine manière, la vie et les mouvements. La respiration semble aussi provenir de Jésus et par Jésus, ou être entretenue, nourrie et conduite par lui. Ce que je fais de mon côté à cette fin, c’est de me conduire de façon tolérante et par mode de jonction, doucement et tranquillement. Je ne sais si votre Révérence pourra me comprendre, car je ne peux pas bien expliquer cela.

Mais quelle grande pureté on me demande alors; c’est inexprimable. La pureté, l’humilité, l’amour et la droiture d’intention pour Dieu, dans toutes les manières et les circonstances, semblent alors régner en moi avec toutes les autres vertus parfaites, et elles semblent avoir leurs opérations essentiellement à un degré parfait, sans comparaison avec les vertus précédentes ou les autres états de l’âme. L’œil simple de l’intention est tourné vers Dieu très particulièrement, sans mélange de quoi que ce soit de propre, ou de quelque autre créature. Tout pour Dieu et à Dieu; et même, Jésus imprime alors dans mon âme son état intérieur de pureté et de droiture, comme cela, peut-être, a été et est encore en lui, encore que pas dans une telle perfection; car je ne pense pas qu’une pure créature, conçue dans le péché, puisse y parvenir, et je crois que ce degré de perfection et de pureté si élevées a été réservé seulement à sa Très Sainte Mère, et aussi d’une certaine manière à saint Joseph.

La douceur, l’amabilité, la bonté, la mansuétude, l’affabilité de Jésus brillent alors également en moi de façon extraordinaire. Jésus me fait alors aussi me reposer quelquefois avec lui dans le divin Cœur. Je ne perçois pas ici les opérations de sacrifice dont on a parlé plus haut, etc., mais seulement un repos calme, doux et aimable, avec un incendie tranquille d’amour intime dans le divin Cœur, dans une grande solitude et abstraction des sens. Mon âme comprend alors que se vérifie en elle et avec elle la parole de l’Apôtre : Votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu, parce qu’elle est cachée et en repos là, comme un enfant dans le sein de sa mère.

Révérend Père, il n’y a plus alors de crainte ou de danger de vaine gloire; une telle chose ne peut plus me venir à l’esprit, pas même de loin, parce que l’âme ne se perçoit plus elle-même, en tant qu’elle-même, mais en tant qu’un avec Jésus, en qui elle reçoit et abandonne tous les dons. Mon intelligence, ma mémoire, ma volonté, mon imagination, mon appétit sensible, etc. sont si pénétrés de Jésus, qu’ils n’attirent en eux pas, ou peu d’impressions, mais ils échappent à toutes les choses qui arrivent, et qui sont contraires à l’esprit de Jésus. J’expérimente cependant qu’il est plus agréable à mon Bien-Aimé, et même qu’il le désire, que je cache mes dons (sauf à votre Révérence, à qui je suis recommandée) et que votre Révérence doit être fidèle à ne rien dire à personne, pas même pour demander conseil (à moins que ce soit sans me nommer), car ma faiblesse est si grande que j’irriterais facilement Dieu, et corromprais ses grâces dans mes mains.

Ce repos à deux dans le Cœur de Dieu commence avec une contemplation tranquille et une douce inclination d’amour pour la sainte Humanité du Christ, et s’achève dans la Divinité seule : Jésus me fait alors expérimenter ce qu’il dit, Je suis la voie, la vérité et la vie. De plus, Je suis la porte, si quelqu’un passe par moi, il trouvera les pâturages. De plus, Personne ne vient a moi si mon Père ne l’attire, nul ne va au Père que par moi; car c’est un don particulier du Père lorsqu’il envoie l’esprit de son Fils dans les cœurs de certains, et qu’ils sont mus et attirés à lui par un amour tendre, innocent et enfantin.

Chapitre LXXI. Elle est possédée par la Divinité seule; la différence entre cette possession et la possession par l’esprit et l’âme de Jésus; elle est transformée en Jésus.

Dernièrement, j’ai joui d’une union à la Divinité seule. Cela a lieu grâce à une simplicité, à une intimité et à un amour fusionnant extraordinaires. Tout ce que l’âme rencontre alors, là où elle se tourne, intérieurement ou extérieurement, est Dieu. Elle semble être absorbée et anéantie dans l’Un divin sans image83. L’âme entière, avec ses sens et ses facultés, semble être si remplie et si irradiée par la Divinité brillante, que durant ce temps, elle n’est pas capable ni réceptive d’aucun objet créé, en tant que créé. L’âme est dans le corps, et elle n’y est pas.

L’union à la Divinité en même temps qu’à l’Humanité dont on a parlé plus haut, est quelque chose d’autre, et, à mon avis, beaucoup plus élevée et plus parfaite. Elle se fait aussi d’une façon différente. L’union à la Divinité seule, arrive dans une grande pureté d’âme, par la simplicité et l’abstraction de tout, par une fusion intime d’amour, etc., avec laquelle Dieu reçoit, prévient et prend avec bienveillance sa bien-aimée en lui. Mais l’union à la Divinité, en même temps qu’à l’Humanité, se fait par une expiration ou un enlèvement perceptible de l’esprit propre ou humain, et par une inspiration ou une infusion de l’esprit divin de Jésus, grâce à quoi l’âme se trouve comme en un instant transformée en Jésus. Ceci arrive très merveilleusement, et peut être à peine expliqué.

À un autre moment, j’ai perçu en moi durant toute une journée Jésus glorieux, avec qui je me sentais unie par un amour unitif. Je jouissais d’une fusion douce, tranquille et aimable en Jésus. Elle tendait à la transformation, de sorte que je paraissais ne connaître, ne me souvenir ou ne percevoir rien d’autre que Jésus. Il me semblait en effet, que j’étais anéantie et que j’avais disparu avec toutes les créatures en Jésus.

Alors la vie de Jésus se manifestait de nouveau en moi. Jésus semblait régner en moi comme dans son royaume, sans résistance de mon esprit naturel, lequel était anéanti par Jésus avec une douce violence. Mon affection et mon amour étaient très tendrement mus vers Jésus, et coulaient vers lui et en lui d’une manière très élevée, tranquille, simple et intime, non pas emportée, tendant toujours à l’union avec lui.

Les instructions spirituelles et les sermons ne m’aident pas dans cet état, parce que alors, on ne demande rien d’autre de moi que de conserver mon fond simplifié en Dieu, c’est-à-dire, de pratiquer l’anéantissement de tout être en-dehors de Dieu, avec une exclusion et une mortification de toute vie de ce genre, hormis la seule vie de Jésus en moi, laissant ainsi Jésus tout accomplir en moi selon son plaisir, le laissant tout faire, souffrir, aimer, glorifier son Père Etemel, en suivant tout doucement la lumière intérieure, par laquelle je suis invitée à donner place à Jésus en moi.

Chapitre LXXII. Elle est possédée par l’esprit de Jésus, avec soumission de l’esprit propre à l’esprit de Jésus; elle est conduite à se conformer en tout à la sainte Humanité du Christ

Le troisième jour de Pâques 1672, je me sentais comme auparavant, possédée par l’Esprit de Jésus. Mon esprit avait une sujétion douce, tranquille et intime à l’Esprit de Jésus, avec une union, une fusion et une transformation par un tendre amour pour lui, ne percevant rien d’autre pendant un certain temps que Jésus. Ohl que mon affection devient tendre pour Jésus! Que le souvenir que j’ai de lui est doux! Non pas d’une manière grossière ou imparfaite, mais d’une manière très élevée, comme essentielle, parce que Jésus s’imprime dans les facultés de l’âme. Alors le désir de l’Apôtre semble s’accomplir en moi, Revêtez-vous de Jésus-Christ, parce que l’âme semble avoir assurément attiré le Christ et s’en être revêtue comme d’un vêtement.

Le quatrième jour de Pâques, et par la suite, m’étant réveillée le matin, je sentais brûler dans mon cœur le doux feu de l’amour divin avec une tendre affection pour Jésus, comme en moi; d’où, il s’ensuivit une jonction aimable de mon esprit, de mon âme et de mon cœur avec le Cœur, l’âme et l’Esprit de Jésus, avec le désir et le souhait intimes d’une transformation entière en Jésus, et de pouvoir toujours rester dans une telle transformation, pour que nulle autre vie ne prenne jamais place en moi, sinon la vie de Jésus. Cette jonction intime, etc. avec Jésus pouvait être facilement poursuivie, parce que l’esprit était intérieurement invité et nourri pour cela par l’influx d’une lumière et d’un amour divins.

Cette contemplation intérieure et cette conversion aimable à Jésus me restaient quelquefois à l’oraison pour un certain temps. Parfois, l’image de l’Humanité glorieuse disparaissait, et j’étais inondée par sa Divinité qui lui est unie. Après l’oraison, un souvenir doux et un amour tendre pour Jésus, Dieu-Homme, revenaient avec une indication et une conduite tranquilles afin de me conformer à la très douce Humanité du Christ selon l’homme extérieur et intérieur et dans toute ma conversation. Il me fut suggéré comment cela devait se faire, à savoir, en unissant dans tous les faits et gestes, mon intention à l’intention du Christ dans toutes ses œuvres, lorsqu’il vivait encore sur la terre; son intention a toujours été la plus parfaite qui puisse avoir été.

Cela ne se fait pas d’une manière grossière, avec dispersion, mais par une réflexion simple, comme passagèrement, grâce à un doux bouillonnement d’amour au cœur, afin que nulle autre affection ou trouble des facultés intérieures n’entre en jeu, tout comme Jésus avait eu en elles, pour que la vie de Jésus se manifeste de cette manière en moi de la façon la plus parfaite, sans immixtion d’aucune autre vie, pour l’agrément et le bon plaisir de sa glorieuse Divinité, [de] cette manière en moi de la façon la plus parfaite, sans immixtion d’aucune autre vie, pour l’agrément et le bon plaisir de sa glorieuse Divinité.

Je m’unissais entièrement à Jésus de cette manière, et lui laissais accomplir tout avec moi, intérieurement et extérieurement, pour qu’il pût imprimer parfaitement en moi la forme de son esprit divin et humain dans mon esprit et dans mon âme. Et ainsi, on ne trouverait plus de différence entre Jésus et mon âme, mais je serais un avec lui, par la grâce et la charité.

De la dévotion et des lumières qu’elle a eues sur l’Incarnation du Verbe Eternel, sur l’Enfant-Jésus, et sur le Saint Nom de Jésus

Chapitre LXXIII. Elle est éclairée sur le mystère de l’Incarnation du Christ, et est visitée par Notre-Dame et l’Enfant-Jésus sur les bras, qui l’adopte comme sa fille.

À ce sujet, notre vénérable Mère écrit ainsi : J’ai eu une claire lumière sur le conseil qui s’est tenu au consistoire de la Très Sainte Trinité, laquelle des Trois Personnes divines prendrait la nature humaine. Et voyez, le Verbe Etemel du Père, la deuxième Personne dans la Sainte Trinité, était apte à cette fin. Il se présenta et accepta le commandement du Père Céleste. Voyez, Dieu se fait Homme, et viens pour être notre frère et notre Rédempteur. Dans ce but, il descend du sein de son Père dans le corps très pur de Marie, y est revêtu de notre chair et est conçu par le Saint-Esprit; et en s’humiliant, il a reçu la forme d’un serviteur, et s’est soumis à toutes les misères de notre nature humaine.

Oh! quels mystères! Oh! quel amour! Quelle commisération! Qui peut méditer ces choses sans être tendrement ému et sans déborder en larmes de dévotion et d’amour? Le Bien-Aimé me fît voir un petit rayon du très grand incendie d’amour pour le genre humain qu’il y avait entre les Trois Personnes divines, lorsqu’Elles délibéraient entre elles afin de savoir quelle Personne se ferait homme pour délivrer les hommes de l’esclavage du démon, leur procurer le bonheur étemel et les joies étemelles, pour les faire enfants de Dieu, eux, à qui revenaient la damnation étemelle, les peines et les tourments étemels, eux qui étaient enfants de la colère, enfants de la vengeance et esclaves du démon. Cet amour est incompréhensible à toutes les intelligences humaines et angéliques, à moins que Dieu ne veuille éclairer particulièrement quelqu’un pour cela.

Dieu, qui n’avait nul besoin des hommes, se fait homme et se soumet à des misères et à des tourments si grands et si nombreux pour satisfaire la Justice divine pour les hommes, afin qu’ils arrivent à jouir, avec lui et par lui, de la béatitude éternelle. Oh! quel abîme d’amour! ô mystère des mystères! Oh! comme nous sommes obligés d’aimer Jésus en retour, de le louer, de lui être reconnaissant, de le bénir, de l’aimer de tout notre cœur, de toute notre âme, de toutes nos forces! Oh! comme nous sommes grandement tenus d’établir et de laisser Jésus, Dieu fait homme, dans la possession pacifique de son Royaume dans nos âmes, qu’il a achetées si chèrement! Oh! quelle grande injure nous faisons à Jésus, lorsque nous aimons quelque chose en - dehors de Jésus, ou non pas pour Jésus.

En 1668, la veille de l’Annonciation à Notre - Dame, j’ai eu en esprit une impression et une lumière sur l’excellence et la merveille du mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu dans le corps très saint d’une Vierge. Je voyais comment l’aimable Mère a été obombrée par une clarté, une lumière, une gloire, une joie et une allégresse divines inexprimables. Elle me communiqua un peu de l’incendie d’amour, de la joie dont sa sainte âme fut inondée lorsqu’elle conçut le Verbe Etemel.

L’excellence et la merveille de ce mystère m’étaient montrées sans qu’il me fût possible cependant d’en exprimer quoi que ce soit. Dans la contemplation de ce mystère, mon esprit était tiré jusqu’à une certaine élévation, avec un émerveillement, une vénération, une adoration et un amour incroyables, tout dans l’unité de Dieu. Je n’avais jamais pénétré ou compris ce mystère de cette façon. Grâce à quoi, un amour plus grand, une estime et un respect plus grands pour l’aimable Mère se sont encore embrasés en moi, en la voyant si grandement magnifiée par Dieu, si élevée et si aimée de la Majesté infinie de Dieu, au point qu’il a daigné se reposer dans son Corps et y prendre la nature humaine.

Toutefois, en contemplant son excellence, son élévation, sa Majesté, etc. si grandes, je ne suis ni effrayée ni retenue, si bien que, comme un enfant tendre et innocent, j’ose bien me tourner vers elle, comme vers ma très chère Mère, avec une grande innocence et un amour enfantin, tenant avec elle des propos enfantins, me reposant dans son sein, etc., car elle me donne confidence pour cela, et me fait comprendre et éprouver qu’elle a daigné m’adopter comme son enfant. Oh! quel grand bonheur! Comme je m’en réjouis : quel mal peut-il m’arriver?

Dans cette oraison, l’aimable Mère semblait m’apparaître en esprit, avec l’Enfant-Jésus sur le bras, avec une beauté, une amabilité et une bonté incomparables. Elle paraissait demander à son Enfant de vouloir me donner la bénédiction, à moi, son Épouse indigne; ce qu’il fit, en me souriant doucement. Depuis ce moment, mon cœur est resté rempli de l’amour le plus tendre pour cette très douce Mère et pour son très doux Enfant. Je suis très innocemment portée à me reposer continuellement et à dormir dans ses bras, comme un enfant tout engourdi de sommeil. Oh! Que son Nom est doux, Marie.

Chapitre LXXIV [sans résumé]

La veille de Noël, après la sainte Communion, je fus, contre toute attente, subitement ravie en esprit dans le tréfonds, en dehors de toute créature. Le Verbe Etemel du Père apparut là dans la forme d’un petit Enfant, nu, nouvellement né, auprès duquel se trouvait l’aimable Mère avec saint Joseph, à la manière de la crèche de Bethléem.

Dans cet Enfant pauvre, petit, innocent et muet, je voyais briller en même temps la magnificence et la Majesté de Dieu. Mon intelligence était obtuse, contemplant uniquement d’un regard simple et éclairé la première Incarnation de Dieu, avec une vénération profonde et une foi vive. Il me semblait aussi pénétrer et comprendre ce mystère caché, en y voyant la Divinité très munificente si merveilleusement unie à la petite Humanité, deux natures unies dans une Personne. Quel est ce mystère? Quelle contemplation élevée! Quel grand étonnement et quel émerveillement pour une âme éclairée et aimant Dieu! Comme elle est ravie hors d’elle-même en contemplant l’extrême petitesse unie à l’élévation et à la grandeur suprêmes dans une seule Personne, et cela par amour de nous, pour notre salut. Qu’est-ce? Dieu est un enfant; la Sagesse incréée apparaît comme un petit Enfant innocent. Le Tout-Puissant et l’infiniment riche devient le plus pauvre et le plus rejeté. L’esprit défaille. L’âme connaît et contemple tout ceci et beaucoup d’autres merveilles, d’un regard tranquille, simple et intime, sans mélange d’aucune activité naturelle, ou de concours propre.

Un rideau s’ouvre afin de pénétrer ce mystère élevé, lequel est d’autant plus merveilleux à mon âme, que, auparavant et aussi maintenant, j’ai eu quelques lumières particulières sur la grandeur, l’immensité et la Majesté de la Divinité. Sans cette connaissance, ce mystère ne paraît pas aussi merveilleux, ni contenir en lui les secrets si grands de l’amour divin, de l’humilité, etc. Et la contemplation de la Divinité seule, ou de l’Humanité seule, ne nous fait comprendre ni goûter non plus de si grands mystères, et elle ne tire pas l’âme hors d’elle-même par l’émerveillement ou par la violence ou la délicatesse de l’amour, comme le fait bien la contemplation de ces deux natures dans une Personne.

Mon regard se portait surtout vers ce petit Enfant, en y contemplant et en y adorant immédiatement la grandeur de Dieu, avec une effusion de douces larmes qui coulaient abondamment et d’elles-mêmes, comme une pluie douce et copieuse, à cause de la tendresse de l’amour. Je n’ai pas l’habitude de pleurer ainsi, surtout à l’oraison; mais ce n’est pas étonnant, car comprendre ce mystère aussi clairement m’était inhabituel, de sorte que la nature et l’esprit en sont venus à se troubler entièrement, et pendant un certain temps, j’étais ivre et hors de moi.

Dieu soit béni de m’avoir gardée, pour qu’on ne le remarquât pas extérieurement, en créant la confusion dans l’église. Car je pouvais à peine me retenir de crier à haute voix, ou d’empoigner quelqu’un comme un insensé, pour lui demander s’il ne connaissait ni comprenait ce mystère : voyez, cet Enfant est Dieu; voyez, Dieu s’est fait Homme et Enfant pour nous. Un jour entier, et même toute ma vie me paraissait trop courte pour les passer dans une absorption aimable, avec cet Enfant, avec ce mystère caché.

Chapitre LXXV. Elle prie ce divin Enfant contre l’invasion des Anglais dans les Flandres, avec l’espoir d’être exaucée, et elle voit à nouveau l’Enfant Jésus présent en elle.

Lorsque je m’occupais de la sorte avec ce doux Enfant, il ne me vint à l’esprit qu’une seule demande ou prière à faire à ce petit et grand Roi nouveau-né : que par sa main puissante, il veuille expulser de notre patrie et de la Sainte Église cette nation mauvaise et infidèle des Anglais, lesquels étaient cause de nombreux maux et qui l’offensaient si grandement, etc. Ce divin Enfant paraissait bien ne pas m’accorder cela absolument. Mais de son regard et de son visage, et de celui de son aimable Mère et la nôtre, j’eus bon espoir que cette race perverse ne ferait pas davantage de progrès, et ne l’emporterait pas. Et il m’a semblé comprendre que c’est un remède et un moyen agréable et puissant pour apaiser le Père Eternel, que de lui offrir son Verbe incarné uni à l’Humanité dans cet Enfant.

Pour autant que je puisse l’observer, lorsque j’étais dans cette ivresse spirituelle, il me semblait porter cet Enfant qui se reposait dans mes bras, l’offrant au Père éternel en expiation pour le genre humain entier. Ouvrant ensuite les yeux, j’ai trouvé mes mains et mes bras levés au Ciel, ayant la tête et le corps très redressés de façon inhabituelle.

Le lendemain de Noël, après la Sainte Communion, mon Bien-Aimé m’apparut dans mon tréfonds, sous la forme d’un petit Enfant, nu et nouveau-né, et pas autrement, très glorieux, comme environné d’un soleil clair. Croyant en cet Enfant, je vis et adorai mon Dieu plein de gloire et de Majesté. Cet Enfant me charmait et souriait à mon âme avec un regard très affectueux. Par sa seule contemplation, mon âme restait tout attirée au-dedans, abstraite de toutes les créatures, comme absorbée, hors de moi, tournée vers lui avec une affection d’amour tendre et douce. Il était temps alors de retourner à la maison, mais il m’était triste de m’occuper d’autre chose. La présence de ce bel Enfant sur-aimable me donnait un entier rassasiement de cœur, parce que j’y apercevais le Dieu véritable. Cette vision me resta aussi présente dans les autres travaux, de sorte qu’il me semblait porter cet Enfant sensiblement dans mon cœur.

Chapitre LXXVI. L’Enfant-Jésus lui apparaît, comme premier-né en elle. Ayant perdu la vision de lui à cause d’une imperfection, elle la retrouve en s’humiliant.

Après avoir été très aride et très distraite d’esprit pendant trois jours, la veille de Noël, avant de me rendre à la Sainte Communion, il me fut suggéré à l’Élévation de la messe, d’offrir au Père éternel le Très Saint Corps de son Fils, Jésus-Christ, afin d’obtenir par ses mérites la grâce par laquelle je préparerais mon âme, pour que Jésus pût naître en moi le lendemain. Je fis ainsi, en embrassant en même temps N. N. pour que cette grâce pût leur être faite aussi.

Après que j’ai reçu la sainte Communion avec une foi vive et un amour tendre, sans penser à quoi que ce soit, ou sans m’attendre à rien, Jésus m’apparut dans mon intérieur, comme un petit Enfant, beau, aimable, nu, premier-né, et je compris qu’il était alors né ainsi en moi, ne voulant pas reporter cette naissance jusqu’au lendemain. Cet Enfant aimable est ensuite resté longtemps visiblement en moi.

Avant la fin de la journée, j’eus l’occasion de parler avec diverses personnes. Dans ces conversations, je ne me suis pas tenue suffisamment sur mes gardes ni assez parfaitement pour me conserver dans une pureté d’esprit convenable, et me conduire avec une attention, une vénération et un amour suffisants envers cet Enfant glorieux et divin qui m’apparaissait continuellement intérieurement. C’est pourquoi, je fus sévèrement reprise de ma négligence et de mon ingratitude, et je perdis pendant quelque temps la vision de cet Enfant glorieux, et ne le perçus plus.

Mais après m’être profondément humiliée, avec le regret de ma faute, ce très doux Enfant m’apparut de nouveau comme auparavant, plus clair et plus glorieux, me semble-t-il, mais comme entouré ou couché dans des épines, lesquelles semblaient causer de la douleur à cet Enfant. Je compris que ces épines étaient mes imperfections et mes négligences précédentes, et que le Bien — Aimé me faisait savoir par là combien lui déplaisait fort en moi même le plus petit manquement à une pureté et une perfection plus grandes. Comme si le Bien-Aimé m’avait dit, Vous n’êtes pas tout à moi, comme je suis tout à vous. À ces paroles, je devins toute confuse. Cette vision de l’Enfant dans les épines disparut peu à peu. Je le contemplais seulement avec un regard simple et tranquille dans mon tréfonds, où il resta tout brillant et très glorieux toute la nuit et le jour de Noël.

Je suis un peu surprise de la façon dont de telles apparitions vont et viennent en moi, sans mon concours, sans le souhait ou sans le désir d’une telle chose. Lorsqu’elles sont passées, je me tourne de moi-même vers la nudité et vers la foi simple en la présence de Dieu en moi, adhérant à Dieu purement en esprit, avec une simplicité et une abstraction tranquilles des sens de toute représentation des choses créées.

Chapitre LXXVII. Elle voit l’Enfant-Jésus avec une petite Croix dans les bras; en suspectant cette vision, elle la perd et se trouve dans de grands accablements, dans lesquels elle comprend avoir une union Christiforme, à la satisfaction de la Sainte Trinité.

En novembre 1671, pendant la prière avant la Sainte Communion, un petit Enfant, doux et aimable m’apparut, comme âgé d’un an ou moins. Ce petit Enfant était très brillant, glorieux, environné d’une grande lumière, comme celle d’un soleil, et avait une Croix dans son petit bras droit selon la proportion de son âge innocent, comme s’il l’embrassait. Je compris que c’était l’Enfant-Jésus, mon Bien-Aimé, qui voulait se montrer à moi dans une jeunesse aussi tendre, et me récréer, consoler et fortifier par sa compagnie douce et innocente, parce que, auparavant, j’étais dans l’accablement et la déréliction de l’esprit, avec beaucoup de tourments intérieurs. Encore que je pusse me tenir quelque peu dressée en Dieu par la foi nue et la résignation. Et voyez, aussitôt que ce doux Enfant m’apparut, les tourments intérieurs disparurent à l’instant même, et je fus doucement invitée à contempler ce divin Enfant aimablement et avec joie, et à ne m’occuper que de lui.

Après que j’ai commencé à me conformer à cela pendant un certain temps, une pensée me vint à l’esprit si peut-être il n’y avait pas une illusion en ceci, parce qu’on suspecte généralement les visions imaginatives ou imaginaires comme sujettes à l’illusion. C’est pourquoi, je commençai à détourner mon regard, et à m’introvertir plus intimement pour adhérer à Dieu selon son Être par la foi nue, avec une abstraction des images corporelles plus grande, puisque ceci est beaucoup plus sûr, et, au sentiment du père spirituel, plus reposant et moins sujet à l’illusion.

Mais lorsque je tâchai de faire cela, ce divin Enfant me parut être doucement imprimé et se présenter partout à mes yeux. Je fis ensuite une violence et une résistance active encore plus grandes pour me défaire de cette vision, me figurant que l’imagination naturelle ou que quelque opération de l’intelligence ou une illusion s’y étaient mêlées, et croyant que je ne pouvais pas mal faire en m’en détournant et en suivant le plus sûr : pourquoi voulais-je emprunter des voies si dangereuses, etc.

Cette vision disparaissant ensuite, je me trouvai dans de grandes ténèbres de l’esprit, dans l’aridité et les tourments intérieurs, au point que je ne savais où me tourner à cause du grand accablement, de l’angoisse et de la désolation de tous les côtés. J’avais assez de peine pour exclure la pusillanimité. Partout où je me tournais, je ne trouvais rien, sinon des épines qui transperçaient mon cœur, sans pouvoir trouver ou chant de lui adhérer par la foi, selon la partie supérieure, sans aucun soulagement sensible, mais non sans réconfort insensible, grâce à quoi je peux tenir le regard fixé sur le Bien-Aimé pour ne pas être assaillie par la partie inférieure.

Il me semble qu’on m’a enseigné alors que dans un tel état, je dois avoir et que j’ai une union douloureuse et crucifiée avec mon Bien - Aimé, et qu’une telle union est beaucoup plus élevée et plus méritoire qu’une union plus tendre, plus sensible ou plus intime; que c’est une union Christi-forme, comme Jésus a le plus souvent eu dans sa vie. H veut me faire partager sa vie douloureuse, et m’honorer ainsi, parce qu’une telle vie est propre à une véritable Epouse du Christ.

Je comprends également que c’est l’état que la Sainte Trinité m’avait prédit en me faisant savoir que c’est son plaisir que je l’honore par de tels accablements et de telles croix.

Chapitre LXXVIII. Dieu le Père engendre son Verbe d’une façon particulière en elle; elle en est fécondée, et elle perçoit dans son cœur la conception de l’Enfant-Jésus. Elle l’y voit se reposer et dormir.

Ce qui suit maintenant au sujet de certaines choses qui se sont passées entre notre vénérable Mère et l’Enfant-Jésus pourra peut-être paraître étrange à certains, et n’avoir presque jamais été ouï. On ne doit pas cependant estimer cela si surprenant et si incroyable lorsque nous entendons Jésus dire, celui qui accomplira la volonté de mon Père qui est au Ciel, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère. Matt. 12, 50. Car, vu que cette vénérable Mère s’efforçait de découvrir avec diligence et fidélité et d’accomplir ponctuellement la volonté du Père céleste en toute chose, il est certain que dans un certain sens visé et entendu par le Christ, elle était sa mère. Pourquoi alors n’aurait-il pu se conduire envers elle comme son fils, et elle comme sa mère? Surtout, si par une impression particulière de Dieu, elle a reçu confidence pour cela et qu’elle a été portée vers lui par une affection maternelle, et lui, par une inclination enfantine pour elle. Je laisse à des hommes plus sages et plus expérimentés dans la vie divine mystique le soin de juger s’il faut s’étonner davantage de ce que Jésus et de telles âmes aimant Dieu traitent très familièrement entre elles et se font d’aimables caresses, comme l’Époux et l’Épouse. Entre-temps, j’ajouterai ici comme suit, ce qu’elle a écrit de son commerce maternel avec l’Enfant-Jésus.

En 1670, en l’Octave de l’Immaculée Conception, il m’a semblé que le Père Etemel engendrait en moi son Verbe Etemel, et que d’une certaine manière, j’avais été fécondée de lui spirituellement, non pas de la manière dont on dit que le Père Etemel engendre continuellement son Fils dans toutes les âmes pieuses, qui aiment Dieu parfaitement. Mais j’ai compris que ceci était arrivé en moi d’une autre manière particulière. C’est pourquoi je ne sentais plus apparemment mon Bien-Aimé en moi, comme à l’âge parfait, en tant qu’Époux, comme je l’avais eu les jours précédents, mais comme un enfant qui vient d’être conçu, dont je paraissais être fécondée. Je remarquai que ceci était arrivé juste neuf jours avant Noël; ou peut-être les neuf mois durant lesquels l’aimable Mère avait porté le Fils de Dieu, étaient-ils en moi autant de jours. Mais peut-être n’est-ce qu’une pensée insensée.

Ceci étant fini, je me suis trouvée dans une grande abondance d’esprit; il semblait que je pouvais à peine me retenir pour que ma bouche ne dût proclamer la magnificence du Seigneur. Et même, il me semblait être intérieurement pressée par l’abondance d’esprit et d’amour, d’exprimer quelque chose sur la profusion de grâces qui inondaient alors mon âme. Pendant bien une heure et demie, je parlais des mystères et des merveilles de Dieu, l’Esprit divin parlant par moi, ce que les Sœurs pourraient avoir mieux retenu que moi.

Quelques jours plus tard, avant d’aller à la Sainte Table, je demandai à mon Bien-Aimé s’il était encore en moi avec sa Sainte Humanité, comme auparavant, vu que je ne l’y voyais ni ne le percevais plus de cette manière, mais seulement par la foi pure, simple et nue, présent en moi selon sa Divinité essentielle. Il me fut alors intérieurement répondu et assuré, que oui, que Jésus, le Verbe Etemel du Père était en moi avec sa Sainte Humanité, comme auparavant, sans toutefois voir ou comprendre à quel âge il y était, si c’était comme un Enfant ou comme un Époux à l’âge parfait.

Le 23 décembre, après avoir reçu la Sainte Communion, j’ai vu Jésus en moi, comme un petit Enfant beau, tendre et glorieux, entouré d’une lumière grande et merveilleuse. Cette vision m’est ensuite restée présente. Il me semblait être alors comme une mère enceinte, portant Jésus en moi, et renfermant dans mon cœur celui qui ne peut être contenu. Ce doux Enfant semblait se reposer et dormir là, car ses petits yeux étaient fermés. Ce que cela a signifié, je ne le sais; mais il me vient à l’esprit que les petits enfants dans le sein de leurs mères ont aussi les yeux fermés et qu’il s’y reposent et dorment continuellement, jusqu’à ce que le temps de l’enfantement soit arrivé.

Chapitre LXXIX. Comment cette conception a eu lieu, non pas corporellement, mais spirituellement, dans le cœur, sans le concours d’aucune imagination ou d’une opération naturelle, mais par une communication particulière de quelque chose de divin.

Votre Révérence peut facilement comprendre de ce qui vient d’être dit, que je ne porte pas ce glorieux Enfant dans une autre partie du corps, comme le font les mères enceintes, mais seulement dans mon cœur, où je le vois, je l’embrasse et je l’adore; c’est là, comme je l’ai dit, qu’il se repose et qu’il dort.

Quelqu’un pourrait peut-être s’étonner comment le regard intérieur est continuellement entraîné vers ce petit Enfant, jour et nuit, lorsque je suis éveillée, et comment l’homme intérieur l’adore et l’embrasse avec une amabilité respectueuse, de sorte que je ne suis pas entravée par d’autres travaux et d’autres réflexions déiformes, et que je ne quitte pas cette introversion et cette attention aimable, ou contemplation affectueuse, à cet Enfant dans mon cœur. Il en est cependant ainsi. Aucune créature ne peut détourner de lui mon regard intérieur. J’expérimente que l’homme intérieur peut à peine être séparé de l’homme extérieur, comme si j’étais divisée en deux, sans qu’une partie ne cause d’entrave à l’autre.

Je ne peux douter ou soupçonner qu’il y ait eu en ceci de l’illusion ou quelque concours de la nature, par exemple que la fantaisie ait pu imaginer, représenter ou concevoir cette contemplation, etc.

Lorsque j’ai perçu pour la première fois ce divin Enfant, j’étais dans une grande quiétude intérieure et dans une grande solitude de l’esprit, loin de toute opération de la fantaisie et de l’entendement, excepté une foi pure, intime et nue en la présence essentielle de Dieu, sans représentation d’aucune autre chose.

Lorsque par la suite cette attention très grande et très absorbée à ce divin Enfant diminua un peu, je me demandais si cette contemplation représentant de telles choses, etc. ne pouvait être quelque chose de naturel. C’est pourquoi, je tâchais pendant quelque temps de bannir cette vision de mon esprit, et de m’en détourner en m’occupant en Dieu par une foi nue, comme auparavant. Mais en vain. Car plus je m’introvertissais intimement en esprit et plus je m’appliquais à me tenir dégagée de l’opération de la fantaisie et de l’intelligence, plus je voyais cet Enfant clairement. Par contre, lorsque ces facultés ne restaient pas aussi simplifiées et aussi tranquilles, et qu’elles mêlaient à ce regard simple et aimable quelque chose du leur ou de l’activité propre, alors tout s’obscurcissait, comme si ce glorieux Enfant avait été recouvert d’une nuée, de sorte que pour conserver ce regard, je n’avais qu’à me tenir passivement dans toutes les facultés et les sens, ne faisant rien d’autre intérieurement que ce que la lumière divine intérieure éclairait et indiquait actuellement.

L’homme intérieur se conduit alors habituellement de façon reposante ou dormante, d’après cet Enfant se reposant ou dormant, en gardant le cœur dans un grand repos et une paix profonde, et ne permettant pas même le moindre mouvement dans les facultés de l’âme; et cela, de par une tendre vénération et comme une affection maternelle, pour que cet aimable Enfant ne se réveille pas pour le moment.

Il faut enfin remarquer que je n’ai pas été fécondée du Verbe Etemel de la même manière que l’aimable Mère; car ce serait une erreur que de le penser. Mais pour satisfaire la question de votre Révérence, je dirai ce qu’il me vient à l’esprit à ce sujet, à savoir, que j’ai alors ressenti ou perçu d’une manière très spirituelle, qu’on m’a donné une autre sorte de communication de la nature divine que récemment, lorsque j’ai été spirituellement fécondée de tant d’âmes; car dans cette communication, on m’a fait savoir que j’ai été spirituellement fécondée du Verbe Etemel incarné d’une certaine manière que je ne peux exprimer par des paroles; et j’avais alors une certaine connaissance sur la façon dont cela se passait en moi, parce que je le comprenais clairement grâce à une lumière qui m’a été communiquée. Cependant, je ne sentais pas ce Fruit, c’est-à-dire cet Enfant, dans le corps, mais tout se passe en esprit.

Chapitre LXXX. Réveillée par son Ange gardien, elle offre l’Enfant-Jésus pour un naufrage, avec bon résultat; elle est rassurée au sujet de ces grâces, et sent un cœur maternel pour l’Enfant Jésus.

Le 24 décembre 1670, j’ai été très perceptiblement réveillée (me semble-t-il) par mon Ange Gardien, qui me dit, dépêchez-vous, offrez à Dieu son Verbe incarné, qui est en vous, pour ces hommes dans la détresse, qui sont actuellement en mer, en péril pour leur vie; et je me rendis compte qu’il y avait une tempête avec un vent violent. Notre maison était secouée et semblait devoir s’écrouler. Et dès l’instant où je fus éveillée, je vis ce doux Enfant dans mon cœur. Et après que je me fus occupée de lui pendant environ trois quarts d’heure, je m’endormis doucement, avec l’assurance que des bateaux avaient fait naufrage en mer, mais que les hommes avaient obtenu un véritable repentir de leurs péchés grâce aux mérites de cette offrande.

Cet Enfant très aimable resta ainsi visiblement dans mon cœur jusqu’aux premières Vêpres de Noël, quand sa perception disparut progressivement.

Il m’a ensuite semblé étrange et à peine croyable que ces opérations et ces révélations avaient eu lieu en moi. Je commençai m’en défier, à les chasser de mon esprit, et à les considérer comme rien. Je restai cependant en paix, ne me troublant de rien, à cause du témoignage intérieur qui subsistait dans le fond, à savoir que je n’avais pas simulé ou spéculé naturellement une chose pareille, puisque que je savais et comprenais aisément qu’une telle chose paraissait impossible, même si je m’y efforçais extrêmement; car, lorsque cette vision intérieure ou cette apparition avaient lieu en moi, l’intelligence naturelle et la fantaisie étaient saisies par un [man] dement insufflé et donné à comprendre que tout ce que j’ai dit et écrit ici à votre Révérence au sujet de cette conception et de cette fécondation spirituelle par le Verbe Etemel et le doux Enfant Jésus dans mon cœur, est vrai. Cette assurance reste ferme, sans aucun doute sur la vérité.

Il me vient à l’esprit que lorsque je voyais ce doux Enfant dans mon cœur et que je l’adorais avec vénération, comme mon Dieu, Créateur et Sauveur, je sentais dans le commerce, l’accueil et l’embrassement aimables avec lui, comme un cœur et un amour maternels pour lui, comme s’il avait été mon Fils, et il ne me semblait pas alors pouvoir traiter avec lui en qualité d’Épouse, comme j’en ai l’habitude, mais comme une véritable mère. Ce qu’il en est, je l’abandonne en Dieu. Mon esprit était et est encore maternel, et non pas celui d’une épouse. Les attouchements de l’esprit, les conversions aimables, les paroles affectueuses au très doux Enfant Jésus coulaient dans mon cœur spontanément, très maternellement, par la foi, même si je ne le voyais plus comme auparavant. Une confidence maternelle à son égard grandit en moi, tout comme auparavant j’avais une confidence d’épouse.

Chapitre LXXXI. Le Bien-Aimé dit que ses délices sont de se reposer en elle, et elle reçoit à nouveau l’Enfant Jésus, qu’elle semble élever maternellement, et elle reçoit de lui l’esprit afin de prier pour bien des choses.

En avril 1672, recevant un jour la Sainte Communion, il m’a semblé voir dans une vision intellectuelle le Bien-Aimé venir à moi avec un emportement, un désir et un souhait aimables. Après l’avoir reçu, je l’entendis dire, Mes délices sont de me reposer en vous. Et effectivement, j’appris par une expérience spirituelle que le Bien-Aimé se reposait en moi avec plaisir et satisfaction. Tout mon souci était que son repos ne soit pas troublé ou brisé. Le Bien-Aimé se reposait en moi et moi en lui avec une tendre affection et une aimable jonction réciproque de cœur et d’esprit. Le Bien-Aimé paraissait m’exhorter à garder strictement la pureté intérieure, pour que sa clarté divine ne s’obscurcisse pas en moi.

Durant toute la journée, je percevais que mon Bien-Aimé était en moi d’une manière particulière et non pas d’une manière commune, en s’y reposant doucement. J’éprouvais une humeur vénérante, aimable et comme maternelle à son égard, comme si j’avais à nouveau été fécondée de Jésus, et que je l’avais porté dans mon corps, tout comme une mère porte son enfant. L’esprit d’amour opérait très tendrement et très aimablement pour élever Jésus, le nourrir, le recevoir, l’embrasser, etc. comme une mère a coutume de faire avec son petit enfant. J’y étais intérieurement invitée, et une confidence m’était donnée pour cela. Lorsque je mangeais ou buvais, il me semblait que je donnais à manger ou à boire à mon Bien-Aimé, avec une affection maternelle parfaite. Et il me semblait comprendre que cela lui était agréable; car il prenait mon affection et mon service avec gratitude et avec plaisir.

Cette intimité et cette conversation familière avec mon Bien-Aimé crûrent et grandirent vers les Vêpres. Le Bien-Aimé sembla se livrer entièrement à moi, et se placer d’une certaine manière sous mon pouvoir, à savoir que je pouvais le presser aimablement et le contraindre en le suppliant de retenir les châtiments dont il menaçait la Chrétienté, et de ne pas donner libre cours à sa Justice pour punir les pécheurs selon leurs mérites. Et aussitôt, l’esprit d’amour et un esprit pressant de prière semblèrent m’être infusés, lesquels pressaient le Bien-Aimé avec une liberté et une confidence aimables, avec des plaintes d’amour et des supplications très fortes. Je sais que l’esprit de prière a été étendu à beaucoup, en généra] et en particulier.

Mais ce doux Agneau, qui enlève les péchés du monde, parut par contre se plaindre également avec un grand sentiment d’âme et une grande pesée des méchancetés et des péchés des hommes, disant avec une tristesse profonde : Ils m’offensent et m’irritent tellement; comment voulez-vous que je les épargne? Mon cœur fut comme transpercé par ces paroles, et je versai un torrent de larmes, à cause des injures qui arrivaient à mon Bien-Aimé. L’esprit d’amour cependant ne cessa pas de prier et de presser avec une instance tendre et aimable, parce que je percevais que le Bien-Aimé me mouvait à cela. Et je dis : il en est ainsi, mon Bien-Aimé, je reconnais qu’ils ne sont pas dignes de votre miséricorde; mais je vous prie, veuillez les épargner et garder votre Sainte Église pour votre Nom.

Chapitre LXXXII. La présence de Jésus en elle arrive et s’en va; Jésus comme un malade lui demande des services maternels, et elle lui parle maternellement; elle est invitée, même contre son gré, à l’appeler Fils.

Ces opérations et cette perception de la présence corporelle de Jésus en moi et la maternité, c’est-à-dire l’humeur maternelle, cessèrent à l’oraison. Je me tournai ensuite de nouveau vers ma petitesse et mon néant précédents; et toutes ces choses qui se sont passées en moi, me paraissaient alors étonnantes et étranges, et je ne pouvais contrefaire cette opération, pas même dans la moindre chose, autant que je m’y suis efforcée. Et même, je pouvais à peine l’amener à la mémoire. C’est pourquoi je paraissais douter en partie si je n’avais pas été illusionnée dans ce que j’avais mis par écrit.

Me réveillant le lendemain matin, je sentis à nouveau la présence de Jésus en moi, comme si j’avais été fécondée de lui, comme ci-dessus. Cette perception ne dura pas longtemps; il m’a semblé comprendre en effet que ceci ne servait qu’à la confirmation de la vérité de ce qui s’était passé hier en moi.

Il me vient aussi à l’esprit que j’ai perçu hier en moi, comme si Jésus se conduisait comme un malade et qu’il semblait me demander des services attentionnés pour le soulagement et la consolation, comme on le fait communément pour les malades. Et il paraissait me manifester familièrement ses douleurs et ses maux, par quoi, mon cœur maternel était très tendrement mû à lui dispenser tous les services demandés.

Quand je me sentais hier comme fécondée de l’Enfant Jésus, il m’a semblé en percevoir quelque chose dans le corps, à savoir dans le cœur et autour du cœur, dans la poitrine et dans l’estomac, mais pas davantage. Et parfois il se fait voir et sentir là, comment il se repose dans mon corps et dans mon âme, comme maintenant lorsque j’écris ceci.

En-dehors du temps de cette perception, je me tiens sans aucune représentation ou sans souvenir de cela ou de choses semblables, n’y prêtant aucune attention, ni ne les désirant, pas plus que si cela n’avait jamais existé ni ne pouvait être. Et de cette façon, je conserve l’esprit libre de toute attache et de toute réflexion sur ce qui s’est passé, me contentant de l’union avec l’Être simple de Dieu dans mon fond, ou même d’un repos tranquille en lui. Lorsque des pensées à ce sujet me traversent l’esprit, je m’enfonce encore plus bas dans mon Néant; je m’y trouve très bien délivrée et assurée contre toute illusion, dont j’ai toujours la crainte.

Ce jour-là, j’avais fréquemment des paroles et des conversions affectueuses pour Jésus, comme une mère pour son fils. Il ne me semblait pas que je pusse l’empêcher, sans faire autrement violence à l’esprit d’amour. Car, autant je m’étonnais parfois et il me semblait étrange comment j’oserais appeler Jésus mon cher Fils, autant je rétractais le mot et me stimulais à ne dire et à ne l’appeler que mon Bien-Aimé, pensant que cela ne convenait pas, et qu’il ne m’était pas permis de l’appeler Fils, ou de lui adresser la parole, de lui demander ou de lui commander quoi que ce soit en qualité de mère, jugeant que ceci était fait trop témérairement, etc. Mais cela aida très peu; car il me fut donné intérieurement comme une douce confidence et une assurance pour traiter maternellement avec Jésus; il me semblait qu’on me disait intérieurement : dite, mon Fils, car je suis votre Fils. Et effectivement, mon cœur était porté tout à fait maternellement vers Jésus.

Chapitre LXXXIII. Ayant reçu intérieurement la confidence, elle traite maternellement avec l’Enfant Jésus, qui se laisse traiter ainsi volontiers; ensuite, dans la crainte de Villusion, elle est rassurée au sujet de ces grâces.

Le troisième jour, après midi, pendant les Vêpres, les Complies et l’oraison, l’esprit d’amour opéra en moi en qualité de mère, avec un amour tendre et innocent pour l’Enfant Jésus. Il m’a semblé l’avoir dans mes bras, sur la poitrine, et le poser avec une affection maternelle sur mes genoux pour se reposer. Cet Enfant suraimable semblait désirer ardemment cela, et avoir son plaisir à traiter de cette façon avec moi, et à agir selon sa tendre innocence comme font les autres enfants avec leurs mamans.

Et, même si tout cela me paraissait fort curieux et inhabituel, l’esprit d’amour cependant semblait m’inviter et me donner confidence pour cela, et le cœur s’y portait de lui-même. Cependant je n’osais pas trop suivre cet esprit, jusqu’à ce que j’eusse parlé avec votre Révérence. Je m’efforçais de me tenir de façon plus abstraite dans l’Être de Dieu sans image, par l’exclusion des facultés sensibles, avec lesquelles l’esprit d’amour collabore habituellement. Mais à cause de cet effort, l’esprit parut s’obscurcir et s’abstraire, comme repoussé.

Une peur et une anxiété d’esprit me sont venues ensuite, d’une part par crainte de l’illusion, parce que ces grâces sont si inhabituelles et si inouïes, et d’autre part, en pensant comment pourrais-je croire de telles choses, et les exprimer à votre Révérence, moi qui suis une créature si méchante et si abjecte, qui n’ai jamais rien fait de bon pour mériter des grâces aussi extraordinaires. C’est pourquoi, il m’a semblé que c’était un rêve et une sottise que de considérer de telles choses, et j’étais très tentée de déchirer tout ce que j’en avais écrit. Mais je n’osai pas à cause de l’interdiction de votre Révérence. Je me décidai à dire à votre Révérence que tout cela me paraissait avoir été des imaginations, que je ne serais pas en paix tant que cela resterait écrit, etc. Mais je me rendis à l’oraison et ce nuage se dissipa, me laissant dans la paix et dans la tranquillité d’esprit.

Le lendemain, le repos intérieur augmenta grâce à une onction du Saint-Esprit, qui m’établit dans une grande certitude, hors de toute crainte d’illusion. Je m’étonne maintenant comment j’ai pu craindre ainsi et être anxieuse; car c’était le jour clair et le beau temps, et je possédais mon âme dans un grand repos. Il me semblait comprendre que le Bien-Aimé m’avait envoyé une telle crainte et une telle angoisse d’esprit afin de mieux me garder dans l’humilité, en marchant de cette manière entre l’espoir et la crainte, entre le certain et l’incertain, parce que ce changement fait que je ne m’appuie sur rien, ni ne m’attache à aucune grâce, mais que je passe tout outre, comme si je n’y prêtais aucune attention.

Chapitre LXXXIV. Sa dévotion particulière pour la Fête du Nom de Jésus, laquelle est célébrée par les Anges au Ciel, majeur, en tant que glorieux, en tant qu’Époux, etc., de fournir quelques preuves de sa piété et de sa dévotion particulières pour le doux Nom de Jésus.

À ce propos, elle écrit ainsi : Dans mon intérieur, un jour clair apparut rempli d’allégresse, de joie et de contentement spirituels, en raison de la douce commémoraison et de l’attention à ce que l’on célèbre maintenant la Fête du très doux Nom de Jésus, me disant en moi-même : comment? Est-ce maintenant la Fête de Jésus? Ergo, c’est alors la Fête de mon unique Bien-Aimé, parce que mon très cher s’appelle Jésus. Comment, mon très cher Jésus, on célèbre maintenant votre Fête? O jour d’allégresse et de contentement! O jour de joie et de réjouissance! Comme je suis contente de ce que le Fête du très doux Nom de mon unique Bien-Aimé soit célébré si solennellement dans la Sainte Église, et particulièrement dans notre Saint Ordre.

Il m’a semblé voir en esprit comment les saints Anges et les Bienheureux au Ciel exaltent, honorent, louent et bénissent ce Nom très saint, par des cantiques de louanges et des adorations ineffables. Grâce à cette vision, une affection, un amour, une vénération et une dévotion très grandes pour ce très saint Nom se sont allumés en moi, surtout, parce que mon unique Bien-Aimé s’appelle Jésus, et est aussi en vérité celui devant qui tout genou des esprits célestes, terrestres et infernaux, doit fléchir. O grand Nom! O très doux Nom! O Nom de la puissance et de l’autorité suprêmes!

Jusqu’à présent, j’ai eu peu de réflexion sur le fait que mon Bien-Aimé s’appelle et est aussi véritablement Jésus, sinon de temps à autre une fois en passant. Mais maintenant je dis la bouche pleine : c’est la Fête de mon Amour divin. C’est ainsi qu’une affection et un désir ardents s’allument en moi, pour célébrer cette digne Fête avec toute la dévotion, l’ardeur, l’amour, avec toutes les douces paroles possibles, comme il convient à une chère épouse de célébrer la Fête de son Époux très cher. Car, d’après la lumière et la connaissance actuelles, il ne semble pas pouvoir arriver à une Épouse aimante une Fête plus digne et plus solennelle, que celle où l’on célèbre le Nom de son unique Amour, lequel Nom est plus doux à mon palais que le miel.

C’est ainsi qu’un désir embrasé de recevoir sacramentellement mon Bien-Aimé s’allume en moi. Je l’ai reçu, ou mieux, lui, lui-même, avec une très grande pureté de cœur, ainsi que de toute l’âme, avec une humilité et un anéantissement profonds de moi-même, avec une foi vive et un amour enflammé. Ce que le Bien-Aimé m’infusait et opérait lui-même, sans concours notable de ma part.

Après la Sainte Communion, des paroles d’amour coulèrent comme de soi pour Jésus mon unique Bien-Aimé présent dans mon tréfonds, très simplement et très intimement, avec une affection, une amabilité et un amour extraordinaires, plus que ce dont je peux me rendre compte ou exprimer. Je disais entre autres : mon

Bien-Aimé, mon cœur est votre maison; c’est là votre demeure et votre lieu de repos où nul hôte étranger n’est reçu ou toléré. Eh bien! mon Bien - Aimé, en signe de ce que ce cœur est tout vôtre et qu’il vous appartient uniquement; en signe de ce que je suis votre Épouse, etc., marquez-le de votre sceau, apposez votre très doux Nom comme un sceau sur mon cœur, comme un sceau sur mon bras.

Je demandais ceci avec une affection très ardente et une grande confiance que cela me serait fait. Oh! si je savais avec certitude que mon cœur est signé pour toujours de ce sceau! Oh! quelle grande grâce ce serait pour moi! Avoir un cœur marqué des deux côtés, d’un côté, du doux Nom de Jésus, et de l’autre, du Nom mellifluant de Marie, notre aimable Mère.

Mon esprit était convié à renouveler ma fidélité conjugale à mon Bien-Aimé. Je le fis avec un amour foncier, ferme et pur. Cela servait de pique à mon Bien-Aimé, avec laquelle je tâchais de le piquer et de lui plaire.

Il m’a semblé comprendre que les Épouses parfaites de Jésus devaient célébrer particulièrement cette Fête et la passer solennellement, avec un amour, une dévotion et une piété particuliers; qu’il convenait également qu’en ce jour, elles renouvellent leur vœu de chasteté, comme une pique spirituelle au Bien-Aimé. Cela lui serait très agréable.

Révérend Père, aussi longtemps que cet esprit, ou un esprit semblable, d’amour divin et actif coule doucement et tranquillement de lui - même, et jaillit comme du tréfonds, je le laisse opérer aussi longtemps que dure l’attrait intérieur de l’esprit; mais lorsque celui-ci cesse, ou que j’ai un signe qu’il est temps de suspendre cet esprit d’amour actif, je cesse aussitôt, et je reste dans un amour fruitif de mon Bien-Aimé.

Chapitre LXXXV. Elle goûte la suavité du Nom de Jésus, à qui elle offre beaucoup de cœurs en aiguillon; elle perçoit Jésus en elle, qui se réjouit dans la Solennité de sa Fête; et elle se consume dans l’amour de Jésus.

En 1671, en la Fête du très Saint Nom de Jésus, il m’a été accordé la grâce de goûter la suavité merveilleuse de ce Saint Nom. C’est déjà la troisième année que j’ai joui d’une grâce particulière en ce jour. Assurément, c’est un jour mellifluant, où toutes les âmes aimant Jésus devraient être incitées à la plus tendre affection d’amour et de dévotion, et il conviendrait même qu’elles fondent de tendresse d’affection, parce que c’est alors la Fête propre de l’Époux des Vierges, à savoir de Jésus, l’Époux des âmes aimant Dieu.

C’est pourquoi, selon mon habitude, j’ai piqué Jésus mon Bien-Aimé avec beaucoup de cœurs que je lui ai offerts comme un bouquet de fleurs, le priant de vouloir recevoir ces cœurs, comme tout à lui, pour y prendre son entier plaisir et son agrément.

[….] Vierges, à savoir de Jésus, l’Époux des âmes aimant Dieu.

C’est pourquoi, selon mon habitude, j’ai piqué Jésus mon Bien-Aimé avec beaucoup de cœurs que je lui ai offerts comme un bouquet de fleurs, le priant de vouloir recevoir ces cœurs, comme tout à lui, pour y prendre son entier plaisir et son agrément.

À la Grand-messe, avant la Sainte Communion, mon Bien-Aimé me fit de nouveau comprendre et goûter d’une manière merveilleuse et ineffable, qu’il était en moi, même selon sa Sainte Humanité, mais je ne le voyais pas, comme à un autre moment. Il semblait se tenir caché; mais cela m’était égal que je le visse ou non, parce que la perception de sa présence réelle et la plus intérieure, me donnait une satisfaction aussi grande que si je l’avais vu.

Jésus semblait se réjouir et se glorifier dans la solennité avec laquelle on célébrait aujourd’hui la Fête de son Saint Nom dans notre Saint Ordre. Je percevais manifestement qu’il se réjouissait en moi et qu’il était rempli de joie, glorifiant et bénissant son Père céleste. Cela arriva particulièrement lorsqu’avant l’Évangile, on chanta un cantique ou une prose dans le ton du Lauda Sion Salvatorem. Il se passa alors des choses en moi, que l’intelligence ne pouvait comprendre. De même, lorsqu’on chanta après-midi les Litanies du doux Nom de Jésus, je sentis que Jésus opérait merveilleusement en moi; mais je ne peux dire, comment ou quoi, sinon qu’il était en moi très glorieux et dans une grande magnificence, et qu’il s’étendait et se répandait en moi d’une façon merveilleuse et incompréhensible.

Je goûtais une douceur et une joie de cœur très grandes et divines, en entendant prononcer le doux Nom de Jésus. Mon cœur semblait bondir de joie intérieure, et fondre de tendre affection. J’étais comme insatiable de prononcer ce doux Nom, ou de l’entendre prononcer. C’était comme une douce mélodie à mon cœur, et plus suave à mon palais que le miel. Je versai un torrent de larmes à cause des délices intérieures et spirituelles, et ce jour-là, j’étais comme ivre d’amour.

Je ne pouvais cacher la douceur et les flammes d’amour qui brûlaient dans mon cœur. Les Sœurs remarquèrent cela d’abord à mon regard, qui, disaient-elles, rayonnait quelque chose de divin, plus qu’à d’autres moments. De plus, à ma façon intérieure de faire et de parler, qui montrait clairement que j’étais cajolée par un vin d’amour inhabituel, et que mon cœur était rempli d’un amour brûlant, parce que, dans une telle occasion, je désire communiquer à tous ce feu divin, et enflammer aussi leurs cœurs. Comme si j’éprouvais une peine et une douleur lorsque j’en vois certains qui n’aiment pas beaucoup Jésus, chez qui le feu de l’amour est quelque peu attiédi par leur faute; et même j’éprouve alors comme un tourment, lorsque j’ai près de moi une âme refroidie que je ne peux enflammer. C’est comme deux éléments contraires ensemble, comme le feu et l’eau; le feu cherche le feu, et il ne peut s’unir à l’eau ou à la terre.

Chapitre LXXXVI. En la Fête du Nom de Jésus, elle lui offre comme une pique son cœur renfermé dans le Cœur de Marie, et comme gâteau, elle demande et obtient la délivrance d’âmes du Purgatoire.

Lorsque couchée dernièrement au lit à cause de la maladie, je passais presque toute la nuit sans dormir, tandis que je m’occupais doucement et aimablement de mon Bien-Aimé, l’esprit d’amour m’amena alors à la mémoire que c’était la veille de la Fête du doux Nom de Jésus, mon Bien-Aimé; que de plus il convenait à une Épouse de piquer son Bien-Aimé en sa Fête. Lors donc que je me demandais ce que je lui offrirais de meilleur comme pique agréable, il me vint à l’esprit que je lui présenterais mon cœur, comme un bouquet de fleurs belles et odorantes; et pour donner une parure à ce cœur afin de séduire davantage le Bien-Aimé, et de lui rendre ce cœur plus agréable, je pensais qu’il serait mieux de revêtir mon cœur du Cœur de l’aimable Mère, lequel était si excellemment et si indiciblement pur, et brûlant de l’amour de Jésus, afin que Jésus, en y prenant son plus grand plaisir et sa plus grande satisfaction, soit pris par son amour, et qu’en l’agréant, il agrée en même temps mon cœur, qui était renfermé en lui, tout comme cela m’a aussi semblé arriver.

À ce sujet, je dis familièrement : Mon Bien-Aimé, vous devez aussi me donner votre gâteau, à la manière de ceux qui sont piqués; à quoi, il a semblé qu’on me demandait ce que je désirais comme gâteau. Je répondis; très doux Jésus, mon unique désir est que tous mes frères spirituels qui sont au Purgatoire, et particulièrement mon cousin, puissent être délivrés du Purgatoire, et célébrer demain avec vous au del la Fête joyeuse de votre Saint Nom, avec tous les Bienheureux (car il se tient alors au ciel une Fête merveilleuse). Le Bien-Aimé m’a semblé consentir à cette demande et prière, parce que je comprenais bien qu’il me l’avait inspiré.



Témoignage mystique chrétien

Albert Deblaere, S.J. (1916-1994), Essais sur la littérature mystique, Edited by Rob Faesen, S.J., Leuven University press, 2004. [reprise de contributions essentielles parues en français; en flamand; contributions en hommage de ses élèves-disciples]. Paru précédemment dans Studia Missionalia 26 (1977) 117-147) :

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Expérience directe et passive de la présence de Dieu : ainsi peut-on définir le caractère essentiel de la mystique chrétienne. À condition toutefois de voir dans cette définition non pas l’aboutissement d’une pensée systématique et déductive, mais plus simplement la description, réduite à son résumé le plus strict, de l’expérience que racontent les mystiques. On notera que cette définition descriptive est fort proche de celle proposée par le P. J. Maréchal dans ses Études sur la Psychologie des Mystiques/1.

Expérience = sentiment et connaissance

Le P. Maréchal, en effet, parle de «sentiment de présence» : et les mystiques seraient, sans doute, d’accord avec cette expression si le terme était pris dans le sens qu’ils lui donnent; mais il faut constater que ce n’est guère le cas pour la plupart de leurs lecteurs, habitués à localiser le terme dans le cadre d’un système philosophique-psychologique général, où on distingue nettement sentiment et connaissance, l’un appartenant à l’activité de la volonté, l’autre à celle de l’intelligence. Et les mystiques ne souscriraient certainement pas à pareille corrélation, une de leurs premières découvertes intérieures étant toujours que, dans l’expérience mystique, ces deux facultés cessent de s’exercer chacune dans son domaine pour refluer vers leur source commune et ne se manifester que comme un seul dynamisme. Bien que in religiosis on ait tendance à abuser du mot «expérience», c’est néanmoins le terme préférable, à condition de ne pas en faire un synonyme d’expériment de laboratoire, ce qui arrive facilement pour ceux qui pratiquent ces branches des sciences humaines où on s’efforce d’imiter la physique ou la biochimie en reproduisant en laboratoire telle ou telle «expérience» pour la «vérifier», alors que l’expérience vitale décrite en ces pages a

/1. (Museum Lessianum. Section philosophique 2/19), Bruxelles, Édition Universelle, 2/1938.

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comme trait fondamental irremplaçable son incapacité à être artificiellement re-produite. Tenant compte de ce que les mystiques disent de la simplification et unification de l’activité des puissances, on reconnaîtra dans la définition proposée ici une ressemblance aussi avec celle de Jean Gerson : cognitio experimentalis Dei/2. On voit aussitôt que Gerson souligne la présence active de l’autre faculté de l’antique psychologie aristotélicienne comme convenant davantage à se voir attribuer le rôle prépondérant dans l’expérience d’union mystique. Mais, si Maréchal philosophe de notre siècle, préfère l’attribution au sentiment précisément pour souligner le caractère d’unité (de «non-composé») de l’expérience, Gerson, théologien du XVe, corrige ce que l’attribution au domaine de la connaissance pourrait avoir d’unilatéral, en spécifiant qu’il s’agit d’une connaissance par expérience intérieure. Or, si on tient compte du contexte religieux-culturel dans lequel s’insère le discours gersonien, dialogue et correction, on s’aperçoit qu’il ressemble davantage au contexte contemporain, que le discours de Maréchal, inséré dans et réagissant à un rationalisme postkantien. La fin du XIVe, et tout le XVe siècle, en effet, les dévots, confrontés avec les disputes théologiques entre écoles qui, toutes, prônaient l’impossibilité pour l’homme de connaître Dieu — le fini ne pouvant jamais saisir l’Infini — n’avaient que trop tendance à s’évader dans un fidéisme de fait, renonçant à la connaissance directe de Dieu, pour s’unir d’autant plus intimement à Lui par l’affection pure, même aveugle s’il le fallait. Or, Gerson s’est toujours méfié des mystiques qui s’évadaient dans le pur sentiment, même s’il n’est parvenu à reformuler ses propres conceptions que dans les dernières années de sa vie. Le chancelier était trop humaniste, en effet, pour admettre que Dieu n’attire les hommes à Lui qu’après amputation de la plus haute faculté dont Il les a doués : il est significatif que le patron de Paris, St. Denis, décapité, eut soin de ramasser d’abord sa tête pour aller à la rencontre du Seigneur.

Les aléas d’une classification

Les disciples de Durkheim et de Mauss non moins que de nombreux anthropologues culturels contemporains seraient ravis, sans doute, de voir attribuer tant d’importance à la question : comment cataloguer le

/2. De theologia mystica lectiones sex I: Secunda consideratio, in Œuvres complètes. III : L’œuvre magistrale, introd., texte et notes par Mgr. Palémon Glorieux, Paris, Desclée, 1962, p. 252.

phénomène mystique? – et aux classifications erronées que les sciences religieuses chrétiennes lui ont si longtemps réservées. Mais, pour étrange que la chose paraisse, si l’étude de la mystique/3 ne semble pas s’être développée en discipline méthodique selon des règles quelque peu unifiées, il faut en chercher la raison dans la difficulté de lui procurer un casier propre dans l’éventail des études théologiques. Celles-ci se sont établies selon un esprit de classification clairement aristotélicien; la mystique est contemplation religieuse et donc forme élevée de prière, et la prière appartient à la vertu de religion, nécessaire à l’homme pour arriver à la perfection; donc, l’étude de la mystique trouvera sa place en théologie morale, si pas dans la morale d’obligation, du moins dans celle de conseil. Cette place, quelque peu dans les dépendances fantaisistes, puisque non-obligatoire, ni même à ranger dans l’aire des vertus à conseiller, s’il faut en croire les mystiques, se trouve donc quelque part dans le domaine facultatif des dévotions libres, regardées avec bienveillance par les sciences théologiques, mais manquant trop d’articulation vertébrale

/3. On voudra bien lire «l’étude de la mystique», car les mystiques sont les premiers pour affirmer qu’il n’existe pas de «méthode pour enseigner la mystique».

/4. Un des grands pionniers catholiques de l’étude de la spiritualité et, en celle-ci, de la mystique, comme science propre, le P. Jos. de Guibert, dut se livrer à de véritables acrobaties classificatrices pour conquérir une place à la théologie spirituelle sous le soleil théologique. En 1952 encore, son remarquable traité essaie de se tailler cette place propre, mais toujours sous le regard bienveillant, à condition de lui rester lige, de la théologie morale. Qu’on relise dans la longue introduction qui définit la spiritualité, cette justification : «Definiri igitur poterit theologia spiritualis scientia quæ ex principiis revelatis deducit in quo constituenda sit perfectio vitae spiritualis et quomodo homo via-tor possit in eam tendere eamque consequi. Quac dicetur ascetica in quantum proponit exercitia quibus homo potest, gratia adiutus, active conatibus suis tendere in hanc per-fectionem. – Mystica vero dicitur sensu latiori, in quantum docet quibus gratiis et donis, quibusque vils Deus hominem ad se trahat, sibi uniat et sic ad perfectionem ducat; striction autem sensu, in quantum agit de gratiis illis eminentibus quæ contemplationem proprie infusam constituunt vel cum ea connectuntur. – Contra quam definitionem obi-ciel quis eam esse nimis individualisticam et egocentricarn, quatenus exordium sumit a nostra propria perfectione, non autem a gloria Dei per Christum et Ecclesiam procu-randa. Sed, ut fusius infra explicabitur, revera id quod unusquisque christianus potest rame ad maiorem Dei gloriam procurandam et maiorcm cooperationem praestandam open communi corporis Ecclesiae, est primario procurare propriam perfectionem spiri-ttulem; sine hac enim cetera parum vel nihil proderunt, hac autem habita, et recte vereque habita, cetera omnia eo ipso habebuntur : nam anima vere perfecta eo ipso in iota vita sua cantate erga Deum et proximum movebitur»; DE GUIBERT, Theologia ascetica et mystica, Roma, Universitatis Gregorianae, 4/1952, pp. 11-12. On voit la possibilité de belles applications de ce raisonnement en d’autres domaines où les relations personnelles jouent un rôle important. À la question : «ne vaut-il pas mieux épouser une jeune fille par amour que pour sa fortune?» la réponse serait : «commence toujours par épouser la fortune et tu verras que, soit que tu le fasses par amour soit pour ton avantage, tu auras dans les deux cas la fille et la fortune».

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pour être prise au sérieux; cette place, elle l’occupe toujours dans la plupart des facultés de théologies.

Karl Rahner a rompu une lance pour affranchir la mystique de sa grandeur et servitude morales, proclamant qu’il fallait détacher l’étude de la mystique du département de théologie morale, mais pour revendiquer son annexion à celui de la dogmatique/6. Cette porte une fois ouverte, pareille entreprise ne semble plus exclue dans nombre de facultés théologiques. Mais n’est-ce pas tomber de Charybde en Scylla, et les mystiques seront-ils plus heureux d’être soumis à une lecture selon les grilles conceptuelles dogmatiques plutôt qu’à une clé de lecture empruntée à la théologie morale? On peut dire que Grégoire de Nysse en a surtout souffert après sa mort, ses écrits étant relégués pendant des siècles dans un presqu’oubli volontaire par les théologiens; Ruusbroec ne laisse entendre que dans son tout dernier ouvrage combien il a souffert de pareilles lectures déformantes/7; les nombreuses fois que Jean de la Croix entre en controverse avec les directeurs spirituels, c’est toujours sur ce fond de malentendu persistant où on applique des normes de conduite, tirées de systèmes théologiques préétablis pour d’autres matières, à la prière contemplative; mais, de tous, le P. Surin paraît en avoir souffert le plus durement — comment expliquer autrement sa saillie ironique contre «quelques docteurs scolastiques qui ont cru, à raison de leur science, avoir droit de juger de semblables auteurs [c. à. d. Tauler, Ruusbroec, Herp et Suso, qu’il vient de nommer] et, comme il est arrivé qu’ils ne les comprenaient pas, ils les ont condamnés, ne pouvant pas comprendre qu’il y eût rien portant le nom de théologie qui ne pût être soumis à leur jugement. Se peut-il faire qu’un docteur scolastique, fort entendu et capable en la science qu’il professe, ne puisse pas entendre ce que dit un docteur mystique? Oui, certainement, s’il n’a autre chose que d’être docteur scolastique»/8.

/5. Lors de la préparation de la New Catholic Encyclopaedia l’auteur de ces lignes fut convié à collaborer pour les articles concernant la mystique; ayant accepté en principe, il reçut un projet de contrat soumettant son travail au Department of Moral Theology — ce qui termina la collaboration. Les mystiques considèrent l’union à Dieu comme achèvement de toute vie spirituelle, fin en soi; on comprend que les classifications théologiques, la réduisant à une vertu, et faisant ainsi de la fin un moyen, ne préparent guère à la lecture des témoignages mystiques eo spiritu quo scripta sunt.

6. LTK, s.v. Mystik. VI. Theologisch, t. 7, cc. 743–745.

7. Vanden XII Beghinen, in Werken, IV, Tielt, Lannoo, 1948, pp. 218-219.

8. Jean-Joseph Surin, De la lecture, in Guide Spirituel, éd. M. DE CERTEAU (Christus 12). Paris, Desclée De Brouwer, 1963, p. 178.

Écart infranchissable entre expérience et langage

Comme les écrits des mystiques sont très souvent des chefs-d’œuvre littéraires, les meilleures études leur ont été généralement consacrées dans les facultés de lettres, sans arrière-pensées apostoliques ou édifiantes, essayant simplement d’expliquer l’auteur par et pour lui-même, appliquant aussi honnêtement que possible les règles élémentaires de ce qu’on aime appeler, depuis M. Foucault, «l’archéologie de la pensée». L’article présent n’a donc nullement la prétention d’expliquer ce qu’est «la mystique chrétienne», mais seulement de résumer dans ses traits essentiels ce que les mystiques chrétiens en ont témoigné; le terme «essentiel» lui-même signifie donc, dans ce contexte, les éléments indispensables et toujours présents, et donc universels en ce sens, dans les descriptions de l’expérience mystique que l’on connaît.

Les mystiques eux-mêmes ont toujours affirmé, et non par fausse modestie d’écrivain, que leurs écrits trahissaient davantage ce qu’ils voulaient décrire qu’ils ne l’indiquaient. On devra constater qu’on ne saurait trop prendre «au mot» leurs protestations. À la déception peut-être de quelque lecteur, on ne cherchera pas à percer le mystère de ces expériences d’union amoureuse, ni à raisonner sur leur possibilité ou leur consistance ontologique. Mais on lira des documents de langage qui constituent un genre littéraire spécial. Bien sûr, Dieu peut appeler des âmes cachées à de plus hautes transformations par amour que tout ce que les plus grands docteurs mystiques en ont dit, mais par manque de témoignage ils échappent à la possibilité de les étudier.

Avec cette délimitation de la matière, il faut signaler la présence, en ces pages, d’un élément non scientifique, et cela même pour des jugements qui devraient, en dernière analyse, rester littéraires : sans devenir importune, la doctrine chrétienne reste toujours présente comme norme de jugement. Si certains éléments d’une expérience mystique sont incompatibles avec le credo chrétien, on ne prétendra pas que le témoignage soit faux ou qu’il n’exprime pas une expérience authentique; on dira que cette expérience n’est pas de mystique chrétienne.

Perspective à explorer après étude plus approfondie des témoignages

Ici il faut toucher deux points qui viennent compliquer le problème de la classification, ou de la collocation, de la mystique dans l’univers des sciences religieuses. Ils sont fort importants pour ne pas prendre dès le

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début un mauvais départ en traitant le sujet par un biais déformant; mais ils n’appartiennent pas au corps du sujet même et peuvent être brièvement indiqués, — réservant le développement qu’ils méritent à un autre discours. Le premier point est celui d’une théologie mystique sui generis, «indépendante» des facultés ou disciplines préexistantes; le second concerne l’attitude envers, ou les relations avec, les témoignages mystiques des autres religions, toujours voisins et souvent proches.

En ce qui concerne une théologie élaborée pour la mystique, moderne ou ancienne, on pourrait suggérer sans danger de trop se tromper, que tous les ouvrages de la maturité de Hans Urs von Balthasar en sont un essai continu et persévérant; mais ici n’est pas l’endroit pour les résumer. Un essai du P. Henri de Lubac, qui esquisse d’une manière aussi magistrale que brève le problème d’une théologie sui generis ainsi que celui de la relation aux autres mystiques, préface le grand livre La mystique et les mystiques/9 : on se gardera bien de le répéter. Le P. de Lubac y affronte aussi le problème de «la mythologie comparée, l’envahissement de notre Occident déchristianisé par les spiritualités orientales ou pseudo-orientales», «la rencontre des religions (qui) nous apparaît comme une réalité concrète et comme un affrontement d’ordre spirituel». Et, phrase que l’homme contemporain aime tant entendre : une «large confrontation doit s’établir aujourd’hui»/10. Aussitôt l’Occident lui-même ouvre un champ magnifique à une disputatio où entrent en lice, d’un côté l’année des créateurs d’égalité (souvent, hélas, disciples zélés de Procuste), dans le style Simone Weil : «Les mystiques de presque toutes les traditions religieuses se rejoignent presque jusqu’à l’identité»/11, de l’autre la phalange de la doctrine sûre à compartimentage étanche, dans le style de Dom Anselm Stolz : «en dehors de l’Église, pas de mystique»/12.

/9. Rédigé par une équipe de spécialistes, sous la direction de A. RAVIER, Paris, Desclée De Brouwer, 1965. Le P. de Lubac décrit la position du catholique face à l’expérience dans le rapport qu’il met entre ces deux choses : la mystique et le mystère. p. 23.

/10. Ibid., p. 10.

/11. Simone Weil, Lettre à un religieux, Paris, Gallimard, 1951, p. 97.

/12. Anselm STOLZ, 0, S.B.. Theologie der Mystik, Regensburg, Pustet, 1936, p. 75. Le raisonnement théologique vaut la peine d’être plus amplement cité. «Ohne Christus ist der Mensch der Henschaft des Teufels unterworfen. Damit ist aber auch der Begriff einer rein nattirlich guten Mystik in Frage gestellt. Religionshistoriker und Psychologen miigen eine derartige Mystik annehmen, wenn sie als solche nicht auf dem Boden der Offenba-rung stehen und darum auch nicht die Situation des ausserchristlichen Menschen in ihrer ganzen Konkretheit erfassen kônnen. Richtig ist natürlich, dass Con auch in der Seele des Siinders wegen sein« Angegenwart unmittelbar gegenwârtig ist, Aber auf Grund dieser Allgegenwart Gottes, abgesehen von atterri anderen, zu einer "mystischen Gottesvereini-gung" vordringen wdllen sehlieasi die Behauptung in sich, dass unser Verhtiltnis zu Gott ohne Christus "normal" gestaltet werden kemne. Das ist aber nicht der Fall. Ohne Christus steht der Mensch unter der Herrschaft der Dämonen, aus der er sich selbst nicht befreien kann. Der Satz: Extra Ecclesiam nulla salus, ausserhalb der Kirche kein Heil, bedingt also den anderen: Ausserhalb der Kirche keine Mystik. Eine rein natürliche Mystik annehmen, heisst den Glaubenssatz von der Herrschaft des Teufels über die nicht-erlüste Menscheit leugnen (pp. 74-75) - Wahre Mystik ist immer trinitarisch, d.h. besagt bestimmte Beziehungen zu den einzelnen güttlichen Personen. Gotteinigung kann sich nur so vollziehen, wie sie der güttlichen Wirklichkeit entspricht. Der Mystiker steht nie einem güttlichen "Wesen" gegenüber, ohne zugleich in Beziehung zu den einzelnen Per-sonen zu treten. Er kann auch nicht den drei güttlichen Personen in gleicher Weise gegenüber stehen. Das verbietet der wahre Gottesbegriff (p. 241) - Zu dem Erfahren Gottes in der Mystik gehôn wesentlich, dass es aus vertieftem übematurlichen Leben her-vorgeht. Dieses Erfahren liegt seinem Wesen nach jenseits der Grenze dessen, was sich rein psychologisch feststellen lâsst, es ist nicht notwendig, an t'in ganz nues, vorher unbekanntes seelisches Verhalten verbunden (pp. 245-246)». On aurait certainement souhaité une description plus détaillée de cette expérience, qui, selon son essence d’expérience, reste psychologiquement imperceptible : mais ce qui frappe le plus dans ces exposés, c’est la confusion continuelle de la vérité ontologique et de l’expérience qu’en ont les mystiques : p. e. si toute expérience mystique ne s’explique finalement que par une présence active de la Trinité dans l’âme, tous les mystiques chrétiens n’en ont pas toujours l’expérience, — en d’autres mots : l’expérience peut croître, rester inachevée ou ne pas arriver à la pleine maturité, car toute vocation mystique est histoire d’amour vécue. n’arrivant pas nécessairement à l’épanouissement de l’union transformante; dire que ces expériences ne sont pas «vraies» pour autant, revient à mêler indûment deux univers conceptuels bien divers. Cf. n. 14.

Grand explorateur de la planète et du cosmos, l’homme contemporain aime se persuader que la découverte du monde lui a permis de faire de grandes découvertes sur l’homme et de se créer à son sujet des problèmes flambant neufs, insoupçonnés avant lui. Mais il n’a pas fallu les découvertes géographiques pour permettre aux mystiques de jauger clairement et avec discernement les capacités religieuses de l’homme. Il y a presque sept siècles, dans son tout premier traité déjà, Ruusbroec admettait volontiers la réalité d’une mystique naturelle, religieuse elle aussi : la création étant œuvre d’amour, la relation entre Dieu et la créature spirituelle peut être vécue comme expérience mystique. C’est ce qu’il appelle «la voie naturelle» de la contemplation, l’homme «s’élevant jusqu’à atteindre dans sa simplicité le fond essentiel de l’âme, lequel porte l’image de Dieu et constitue un royaume naturel de Dieu»/13. «Car lorsque les puissances supérieures sont dégagées des choses temporelles et des satisfactions charnelles, et élevées dans l’unité, il s’ensuit un repos apaisant qui pénètre le corps et l’âme : alors les puissances sont envahies et transformées dans l’unité de l’esprit, et l’unité se fait en elles.

/13. Le Royaume des Amants, in Ruysbroeck. Œuvres choisies. tr. J.-A. BIZET (Les Meures de la Spiritualité chrétienne. Textes et Études). Paris, Aubier, 1946, p. 94. – «Dese wech es te gane dore den mensche doer die nederste crachte, gheciert met natuerlijcken sedelijcken doochden, ende dore die overste crachten. opverhaven in ledicheden inden een-Yeideghen gront des wesens der zielen, die dreghet die beelde Gods, ende es sen natuerlijc rijcke Goda»; Jiiiv VAN RUUSBROEC, Dut Rijeke der Ghelieven. in Werken, I. p. 12.

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«Le sommet de la voie naturelle est l’essence de l’âme qui est suspendue en Dieu, se tenant immobile, plus haute que le ciel supérieur plus profonde que le fond de la mer, plus vaste que l’univers avec tous les éléments, car la nature spirituelle transcende toutes les natures corporelles. Elle constitue un royaume naturel de Dieu et le terme de toute l’activité de l’âme. C’est que nulle créature ne peut agir sur l’essence de l’âme, Dieu seul excepté, car il est l’essence des essences, la vie de tout ce qui vit, le principe et le soutien de toutes les créatures.

«Telle est la voie de la lumière naturelle, où l’on peut s’avancer moyennant les vertus naturelles et dans l’affranchissement de l’esprit; et pour cette raison elle est dite naturelle, car on y peut marcher sans une impulsion de l’Esprit saint et sans les dons divins surnaturels; mais il est rare qu’on arrive à son terme d’une manière aussi excellente sans la grâce de Dieu/14. Précurseur sur ce point de Pic de la Mirandole

/14. Tr. BIZET, ibid., p. 98, légèrement corrigé. – «Dat overste des natucrlijcs weechs es dat wesen der ziekn dat hanct in Gode, ende es ombeweechleec ende es hogher dan den oversten hemel ende diepere dan den gront des meers ende widere dan alle die werelt met tille den elementen, want gheestelijcke natuere gant boven alle lijfleeke natuere; ende het es ces natuerlijc rijcke Gods, enfle het es een Inde alle des wercs der zielen. Want gheene creatuere en mach werken in hacr wesen. maer God alleene; want Hy es wesen der wesenne ende leven der levenne, code beghin ende onthout aider creatueren. Dit es den wech des natuerleecs lichtes, diemen gaen mach met natuerlijcken doochden ende met kedicheden des gheests; code daeromine heet hy natuerleec, want menne gaen mach sonder cen driven des heilichs Gheests ende sonder oveniatuerlijcke godleke gaven; maer seklen wert hy aldus eedelijc volbracht sonder die gracie Gods»; Dat Rijcke der Ghelieven, in Werken,l, p. 15. – On aura noté, dans k texte ruysbroeckien, que le docteur admirable étaye son affirmation par des adages de saint Thomas : «In essentiam non intrat nisi ille qui dat esse, scil. Deus creator, qui habet intrinsecam essentiae operationem. (2 Sent. dist. 8 q. I, a. 5. ad 3) - Quamdiu igitur res habet esse, tamdiu oportet quod Deus adsit ei SCCUIKIUM modum quo esse habet; esse autem est illud quod est magis intimum cuilibet et quod profundius omnibus Mem._ unde oportet quod Deus sit in omnibus rebus et intime (S. Th. I». q. 8, a. I)». Si l’on peut se permettre, en prévision des «perspectives à explorer» plus tard, tel le problème d’une théologie sui generis, une courte digression en ce domaine, les tenants de la devise «Hors de l’Église pas de mystique» ne semblent pas seulement confondre les langages de l’exposé dogmatique et de l’expérience, mais aussi deux systèmes de pensée théologique. Si le démon est appelé «Prince de ce monde», le terme «monde», pour un chrétien non manichéen, n’y est certainement pas pris selon sa signification dans un système référentiel philosophique ou cosmologique; mais selon sa signification dans le langage religieux biblique, où le «monde» est le royaume de l’orgueil, de la volonté propre non soumise à Dieu. Pour le chrétien, le Prince du mal n’est pas un Dieu du mal. - tentation de nombreuses cultures indo-européennes, de prendre le mode de penser en système binaire d’oppositions (Dieu du bien : dieu du mal) pour un mode de penser logique. Le démon peut séduire, tromper, aveugler l’homme; jamais il ne peut corrompre le fond de son être, sa nature même, domaine souverain de Dieu, image du Fils. Sur ce point, les Pères, depuis saint Irénée et Origène, et les grands mystiques chrétiens sont bien d’accord avec let grands théologiens comme saint Thomas. Sans quoi, le malheur du péché et de l’enfer disparaîtraient : cc malheur vient précisément de la contradiction violente entre la volonté propre et la nature restée foncièrement bonne tendant à l’union d’amour.

(si souvent injustement affublé de l’étiquette de syncrétisme) et de de Lubac, le docteur admirable admet donc, dans son traité des années 1320 : 1 ° la possibilité d’une mystique religieuse naturelle; 2 ° suppose la probabilité d’une action surnaturelle dans les cas pleinement «réussis», et donc leur appartenance à l’Église invisible.

En principe, on n’exclut nullement de lire les témoignages mystiques en clé de système théologique. Mais ce qu’on peut dire, c’est que jusqu’ici ce n’est pas chose faite, pour ne pas dire : provisoirement impossible. On n’a pas étudié sérieusement les textes mystiques; souvent on ne dispose même pas d’éditions critiques valables. Bien sûr, ils ont toujours eu à leur suite une cohorte de commentateurs, prêts à vous expliquer ce que les mystiques ont voulu dire, mais ni prêts ni préparés à examiner d’abord ce qu’ils ont dit. Les règles, établies par Gerson au début du XVe siècle pour pouvoir discourir sur le sujet, sont à ce point de vue d’une actualité étonnante : il faut d’abord savoir écouter ces témoignages, et puis y croire — évidemment en tant qu’expérience, et non en tant que vérité imposée par la foi/15. Car l’Église ne s’est jamais prononcée sur l’authenticité des révélations privées. Thérèse d’Avila a été canonisée pour sa charité héroïque, non pour ses visions et unions spirituelles. Déclare-t-elle que celles-ci l’ont beaucoup aidée, l’Église, après examen si dans ses écrits il ne se trouve rien contre la foi et les mœurs, statuera qu’ils témoignent donc «d’un bon esprit».

Expérience directe et passive

On peut résumer les descriptions par lesquelles les mystiques essaient de cerner et de qualifier le caractère spécial de leur expérience par les

/15. Ces règles gcrsoniennes sont les énoncés introduisant les considerationes du premier chapitre des six leçons De Theologia Mystica : «1° Aliqua est theologia mys-tica ultra eam quae symbolica vel propria nominatur; 2° Theologia mystica innititur ail sui doctrinam experientiis habitis ad intra, in cordibus animorum devotorum. sicut alia duplex theologia ex hiis procedit quae extrinsecus ostenduntur. 3° Theologia mystica sicut innititur experientia perfection certitudine cognitis, ita perfectior atque certior debet judicari. 4 ° Theologiam mysticam quamvis nullus attingat perfecte ignoratis ejus ptiacipiis quæ per experientiam interiorem attinguntur, non est tamen ab cjus doctrina dorade vel recipienda desistendum. 5 ° Quia nemo soit quæ sunt spiritus nisi spiritus qui in ipso est, propterea discoli sunt et nequaquam mysticae theologiae idonei auditores qui nolunt credere ut tandem intelligant. 6° Operationes interiores, praesertim in affectu, non ita claire proferuntur nec ita possunt scriptis tradi sicut sentiuntur. 7 ° Pos-sibile est hominem minus expertum devotorum affectuum plus in eorum disputatione erudinnn inveniri. 8° Expedit scholasticos viros etiam expertes devotionis, in scriptis devotis theologiae mysticae diligenter exerceri dummodo credant eis»; Jean GERSON. Œuvres complètes, III, pp. 252-256.

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termes suivants : «direct» ou «immédiat», et «passif». Les deux qualificatifs sont en quelque sorte complémentaires : bien qu’ayant chacun sa signification propre, le sens dans le langage traduisant l’expérience inys, tique devient plus clair si on tient compte des implications fournies par l’autre terme. On peut néanmoins essayer de dégager les notes typiques, si pas essentielles, de chacun d’eux.

1. Directe

Dès que nos perceptions sont connues, c.-à.-d. comparées, inventoriées, cataloguées, elles ne sont plus directes. Toute prise de conscience, des affections non moins que des connaissances, est une conclusion, et donc médiate, un agencement qui se construit lui-même pour autant qu’il se constitue en «monologue intérieur» (stream of consiousness) sur fond de mémoire, et s’exprime par conséquent, même s’il n’est composé que d’images, en langage. L’expérience intérieure normale est toujours additive dans l’espace et le temps et, comme toute phrase : successive et juxtaposée. Or, les mystiques chrétiens — et en ce qui concerne cette qualité particulière de l’expérience en son point d’aboutissement ils concordent avec tous les mystiques de tous les temps — sont d’accord 1 ° négativement, que l’aspect «composé» et «multiple» du langage intérieur constitue le grand obstacle à la contemplation; 2 ° positivement, ils affirment que l’âme est directement touchée, ce qui présuppose un cheminement inverse de celui de la prise de conscience naturelle normale. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les mystiques chrétiens, depuis les Pères grecs, choisissent le toucher, c. à. d. le sens le plus grossier, sensuel, mais immédiat, pour désigner le premier «contact» mystique/16. Les facultés humaines, aussi bien les «inférieures» : sens, vie émotive et imagination, que les «supérieures» : mémoire, intelligence, volonté, si les auteurs mystiques s’expriment selon le système psychologique augustinien, intelligence et volonté s’ils emploient la psychologie aristotélicienne-thomiste, (le même auteur mystique, que ce soit Jean de la Croix ou Jean Ruusbroec, ne se gênant pas pour employer tantôt l’un tantôt l’autre selon qu’ils semblent leur offrir un instrument plus maniable pour s’exprimer) — ces facultés humaines, qui exercent normalement leur activité en tournant leur attention vers l’extérieur, pour exploiter le monde et y glaner ce qui peut former et enrichir l’homme, voient cette même attention irrésistiblement attirée vers l’intérieur, vers «le fond de l’âme», où un Autre l’a saisie. L’homme ne sait pas ce qui

/16. Taclus, gherinen, toque, attouchement.

lui arrive ni d’où cette nouvelle perception vient. Il ne l’atteindra donc jamais en activant le dynamisme de ses propres facultés dans un effort ascensionnel, additionnel, cumulatif, en se purifiant et se simplifiant bien sûr, pour monter jusqu’aux cimes. Car cette rencontre n’est pas dans le prolongement des efforts ascétiques spirituels. Il n’y a pas de continuité dans l’expérience intérieure, mais rupture, discontinuité sans commune mesure ou dénominateur commun.

Voilà que les facultés humaines qui, même en collaborant, se voient de par leur nature engagées en activités diverses, successives et éparses selon les lois de l’espace et du temps, deviennent dans ce reflux fasciné vers le mystère de l’attouchement, une activité simple où sens et émotions, intelligence et volonté ne forment plus qu’un seul dynamisme unifié, jaillissant de leur source commune qu’est l’essence ou la substance de l’âme. Ce sera l’oraison de simplicité.

Après les premières «rencontres» toujours passagères, qu’elles soient claires ou obscures, se fera l’accoutumance de l’homme, dans une «purification passive». Il apprendra à vivre intérieurement totalement dénudé de tout le «mobilier», intellectuel. imaginatif, affectif, ou tout simplement «linguistique»/17, qui l’encombre et qui est pourtant nécessaire et

/17. Il semble bien que Geert Grote (t 1384). le fondateur de la Devotio Modema, ait été le premier à décrire clairement le caractère inévitablement composé «linguistique» du processus de la pensée comme empêchement à la contemplation : ceci précisément pour ces dévots qui croyaient se préparer à «abstraction», au «dénuement» dont parlaient les contemplatifs, en méditant au moyen de termes très épurés, très abstraits. Si, aveuglé par le lieu commun historique, contredit par les documents, de l’aversion de Grote pour la mystique, on ne tient pas compte de ce propos dans son traité De Quattuor Generibus Meditabilium, on lit ces passages comme des exposés de «philosophie nominaliste». Que Grote ait été nominaliste lors de ses études à Paris est probable, mais qu’il n’a jamais entendu écrire un traité de philosophie est certain. Grote y démontre que c’est ce fait de langage, la terminologie abstraite, qu’on abandonne bien plus difficilement que les images et l’application des sens comme adjuvants à la méditation. Il veut surtout préparer l’homme à la contemplation - si «préparer» on peut dire - en lui enseignant la prière qui fera le moins obstacle à la simplification passive au moment où Dieu daignera l’octroyer. Cette prière permettra dans la suite, au mystique devenu «adulte», de rester contemplatif en pleine activité : c’est l’idéal de la «vie commune», célébrée par Ruusbroec dans tous ses traités, repris par le fondateur des Frères et Sœurs de la Vie Commune. Grote la développe sur le thème de Jean 10,9 : «et ingredietur, et egredietur, et pascua inveniet». Il s’agit bien de vie contemplative, et il y revient dans son Epistola IX : «ut invenirent ingrediendo, ad divinitatem per contemplationem vel egrediendo per activam vitam, pascua» (éd. W. MULDER, Antwerpen, Neerlandia, 1933, p. 31). C’est à juste titre que le Prof. Tolomio, dans l’édition critique du De Quattuor Generibus, indique Ruusbroec comme source de Grote, et le double mouvement inkeer-uutkeer (ou utegaen) comme élément distinctif de la vie contemplative véritable. Cf. Gerardo Groote. Il trattato «De Quattuor Generibus Meditabilitan». Introd., ed.. trad. e note Ilario TOLOMIO (Pubblicazioni dell'Istituto di Storia della Filosofia e del Centro per Ricerche di Filosofia Medievale: Nuova serie. 18), Padova, 1975. pp. 111-112.

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utile à son activité; et en même temps il vivra tout aussi attentivement au niveau de cette activité naturelle et normale, matérielle ou spirituelle, mais toujours successive et juxtaposée. «Dans les affaires extérieure une partie de l’âme est occupée dehors», écrit Marie de l’Incarnation à son fils Dom Claude Martin/18. Elle décrit cet état avec une clarté et une précision remarquables, peut-être pour faire comprendre à son fils l’écart entre ce que les gens avides d’expérience mystique cherchent et la réalité de la véritable expérience mystique chrétienne. Cette simplification et unification de la vie intérieure se rapportent à la prière; mais elles ne constituent pas ce paradis de simplification psychologique-morale qui permette à l’homme de s’évader des labyrinthes épuisants et des complications accablantes de la vie quotidienne, qui sont le sort du commun des mortels et dont tous les adeptes de «mouvements mystiques autogènes» — qu’on veuille pardonner ce néologisme emprunté à la mécanique, mais dont le sens s’applique parfaitement à la tendance spirituelle décrite — aspirent à se libérer. «On jouit de la liberté des enfants de Dieu... Les embarras des affaires,... les distractions des créatures, les croix, les peines, les maladies, ni quoi que ce soit, ne sauraient troubler ni inquiéter ce fond qui est la demeure de Dieu». – «On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler, et faire ce que l’on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l’âme ne cesse d’être unie à Dieu». - «Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens y sont tellement libres, que l’âme qui y est parvenue y peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fond de sa substance. En cet état les emplois n’empêchent pas l’union avec Dieu, mais ils laissent toujours l’âme en son centre, qui est Dieu»/19.

Ni à l’Ursuline de Québec dans les difficultés de sa fondation au Canada, ni à Catherine de Gênes dans son dévouement infatigable à l’hôpital Pammatone dont elle gérait l’économat et la comptabilité, ne fut gratifié par la mystique le moyen d’échapper à travers une purification spiritualisante aux servitudes et complications de la condition humaine. Aussi le secrétaire de sainte Catherine, ce brave Marabotto, en reste-t-il tout émerveillé, qu’une personne tellement prise par les affaires puisse vivre en même temps toute perdu en Dieu, et cela sans jamais

/18. Lettres, éd. Pierre-François RICHAUDEAU, t. 2, Tournai, Casterman, 1876, p. 257.

/19. Ibid., p. 320; Marie de l’Incarnation, ursuline de Tours, fondatrice des Ursulines de Nouvelle-France. Écrits spirituels et historiques. t. I, éd. A. JAMET Paris, Desclée De Brouwer, 1929, p. 234.

rien oublier et n’ayant jamais commis une seule erreur dans ses comptes/20. C’est une note constante de la mystique chrétienne que vocation devient mission, l’appel à l’union avec Dieu mandat de coopération avec le Verbe incarné. Il est dans la «logique» de cette expérience que la petite Thérèse de Lisieux, dont la prière apostolique ne permettait aucun retour sur soi ou sur ses propres «besoins spirituels», devienne la patronne des missions.

2. Passive

Devant l’insistance répétée sur ce caractère de passivité de l’expérience, beaucoup de lecteurs de livres mystiques s’imaginent que le mystique est un inactif, tout au moins dans sa prière. Rien n’est moins vrai : aussi faut-il tout de suite éliminer ce que ce terme a d’équivoque. Le terme «passif» (et «passivité») ne pèche guère par exactitude, mais il appartient à un langage établi depuis tant de siècles, qu’une explication dans son contexte est à préférer aux essais, fréquents aujourd’hui, de renouvellement terminologique, qui réussissent invariablement à embrouiller et épaissir davantage les ambiguïtés qu’ils voulaient éclaircir. La suspension de toute activité observable, l’insensibilité plus ou moins extatique, qui accompagnent certaines expériences spirituelles et sont donc à classer parmi les épiphénomènes de la mystique, s’appellent ligation. Dans la passivité mystique, au contraire, les facultés humaines sont actives au plus haut point, mais ce n’est pas le sujet qui pourrait occasionner, produire ou diriger cette activité; et il en a nettement conscience. Un Autre a pris en main le timon de sa barque, et toutes les puissances de l’homme, unifiées en une énergie simple, collaborent avec Lui dans un amour libre et spontané. Cette passivité provoque donc une activité plus profonde et unie que jamais, mais tout d’abord au centre même de l’être, puisqu’elle présuppose et effectue en même temps cette simplification, décrite plus haut, des opérations intérieures et leur unification en un seul dynamisme.

Ce ne sont donc pas les facultés, intelligence et volonté, en tant que telles, qui sont actives en ce premier temps; pas plus que ce n’est

/20. Le texte de la Vida vaut la peine d’être cité : «La qualcosa era talle che da tuti era iudicata cosa miraculosa, imperoché pareiva impossibile che una persona tanto occupata in k exteriore facende, podese in lo interiore di continuo sentire tanto gusto: et cosi per lo contrario pareiva impossibile che una persona anegata in tanto focho de amore divino. se podese cos- de continuo exercitare in le facende, e de tute le cose haveire tanta memo-ria, imperoché mai una sola volta se domentichb cosa alcuna necessaria. Et cosa mirabile: fece le speize tanti ani di longo et per le mane sue pasava tanti dinari, che mai al dar conto trov6 manchare uno solo denaro». Umile BONZI DA GENOVA, S. Caterina Fieschi Adorno, I. 2, Torino, Marietti, 1962, p. 142.

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l’homme qui, par accumulation de ses efforts, atteindrait le sommet ou la fine pointe de l’âme, de la cime desquels il passerait à flotter dans le transcendant. Le renouvellement. «illuminé et embrasé», de I'activité propre attribuée à chaque faculté - qu’on pourrait paradoxalement décrire comme une réactivation passive qui est à l’antipode de toute activité exercée sous quelque pouvoir hypnotiseur étranger - jaillit de l’intérieur; cette «transfiguration» de la capacité spirituelle de l’homme ne peut jamais être recherchée comme un contenu religieux, ne peut jamais être considérée comme un but ou un état d’oraison, mais seulement comme un élément dans une configuration de rencontre amoureuse. et par conséquent comme réponse à la manifestation d’un amour. - manifestation dont toute préfiguration, imagination, conception préalable est impossible et exclue.

Si la vie mystique a l’occasion de se développer jusqu’à la maturité, appelée ces derniers siècles «union pleine» depuis les classiques espagnols et français, mais auparavant «union essentielle» sous l’influence des mystiques du Nord (ce terme indiquant donc une qualité de l’expérience, non son objet, puisque les facultés sont unies dans l’essence de l’âme avant leur diversification spécifique)/21, c’est la richesse de vie intérieure qui déborde du fond de l’être et inonde les facultés, les dotant de cette opération surnaturelle-naturelle transfigurée.

Tous les mystiques insistent sur la discontinuité, la rupture entre tout ce que l’homme peut sentir ou vivre d’expérience avec ce qu’il est permis d’appeler le concours ordinaire de la grâce, et cette sorte d’invasion, d’envahissement par la Présence amoureuse, passivement subie. Il n’y a aucun prolongement entre tout ce qu’on peut préparer, imaginer, attendre, et les découvertes révélées par cette rencontre. Le mystique voit en quelque sorte éclater et s’effondrer tous les archétypes psychologiques, par lesquels l’expérience religieuse humaine s’exprime en symboles psychosomatiques : cette terminologie universelle où l’âme «avance, progresse, monte», où le sanctuaire de la rencontre avec le divin est toujours «devant» et «en haut», où il faut escalader les cimes. Ces archétypes éclatent donc à un certain moment, tout en gardant leur valeur signifiante propre. Dans l’expérience mystique ils ne sont donc pas détruits, bien au contraire, mais ils sont en même temps contredits par un autre caractère fondamental de l’expérience.

Si Origène a été le premier à appliquer l’histoire d’amour du Cantique des Cantiques, non seulement à la relation entre le Seigneur et son peuple

/21. J.ALAERTS, La terminologie «essentielle» dans l’œuvre de Jan van Ruusbroec, 1293-13 I, Lille, Serv. reprod. thèses, 1973.

élu, pour le chrétien : l’Église, mais à l’histoire personnelle de l’amour entre Dieu et l’âme, Thérèse d’Avila, femme et écrivain de génie, avait l’avantage de ne pas être entravée dans la traduction de son expérience par les cadres un peu rigides d’une formation théologique imposée. Ce caractère nouveau de la relation, qui va au-delà de toute philosophie des essences — transcendance et immanence —, elle en remplaça la structure rédactionnelle classique, d’un certain alpinisme spirituel qui n’en a jamais fini de grimper des montagnes, ou de la goutte d’eau dont la volupté est disparition dans l’océan, par le dévoilement successif d’une intimité personnelle, selon que l’Époux daigne introduire l’âme dans les chambres de plus en plus retirées et secrètes de son palais intérieur.

La contemplation, toujours infuse, jamais acquise, ne s’enseigne pas

Ce caractère d’invasion, l’impossibilité de s’attribuer la moindre approche ou préparation à cette expérience, que l’âme ne peut que recevoir passivement, parce que précisément elle n’a pas de commun dénominateur avec aucun des efforts, conquêtes, découvertes, de la spiritualité ascétique habituelle, tout en se manifestant au plus profond de l’être, est nettement perçu comme venant d’un autre, «du dehors» notera, avec étonnement et précision, Dag Hammarskjöld, en son journal de 1952, lors de sa première expérience mystique. Il ignorait encore à ce moment qu’il reprenait une doctrine déjà établie par les mystiques comme norme fondamentale de toute contemplation, et un des signes indispensables de son authenticité. Dans ce traité classique de la vie mystique que sont les Noces spirituelles, Ruusbroec emploie comme fil rédactionnel la phrase de la parabole évangélique : «Voyez, l’Époux vient : sortez à sa rencontre». L’âme est une vierge bien sage, qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour suivre le Christ. Tout dévot voudrait bien, à la longue, voir celui qu’il a si fidèlement servi. Il se rend compte, hélas, qu’il en sera à tout jamais incapable. Puisqu’il ne peut ni acquérir ni mériter le don de contemplation, même s’il sait d’être appelé à la vie contemplative, il ne lui reste qu’à attendre humblement. Cet homme, «s’efforçant de rapporter toute sa vie et toutes ses œuvres à la gloire de Dieu et à sa louange, poursuivant Dieu par l’intention et l’amour au-dessus de toutes choses, est souvent saisi dans son désir de voir, de savoir, de connaître continent est cet Époux, le Christ qui s’est fait homme pour l’amour de lui et a supporté toute peine avec amour jusqu’à la mort... Il éprouve un désir extrême de voir le Christ son Époux et de Le connaître tel qu’Il est

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en Lui-même; quand encore il Le connaîtrait dans ses œuvres, cela ne lui semble pas suffisant»/22. «Mais quand le Christ, l’Époux, se fait attendre avec ses dons et son nouvel influx de grâce, l’âme devient somnolente et endormie et indolente. C’est au milieu de la nuit, quand on y pense et compte le moins, qu’un appel spirituel retentit dans l’âme : «Voyez, l’Époux vient : sortez à sa rencontre»/23.

Si cette invasion est perçue directement, et non en guise de conclusion, et si elle rend l’homme passif, puisqu’il ne peut d’aucune façon la concevoir, se l’approprier ou maîtriser, il en découle pour les mystiques que les belles discussions ou controverses sur la «contemplation acquise» manquent quelque peu d’objet et qu’ils laisseront tranquillement les théologiens se disputer jusqu’à la fin des temps sur cet être de raison théologique. Mais au-delà de ce problème académique, ils en ont tiré la leçon très concrète, que lorsqu’on parle de contemplation, on ne peut vraiment se faire entendre que par les contemplatifs; et, conséquence peut-être encore plus immédiatement importante, qu’il est impossible d’enseigner la contemplation aux autres/24.

De ce caractère de l’expérience qu’on a essayé de décrire aussi adéquatement que possible en la qualifiant de directe et passive, ces deux traits étant simultanément présents et complémentaires, découlent deux autres propriétés qui semblent si universellement présentes à l’histoire intérieure du mystique chrétien qu’il est peut-être permis de les faire entrer, comme les notes précédentes, dans la nature même de l’expérience plutôt que de les cataloguer parmi ses aspects consécutifs ou secondaires.

De la première on trouve la description la plus claire et développée dans les Poèmes strophiques de Hadewych et la Nuit obscure de saint

/22. Les Noces Spirituelles, trad. J.-A. BIZET (n. 13), pp. 227-228. – «Die mensche die aldus levet in deser volcornenheit alsoe hier bewijst es, ende al sijn leven ende aile sine werke opdraghende es ter eeren Gods ende te love Gods, ende Gode meynt ende mint boven aile dinc, hi werdet dicwile gherenen in siere begheerten te siene, te wetene, te kin-nene wie dese Brudegom is, Cristus, die omme sinen wille mensche worden is ende in minnen ghearbeyt hevet tot der doot... Soe werdet hi utermaten secre beweghet Cristum sinen Brudegom te siene ende te kinnen, wie Hi is in Hem selven: al kint hine in sinen werken, dat en dunct hem niet gherioech»; Werken, I, p. 141.

/23. Les Noces Spirituelles, in ibid., p. 231. «Maer wanneer Cristus de Brudegom mer-ret in trooste «de in nuwen invlotc van gaven, soc wert de ziele slaperich ende slapende ende fragile. In midden der nacht, dat es alsmens minst moeyt ende waent, soe wert een gheestelijc gheroep ghernaect ioder zieben: "siet, die brudegom comt, gaet ute hem te ont-moete"»; Werken, I. ibid., p. 143.

/24. “Siet in yeghewelc ghelijckenisse van allen desen, soe toene ic eenen scouwenden mensche sijn wesen ende sine oefeninghe. Maer niemen anders en maecht verstaen, want scouwende leven en mach niemen anderen leeren”; JAN VAN RUUSBROEC, Vanden Blinc-kenden Steen, in Werken, III, pp. 8–9. Voyez, en chacune de ces comparaisons je montre à l’honune contemplatif son état et son expérience. Mais personne d’autre ne pourra le comprendre, car personne ne peut enseigner aux autres la vie contemplative.

Jean de la Croix, présente aussi bien en la nuit des sens qu’en la nuit de l’esprit : lorsque Dieu est présent, l’homme est sûr que jamais il ne pourra plus perdre ou oublier cette évidence; mais lorsque Dieu retire l’expérience de sa présence, l’homme est incapable de vraiment s’en souvenir : il se persuade qu’il a vécu dans l’illusion. Normalement, en effet, l’esprit glane activement et s’incorpore ses perceptions et acquisitions, et les emmagasine en concepts et images dans les archives de sa mémoire : ses expériences religieuses sont «objet», comme toutes ses autres expériences. Mais l’expérience mystique de la présence de Dieu n’est jamais objet. L’homme en est saisi au lieu de la saisir : il ne pourra donc jamais la «posséder» en ce sens. Bien sûr, de toutes les descriptions du mariage spirituel ou de l’union transformante (: suressentielle), les mystiques racontent avec émerveillement comment Dieu s’est livré à eux comme leur possession, domaine où ils entrent et dont ils sortent à leur guise/25. Mais ils ne Le possèdent qu’en tant que pure réception : «in den ontfane : dans l’acte de recevoir», «in ghedoghene begripend» comme le répète Ruusbroec : «passivement nous Le comprenons; au-dessus de nos opérations, là où Il agit et nous subissons, là nous saisissons en subissant au-dessus de tous nos actes. Et c’est cela, saisir Dieu de manière incompréhensible, en subissant et en non-saisissant»/26.

La seconde souffrance, intimement liée au caractère direct et passif de l’expérience, est sa non-communicabilité. À ses prochains, aveuglés par la recherche de soi, errants et malheureux, rassasiés, mais frustrés, le mystique voudrait tant montrer que le bonheur, qu’ils cherchent si fébrilement aux quatre coins du monde, est en eux, ne demandant qu’à pouvoir se manifester. Hélas, le contemplatif ne peut le faire partager : «Dis-le au monde! Mais non : ne le dis pas, car le monde ne connaît pas l’air pur, et il ne t’écoutera pas, parce qu’il ne peut ni te recevoir ni t’apercevoir (Jn 14,17), ô mon Dieu, ô ma vie»/27!

/25. C’est ce que, dans presque tous ses traités, Ruusbroec nomme «vie commune». cf. note 17; le plus lyriquement sans doute, avec une âme de conquistador, s’exprime Jean de la Croix, dans la Llama de amor viva, c. 3, commentant les vers Con extratios primores/calor y luz dan junto a su Querido.

/26. «In ghedoghene begripen wi Hem; boven onse werken, daer Hi werct ende wi ghedoghen, daer begripen wi ghedoghende boven al onse werke. Ende dit es Gode begri-pen onbegripelijcker wijs, dat es: ghedoeghende ende niet-begripende»; Vanden XII Beghinen, in Werken, IV, p. 31; voyez aussi Spieghel der Eeuwigber Salicheit, in Wer — ken, III, pp. 165-168; p. 214 : «Ende al heeft si (scil. de Claerheit Gods) ons begrepen, wi en connen hare niet begripen: want onse gripen es creatuere ende si es God».

/27. Jean de la Croix, Llama de amor viva, commentaire du vers/Oh mana blanda! Oh toque delicado: «Dilo al mundo. Mas no lo digas al mundo, porque no sabe de aire delgado el mundo, y no te sentirà, porque no te puede recibir ni te puede ver, ; oh Dios mie y vida mia!».

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Puisqu’il s’agit de l’essence même de cette expérience qui a le nom de «mystique» depuis Gerson (auparavant «mystique» signifiait ce qui a rapport aux mystères de l’Église, de la foi et des sacrements, et «contemplatif de Dieu - Dei contemplativus» signifiait ce qu’on nomme aujourd’hui «mystique»), ce caractère sera fondamentalement commun à toutes les mystiques de toutes les religions. Mais avec une différence qui paraît plus qu’une simple nuance. Tandis que dans la plupart des études sur l’expérience mystique on parlera, fort exactement, de «présence divine», on trouvera dans les témoignages des mystiques chrétiens une insistance bien claire à parler de «présence de Dieu» plutôt que de «divine». Non pas que les chrétiens ignorent l’expérience essentielle de «la goutte d’eau qui se perd dans l’océan», ils la chantent autant que les mystiques des autres religions. Mais leur expérience «adulte» ne s’arrête jamais à cette rencontre des essences ou fusion des êtres. Bien sûr, ils connaissent les joies et les extases de cette découverte en tant qu’expérience, de l’immanence, mais en même temps cet Autre reste toujours un être bien transcendant, très personnel et exigeant, incitant l’homme à une joute d’amour entre égaux, un duel de réciprocité dans lequel l’homme fera toujours faillite. Ce Dieu est caché sous tous les noms divins mais en même temps II n’a qu’un seul nom, très personnel, celui des Personnes trinitaires. Il nous appelle par notre nom, et si, grandeur et capacité infinie de l’âme, Il est déjà en nous comme plénitude de l’Être, surnaturellement. Il nous admet à son intimité personnelle comme Autre. De là l’exclamation de Pascal, quand il rédige le souvenir de la grande expérience mystique du 23 novembre 1654. Dieu n’y était pas le «Dieu des philosophes», entendez : des théologiens, l’Être suprême, etc. Il était tout cela, mais là n’était pas la révélation la plus merveilleuse de sa visite :

«Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob

non des philosophes et des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.

Dieu de Jésus-Christ.

Deum meum et Deum vestrum.

Ton Dieu sera mon Dieu”.

Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent

seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ”».

Épanouissement, dilatation de la conscience, bienheureuse immersion dans l’être infini, chantés par tous les mystiques, — pour grands qu’ils soient, ne sont jamais la totalité pour un mystique chrétien : l’intrusion de l’Autre en tant qu’Autre, au plus profond de l’union amoureuse, reste cette indiscreta quaedam commixtio/28 comme saint Bernard l’appelle audacieusement; mais elle suffit à lui faire refuser les perceptions d’union amoureuse, qui feraient la satisfaction, et donc l’objet, la plénitude de la nature humaine : «Je refuse les visions... Les espèces angéliques elles-mêmes me dégoûtent»/29. Seul un mystique qui connaît d’expérience l’union personnelle peut parler de la sorte.

Les spécialistes de la mystique chrétienne soulignent le caractère trinitaire de cette rencontre avec le Dieu personnel dans l’expérience mystique arrivée à sa plénitude. On peut considérer cette affirmation comme exacte, mais cela ne veut pas dire qu’elle est obvie dans la lecture des témoignages. Si chez Origène le Verbe incarné. «Époux de l’âme». chez Grégoire de Nysse le «Christ mystagogue». chez Jean Ruusbroec le «Christ Époux, notre soleil», reconduit l’homme dans son Esprit d’amour au sein du Père, dont l’homme est sorti en tant que création d’amour à l’image du Fils en qui tout est créé, chez d’autres comme Maître Eckhart, et même de longs passages de Jean de la Croix, il faut une lecture attentive et non fragmentaire pour révéler le caractère christocentrique-trinitaire de l’expérience décrite. Dans le mémorial pascalien, on aura remarqué ce caractère trinitaire de la «rencontre» dès sa première manifestation, — on ignore, hélas, tout de l’histoire mystique de Pascal, tant de ce qui précède la nuit du 23 novembre 1654 que de ce qui la suit. Mais il est certain qu’il faudrait relire les Pensées comme l’essai de fonder une théologie rationnelle sur le fond d’une expérience, essai génial, mais évidemment voué à l’échec.

Lorsque Guillaume de St.-Thierry affirme que le ciel, où la Trinité vit sa vie bienheureuse, est notre âme : «lorsque vous demeurez en nous, nous sommes votre ciel, en toute vérité»/30, il ne fait que reprendre la longue tradition patristique de spiritualité trinitaire, à laquelle Hugo Rahner a consacré une de ses plus belles études31. Il semble toutefois fort difficile, même pour un examen attentif, de démêler dans ces témoignages l’influence réciproque d’expérience mystique et de doctrine spirituelle.

Dans ce qui fait le fond de l’expérience mystique : présence personnelle de Dieu dans une union d’amour, il n’y a aucune donnée ésotérique. Évidemment, les épiphénomènes mystiques - extases, visions,



/28. Sermo II super Cantica, in S. Bernardi Opera. I, ed. J. LECLERCQ & H.M. ROCHAIS, Roma, Editiones cistercienses, 1957, p. 9.

/29. «Ipsas quoque angelicas fastidio species» : ibid.

/30. Meditativae Orationes, t. 6: Méditations et Prières. Trad. J.-M. DECHANET (Mystiques des Pays-Bas), Bruxelles, Éditions universitaires, 1945. p. 150.

/31. H. RAHNER, Die Gottesgeburt. Die Lehre der Kirchenviiter von der Geburt Christi im Herzen der Gläubigen, in ZKT 59 (1935) 333-418.

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révélations, paroles intérieures, etc. — occuperont beaucoup plus d’espace dans le compte-rendu écrit auquel les mystiques se voient presque toujours obligés; on peut remplir beaucoup de pages avec la description aussi exacte et détaillée que possible de ces «traductions» en termes psycho-somatiques d’une expérience spirituelle; tandis que l’essentiel : l’union amoureuse au Bien-Aimé, est dit en deux lignes. Ce qui frappe surtout chez les mystiques chrétiens, c’est qu’eux-mêmes insistent sur le fait que ce qu’ils «découvrent» directement et passivement n’est autre chose que ce qu’ont tous les fidèles : devenus membres du Christ dans le baptême, participant à la vie divine, ils sont la demeure de la Trinité. Ils découvrent d’expérience ce que tous croient et ce que tous les fidèles en état de grâce possèdent. La mystique consiste donc à vivre de cette expérience spéciale ce que confessent tous les chrétiens : «ce que possèdent toutes les bonnes gens, mais qui leur reste caché toute leur vie»/32.

Problèmes de lecture

Une aussi brève présentation du témoignage mystique chrétien réduit à ses notes essentielles ne saurait qu’en montrer la charpente dépouillée. Les possibilités de réponse humaine, les perspectives profondes, l’enrichissement spirituel que la mystique chrétienne donna à la culture humaine imprégnée de christianisme, permettant à l’homme d’atteindre aux plus hauts sommets de sa grandeur, les innombrables bienfaits, inlassablement créés et généreusement distribués par ces «appelés» dont la vocation à l’union devenait toujours mission avec le Verbe incarné, qui ont transformé la société en transformant la vision sur l’homme et le sens de ses efforts, la description des principales conséquences donc de cette expérience exigerait un développement bien plus ample.

Mais, s’il est exclu de seulement évoquer en ces pages le panorama de l’humanisme chrétien et de la richesse spirituelle apporté par la mystique, il y a un certain nombre de problèmes, dont on n’a pas pu traiter, mais qui sont d’importance, soit qu’ils touchent de près l’expérience essentielle soit qu’ils en dérivent comme conséquence. On se limitera à en indiquer trois.

/32. JAN VAN RUUSBROEC, Die Gheestelike Bruloch t, in Werken, I, p. 206: “Dit hebben aile goede menschen. Maer hoe dal dit es, dat Nive hem Yerborghen al bac, leven”; cf. Vanden Blinckenden Steen, in Werken, III, p. 22.

1. Foi et vision

Dans son exposé d’une théologie on ne peut plus saine, Karl Rahner souligne à bon droit que, déjà le bon sens peut difficilement admettre que le gros de la troupe chrétienne atteindrait son bonheur final en montant deux gradins : lumière de foi et lumière de gloire, tandis que les mystiques franchiraient la même étape en gravissant trois marches : foi, mystique, gloire/33. D’une lecture erronée de saint Jean de la Croix comme de Ruusbroec, le grand érudit qu’était le P. L. Reypens concluait que le sommet de la contemplation mystique ici-bas comportait une vision de l’Essence divine. Pour se mettre d’accord avec le Concile de Vienne (1311-1312) qui condamne toute doctrine tenant une vision sur terre, le P. Reypens suggère qu’il suffit de retirer à cette vision son caractère d’éternité pour qu’elle cesse d’être cette vision béatque dont parle le Concile : on n’aurait cette vision sur terre que per transennam, passagèrement; Dom J. Huyben répondit en montrant que les textes employés par le P. Reypens étaient mal interprêtés/34. On pourrait ignorer ici cette controverse, issue d’une erreur de lecture, le P. Reypens comprenant le terme «essentiel» comme objet de la «contemplation essentielle» au lieu d’y voir la qualité de cette contemplation/35, si le P. Maréchal ne s’était appuyé sur la compétence de Reypens pour introduire une possibilité de la contemplation de l’Essence divine dans ses Études sur la Psychologie des Mystiques. Les deux grands mystiques eux-mêmes sont bien d’accord à ce sujet : pour Jean de la Croix il reste toujours l’ultime voile de notre condition terrestre à déchirer, pour Ruusbroec la contemplation la plus haute, accordée au mystique, n’est pas encore l’éclat du soleil, mais la clarté du nuage qui éclaire Israël au désert. Fait assez étrange : le P. Reypens lui-même, avec l’aide du P. Maur. Schurmans, avait soigné l’édition critique du Miroir du salut éternel, dans lequel Ruusbroec se prononce explicitement à ce sujet. Or, il est intéressant de constater que Ruusbroec ne daigne même pas traiter les tenants de ces visions passagères sur terre pour hérétiques, car il ne les trouve qu’imbéciles (dooere menschen); il ne fallait vraiment pas attendre la théorie de la relativité pour se rendre compte que temps et espace sont des dimensions de la matière : «ici-bas nous devons marcher en tous ses dons avec une foi ferme et non avec une vision claire et glorieuse, car c’est par notre foi



/33. LTK, s.v. Mystik. VI. Theologisch, VII, cc. 743-745.

/34. L. REYPENS, Le sommet de la contemplation mystique, in Revue d’Ascétique et Mystique 3 (1922) 250-272; 4 (1923) 256-271; 5 (1924) 39-95; J. HUYBEN, Ruysbroeck et Saint Jean de la Croix, in Études Carmélitaines 17 (1932) 232-247.

/35. Cf. note 21.

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totale que nous méritons vision éternelle. Aussi sont-ce des gens stupides, ceux qui veulent faire entrer la vie éternelle et la gloire de Dieu dans le temps, ou porter le temps dans l’éternité : car l’un est aussi impossible que l’autre»/36.

2. Nuit et gnose

On considère les nuits mystiques comme indiquant le dépouillement passif, par où le contemplatif doit passer afin d’en sortir purifié dans la foi illuminée. Les nuits sont aussi cela, mais pas seulement. Le symbole de la nuit s’est imposé à la suite du magnifique essor de littérature mystique des siècles d’or espagnol et français. D’autres, depuis Origène jusqu’aux béguines flamandes du 13e siècle, avaient préféré le symbole de l’hiver, quelque peu différent pourtant depuis le brouillard du delta du Nil à ceux des deltas des grands fleuves qui ont formé les Pays-Bas. Cet hiver est plus long, plus gris et plus triste que la nuit, mais tout le monde sait qu’il est le temps de la croissance solide vers l’intérieur. Il est rare, par contre, que dans les nuits des siècles plus tardifs, l’âme dorme d’un sommeil bienfaisant et restaurateur; elle semble au contraire, exactement comme dans la littérature amoureuse profane, passer ses nuits dans l’insomnie en pleurant l’absence de l’amant. Si on lit leur description plus attentivement, surtout dans les traités de saint Jean de la Croix, qui les a exposées avec le plus d’observation psychologique, on est frappé par la rigueur avec laquelle il définit leur signification comme terme toujours corrélatif à lumière déjà activement présente, c.à.d. comme notre ombre projetée par la lumière. Dans l’expérience de la nuit, ce n’est pas la nuit, c’est la lumière qui opère la purification : comment l’homme pourrait-il se rendre compte de son obscurité, qu’il ignorait, si ce n’est par comparaison avec la lumière? Mais il ne peut s’en emparer, il doit apprendre au contraire le long enseignement de la désappropriation. Et puisqu’il est habitué à acquérir et posséder, il vit l’épanouissement de cette lumière en lui, qui ne peut être perçue qu’en pure réception, tout d’abord comme dépossession et manque, avant d’en être possédé et transformé.

/36. «Alsoc dat wi hier wandelen moeten in allen sinen gaven met vasten ghelooeve ende niet in claren gloriosen scouwene; want met ganssen ghelooeve verdienen wi eewegh scouwen. Enfle hier-omme sijn dat dooere menschen, die eewegh leven ende de glorie Gods willen bringhen in tijd, °chie tijd bringhen in eewegheit; want dit es beide onmoghelec»; Spieghel der Eewigher Salicheit, in Werken, III, p. 173. Trad. fr. cf. Œuvres de Ruysbroeck l’admirable, tr. Bénédictins de Saint-Paul de Wisques, Bruxelles, 1, 71919, p. 95.

Si une relecture des nuits de Jean de la Croix s’impose en termes très différents de ceux d’un système référentiel de théologie morale. il serait bien davantage nécessaire de reprendre la lecture du gnophos, de la caligo des anciens Pères, p. ex. chez Grégoire de Nysse, en examinant la signification de cette obscurité dans les écrits du mystique lui-même plutôt que d’insérer son explication dans une spiritualité qui lui est foncièrement étrangère. On s’inspire toujours de la Vie de Moïse, qui doit passer à travers le nuage obscur pour aller à Dieu. De là toute une littérature contemporaine, qui apprend à lire dans les témoignages des Pères deux voies pour aller à Dieu : par l’obscurité ou par la lumière. Elle peut certainement rendre de grands services en théologie, comme à propos des viae negativae. En description d’expérience mystique néanmoins il est inconcevable que la voie à Dieu passe par l’obscurité. Ce terme n’est pas à insérer dans une configuration signifiant l’ascension de l’âme, un chemin à parcourir, un tunnel à traverser, ni même dans une corrélation d’«avant» et «après». Ses corrélations significatives sont «le dedans» et «le dehors», ou parfois «l’endroit» et «l’envers». Le même nuage est obscurité pour le peuple et ceux qui restent dehors, il est lumière pour celui qui y entre. Si on compare l’emploi du terme en d’autres ouvrages du même auteur, on voit combien est inacceptable la signification de «tunnel obscur à traverser» lorsque Grégoire l’applique à son saint et regretté frère, Basile : «Combien de fois ne l’avons nous pas vu entrer dans l’obscurité où était Dieu. - Car ce qui ne pouvait être contemplé par les autres, la mystagogie de l’Esprit le rendait clair pour lui»/37. Il ne s’agit aucunement d’une obscurité à traverser par le mystique pour atteindre le jour, mais bien de la corrélation : obscurité pour qui reste dehors, lumière pour qui est dedans. Grégoire en donne la raison dans son De Virginitate : «on ne peut percevoir les rayons de la lumière par l’ouïe, - inutile de les expliquer à l’aveugle-né»/38. Ici aussi la corrélation signifiée ne semble guère appartenir à un ensemble plus ou moins imprégné de moralité : impureté — purification - pureté; qu’il soit permis de renvoyer à ce qui est dit plus haut sur la souffrance du mystique à cause de l’incommunicabilité de son expérience. L’opposition, finalement, entre une «école de la



37. In laudem Fratris Basilii: rioX.X.itictç yvo) p.cv aiytôv Kai tvtèç toi)» yvexpou evégevov, oit) 11 b 0s6ç. Te)? te toiç ilXkotç ift8edipritov, èxcivq) Xrptbv tiroict fi pucruteryia toû livetigatoç (PG, 46. C. 812 C).

38. De Virginitate c. 10 : […] (PG. 46, c. 360 D).

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lumière» avec, comme un des grands maîtres, par exemple Syméon le Nouveau Théologien, et une «école des ténèbres» avec, comme témoin privilégié un Grégoire de Nysse, semble être le fruit d’une lecture sur la contemplation à travers un système théologique quelque peu inadapté, pour ne pas dire superficiel.

Dans les plus anciens textes il s’agit sans doute d’une expérience mystique lorsqu’on parle de gnose, car là aussi cette connaissance est toujours non-savoir pour l’intelligence qui veut posséder, toujours don de foi illuminée, car on remercie Dieu pour la gnose et la foi. Tous les mystiques de tous les temps ont toujours déclaré que Dieu ne demandait qu’à se manifester davantage, si seulement les hommes voulaient Le laisser faire; tout en proclamant la gratuité absolue du don de contemplation, les «mouvements gnostiques» ont donc voulu collaborer un peu plus efficacement avec la grâce en ce domaine : le gnosticisme, ancien ou moderne, offre une méthode sûre, qui fera fonctionner l’Esprit qui, évidemment, se concédera en toute liberté. Il ne s’agit que de passer à travers le tunnel d’un non-savoir, pour être gratifié à l’autre bout d’un savoir différent. «C’est le mode de connaître, qui est différent» disent les mystiques, «l’objet en est toujours le simple contenu de la foi». Les gnosticismes se voient donc obligés d’offrir à la fin de leur initiation à la contemplation un mode de connaître différent. Mais, comme il restera toujours de plain-pied avec celui d’avant le passage à travers le tunnel de l’obscurité mystique, ce mode prétendu, il faut le produire, et il prend inévitablement la forme de contenu ésotérique. Ces contenus des doctrines gnostiques sont secondaires, imaginés après coup pour correspondre à l’attente spirituelle, et intéressent bien davantage la fonction fabulatrice dans l’ethnologie, que l’étude des témoignages mystiques des grandes religions.

Les «nuages de l’inconnaissance» artificiels des écoles gnostiques servent surtout à créer une Église des justes, à dresser une barrière d’un sacré rassurant entre les fidèles qui se sont soumis aux purifications et techniques de l’initiation, et les profanes, qui n’ont pas fait ce long noviciat de la contemplation. Aussi, les premiers mystiques ont-ils bien plus violemment attaqué ces amis de la contemplation, faux-monnayeurs, que les pires ennemis païens de la doctrine chrétienne.

3. Mérite et amour

Hiver, nuit, nuage obscur, toutes expressions qui soulignent combien l’expérience de la rencontre mystique est aux antipodes de l’expérience normale, psychologiquement menée et gouvernée par le sujet. Les mystiques rhénans préféreront l’expression «pauvreté d’esprit», sans doute parce qu’elle met en relief ce caractère de désappropriation que doit subir l’activité humaine, sa «purification passive». Les plus belles descriptions de cette pauvreté spirituelle se rencontrent chez Tauler et l’auteur de la Theologia deutsch. Mais il faut constater qu’à cause du vocabulaire commun on peut leur conférer un sens moral. Et une fois qu’on se met à lire ces textes en clé de théologie morale, on ne sortira plus guère des malentendus, et on finira par condamner aux «enfers» des bibliothèques religieuses les écrits mystiques qui célèbrent la pauvreté sous sa forme la plus haute : la substitution du «moi» au gouvernail par «le Christ en moi» (Gal 2,20), la mystique de l’anéantissement (Vernichtung, annichilazione). Comment, en effet, justifier moralement les excès suivants : «L’amour dans l’abandon complet n’aspire à aucune perfection; ne s’arrête sur aucune faveur; ne considère point le degré supérieur qu’il pourrait atteindre... II ne craint aucune tentation, mais au contraire l’embrasse et l’étreint... Car la créature, en proie à cet amour d’abandon, n’a cure de la façon dont il plaît à Dieu d’agir en elle... Amour oisif, qui opère de grandes choses. - L’amour de satiété jouit de Dieu, se délecte en lui, oriente vers lui toutes ses œuvres, les initiant et les terminant en lui. Cet amour... n’est pas parfait, parce qu’il possède le goût de Dieu. Le dernier amour (= d’anéantissement) est comme mort : il ne veut, ne désire, ne recherche rien, parce que l’âme, dans cet amour, fait à Dieu l’inerte abandon de soi-même, et ne désire plus le connaître, l’entendre, le goûter. Elle ne veut rien, ne sait rien, ne désire rien pouvoir»/39. Ces paroles invitent à toutes les ironies de La Bruyère dans son célèbre Pater de l’abandon du quiétisme/40. Mais comme elles venaient d’une aussi grande sainte que Marie-Madeleine de Pazzi, on ne pouvait que difficilement les condamner lors de la grande chasse au quiétisme des 17e et 18e siècles : on a donc préféré les reléguer aux rayons les plus poussiéreux des bibliothèques.

Qu’on ne mélange pas description d’expérience mystique et théologie morale. Les mystiques ont toujours été assez formels sur ce point : la mystique est une gratia gratis data, non une gratia gratum faciens, c.à.d. qui rendrait l’homme plus saint et plus agréable à Dieu, ce qu’il n’obtient que par ses vertus et ses mérites. Comme indiqué au début de ces pages, on manque jusqu’ici d’une collocation exacte,



/39. M. VAUSSARD, Ste Marie-Madeleine de Pazzi (Les Saints), Paris, Lecoffre, 1925, pp. 151-153.

/40. A. POULAIN, Grâces d’oraison, Paris, Beauchesne, 1 ° 1922, pp. 541-542.

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et donc d’un système référentiel adapté, pour établir une science des témoignages mystiques chrétiens. De là certains effets de corrélation inattendus : Grégoire de Nysse s’émerveille de ce que la rencontre avec Dieu soit toujours neuve, jamais du «déjà connu», et l’union d’amour toujours plus grande que celle qu’on croyait possible, et cela pour l’éternité; comme l’explosion de l’atome primordial repousse les frontières du cosmos vers un indéfini grandissant, ainsi l’explosion de bonheur qu’est le ciel; J. Daniélou, résumant l’épectase du grand Cappadocien, comme une «croissance infinie», ajoute prudemment : «même, semble-t-il, de la vision béatifique»/41. Car, dans le cadre d’un système théologique, on pose du même coup le problème d’une croissance infinie des mérites, béatitude et mérites devant être rigoureusement proportionnels. Heureusement on n’a pas trop étudié Ruusbroec sous cet angle, car le docteur admirable est, avec Grégoire de Nysse, le mystique qui insiste le plus sur le caractère «toujours neuf» (nuwe devient parfois un véritable refrain dans ses plus belles descriptions), toujours repris au départ et s’étendant au-delà de tout le déjà-donné de l’union amoureuse, ici-bas, «et pour l’éternité».

Il faudra bien un jour établir une grille de lecture des mystiques, qui ne réduise pas leurs témoignages à un vague lyrisme poétique à côté des systèmes conceptuels théologiques. L’établissement d’une méthode de lecture exacte ne semble pas impossible, mais ce n’est pas chose faite. On pourrait par exemple construire la vision mystique sur l’homme de façon «descendante», commençant par ce que les mystiques disent avoir pressenti du ciel, sommet de l’évolution et de l’épanouissement humains, et qui par conséquent pourrait déjà diriger les premiers pas spirituels de ceux que Dieu appelle. Or, on trouve à ce sujet une ligne de continuité étonnante, depuis Grégoire de Nysse, en passant par les sermons eckhartiens, jusqu’au grand mouvement mystique des femmes, de Hadewych d’Anvers à Catherine de Gênes. Sans rien enlever aux droits de la théologie morale, ni aux mérites qu’elle décerne à chacun comme capacité de bonheur éternel, pour les mystiques le ciel ce sera la gloire des autres. Ainsi le 7e sermon eckhartien explique les dons extraordinaires, attribués à la Vierge : tous les privilèges et grâces qui ornent au ciel la Vierge Marie, ma Mère, sont bien davantage miens que siens : «le saint se réjouit plus de ces grâces que possède Marie, que si elles avaient été en lui-même»/42.



/41. Grégoire de Nysse, Épectase, s.v. Contemplation in DS, t. 2, 1953, c. 1874.

/42. «Wan swaz Marfâ hât, daz bât allez der heilige und ist mê sîn unde smeket îme mé diu gnâde diu dâ ist in Marfen, derme ob si in ime wêre». Deutsche Mystiker des vier-zehnten Jahrhunderts, ed. Franz PFEIFFER, t. 2: Meister Eckhart, Neudruck der Ausg. Leipzig 1857, Aalen, 1962, p. 39.


Mais c’est peut-être Catherine Fieschi Adorno, cette grande dame de la renaissance italienne, qui fut aussi «la grande Dame du Pur Amour»/43, qui osa prendre position entre ces deux langages, encore aujourd’hui séparés comme deux mondes, avec le plus d’audace créative et de précision lumineuse. «Un jour, un prêcheur lui dit qu’il était plus capable d’aimer qu’elle... parce qu’il était en religion». Son secrétaire-biographe raconte que donna Caterinetta se leva d’un élan et lui répondit «avec tant d’ardeur, que sa coiffure se défit et que ses cheveux se déroulaient sur ses épaules... “Si je croyais que votre habit pût me procurer la moindre étincelle d’amour, je vous l’arracherais au besoin morceau par morceau. Que vous méritiez plus que moi par le renoncement que vous avez fait et par votre ordre religieux qui vous fait continuellement mériter, — à la bonne heure! Je ne cherche pas ces choses-là, elles sont vôtres. Mais jamais vous ne me ferez admettre, que je ne peux pas aimer autant que vous”»/44.

«Aucun saint, je ne peux l’appeler «bienheureux», car cela me semble une parole corrompue. Et je ne vois aucun saint, qui soit «bienheureux», mais ce que je vois, c’est que toute la sainteté et béatitude qu’ont les saints, elle est toute hors d’eux-mêmes, toute en Dieu. Je ne peux voir aucun bien, aucune béatitude, en aucune créature si ce n’est pour autant que cette créature est toute anéantie en soi-même et tellement noyée en Dieu, que seul Dieu subsiste en elle et la créature en Dieu.

«Et telle est la béatitude que peuvent posséder les bienheureux, et que néanmoins ils ne possèdent pas. Je veux dire en tant qu’ils sont anéantis en eux-mêmes et revêtus de Dieu. Ils ne la possèdent pas pour autant qu’ils existent dans leur être propre, de sorte que l’un d’eux pourrait dire : “moi, je suis heureux”»/45.


/43. Titre du livre que lui consacre P. DEBONGNIE (Études carmélitaines), Paris. Des-elée De Brouwer, 1960.

/44. «Una fiata uno predicatore li disse che lui era più apto ad amarc che lei, perché haveiva renuntiato tuto dentro e di fuora, et per questo era più apto et libero ad arnarlo che lei, con moite altre raxone che se podeivano alegare a quello proposito, masime contra di lei la quale era maritata al mondo. et lui era in religione. Or quando hebe dicto circa questo cose axai,... se drisù im pede con tale fervore, che pareiva fuora di sl, et disse : Se io me credese che questa vostra capa me dovese acrescere una minima sintila de amore, io vi la tireria da le spale a pecio a pecio quando non podesse fare altramenti. Cima cite voi meritati più che mi per le renuntie che aveti facto per Dio et per ordina-tione de la religione, chi ve fa continuamente meritare: in buona hors! Non cercho queste cose, sono vostre! Ma du io non lo posia amare tanto como voi, non me lo dareti mai ad intendere! - Et questo diceiva con talle fervore che tuti li capelli le cadei-vano zu per le spale...»; BONZI DA GENOVA, S. Caterina Fieschi Adorno (n. 20), t. 2, pp. 191-192.

/45 [cit. ici tronquée de l’italien] « Non posso dire beato … Io sono beato » ; ibid. pp. 148-149.




L’art, langage du mystère

Parmi d’autres essais je choisis celui qui situe un domaine si proche de la vie spirituelle. In Albert Deblaere, S.J. (1916-1994), Essais sur la littérature mystique, Edited by Rob Faesen, S.J., Leuven University press, 2004.

Comme vous, j’ai appris le sujet de cette conférence en lisant le programme. Le sujet en est fascinant, la formulation inépuisable. Si j’appartenais à la corporation des sociologues culturels, le pluralisme pratiqué par celle-ci ne nous permettrait que des divagations dans un espace illimité et indéfini, tout simplement par manque de définitions. Car il y a un tel pluralisme de définitions et de descriptions de l’art, du langage et du mystère, qu’en ce triple domaine la pléthore de définitions sur ce qu’est leur essence revient à un manque de définition. Tous, nous découvrons la beauté de l’art, tous nous connaissons d’expérience le langage, la vie nous confronte tous avec des mystères. Mais apparemment personne n’a réussi à définir l’art, le langage, le mystère, d’une façon généralement acceptable pour ses congénères.

Des sciences spécialisées fort différentes étudient les mêmes phénomènes et y découvrent des réalités différentes selon les règles de leurs méthodes et de leurs intentions préétablies. En outre, il faut bien constater que ce sont très souvent des a priori ouvertement proclamés comme axiomes scientifiques qui décident, avant toute observation, du caractère des phénomènes observés et de la nature observable. Ainsi, tout le monde étant d’accord que l’art et le langage appartiennent à l’univers des signes, l’anthropologie culturelle — dans ses titres, mais biologique dans ses préjugés et procédés — s’emparera dans les sciences du langage de tout ce qui peut lui servir. Et si, en 1966 encore, George Gaylord Simpson pouvait remporter l’approbation des linguistes et anthropologues en désignant le langage comme «l’unique trait spécifique permettant de diagnostiquer l’homme», le dernier livre de Desmond Morris dévoile l’inanité de cette belle distinction, en établissant que toutes les espèces et mêmes sous-espèces animales se distinguent par le même fait : un langage qui n’est propre qu’à eux seuls. Il semble, en effet, qu’aucun chat ne se soit jamais mis à aboyer ni aucun merle à imiter le chant du coq. Le titre même de l’ouvrage de Morris, que nous choisissons comme exemple typique d’une école d’anthropologie extrêmement active dans toutes les universités occidentales, indique clairement son caractère hautement scientifique, et combien peu modeste : Manwatching, dérivé du 166 birdwatching bien connu, car on se met à l’affût pour observer l’homme comme on le fait pour le comportement des oiseaux, et de leurs communications. Le sous-titre l’appelle d’ailleurs A Field Guide to Human behaviour. On y accapare la sémiologie non comme un élément du langage, mais au contraire l’englobant, la science des signes comportant un département de communication verbale et un autre par signes non-verbaux. Ce genre de sémiologie exhume comme précurseurs au siècle dernier : Kleinpaul, avec son étude Spraehe ohne Worte (1888) et le Dr. Hamilton, qui examine l’asemasia, cette maladie de la vieillesse qui ne réussit plus à communiquer avec les signes établis. Exactement comme Kinsey avait commencé son observation taxinomique du comportement d’une espèce de guêpes pour remplir de la même façon son papier quadrillé de petites croix dans sa recherche du comportement sexuel de l’homme, devenant de la sorte une autorité éthique et psychologique, ainsi l’anthropologue culturel contemporain commence par réduire tout signe à un signal, puis de noter les signaux de l’enfance, de la sexualité, du danger, etc. des animaux, depuis les poissons aux oiseaux, pour passer à l’interprétation des signaux de l’espèce humaine. Si, jusqu’à maintenant, notre anthropologue avait toujours eu des difficultés pour ramener au même niveau ces deux autres activités humaines s’exprimant par signes que sont le culte religieux et l’art, le voilà tout réjoui d’avoir enfin intégré à la signalisation du règne animal toute une gamme des arts, ceux qui impliquent une activité corporelle : le chant, le théâtre, la danse, le ballet. Comme c’était joli, en effet, de voir, au Congo, les grues couronnées exécuter leur danse aérienne pour la bonne sœur qui leur portait à manger; le visiteur curieux qui accompagnait la religieuse ne semblait guère éveiller leur méfiance; peut-être ces gracieux volatiles ne daignaient-ils même pas me remarquer, tout absorbés qu’ils étaient par l’exécution de leur ballet. Et qui n’a jamais admiré le chant du rossignol? Est-ce du langage? Est-ce de l’art? Dans les quelques traits qu’on vient de donner de leurs méthodes actuelles, on aura remarqué que les nouveaux sémiologues qui étudient l’éthos-comportement de l’animal humain, se sont associé en cours de route encore deux autres spécialités : l’informatique et la psychologie. Pour ces dernières aussi, le sens du langage est la communication — réduction qu’aucun linguiste sérieux n’a jamais acceptée. Il notera d’ailleurs assez vite que ces anthropologues ont beaucoup étudié les animaux et leurs cris, mais très peu les langues humaines et leurs mystérieuses structures. Il faut hélas dire la même chose de toute une classe de psychologues et de philosophes, qui se donnent le titre de linguiste, et qui vous expliqueront le comment et le pourquoi de la genèse et de la logique du langage, en trahissant très vite leur manque de connaissance élémentaire des langues, peut-être même de la leur. Mais moins on connaît une chose, plus on peut en discourir.

Quant aux ethnologues devenus plus ou moins structuralistes, on ne peut qu’admirer l’imperturbable sérieux avec lequel ils secrètent certaines conclusions sur le langage. Il y a quelques années une expédition d’ethnologues français séjourna pendant plusieurs mois parmi les tribus de la Côte d’Ivoire ou d’un pays voisin; lorsque furent publiés les résultats de l’expédition, les relations qu’ils avaient pu établir entre structures sociales et langage firent sensation : par exemple, pour ces peuples le soleil était féminin, correspondant à la structure matriarcale de leur société. Si ces ethnologues s’étaient contentés d’aller jusqu’aux bords du Rhin, ils auraient entendu les indigènes parler de die Sonne et der Mond, et ils auraient pu déceler un rapport bien plus sensationnel encore entre société et langage, en mettant à nu, par exemple, les origines matriarcales du militarisme prussien.

L’origine du langage

Où donc voulons-nous en venir? Mais tout simplement à cette règle fondamentale, déjà exprimée bien clairement par de Saussure : que tout langage est conventionnel, et n’est pas d’origine naturelle. Cette règle fondamentale, fruit d’observation et de comparaison scientifiques, même un structuraliste aussi matérialiste que Roland Barthes a fini par s’y convertir. Mais, si le vocabulaire aussi bien que la structure du langage sont conventionnels, ils ne sont donc pas inscrits dans le déterminisme de la nature comme les communications animales? Précisément. Si je suis incapable de juger ces sciences anthropologiques sur la plupart de leurs méthodes, j’ose être formel en ce qui concerne leur conception du langage, tant verbal que signalisateur : c’est de la science-fiction. Cachées par un amas de considérations spécieuses et compliquées, toutes leurs assertions ont comme point de départ unique un dogme jamais vérifié : que l’homme n’est qu’un animal; tout ce qu’il fait n’est donc que mécanique du déterminisme, toute sa culture est inscrite dans les lois de l’espèce. Écoutez le langage des oiseaux : de même les langues humaines des différents peuples. L’application du terme «langage» à la communication des animaux n’est qu’une image, à faible analogie. Le sens et la nature du langage, n’est-ce pas la communication? Non, répéteront les linguistes; bien qu’il serve admirablement à communiquer, ce n’est pas là sa nature première, pas plus que le sens de l’art est de servir au culte, de propager des valeurs sociales ou morales, de faire de la publicité pour

168 les automobiles et les détergents, bien qu’il ait produit des chefs-d’œuvre dans tous ces domaines. Le point de départ des anthropologues culturels est donc un dogme : il n’y a pas d’esprit ni d’énergie spirituelle. 11 n’y a que de la matière et ses réactions biochimiques et thermodynamiques dissipatives. Nous ne connaissons pas encore tout le mécanisme cérébrospinal de l’homme, mais nous le découvrirons : il n’est qu’un peu plus compliqué que celui des autres espèces.

Conventions et communion

Or, si la première règle du langage, qui vaut aussi pour l’art, est la convention — qui, seule, permet la communion spirituelle : libere convenire — qui dépasse de loin le signal ou la communication, la seconde règle fondamentale est que le fait de langage ou le fait artistique n’est jamais que le fait physique auquel veulent le réduire les sciences positivistes. Comme le dit Émile Benveniste — peut-être le plus grand linguiste contemporain des langues indo-européennes et dont je conseille à tous mes élèves la méditation de ses Problèmes de linguistique générale — le langage est un fait physique au second degré : une quantité n avec un quotient. On pourra, bien sûr, le décrire lui aussi dans l’ordre physique, mais seulement lorsqu’on aura été initié à sa nouvelle dimension, souvent immense, et qui n’était pas prévue dans la réalité des lois physiques. Et cela après avoir été éduqué (et : «éducable»!) à la convention. Un exemple : si des paléontologues découvrent par hasard une série de crânes dont les dimensions sont si modestes qu’il faudrait les attribuer à des singes, mais qui, tous, seraient tournés vers le soleil de midi, on saurait par le fait même qu’on a à faire à la sépulture des êtres humains et non à des animaux ensevelis. Il arrive que pour toutes sortes de raisons fonctionnelles des animaux enfouissent des charognes, mais ils n’ajoutent jamais au fait physique ce nouveau signe non prévu et non nécessaire, qui jette pour ainsi dire au-dessus du monde physique un filet de nouvelles significations - relations et rapports qui n’expriment pas seulement, mais qui créent, dans le monde matériel, un nouvel univers : c’est le fait physique n au second degré.

Ce monde de signifiants au second degré n’existait pas, n’était pas prévu physiquement, il est une création. Il y a un décalage, un saut de qualité, qui exclut la continuité entre les signaux des espèces animales et les signes de l’homme. Comme le souligne encore Benveniste, l’homme n’est pas créé deux fois, une fois sans le langage et une fois avec le langage. C’est dans et par le langage que ce primate — biologiquement parlant! — devient homme. On ne rencontre, scientifiquement, pas d’homme qui ne parle pas encore, mais on a un homme qui parle, et qui parle à un autre homme selon des conventions, donc des règles, formelles certes, mais non issues du déterminisme. (N.B. Et les enfants? La réponse dans l’émerveillement d’un de Saussure qui, tout positiviste qu’il fût, dut se rendre à l’évidence : avant les signaux fondamentaux, avant les mots, les enfants apprennent l’ossature abstraite du langage!). En résumé : ces hommes — ce n’est plus Benveniste que je cite — créent un monde de signifiants + significations spirituelles dans le monde physique, les phonèmes du langage et les images de la communion spirituelle.

Langage et symbole

Nous connaissons tous la réclame : «dites-le avec des fleurs». C’est bien cela; ces jolies plantes ne sont que des végétaux et elles le resteront, mais nous les revêtons de significations nouvelles. Comme le faisait remarquer Chesterton, le singe ne commence pas par dessiner, même maladroitement, le profil de sa bien-aimée tandis que l’homme y réussit et l’achève. Le singe ne perd pas son temps et son énergie en une occupation aussi aléatoire, futile et inutile que la transposition, toute conventionnelle, d’un organisme chaud et vivant, en une ligne abstraite, morte, sur une surface plate. Mais le clergé et les religieux, non moins que les laïcs, sous l’influence de méthodes biochimiques et semblables, paraissent infectés de cette persuasion de la continuité, de l’évolution déterminée, de la fonctionnalité vérifiable, qu’on applique aprioristique-ment à toutes les sciences humaines. En ce domaine ils sont redevenus aussi utilitaristes et fonctionnels que les animaux. Or, vous pouvez pendant des heures promener une vache dans la via Frattina avec l’espoir qu’elle finira par développer au moins quelque perception de la beauté des étalages ou de l’élégance des toilettes. Une seule chose retiendra son attention : la fleuriste du coin, non pas parce qu’elle aura compris le langage des fleurs, mais parce que celles-ci sont comestibles. La bonne vache est un être naturel : tout cet univers de superstructures conventionnelles la laisse indifférente, parce qu’elle reste solidement installée au niveau de l’utile et du fonctionnel. Tout le reste n’est que fiction.

Notre vache très raisonnable, mais qui ne connaît que les lois et les règles de la matière, nous met devant cette notion lourde d’ambiguïté : le fictif ou la fiction. Troisième démarche de notre approche, ou, si l’on veut, troisième marche à gravir dans le mystère du langage, avant d’entrer dans le sanctuaire de l’art comme langage du mystère. Nous 170 nous établissons fermement, maintenant, dans la linguistique vraiment scientifique; mais même ici, nous sommes encore une fois confrontés avec le dogme matérialiste. Prenons comme exemple une des pins grandes autorités mondiales, le linguiste, théoricien littéraire et critique, Roman Jakobson. D’abord linguiste de l’école de Prague, puis néoformaliste de la littérature à Petrograd et Moscou. il s’établit aux États-Unis en 1941, deux ans après cet autre grand néo-formaliste, l’anglais I.A. Richards. En 1949, Jakobson devient lui aussi professeur à Harvard. Pendant des années il travaille à établir une typologie scientifique du discours littéraire, qui distingue celui-ci du langage commun. Il arrive à la conclusion que la différence fondamentale entre les deux, c’est la fiction. Les moyens élémentaires dont dispose la fiction pour créer son univers artistique littéraire se réduisent à deux types : la métaphore et la métonymie. La métaphore délaisse les signifiants communs prosaïques, et sélectionne une image étrangère au niveau du langage pédestre : elle exécute un saut vertical. La métonymie exécute un saut horizontal : le carré, ou l’intersection linguistique où on se trouve, pour s’exprimer par un élément contigu. Ainsi elle effectue un beau raccourci en vol plané, éliminant des anneaux du processus commun. Tout cela est très vrai et fort joli, mais pourquoi appliquer à ces artifices du langage l’étiquette de fiction? Malgré tous les services éminents que ces néo-formalistes rendent à la littérature et à l’art, tous les signes qui éloignent l’homme de la logique du langage unidimensionnel, n’indiquent, selon eux, que de l’irréel, du fictif.

Réalité et fiction

Tout d’abord : le souvenir raconté d’un amour, d’une séparation déchirante, ne serait donc pas littéraire parce que réel? Le Mémorial de 1654 de Pascal doit-il être fictif pour pouvoir être un chef-d’œuvre littéraire? Un grand théologien très orthodoxe me disait un jour : «Tout ce qu’écrivent ces mystiques, c’est de l’imagination». Je lui ai répondu : «De votre part, cela constitue un hommage. Cela veut dire que ce qu’ils écrivent n’entre pas dans le rationalisme de l’utile et du fonctionnel. Par manque d’autres catégories, “imaginaire” est le seul terme dont vous disposez pour indiquer les choses vraiment spirituelles». On ne chante «que les choses absentes» disait Valéry. Est-ce à dire que l’absent est fictif? C’est bien là «poièsis» dans le sens aristotélicien, qui rend possible «le travail qui fait vivre en nous un monde qui n’existe pas». C’est encore Valéry, mais on pourrait dire plus exactement : «qui n’existait pas». Bien sûr, le langage littéraire parlera de ce qui est dans le monde, de ce qu’on peut toucher, voir, entendre — mais non moins de ce qui est invisible de ce qu’on n’entend pas, de ce qu’on ne peut pas atteindre. Mais nommer ces choses absentes nous délivre précisément de l’oppression et de l’hypnose des objets qui nous emprisonnent. Déjà dans le langage. l’art signifie l’invasion d’une catégorie de valeurs autre de celle de l’ordre établi : «le commencement d’un monde»/1. Il y a une trentaine d’années, un sculpteur flamand avait créé une tête de moine admirable. Il en vendit 2000 exemplaires en assurant à chaque acheteur qu’il entrait en possession d’une des seules 15 répliques existantes. Était-ce encore de l’art, c’est-à-dire de la création? Non, c’était de la production.

On s’est tellement mis à la remorque des sciences de la nature et de leurs déterminismes qu’un grand nombre de contemporains ont en horreur le concept même de «convention». Or, c’est le convenire, cum-venire, sur un signe non nécessaire qui rend possible l’expression de l’homme et la communion spirituelle. Dans ces contes qui semblent dater de l’aube des temps, que ce soient les contes de Grimm ou ceux de la mer Égée, c’est ce signe convenu qui donne au récit la profondeur des relations humaines. La princesse témoignera de sa fidélité à son chevalier en laissant prendre tel foulard de sa fenêtre, mais la sorcière méchante l’enlève; Thésée, devenu coupable, oublie de changer la couleur des voiles de son navire et cause le suicide de son père Égée.

Vérité de l’art

Cette conventio, doit-elle reposer sur quelque chose de réel pour la distinguer de la convention «purement fictive»? La question elle-même témoigne d’un retour à la fausse distinction entre réel et fictif qu’on vient de critiquer, et surtout le mot «purement» n’y fait que lever un nuage matérialiste. Le grand historien de l’art Max Friedlânder donne comme exemple un incendie dans une pièce de théâtre : le spectateur pourra en admirer le réalisme à condition que l’incendie soit fictif; mais il serait criminel de ne pas intervenir si un incendie véritable se déclarait sur scène — ou plutôt le publique provoquerait une panique dans un «sauve-qui-peut» général au lieu d’en admirer le vérisme. La vérité dans l’art appartient à un autre univers, selon des conventions bien établies. Ce qui cause à ce propos beaucoup de faux problèmes chez les jeunes, c’est qu’ils n’ont plus la moindre formation artistique, de sorte qu’ils

/1. Idées et citations de l’essai Poésie et pensée abstraite.

172 font des discours plus ou moins philosophiques à propos d’œuvres d’an, mais ils sont incapables de les voir par ignorance de leurs conventions élémentaires. Par exemple, l’espace d’une sculpture est toujours I : même que l’espace du spectateur; l’espace d’une peinture ne peut pas l’être, ne fût-ce que parce qu’il est deux-dimensionnel et donc abstrait.

Ainsi on peut parler des espaces infinis des marines hollandaises du XVIIe siècle, mais cet estuaire lumineux, ce ciel immense d’un Jan van Goyen peut avoir les dimensions matérielles de 12 cm sur 25. Les peintres romantiques de scènes historiques voulaient en imposer par les dimensions «réelles» de leurs tableaux, et ils en peignaient au kilomètre carré; mais comme ils ne disposaient que d’un mur à deux dimensions, la prétention de rester de plain-pied dans l’espace du spectateur a un effet destructeur sur l’art. Nous n’avons pas le temps de développer ici les lois conventionnelles de l’espace dans l’art le plus difficile et peut-être le plus mystérieux : l’architecture. Sa matière première, ce ne sont pas les colonnes, les poutres, les murs, les pierres, etc., tous ces éléments sont instruments secondaires. La matière première de l’architecture est l’espace réel matériel dans lequel l’homme vit et se meut et que l’art doit transformer en un espace «qui n’existait pas», mais qu’il crée, qui magnifie et change l’homme et qui lui impose, reprenant l’expression de Benveniste pour le langage, un sens «d’espace au second degré». Les plus beaux espaces sacrés de l’Europe occidentale sont, je crois, S. Apollinare in Classe et la basilique de Vézelay. Mais comme tous les grands styles y ont réussi, depuis l’antiquité, le roman, gothique, renaissance et baroque, par contre la monotonie et le morne ennui qu’exsudent tant de réalisations de l’habitat urbanistique contemporain vient de ce que l’architecture utilise et adapte l’espace réel aux besoins, aux fonctions sociales de la vie humaine, ce qui est très bien, mais elle n’offre pas à l’homme un espace transformé de nouvelles dimensions signifiantes, qui échappent à l’ordre du «service» productif. Si vous ne saisissez pas aussitôt ce que je dois indiquer ici trop brièvement, allez donc vous promener sur les piazze italiennes, la piazza de Todi, d’Orvieto, de ce nid d’aigle de Volterra, les piazze de Vérone, de Mantoue - et les piazze de Rome, pensez à celle de Saint-Ignace, de la Minerve, si nos contemporains n’en avaient pas fait des parkings, étouffant l’expression de leur dignité et liberté humaines et régressant au stade de termites agités et conditionnés. Or, l’espace humain est une matière qui ne se laisse pas manipuler arbitrairement : il faut se soumettre à ses lois. Comme aux lois de toutes les matières employées par les arts. Et ici on touche le point où, n’en déplaise aux linguistes et poètes, les arts plastiques me paraissent une expression plus parfaite de l’homme, et une découverte plus révélatrice du mystère de l’homme par l’homme, que le langage et même la musique. Bien sûr, le poète lui aussi doit employer la matière linguistique selon les lois et possibilités — les mots du lexique —, mais cette matière est extrêmement malléable. Benvenuto Cellini haïssait ses patrons Médici, non parce qu’ils le forçaient à fondre des statues en bronze, matière récalcitrante, dangereuse et capricieuse s’il en fut! – mais parce que son contrat l’obligeait à faire des sculptures en beurre pour les dîners d’apparat. Léonard est peut-être un plus grand génie que Michelange, mais il est certainement moins grand artiste. Et ici nous devons laisser se disputer entre eux les philosophes de l’art comme la plupart des historiens de l’art, dont les élucubrations trahissent bien vite qu’ils n’ont pas l’habitude de manier pinceau ou ciseau. Michelange se voyait appelé à délivrer la forme prisonnière dans le bloc de marbre; Léonard voulait faire obéir la matière aux formes que lui imposait son génie. Mais ses statues équestres en bronze se sont effondrées misérablement, son admirable Dernière Cène devait déjà être restaurée durant la vie de l’artiste, les couleurs se diluaient entre elles : il n’avait pas voulu obéir aux lois du métier, et il avait fallu des siècles d’expériences sur les couleurs et les préparations de fonds pour permettre aux peintres d’imposer leurs formes à la matière tout en lui obéissant. La matière est sourde, obstinée, muette, et pourtant elle a son langage à elle qui est son caractère, son grain; le bois, la pierre, le marbre, le granit, le bronze ont le langage de leur nature qu’il faut respecter. Mondriaan, devenu un peu théosophe, cherche à rendre dans ses tableaux les équilibres des forces cosmiques, à exprimer les lois elles-mêmes universellement présentes et actives. C’est une des recherches principales des grands artistes du XXe siècle. Pourtant, ceux qui me paraissent les plus conscients de ces lois, mais que l’on comprend le moins par ignorance, ce sont les artistes baroques. Comment, l’art qui change le marbre en guirlandes de fruits juteux et le fait fleurir en gerbes de végétation exotique, mais qui soumet les jardins et les arbres à la géométrie la plus rigide? Précisément : le paradoxe n’étouffe pas la vérité, il la met en évidence par un clair-obscur essentiel. Que l’on songe aux escaliers et aux églises de Balthasar Neumann, ou aux autels des frères Asam en Bavière. Mais, objectera le classicisme, les formes y sont devenues folles, c’est le jeu d’une imagination effrénée, un délire échevelé de colonnes torses sur base en porte-à-faux, de frontons brisés et d’entablements rongés par des flots de lumière, de fonds percés à jour comme des broderies? Regardez de plus près : cette rampe d’escalier qui flotte en l’air, ces autels qui sont un défi aux lois de la gravité et de la pesanteur, se seraient écroulés avant même

174 d’être dressés, s’ils avaient été la création de l’imagination échevelée que vous y voyez. Ils sont au contraire des chefs-d’œuvre de calcul et de mathématique appliquée, unis à la connaissance exacte de la résistance des pierres et des différents matériaux — obéissance totale, mais raffinée, aux lois de la matière.

Conclusion

Puisque ces quelques considérations sont destinées à clôturer un cycle de réflexion sur la civilisation occidentale, j’ose affirmer que jamais art n’a servi la religion comme l’art occidental la religion chrétienne. Non pas parce que l’art en soi ait un caractère religieux ou sacré, ni même parce que la religion chrétienne ait pu mettre à son service autant de génies : car pareille collaboration peut être très bonne, mais également très mauvaise. Mallarmé avait toujours peur qu’on ne lui demande ce qu’il avait voulu dire par telle ou telle poésie. Alors que la réponse était des plus simples — «une belle poésie» —, ses interlocuteurs voulaient à tout prix faire de la poésie, comme de l’art en général d’ailleurs, une fonction d’autre chose : le poète devait se faire prédicateur ou philosophe, ou moraliste ou éducateur, ou révolutionnaire. Non, la supériorité de l’art occidental lui vient de ce que la religion chrétienne dise exactement cette vérité sur l’être mystérieux qu’est l’homme, que l’art lui-même révèle. En effet, si toutes les grandes religions veulent sauver l’homme en le spiritualisant, et même si les chrétiens n’ont jamais nié le règne du Père ni celui de l’Esprit, ce ne sont pas ces règnes-là qu’ils affirment avec intransigeance dans leur credo, mais celui du Christ, le scandale du Verbe incarné cuius regni non erit finis. La révélation sur la vocation de l’homme nous permet de comprendre pourquoi l’art occidental n’a jamais été statique, répétition millénaire de soi-même dans quelque forme réussie, mais, comme le disait Malraux, «monnaie de l’absolu». Si cet absolu, le chef-d’œuvre parfait était possible, le monde s’arrêterait : on n’aurait plus qu’à le reproduire, et donc à régresser. Pour celui qui croit au dogme cuius regni non erit finis, il est permis d’espérer que, même au ciel, les artistes géniaux, au nom de quelque domination plus parfaite de la matière, n’en seront pas réduits à sculpter dans du beurre, mais qu’ils auront, à vaincre la matière, quelque modeste rayon de gloire.









Bibliographies, reprises, classements

(Section commune aux tomes I & II)


Maria Petyt et ses traductions sur le web


https://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Petyt

http://www.worldcat.org/wcidentities/lccn-no99064827

http://data.bnf.fr/10636836/louis_van_den_bossche/

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34406663m/date&rk=21459; 2

VS : Vie Spirituelle, VSS : Vie Spirituelle Suppléments.



Méthode pour transcrire des pages issues de Gallica

On est obligé de convertir au format texte image par image préalablement chargéee, ce qui est possible en menu contextuel en un seul acte de conversion par Omnipage.

Puis on  regroupe en « !somme.txt » en séparant les pages par un saut de ligne. Attention à bien enregistrer !somme.txt !

Enfin on vérifie l’ordre ce qui conduit à un déplacement de page — la dernière image est la première page du texte! – et l’on corrige. Souvent la dernière image/première page doit être dictée, car elle est téléchargée dans un format inconnu... (protection ?).



Les traductions reprises dans les tomes I & II

J’ouvre sur des textes parus qui ont fait connaître Maria Petyt grâce à Louis van den Bossche, avant les études de’Albert Deblaere.

Traductions absentes de la B.N.F.: VSS : décembre 1928, p.105-120; janvier 1929, p. 169-201; février 1929, p.242-254; décembre 1931, p.149-166. VS : t.47, 1936, p.290-295. Vie mariale. Union mystique à Marie.

Traductions reprises, liste page suivante :



Deblaere : Fragments inclus dans sa thèse ; ici p.~111

2e livre ch.60-86 ; ici p.~319

L. van den Bossche :

VSS février 1928, p.201-241, Maria a Santa Teresia (1623-1677

= 1er Livre 2e partie, ch.207-229, 236-240, 247 ; ici (1) p.~393

VSS janvier 1932, p.43-50, L’action intime du Saint-Esprit

= ch.18-19, 22, 25-26, 28 ; ici (2) p.~427

VS 1935, p.66-73, Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677)

= 1er livre 2e partie, ch.1-3 ; ici (3) p.~433

VS mai 1935, p.181-186, Foi vive et présence divine

=ch.4-5 ; ici (4) p.~439

VS 1935, p.288-293, «Éblouissante lumière de foi»

= ch.6 & 7 & 8 ; ici (5) p.~443

VS janvier 1936, p.78-84, L’accord du parfait amour

= ch.9-12 ; ici (6) p.~447

VS février 1936, p.185-191, L’accord du parfait amour (suite et fin)

= ch.13 à 18 ; ici (7) p.~452

VS juillet 1936, p.67-71, L’intime présence du Seigneur

= ch.65-66 ; ici (8) p.~457

VS septembre 1936, p.181-184, La vie du Christ en nous

= ch.47et 68 ; ici (9) p.~461

VS octobre 1936, p.294-301, La «possession divine»

= ch.69 à 72 [que je ne transcris : je renvoie à la proche mais meilleure traduction d’Albert Deblaere, cf. supra]

Je donne ensuite les textes parus dans Études carmélitaines :

EC, 1935, Le grand silence du Carmel, p.~464

= 1er livre 2e partie ch.139-158

EC, avril 1931, De la vie « Marie-forme » au Mariage mystique, p.~487

= 2e livre ch.215, 3e livre ch.2-16

EC, 1931, Traité de la vie « Marie-forme » Michel de Saint-Augustin, p.~519

= CHAPITRES I-XIV

Je transcrit enfin le tapuscrit « Marie Petyt I. Autobiographie » p.~563 sq.

= 1ere partie, ch.1-155



Reclassement par livres et chapitres suivant l’édition flamande

1er livre ch.1-155 Autobiographie

1er livre 2e partie ch.139-158 “Le grand silence...”

1er livre 2e partie, ch.207-229, 236-240, 249 “Maria a Santa Teresia...”

2e livre, ch.60-86 par Deblaere

2e livre, ch.215, “De la vie ‘Marie forme’ au mariage...”

3e livre, ch. 2 à 16



Bibliographie des études et des éditions de Marie Petyt et Michel de Saint-Augustin

Maria Petyt, A Carmelite Mystic in Wartime, editors Joseph Chalmers, Elisabeth Hense, Veronic Meeuwsen and Esther Vate, Radbout Studies in Humanities, Brill, 2015,

http://booksandjournals.brillonline.com/content/books/9789004291874

Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure et pratique fruitive de la vie mystique, Éditions Parole et Silence, 2005.

Paul Mommaers, DS, t.12, notice “PAYS-BAS, IV. Les XVIe et XVIIe siècles, col. 746 à 750 : [...] ‘Le rayonnement du Carmel réformé, dans la seconde moitié du 17e siècle, est dominé par une mystique originale, Maria Petyt.

Albert Deblaere, Essays on mystical literature, 223 sq. – Précédemment paru dans Carmelus 26 (1979) 3-76.

DE MYSTIEKE SCHRJJFSTER MARIA PETYT (1623-1677) par Albert DEBLAERE S.J., Edition : De Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, SECRETARIE DER ACADEMIE, Koningstraat, 18 GENT, 1962. – Traduction par Jean-Marie PIOTROWSKI, Édition : SIERRE, 1994.

Albert Deblaere, S.J. (1916-1994), Essais sur la littérature mystique, Edited by Rob Faesen, S.J., Leuven University press, 2004. [reprise de contributions essentielles parues en français; en flamand; contributions en hommage de ses élèves-disciples]. Paru précédemment dans Studia Missionalia 26 (1977) 117-147)

Traductions partielles éditées par L. van den Bossche en premier lieu dans Vie Spirituelle, revue accessible et téléchargeable sous Gallica. Leur liste est donnée par André Derville, DS tome 12, col. 1229, bibliographie infra.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34406663m/date&rk=21459; 2

D. Tronc, Expériences mystiques en Occident II. L’invasion mystique en France des Ordres anciens & III. Ordres nouveaux et Figures singulières. Éditions Les Deux Océans, 2012, & 2014.

A. Derville, Dictionnaire de Spiritualité, tome12, Beauchesne, 1984, colonnes 1227 à 1229 : ‘PETYT (MARIA; MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE), tertiaire du Carmel, 1623-1677. — 1. Vie — 2. Doctrine’ - [3. Bibliographie] :

Rappel de [3. Bibliographie] :

« J.R.A. Merlier a établi une éd. critique de l’autobiographie de M.P. : Net Leven van Maria Petyt, Zutphen, s d (1976).

« L. van den Bossche a publié de nombreux extraits traduits en français dans VSS d’abord (février 1928, p. 201-41; déc. 1928, p. 105-20; janv. 1929, p. 169-201; février 1929, p. 242-54; déc. 1931, p. 149-66; janv. 1932, p. 43-50), puis dans VS [Vie Spirituelle] (t. 43, 1935, p. 66-73, 181-86, 288-93; t. 46, 1936, p. 78-84, 185-91; t. 47, 1936, p. 290-95; t. 48, 1936, p. 67-71, 181-84; t. 49, 1936, p. 294-30). On lui doit aussi : Vie mariale, fragments traduits, Bruges-Paris, 1928; Union mystique à Marie, coll. Cahiers de la Vierge 15, Juvisy (1936); dans Études carmélitaines : De la vie ‘marie-forme au mariage mystique (t. 16, 1931, p. 236-50; t. 17, 1932, p. 279-94) et ‘Le grand silence du Carmel. La vocation de Marie de Sainte-Thérèse (t. 20, 1935, p. 233-47).

« Les traductions de van den Bossche ont servi de base à des trad. anglaises : par Th. McGinnis (Life with Mary, New York, 1953; Union with Our Lady, Marian Writings of Ven. Maria Petyt..., 1954) et par V. Poslusney (Life in and for Mary, Chicago, 1954).

« Études : voir surtout celles de A. Deblaere, qui ont servi à l’établissement de cette notice : De mystieke Schrijfster Maria Petyt, Gand, 1962; notice Petyt, dans Biographie nationale (de Belgique), t. 33 (Supplément, t. 5/2), 1966, col. 590-93; Maria Petyt, écrivain et mystique flamande dans Carmelus, t. 26, 1979, p. 3-76.

DS, t. 1, col. 463, 1150; t. 3, col. 1640; t. 4, col. 673, 977; t. 5, col. 661, 1371; t. 7, col. 74, 1916; t. 10, col. 615. /André DERVILLE.

































MARIA PETYT (1623-1677)

Mystique flamande


II


Textes traduits par

Louis van den Bossche

&

Leurs contextes







Dossier assemblé par Dominique Tronc

Présentation

(Rappel)

Maria Petyt (1623-1677) prend place entre Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) et Madame Guyon (1648-1717). Elle témoigne d’une expérience commune menée à terme, partage leur indépendance et parfois connaît la solitude des spirituels. En attendant que paraisse un jour une traduction complète de ses témoignages rédigés en flamand, j’assemble un dossier de ce qui, disponible en français depuis longtemps, est devenu pratiquement inaccessible. Son intérêt dépasse largement celui offert par un assemblage de traductions.

Après avoir bénéficié de l’intérêt qui fut porté avec constance sur Marie Petyt par le très pénétrant spirituel Albert Deblaere, voici en tome II les traductions antérieures entreprises par Louis van den Bossche, dont se détache une suite continue autobiographique.

Cet ensemble de textes livre une expérience mystique menée sur toute la durée d’une vie en suivant un cheminement divers, mais ascendant. L’intériorité est associée au rendu précis et vivant d’une vie journalière concrète menée de façon discrète au sein du monde bourgeois flamand.

Les traductions d’écrits de Marie Petyt préparées par Louis Van der Bossche 84 commencent par ses contributions parues dans la Vie Spirituelle ; elles se poursuivent dans la Revue carmélitaine; je reproduis ces traductions en suivant l’ordre de leurs parutions ; j’achève sur son projet apparemment non publié 85 dont ma transcription se limite à sa première moitié, récit continu autobiographique. J’ai transcrit une copie carbone aujourd’hui presque effacée.

La séquence selon l’édition flamande est reconstituée en fin de ce tome II, dans la section « Bibliographies, reprises, classements ». Ne pas oublier les chapitres transcrits par Albert Deblaere reproduits tome I.

C’est en fait tout l’ensemble de ces textes issus de Maria Petyt qui demeure irremplaçable et risquait d’être perdu. Il rétablit la vie intime d’une très grande figure, la digne héritière des grandes béguines du Nord Hadewijch I et II. Elle nous est plus proche par ce que l’on peut considérer comme un journal intime. Il va « jusqu’au fond des choses » grâce à un directeur mystique en qui elle pouvait se confier, Michel de Saint-Augustin, que l’on appréciera indépendamment ailleurs 86.

Les écrits de Marie Petyt ne séparent jamais la vie intérieure de la vie concrète. Elle vivra encore plus de dix années, aussi avons-nous droit de suggérer un inachèvement spirituel à l’époque de sa rédaction. C’est un tel inachèvement qui nous la rend si proche !

Son autobiographie constitue un contrepoint unique à la Vie par elle-même de madame Guyo qui livra le vécu également difficile de l’autre grande «dame directrice87», sa presque contemporaine.

Je conclue en soulignant l’intérêt de ce dossier couvrant deux tomes 88 : il fait se rencontrer trois mystiques : Maria Petyt, Michel de Saint-Augustin, Albert Deblaere.



Chronologie

1621 Naissance de Michel de Saint-Augustin

1623 Naissance de Maria Petyt


À Gand, Chanoinesse de Saint-Augustin puis béguine.

Peremier médiocre confesseur pendant quatre années.

1647 Rencontre entre Maria et Michel.

Sa direction éclairée prend la relève de la précédente. Elle dure seize mois puis sera poursuivie par correspondance.


1657 Communauté naissante à Malines

Son père naturel meurt en 1663.

1667 Achèvement de sa relation biographique


1677 Décès de Maria Petyt


1684 Décès de Michel de Saint-Augustin









Traductions de Louis van den Bossche






VSS, Février 1928, pages 201-241. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS. 

Maria a Santa Teresia (1623–1677)

[Présentation par L. van den Bossche :]

Maria Petyt naquit à Haezebrouck le 1er janvier 1623. Placée par sa naissance dans le milieu bourgeois de commerçants riches mais sincèrement croyants, elle y reçut une première éducation toute imprégnée de foi et perçut, dès le plus bas âge, l’appel de grâces de choix. Toute son enfance et sa jeunesse en partie se passent cependant à âtre prise et à se déprendre, à recevoir le don puis à lui opposer l’indifférence d’une vie orientée vers le monde. Elle-même a raconté, — le plus simplement —, cette suite de faits dont nous avons peine à saisir la logique, la voyant tantôt toute à Dieu, puis toute attachée à l’aisance de son milieu et l’esprit occupé de projets exclusivement mondains. Celle qui, à l’âge de douze ans, demeure deux heures durant en oraison mentale, — «une oraison nettement surnaturelle», affirme-t-elle —, nous la verrons, à seize ans, partir en pèlerinage à Notre-Dame «afin de devenir jolie et de pouvoir plaire»!

Aussi bien ce pèlerinage lui donna-t-il le coup de grâce, et cette fois Dieu l’avait touchée sans merci. A. partir de ce jour elle demeure chez elle en attendant de pouvoir répondre entièrement à sa vocation; et dans la maison de commerce paternelle, qui n’a rien de commun avec un ermitage, elle vit déjà en recluse. Si les circonstances lui interdisent d’être solitaire de fait, elle possède et cultive l’esprit de solitude.

Une seule chose semble expliquer les alternatives déconcertantes de cette vie d’enfant et de jeune fille, une vocation très spéciale en même temps que très évidente : son appel à [202] la vie de recluse. Enfant pieuse élevée dans une famille dévote, accueillie dans certains couvents où l’observance n’était pas trop rude, nièce de religieuses, l’on pouvait s’attendre à lui voir suivre naturellement une voie tracée qui, à là requis et du consentement des parents, l’eût conduite à faire profession dans quelque maison ni trop austère, ni trop éloignée.

En réalité, Dieu la destinait à une vie plus haute et plus exceptionnelle aussi, dont par instants elle semble avoir eu pressentiment.

Elle n’a pas six ans lorsqu’elle dévoile naïvement la certitude de sa vocation religieuse à ses maîtresses d’école. Celles ci, — des tertiaires régulières franciscaines —, ne voyant qu jeu d’enfant dans les paroles de cette fillette aimable, trouvent plaisir à lui faire dire ses projets, la prennent auprès d’elles, la font dîner au réfectoire de la communauté, dormir dans une cellule et lui promettent enfin que plus tard, quand elle aurait fait profession dans leur ordre, on lui réserverait une cellule d’une de ses tantes défunte qui avait été religieuse dans cette maison. Mais aussitôt l’enfant regimbe, et milieu où elle se complaît, elle y renonce d’avance, opposa aux gâteries des religieuses sa volonté d’entrer dans un ordre strictement cloîtré ou de mener la vie érémitique.

Toujours, pendant son enfance, l’on retrouve cette certitude calme, sous-jacente pour ainsi dire et qui lui permet de revenir sans grand heurt, d’une période de relâchement à une autre de belle ferveur.

N’est-il pas permis d’entrevoir ici un dessein providentiel qui l’a détournée d’une vocation trop facile et d’un chemin qui semblait s’indiquer? D’autre part, après le coup de grâce de son pèlerinage et tandis que sa volonté est désormais fixée les traverses ne cesseront pas de brouiller l’un après l’autre tous ses projets, jusqu’au jour où elle sera à la place voulue par Dieu.

Elle prend la résolution d’entrer chez les Chanoinesse régulières de Saint-Augustin à Gand, mais se heurte d’abord au refus de ses parents, ensuite à l’impossibilité d’apporter une dot, son père ayant été partiellement ruiné par l’invasion de troupes françaises. Enfin, quand tous les obstacles sont aplanis, elle entre et se voit contrainte de sortir après cinq mois parce qu’une certaine faiblesse de la vue l’empêche de suivra régulièrement l’Office. [203] Temporairement encore elle habite au petit béguinage de Gand où, parmi les rudes tentations de son isolement, Dieu lui révèle le secret d’une voie intérieure, «d’une extrême pureté», écrira-t-elle plus tard. Ici elle entre en contact avec les Carmes chaussés; et sans doute l’éducation de son âme avait-elle été rapidement poussée dans la voie de l’esprit, car son nouveau confesseur lui déclare qu’elle est appelée à «une vie plus silencieuse et plus solitaire que la vie conventuelle». Ayant fait profession dans le tiers-ordre du Carmel, elle occupe, avec une sœur tertiaire et la mère de celle-ci, une petite maison de Gand où elles suivent un règlement de vie que leur a fait le confesseur. Calomnies, médisances et mille autres avanies qui leur viennent d’une foule de gens médiocres...

Après très peu de temps elle reçoit la direction du P. Michel de Saint-Augustin (van Ballaer), homme de sainteté et de science éminentes, qui sut donner une orientation définitive à sa vie et qu’elle ne cessa plus d’avoir comme directeur spirituel.

En octobre 1657 elle vint à Malines, où résidait le P. Michel de Saint-Augustin et s’établit dans une maison appelée «l’Ermitage» située près de l’église des Carmes. Là, jusqu’au jour de sa mort et avec un très petit nombre de compagnes elle mènera la stricte vie des recluses.

La spiritualité de Maria a santa Teresia est nettement marquée des notes carmélitaines qui lui sont communiquées sans doute par la direction du P. Michel de Saint-Augustin, mais qu’elle tient plus encore d’une prédisposition surnaturelle et d’un goût inné. Une étude attentive de ses écrits permettrait même de saisir les nuances qui distinguent la réforme thérésienne de celle de Touraine (Vén. fr. Jean de Saint-Samson) que les Carmes chaussés de Belgique suivaient du temps de Marie de Sainte-Térèse; et l’on trouverait bien des points de ressemblance entre le grand contemplatif français, — le convers aveugle du couvent de Rennes —, qui a tant insisté sur la solitude érémitique du Carmel primitif, et la recluse flamande que la volonté même de Dieu plaça dans un isolement «qu’aucun couvent ne pouvait lui donner».

Le point le plus essentiel de sa spiritualité, et qui lui donne une portée générale, semble être une extrême purification des puissances supérieures; et certaines pages où elle [204] parle de la réduction de l’intelligence, de la volonté, de la mémoire, reportent invinciblement à saint Jean de la Croix. Elle a passé d’ailleurs par toutes les souffrances des purifications passives et traversa une nuit obscure qui dura quatre ou cinq ans, après les premiers mois de son séjour à Malines. Et c’est encore «au milieu de la Nuit, comme l’écrit son confesseur, que l’Époux est venu et l’a trouvée veillant dans sa déréliction et ne possédant pas autre chose que la lampe de sa Foi nue».

Les fragments qui furent ici traduits sont dans l’œuvre de la Recluse carmélitaine comme une trouée de lumière précédant immédiatement le Mariage mystique (novembre 1668).

Vie Mariale (LIVRE I, IIe PARTIE)

(Ch.207)

Je crois que l’aimable Mère me commande d’expliquer un peu plus au long ce qu’il m’est parfois gratuitement donné d’expérimenter et de goûter de cette vie en Marie, ou Vie Mariale. Aujourd’hui je vois clairement que j’ai mal fait en rétractant et faisant modifier ce que j’avais écrit à Votre Révérence au sujet de ce degré un peu plus élevé que la simple union à Dieu et que l’aimable Mère m’avait fait gravir. Car il en est réellement comme je l’écrivais alors à Votre Révérence que par la grâce divine l’on peut s’élever encore de quelques degrés dans l’état de perfection, malgré que l’état de pure et simple union avec Dieu soit le Bien suprême.

Sans doute, dans la façon habituelle de s’exprimer, est-il bien vrai que Dieu est la seule et suprême fin et qu’en l’obtention, la contemplation et la fruition de ce Bien suprême est contenu tout le bonheur et toute la félicité de l’âme, dans cette vie et dans l’autre. Et, dans ce sens, l’âme ne peut tendre ni atteindre plus haut.

Mais dans un autre sens, l’âme peut cependant désirer [205] davantage et y tendre, et cela d’une manière qui a quelque analogie avec l’état des âmes bienheureuses du ciel. Les saints possèdent tous une gloire, une félicité, une joie, une jouissance, une satiété qui leur viennent de la contemplation, de l’amour et de la fruition de la Face divine et de l’Être divin. La lumière de gloire et de l’amour sanctifiant les traversent et les font resplendissantes; et c’est en quoi réside leur bonheur suprême et leur béatitude. L’on sait néanmoins que certains saints ou bienheureux reçoivent en dehors de celle-ci une gloire et une joie en quelque sorte supplémentaires, chacun dans la mesure de ses mérites ou selon la convenance de Dieu...

Une chose analogue se passe dès cette vie lorsque certaines âmes sont favorisées de dons, de grâces, de faveurs supplémentaires par lesquelles, s’il est permis de dire, elles deviennent en ceci semblables aux saints et parviennent à un genre plus excellent de vie d’union et de fruition en Dieu. Et dans ce sens, cela constitue un degré un peu plus élevé encore que celui de la simple union mystique et l’on peut l’appeler vraiment un degré plus élevé. Car, ce que j’expérimente et goûte de cette vie en Marie, — ou vie Mariale —, me paraît être une double vie, comme la vie dans le Christ, — ou Christiforme —, est une double vie, alors que la vie sinon n’est que simple.

(Ch.208)

Ici je voudrais préciser un peu comment j’entends que cette vie est doublement divine et comment elle constitue un degré légèrement supérieur à celui de la pure et simple union à la seule Déité. Cette simple union peut se comparer à la gloire essentielle ou réelle, tandis que l’autre se compare mieux à la gloire surajoutée ou adventice dont certains bienheureux se trouvent favorisés en dehors de cette gloire essentielle départie à tous sans distinction.

Il m’est parfois montré, et donné, une vie de l’esprit en Marie, un repos en Marie, une jouissance, une fusion, une perte, une union en Marie. [206]

Voici comment cela s’opère. En toute simplicité, nudité, tranquillité, l’esprit tourné vers Dieu et répandu dans son Être sans images par l’adhésion, la contemplation et la fruition de cet Être absolument simple, il arrive que mon âme expérimente à côté de cela une adhérence aussi, une contemplation, une fruition de Marie en tant qu’Elle est une avec Dieu et unie à Lui. Goûtant Dieu, je goûte aussi Marie, comme si Elle n’était qu’une avec Dieu et non distincte de Lui. Si bien que Dieu et Marie ne semblent être pour l’âme qu’un seul objet, à la manière presque de la sainte Humanité du Christ, que l’on contemple unie à la Divinité et ne faisant de ces deux natures qu’une seule Personne et qu’un seul objet (de contemplation).

Quoiqu’il n’y ait point en Marie l’union personnelle avec la déité, comme elle est réalisée dans le Christ, mais uniquement une sainte et gratuite union, celle-ci est néanmoins infiniment plus excellente en Elle que dans la plus éminente des créatures; et Dieu, à l’âme qui contemple, montre Marie parfaitement une avec Lui et unie à Lui sans que l’on puisse distinguer quelque intermédiaire dans cette union. Il me semble alors baiser et embrasser Marie dans une merveilleuse liquéfaction de mon être en Elle en même temps qu’en Dieu. Parfois aussi il me semble être prise et enfermé dans son Cœur très pur, très aimable et brûlant. Et je suis comme enivrée et folle d’amour pour Elle en même temps que pour Dieu, me répandant toute dans cette union. Et ainsi est réalisée une vie divine à la fois double et simple, qui constitue une manière pure, noble, élevée et parfaite d’aimer notre sainte Mère; encore que bien peu connaissent cette vie par expérience. Cette vie pour Marie et en Marie, en même temps que pour et en Dieu, est proprement réservée à ses seuls vrais amoureux, à ses «Mignons» et aux petits enfants gâtés qu’Elle s’est choisis.

Il ne m’étonne point du tout que notre saint Pierre Thomas ait été constamment occupé de l’aimable Mère et qu’il ait eu pour Elle une dévotion, un amoureux attrait, une [207] attention et un amour si singulier qu’il semblait ne la pouvoir oublier un seul instant. Son cœur et toutes les puissances de son âme étaient sursaturés de la connaissance de Marie, de son souvenir et de son amour; et quelque chose qu’il fit, qu’il parlât, qu’il mangeât, qu’il bût, le tout était confit dans cet amour et dans le doux nom de Marie. C’est pour cela qu’il reçut à bon droit dans son cœur l’empreinte de ce très doux Nom. Car la longue habitude qu’il avait prise de porter ainsi Marie dans son cœur et de l’aimer d’un brûlant amour, l’avait fait en quelque sorte se fondre en Marie, être uni à Elle et même, pour un temps, être comme transformé en Elle et, par l’amour, changé ou perdu en Elle en même temps qu’en Dieu, car l’un ne va jamais sans l’autre.

(Ch.209)

La vie Mariale, — cette vie en Marie, pour Elle et avec Elle —, tient toute sa noblesse, sa dignité, son éminence et sa perfection de l’union à Dieu dont jouit la sainte Vierge, ainsi que de la surabondance et de la participation des grâces, propriétés et perfections divines qui sont infuses en Elle pour ainsi dire sans mesure. Elle les possède, à la vérité, d’une manière que l’homme ne peut ni exprimer, ni concevoir, et qui est en Elle infiniment plus éminente que dans le plus pur des êtres créés.

Aussi la vie Mariale puise-t-elle sa noblesse et son excellence, comme dans un abîme inépuisable de tout Bien, dans ce fait qu’elle contemple, aime, étreint Marie, la considérant comme saturée, obombrée ou translumineuse de la Divinité à laquelle Elle est unie.

N’était cette simultanéité dans la contemplation, cette dernière deviendrait considérablement plus grossière et moins parfaite. Car si l’on devait contempler Marie, l’aimer, être poussé vers Elle comme on l’est vers un être créé, au lieu de la contempler dans son unification avec Dieu, cette contemplation produirait nécessairement quelque amour naturel ou sensible, ce qui poserait un intermédiaire entre Dieu et l’âme, et conduirait celle-ci à la [208] multiplicité. Car, tel est l’objet, tel aussi l’amour qui dérive. L’objet est-il surnaturel et purement spirituel, l’amour qui lui est proportionné est tel aussi.

Il y a dans mon âme comme une lueur qui me fait comprendre pourquoi l’aimable Mère est plus unie à Dieu, plus sursaturée de l’Être divin et pourquoi, en conséquence elle participe aux attributs et aux perfections de Dieu plus que les saints les plus éminents ou que les Esprits Angéliques. La raison en est que Dieu l’a faite digne de concevoir dans sa chair virginale le Verbe Éternel du Père; que le Verbe ayant reposé neuf mois durant en Elle, sa nature son âme, son corps furent à ce point divinisés, faits divins, sursaturés, pleinement absorbés en Lui, transformés et comme changés en Lui-même par le lien puissant e infrangible de l’amour que le Verbe Éternel porte à Marie et de l’amour réciproque d’Elle à Lui, et cela dans un mesure sans mesure et d’une manière incompréhensible.

(Ch.210)

Le Bien-Aimé me fait comprendre et voir, par les yeux illuminés de la Foi, l’excellence de Marie, son incompréhensible élévation, sa puissance et son autorité. Car Dieu L’a établie pour l’éternité, entre Sa Majesté et l’homme, médiatrice, avocate et Celle qui apaise la justice divine. Je vois avec évidence que Dieu l’a faite dispensatrice de toutes ses grâces divines, de ses faveurs, de ses bontés envers l’homme; de telle sorte que rien absolument ne se répand ou ne descend gratuitement et gracieusement sur l’homme si ce n’est par les mains de cette très vénérable Mère. Tout doit passer par ses mains généreuses, comme la pluie passe par une gouttière ou par un tuyau. Dieu a voulu la magnifier par ces prérogatives, parce qu’Il l’a trouvée digne entre toutes les autres femmes d’être sa Mère. Et pour cela Il l’a rendue si semblable à Lui-même, Il l’a revêtue de ses attributs divins et, à tel point unie à son Père, qu’Elle m’apparaît comme une avec Dieu...

Cela explique comment il se fait que notre cœur brûle d’une telle ardeur dans cet amour, et pourquoi, — surtout [209] dans le temps des Fêtes de Marie —, l’on éprouve, presque sans interruption, une certaine chaleur divine dans la région du cœur, dans la poitrine, — une chaleur si différente de celle qui est d’ordre naturel. Aussi ne puis-je perdre son souvenir, ne fût-ce qu’un seul instant pendant tout un jour, pas plus que je ne puis oublier Dieu Lui-même. Et de là vient que je me perds en Elle par l’Amour, que je me fonds en Elle et suis comme consumée. Car cet amour, à la fois puissant, ardent, fort et cependant tout intérieur, me conduit jusqu’à l’oubli de moi-même et de tout le créé; et ses flammes intérieures tirent vers le haut et soulèvent à la fois l’âme et le corps. J’ignore d’ailleurs si ce fait se réalise vraiment ainsi.

Mon bonheur et ma joie sont si grands, si surabondants, de voir quelle est sa puissance, sa majesté, son élévation, son honneur et comme Elle est inexprimablement aimée de Dieu, que je ne sais plus que faire ou que dire pour rendre grâces, pour louer, pour magnifier Dieu et la Vierge en proportion de la lumière et de la connaissance que je reçois à cet instant. Mais, me sentant incapable de le faire, je demeure dans un intime silence et dans le repos de l’amour. Car l’esprit défaille d’étonnement et d’admiration devant l’immensité de cet admirable mystère qui dépasse sa compréhension, et il se rend vaincu et captif, laissant seule la volonté toute occupée d’aimer.

(Ch.211)

Dans sa bonté, Dieu m’accorde aussi la grâce de respirer tout suavement en Marie, de vivre en Elle, éprouvant une exceptionnelle douceur à entendre, à dire ce Nom infiniment doux, voire même, à y penser seulement. A tel point que mon âme et que mon cœur semblent se fondre en tendresse et dans une intime saveur. Aussi, ne pouvant me rassasier de répéter ce Nom sans cesse, soit des lèvres, soit du cœur ou en pensée, j’y puise un tel plaisir spirituel, un contentement, une joie, un plaisir et de tels bondissements du cœur, qu’il semble à chaque fois, qu’une flamme nouvelle jaillisse de mon âme. [210] C’est pourquoi je me suis tant réjouie et j’ai béni Dieu de l’instauration de la glorieuse fête du St Nom de Marie, ainsi que de la faveur faite à notre Ordre de préférence d’autres, de la pouvoir célébrer avec cette solennité. Mais il m’est venu quelque tristesse de voir le peu de dévotion et de zèle des gens, et surtout des Filles spirituelles et Sœurs en religion que l’on rencontre si peu aux offices solennels de ce jour.

Ce jour-là il fut imprimé dans mon âme une certaine vue me montrant combien Satan semblait rugir et griffer de rage, de regret, de haine et de dépit, de ce que ce Nom, glorieux et très doux se trouvait ainsi honoré et magnifié : Cette vue fit augmenter ma joie, mon contentement et aussi mes actions de grâces envers ce Dieu qui avait inspiré toutes ces choses. Me moquant de Satan, je lui disais : O vilaine Bête, comme tu dois avoir le regret que cette petite Vierge t’ait broyé la tête et ravi ta puissance! Tu ne peux plus rien et tu n’es plus qu’une pauvre, une faible mouche dès l’instant qu’il plaît à cette douce et aimable petite Vierge de mettre en œuvre sa puissance et son autorité. Mais, ô Bête maudite et damnée, tu n’empêcheras pas cependant qu’Elle soit exaltée, honorée, chérie. Tu ne peux rien contre Elle, ni même contre tous ceux qui l’aiment et placent en Elle leur confiance. Et je me glorifie de ce qu’Elle ait tant d’empire sur toi. Je ne crains ni tes ruses ni tes violences, ni maintenant ni à l’heure de ma mort. Car j’ai l’espoir qu’alors comme maintenant, je porterai son très doux Nom gravé dans mon cœur; et quand tu verras ce cœur scellé de ce sceau divin, tu n’auras pas l’audace d’approcher.

(Ch.212)

Il me fut encore donné une petite lueur d’intelligence plus distincte de cette vie en Marie, pour Marie et dirigée vers Elle. Elle prend maintenant un sens plus général et sa pratique est plus commune que dans tout ce qui précède. Voici les paroles où je trouve les clartés me permettant d’expliquer ce que j’entends et expérimente de [211] tout ceci. Ces paroles sont : «Que l’âme vaut davantage par l’amour contemplatif que par l’activité qu’elle peut produire.» Cela confirme tout ce que j’ai écrit précédemment au sujet de cette vie en Marie; et c’est surtout dans ce sens qu’il faut entendre cette fusion, cette jouissance, — cette union en Marie et avec Elle, et cette transformation, cette transformation en Elle, dont j’ai parlé. Car la nature de l’amour est d’unir avec et dans l’objet aimé. Aussi l’amour fait-il se compénétrer et se fusionner celui qui aime et ce qui est aimé jusqu’à ne plus avoir l’apparence que d’une même chose. Dans ce sens, l’amour très tendre, violent, brûlant et unifiant conduit l’âme qui aime Marie à vivre en Elle, à se fondre en Elle, à Lui être unie et à d’autres effets et transformations, conformément à son genre et à sa nature, parce qu’elle se trouve dans un état de perfection et possède sa pleine efficience, surtout lorsque l’Esprit divin conduit ainsi son amour et le stimule.

Ainsi donc, lorsque le Père Éternel envoie dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, criant : Abba, Père! quand nous agissons et quand nous n’agissons pas; c’est-à-dire lorsqu’Il réalise en nous une tendresse, un amour d’enfants envers le Père du ciel, alors cet Esprit du Fils réalise en outre une tendresse et un amour d’enfants envers cette infiniment douce et aimable Mère. Et dans ce sens, le Père Éternel envoie aussi dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, criant : Mère, Mère! Car c’est un seul et même Esprit, — l’Esprit du Christ —, qui suscite dans les âmes cet amour filial et cette vie en Marie, comme il suscite un amour filial et une vie en Dieu; et tout cela selon la manière où ceci fut réalisé en Notre-Seigneur Jésus. Ceci contient des Mystères, et je passe gardant un saint silence; mais chacun peut en avoir l’expérience dans la mesure de son amour.

(Ch.213)

Mercredi et jeudi, 19 et 20 septembre i668, il a plu à la Bonté de Dieu de nous faire plus clairement comprendre la grandeur, l’élévation, l’éminente dignité, [212] la majesté, l’autorité et la puissance de la tout aimable Mère, en même temps que l’incompréhensible et inexprimable amour que Dieu a pour Elle. Et de cet abîme d’amour demeurant en son divin Cœur, Dieu a puisé une telle surabondance de grâces sans nombre, de privilège et de prérogatives, qu’il ne Lui était guère possible, pour ainsi dire, de donner davantage ni de la rendre plus éminente encore ou plus digne, plus belle, plus élevée, plus insigne que sa Majesté ne l’avait faite. Dans ce sens, le toute-puissance, la sagesse et la bonté de Dieu ne pouvaient pas produire une créature plus noble, plus pure plus digne, plus belle et plus éminente que ne l’est sa trè aimable Mère, notre Mère.

Je vois avec évidence et je comprends que Dieu, par une ineffable complaisance envers cette aimable Mère s’est comme répandu en elle, et qu’il l’a comblée et revêtue de ses attributs divins et de ses perfections autant qu’un être créé pouvait en recevoir. Elle ne pouvait pas recevoir plus qu’Elle n’a reçu; car, étant parvenue à une toute claire connaissance et à un brûlant amour de Dieu par la grâce divine infuse et à cause de sa souplesse à répondre et coopérer, Elle est montée bien au-dessus de plus éminents des Chœurs angéliques.

C’est pourquoi l’ange Gabriel L’a fort bien saluée disant : «Je vous salue, pleine de grâces.» Car Elle est en effet sursaturée de grâces au point que cette surabondance déborde sur nous, dans ce triste val de larmes. Ell humecte et arrose la terre de nos âmes d’une abondance de grâces qui excitent, préviennent, accompagnent, fortifient et font persévérer. Elle rend fertile cette terre et productive d’œuvres vertueuses et méritoires, utiles et nécessaires au salut de l’âme.

(Ch. 214)

Ah, quelle multitude de grâces je vois descendre en nous et nous être données en partage par cette aimable main et passer ainsi par ce divin canal! Je crois voir que Dieu plaça le salut de tout homme dans les mains [213] de cette tout aimable Mère. Mais je vois en même temps que les soins de cette chère Mère portent sur cet unique objet de conduire tous les hommes à la Béatitude. Et malgré qu’Elle demeure dans la haute fruition et contemplation de l’Être divin, Elle n’oublie pas cependant notre misère et nos besoins; mais ses regards, tout de bonté, de compassion, de tendresse et de maternelle affection, sont pour ainsi dire tournés sans cesse vers nous, pour assister, secourir, consoler dans le péril, tant physique que spirituel, tous ceux qui l’implorent avec confiance.

Ainsi l’aigle, malgré la hauteur de son vol et que son regard fixe le soleil, n’oublie pas ses petits cependant; mais à tout moment ses yeux se tournent vivement vers eux, cherchant à connaître s’il ne leur manque rien ou si, d’un point quelconque de l’horizon, il n’arrive pas un rapace qui pourrait leur faire du mal. Et c’est pour cela e nous sommes tous tellement tenus de servir cette tout aimable Mère, de l’honorer et de l’aimer de toute la tendresse d’un filial amour.

Ces connaissances certaines proposées à mon âme, et d’autres semblables, font croître la très haute estime, le respect et l’amour envers l’aimable Mère et donnent à ces sentiments plus de stabilité, de simplicité et de pureté. Il semble que notre tendresse ne peut plus être séparée d’Elle; et le cœur est comme blessé d’une flamme amoureuse qui élève l’âme, avec une force unique, jusqu’à la consommation de l’amour. Car chaque aspect nouveau des merveilles que Dieu réalisa en Elle et de l’amour que Dieu lui témoigne, attire l’âme chaque fois dans une profondeur ou dans une altitude d’admiration, où elle contemple ces choses le cœur brûlant et où elle demeure comme absorbée, l’esprit se trouvant incapable de comprendre les merveilles qui sont ici dévoilées.

Mais l’amour n’étant pas encore comblé, il monte en bouillonnant du plus secret du cœur, et il voudrait crier son admiration. Il cherche des noms qui révéleraient la grandeur, la dignité de cette mienne tout aimable Mère, [214] et des paroles capables de la louer, bénir et magnifie Aussi l’amour prononce-t-il alors de singulières choses pour bénir, louer, exalter Celle qu’il aime tant, pareil à l’amoureux follement épris qui ne sait plus, qu’inventer pour mieux faire valoir la beauté de celle qu’il aime. Une petite lueur divine me fut encore donnée, dans laquelle le Bien-Aimé me fait voir que Dieu trouve plus de satisfaction et se complaît davantage en l’aimable Mère et que, par conséquent, Il lui porte un plus grand amour qu’à tous les saints réunis.

(Ch.215)

La grâce divine me donne en outre d’expérimenter que cette vie dans, avec et par Marie et simultanément en Dieu, pour, avec et par Lui, peut être pratiqué avec une simplicité, une intériorité, une abstraction d’esprit presque aussi grandes que la vie dans la seule et pure Déité. Si bien qu’à ces moments il ne subsiste dans l’esprit que fort peu de représentations de la personne de Marie, parce que l’âme a su la considérer tellement unie à Dieu et en Dieu. Avec une tranquillité parfaite, une simplicité, une intimité, une tendresse, les trois facultés de mémoire, d’intelligence et de volonté sont occupées en Marie et en Dieu à la fois, au point que mon âme ne peut guère se rendre compte du mode ou de la nature des notions qui la traversent alors. Mais d’une façon confuse, elle connaît cependant et elle sent très bien que la mémoire est occupée du souvenir tout simple de Dieu et de Marie; que l’intelligence possède une dépouillée, pure et certaine connaissance ou contemplation de Dieu présent et de Marie en Dieu; et que la volonté, par un très tranquille, intense, doux, tendre et cependant très spirituel amour, adhère à Dieu et à Marie.

J’appelle cet amour «spirituel» parce qu’il semble à ce moment jeter ses étincelles et agir dans la partie supérieure de l’âme, dans un détachement de la partie inférieure ou des puissances sensibles, étant ainsi mieux proportionné à l’intime fusion, à l’immersion et à l’union en Dieu et avec Lui, en Marie et avec Elle. [215]

En effet, les puissances de l’âme, d’une façon éminente et parfaite, n’ayant plus d’autre occupation ni d’autre souci que la pensée, la connaissance et l’amour de Dieu et de Marie, il survient une si intime et ferme adhésion de l’âme entière à Dieu et à Marie que, par un amour de fusion, ils semblent devenir un seul être tous les trois : Dieu, Marie et l’âme, comme si les trois étaient en un seul fondus, noyés, absorbés et transformés en un seul.

Ceci est la fin dernière et suprême où l’âme puisse atteindre dans la pratique de cette vie mariale. Tel est l’unique fruit ou, du moins, le principal effet de cet exercice d’amour envers Marie, qu’Elle, — c.-à-d. Marie —, devient un moyen et un lien plus ferme liant et unissant l’âme à Dieu. Ainsi donne-t-Elle à l’âme aimante un aliment et une aide lui permettant d’atteindre avec plus d’assurance et de perfection la vie contemplative, unitive, transformante en Dieu, et d’y demeurer établie, — comme je l’ai écrit tout dernièrement à Votre Révérence.

(Ch.216)

Cette vie mariale en Marie ne plaît pas à la plupart des esprits mystiques et des âmes contemplatives. Ils sont d’un autre sentiment, comme si cette vie en Marie devait être un empêchement à la plus pure union et fruition en Dieu, à la silencieuse prière intérieure, et ainsi de suite. Comme ils entendent la chose et se l’imaginent, elle leur paraît trop grossière, trop matérielle et trop multiple, parce qu’ils ne saisissent pas la manière vraie et simple de la pratiquer tout en esprit.

C’est malgré tout l’esprit qui agit et dirige ici, même lorsqu’à cette contemplation, à cet attrait, à cet amour de l’âme semble un peu plus se mêler l’activité des puissances sensibles. Il n’y a pas dans ce cas le moindre empêchement, ni moyen interposé entre le Bien suprême, entre le pur Être de Dieu et l’âme. Il y a là plutôt une aide fournie à l’âme, lui permettant d’arriver plus aisément à Dieu et d’être plus parfaitement établie en Lui; — et cela pour les raisons que je dirai plus loin. [216]

Que ces esprits éminents prennent bien garde à Ia vie de tant de saints, même de ceux qui eurent une grande excellence dans la vie contemplative et mystique, tels que saint Bernard, saint Bonaventure, sainte Thérèse, sainte Madeleine de Pazzi et bien d’autres. Ils verront bien que ceux-là aussi furent remarquables par leur dévotion envers l’aimable Mère et par leur vie mariale; et que leur très tendre, innocent et filial amour envers Marie n’apporta point de nuisance à leur vie divine en Dieu, pour la simple raison que l’Esprit de Dieu les agissait ainsi en temps voulu, sans que leur adhésion et union à Dieu en devint plus médiate, mais de façon qu’ils y trouvassent au contraire un aliment et une plus ferme assise à leur déiforme et divine vie.

(Ch.217)

Je dois encore parler ici d’une chose admirable que je ressens et expérimente touchant cette vie en Marie et en Dieu. Je ne sais pas vraiment si je me comprends bien. Mais il semble, par cette habitude de posséder ainsi cette aimable Mère dans le cœur et dans le sentiment, que notre esprit est dirigé, vécu pour ainsi dire et possédé par l’Esprit de Marie, dans l’agir comme dans le pâtir; que l’Esprit de Marie agit toutes choses à travers moi, tout comme précédemment l’Esprit de Jésus paraissait diriger et être la vie de mon âme qui, pour un temps, semblait être possédée par Lui. Alors l’Esprit de Jésus agissait toutes choses à travers moi, et sous sa conduite et son action, j’étais comme portée et passive. Il y eut en moi une connaissance expérimentale de la Vie de Jésus, et elle fut en moi manifestée.

C’est presque de la même manière que l’Esprit de Marie semble aujourd’hui vivre en nous, commander aux mouvements des puissances de l’âme, les mouvoir et les pousser soit à l’acte, soit au non-acte, afin de les faire vivre en Dieu d’une manière nouvelle et jusqu’à ce jour non encore expérimentée. Marie apparaît ainsi comme notre vie ou comme une tiède atmosphère donnant la vie et dans la-[217]quelle et par laquelle nous respirons une vie en Dieu d’une manière plus noble et plus élevée que jamais auparavant.

Si je dis : «manière plus noble et plus élevée», c’est une façon d’exprimer que cette manière de vivre en Dieu, dans et par Marie, est plus facile comme étant mieux proportionnée à notre faible capacité réceptive, parce que tant qu’il demeure lié à notre corps mortel, notre regard intérieur reste trop faible et trop débile pour contempler Dieu en pleine clarté, tel qu’Il est, et ne le peut faire que dans l’obscure lumière de la Foi.

Mais lorsque nous recevons la grâce de pouvoir contempler Dieu et de L’aimer en Marie et par Marie unie à Dieu, alors Dieu se montre en Marie et par Elle, comme dans un miroir. Et les rayons et les reflets de sa Déité sont mieux à la mesure de notre petite capacité et à la faiblesse de l’œil de notre intelligence. De cette façon il nous est possible de persévérer plus longtemps dans la contemplation et la fruition de Dieu, ainsi que de connaître et de découvrir d’une façon plus distincte et claire ses divines perfections et ses attributs.

Il en va de même ici que d’un homme qui serait curieux de voir le soleil avec plus de précision. Il ne se hasardera pas à plonger son regard en plein dans les rayons solaires, car cela n’irait pas sans grand risque d’y perdre la vue ou de la blesser. En effet, sa vue est trop faible et trop débile pour fixer la grande clarté et l’éclat du soleil. Alors il prend un miroir, où il verra distinctement l’image du soleil, avec ses rayons flamboyants, et il n’aura aucune difficulté ni peine. Pourquoi? Mais parce que ce miroir tempère l’ardeur des rayons et les présente et reflète proportionnés à sa puissance visuelle. De cette façon il voit le soleil distinctement, comme s’il n’y avait pas entre celui-ci et son œil de moyen interposé. Car il ne s’arrête pas au miroir, mais bien au soleil qui s’y découvre, sans que l’œil puisse séparer le soleil du miroir.

Ainsi en est-il de Dieu et de l’aimable Mère que l’on doit [218] considérer en un seul et comme formant un seul objet de contemplation : Dieu en Marie et Marie en Dieu, sans distinguer l’un de l’autre. Alors on verra que l’aimable Mère est un miroir sans une tache, dans lequel Dieu se montre à nous avec toutes ses propriétés divines, avec ses perfections, avec ses mystères et cela d’une manière que peut plus aisément comprendre et saisir la pauvre capacité de notre intelligence.

(Ch.218)

La vie surnaturelle de l’âme en Marie, pour Elle, avec et par Elle, continue et croît à une plus grande perfection et stabilité. Ce que j’éprouve ici, ce que j’expérimente et goûte est particulièrement admirable; et pour ma part, je n’ai jamais entendu dire ni lu rien de pareil.

Par manière de parler, il semble que la tout-aimable Mère soit la vie de mon âme, et donc l’âme de mon âme pour la raison que, d’une manière très évidente et dont je me rends bien compte, elle produit et enfante la vie de l’âme en Dieu, ou vie divine, et cela par un influx perceptible de grâces opérantes, prévenantes, fortifiantes, excitantes et sollicitantes, de grâces qui accompagnent, suivent ou continuent, et qui permettent de persévérer dans cette vie en Dieu avec plus de force, de constance, de pureté, etc.

Cet influx, dans mon âme, de grâces donnant la vie a l’air d’émaner si immédiatement, absolument et uniquement de son aimable Main, de son Cœur de Mère, et nous être donné par Elle indépendamment et sans la collaboration de Dieu (quoique sous sa dépendance, en réalité, et avec sa collaboration) que Marie nous semble agir comme si Elle était la maîtresse absolue des divins trésors, d’où Elle soustrait tout ce qu’il Lui plaît afin d’en orner nos âmes et de les rendre agréables au regard de Dieu. Oui, Dieu a toujours voulu honorer l’aimable Mère et l’exalter à tel point qu’Il l’a établie avec des pouvoirs absolus comme Mère et Reine du Trésor de ses divines grâces. Et [219] celles-ci, Elle les a pour toujours et absolument sous son autorité et dans sa puissance.

(Ch.219)

Le maternel amour et les faveurs de cette bonne Mère pour nous se manifestent maintenant avec tant d’éclat et d’évidence qu’il ne peut y avoir à ce sujet la moindre arrière-pensée ni le moindre soupçon d’illusion où d’un mélange quelconque de sentiments d’ordre naturel. Elle m’a prise sous sa maternelle conduite et direction, pareille à la maîtresse d’école qui conduit la main de l’enfant pour lui apprendre à écrire. Tandis qu’il érit, cet enfant ne bouge pas la main que son professeur ne la dirige et guide; et l’enfant se laisse mouvoir et guider par la main du maître.

Je me trouve de même entièrement placée sous l’autorité de cette très douce Mère, qui me conduit et me dirige; et mon regard demeure sans cesse fixé sur Elle afin que je fasse en toutes choses ce qui lui plaît le plus et ce qu’Elle veut. Et Elle daigne aussi me montrer clairement, et faire comprendre et connaître ce qu’Elle désire en telle ou telle circonstance, qu’il s’agisse de faire une chose ou de ne pas la faire. Il me serait pour ainsi dire impossible d’agir autrement, du fait qu’Elle demeure presque ans interruption en face de mon âme, m’attirant de si aimable et maternelle façon, me souriant, me stimulant, et conduisant et m’instruisant dans le chemin de l’esprit st dans la pratique de la perfection des vertus. Et de la aorte je ne perds plus un seul instant le goût de sa présence à côté de celle de Dieu.

Cette vue et représentation intellectuelle, n’entraînant aucun élément grossier, n’introduit dans l’âme ni multiplicité aucune, ni moyens médiats; mais cela se passe au contraire dans une très tranquille simplicité.

(Ch.220)

Notre intelligence et notre cœur sont orientés vers Elle, et comme d’un enfant très aimant, innocent, affectueux, docile et soumis, ils sont tout portés à donner [220] satisfaction très entière à cette aimable Mère, à lui plaire, à lui obéir, ne mouvant à nul objet quelconque, ni puissances intérieures de l’âme, ni les membres du corps si ce n’est qu’Elle l’ordonne, y invite ou les y conduit.

Il m’a semblé aujourd’hui qu’Elle me stimulait, qu’Elle demandait de moi que je Lui fasse une offrande totale, un don complet, un sacrifice de tout mon être, — âme et corps, avec toutes leurs puissances. Je me suis foncièrement expropriée de mon «moi» et lui ai tout offert et tout donné en pleine propriété, n’appartenant plus à moi-même, mais toute à Elle. Et j’ai fait en quelque sorte un vœu d’obéissance, promettant d’être attentive à obéir en toutes choses à sa volonté, ses inspirations, et à suivre la conduite et les indications qu’il lui plairait de me donner, sous la réserve d’assentiment de mon Père spirituel.

Depuis que j’ai fait cela je ressens sa direction et son action d’une manière bien plus sensible, plus claire et plus certaine, dans tout ce que je dois faire ou laisser de faire comme si Elle me menait par la main vers tel objet vers tel autre. Quand il me faut changer de travail, modifier mon activité, tous les sentiments de mon cœur semblent couler comme spontanément vers cette toute aimable Mère, avec tendresse, douceur, affection, docilité, respect, obéissance et soumission; et c’est comme un regard rapide, levé vers Elle, d’un bon petit enfant qui veut se rendre compte si telle chose Lui plaît ou non, si, par conséquent, cela plaît ou déplaît à son Fils avec qui Elle est un seul.

Il me semble éprouver l’aide et le secours de cette mienne très aimable Mère de la même façon que sainte Thérèse les éprouva de la part de saint Joseph, quand ses prières et ses exercices intérieurs déviaient un peu et que saint Joseph les faisait de nouveau marcher droit. L’aimable Mère agit de même pour moi, avec une évidente affection et sollicitude maternelles. Elle m’infuse lumière et bien pour mieux connaître et pratiquer les vertus.

Lorsqu’il m’arrive par ignorance de faire quoi que ce soit qui aille à l’encontre de la perfection, — ne fût-ce que le plus petit ombrage apparent à la vraie vertu, et surtout en matière d’humilité, de pureté du cœur ou de pur amour de Dieu —, aussitôt elle m’apprend à m’en corriger, me donne un surcroît de lumière et de prudence dans ces occasions. De même encore, lorsque la pureté intérieure se trouve diminuée par quelque immixtion des puissances inférieures ou du fait d’avoir considéré les créatures trop en dehors de l’Unité divine et de la Simplicité de Dieu, elle me montre à simplifier mes considérations, à purifier mon âme en Dieu, à la démêler de toutes choses qui ne sont pas Dieu ou tout au moins déiformes. Il me semble qu’un rayon jaillisse de son cœur maternel, me donnant la clarté dans laquelle je vois ces choses et le ferme vouloir qui me permet de les pratiquer.

(Ch.221)

Pendant la prière, je La vois un peu plus près de moi, à mon côté droit. Parfois je repose dans ses bras et parfois sur ses genoux, avec le sentiment très doux et tendre d’un innocent amour qui me blesse et qui me brûle; mais parfois aussi, avec une véhémence passionnée et subite, avec des élans du cœur ou autres manifestations passionnées, comme d’un enfant qui aime. Mais tout cela se tempère avec aisance pourvu qu’on n’y donne pas trop d’aliment.

Elle m’apprend ici d’une manière très précise comment je me dois comporter en la présence de Dieu et que, dans la possession et la jouissance de Dieu seul, je ne puis introduire aucun moyen, c’est-à-dire ne rien tolérer dans mon intérieur qui ne soit pas purement de Dieu ou d’Elle-même.

Parfois le sentiment, la vue et le souvenir de cette si aimable Mère me font défaut ou s’atténuent, comme chez un enfant qui, s’endormant sur les genoux et sur le sein de sa mère, en perd aussi la conscience et le souvenir. Mais malgré cela, grâce à l’amoureuse et intime adhérence à Dieu seul en parfaite tranquillité et recueillement de [222] toutes les puissances de l’âme, et grâce aussi au profond silence intérieur, l’âme, aimant d’une très pure, intime et simple manière, vient à tomber dans un sommeil d’amour. Là, perdant notion de toute différence et délivrée de tout retour sur son moi, elle est occupée d’une manière absorbante de l’Un divin et elle s’y endort amoureusement.

(Ch.222)

Par une grâce que je reçois hors du temps de la prière, l’aimable Mère m’est représentée comme un modèle ou un exemple, afin que, dans ma vie et dans mes actes, je copie sa vie et ses vertus. La perfection de nature et de ses vertus m’est très clairement montrée; car fixant sur Marie le regard de mon âme, je vois l’ensemble de ses excellentes vertus comme jamais encore je ne l’ai connu.

Cette vue ou considération s’opère très simplement dans l’esprit, non pas dans la forme de quelque réflexion ou discours de la raison, mais seulement par un simple regard, par une connaissance et une amoureuse étreinte de la vérité qui m’est montrée et qui s’imprime en moi comme dans un miroir; et contemplant l’aimable Mère je vois d’un même regard tout ce qui se découvre en Elle, comme dans un miroir sans taches.

Si cette faveur devait perdurer un peu, il me semble que j’aspirerais, que je boirais l’esprit, la nature, les vertus de l’aimable Mère, tellement que, — ce me semble, — je Lui deviendrais très semblable en beaucoup de choses. (Toujours évidemment selon notre façon de parler, car personne ne peut atteindre à la perfection de ses vertus.) Il me semble cependant que si cela devait continuer, ma nature serait retournée sens dessus dessous, tellement je devrais éprouver de transformations en moi.

Oh, je serais si bonne, si tendre, si accueillante, si aimable, si douce, si humble, si agréable, généreuse et charitable pour tout le monde, sans excepter personne. Et si ma pauvreté m’empêche de réaliser en fait cette générosité et cette charité à l’égard de tous ceux qui sont dans le [223] besoin, il me faudra néanmoins porter ces vertus profondément enracinées en moi, avec une propension du cœur, un amour, une compassion et le désir d’aider tout le monde, s’il était en mon pouvoir de le faire, priant mon Bien-aimé et l’aimable Mère de daigner susciter quelqu’un qui le puisse effectivement. Quoique notre nature soit déjà bien transformée en ces matières, il faudrait qu’elle le fût encore davantage si je venais à m’assimiler la nature et l’esprit de ma très aimable Mère, comme un vrai enfant, afin de lui ressembler autant qu’il serait en mon pouvoir.

Peut-être m’arrivera-t-il encore de temps en temps de faire du travail peu soigné, de m’oublier quelque peu dans l’exercice de ce continuel regard levé sur Elle, ou dans cette exacte reproduction ou copie de ses vertus, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur; ou encore dans cette soumission constante et cette attention à sa direction, à sa conduite, à sa motion, à son inspiration. Mais dès l’instant que je remarque d’avoir dévié, je me jette humblement aux pieds de l’aimable Mère et lui demande affectueusement pardon. Et puis je continue avec autant de paix, d’amour, de confiance, de douceur d’inclination, et de tranquillité de regard qu’auparavant, sans me tenir pour cela plus éloignée d’Elle, car je me représente que, dans cette nouvelle vie, je suis toute pareille à un petit enfant qui tombe encore souvent et qui trébuche quand il marche, à cause de la faiblesse de ses petits pieds. Mais petit à petit, il lui vient plus d’assurance.

(Ch.223)

L’aimable Mère m’inspire et semble désirer de moi qu’avant que je ne prenne quelque nourriture ou boisson, je lui présente d’abord ces choses et que je lui demande humblement de les bénir et de daigner sanctifier ces mets et ces boissons, afin que, sanctifiés par sa bénédiction, ils puissent constituer et donner un si saint aliment à mon corps qu’ils le sanctifient et le rendent tout divin, le purifiant de toute mauvaise inclination au moindre péché, et que par ce moyen je puisse parvenir à l’innocence primitive d’Adam. [224]

Depuis lors j’ai commencé de mettre cette chose en pratique et je l’ai enseignée aussi à d’autres. Cela se pratique avec une foi merveilleusement vivante, avec confiance et amour parce que cela me semble par trop évidemment montré et commandé par l’aimable Mère.

Peut-être estimera-t-on que j’agis maintenant d’une manière beaucoup plus matérielle que je n’avais accoutumé; mais il n’en est rien, car c’est tout un et le même esprit qui agit toutes ces choses en moi, par moi et avec moi, sans qu’il s’y mêle aucune sollicitude de ma part. Et cela découle comme naturellement de mon fonds, sans mon intervention, comme si j’y étais incitée et forcée par une douce nécessité; conservant par ailleurs une grande liberté et indifférence d’âme, sans attache à quoi que ce soit, prête à tout moment à me conformer à tout ce qu’il plaît à l’esprit de faire ou de ne pas faire et sans préférence pour l’une ou pour l’autre chose.

Aujourd’hui, 4 octobre 1668, dans la vue intellectuelle que j’ai de l’aimable Mère il se mêle moins encore d’éléments imaginatifs, mais à ce qu’il me paraît, cette opération est plus spirituelle et plus simple. Marie m’est présente dans le sentiment, dans le cœur et dans l’intelligence par un tendre amour, par une affectueuse adhésion en esprit et selon un mode plus paisible, plus intime et plus dégagé de toute image. Maintenant, en effet, l’âme se sent attirée à demeurer dans une intime fruition de Dieu présent en moi, et Dieu se manifeste à mon âme d’une manière toute nouvelle. Dans la jouissance de ce Bien je reste pendant tout le temps de la prière, brûlante d’amour.

Et puis, hors du temps de l’oraison, voici que mon tendre amour monte de nouveau comme en bouillonnant, vers l’aimable Mère. Passant par quelque endroit où se trouve une de ses images, il m’est impossible de passer outre sans la saluer affectueusement, dans un sentiment d’intime exaltation et le cœur en joie. Et je lui dis : «Salut, «ô Reine, Mère de miséricorde; notre vie, notre douceur, «notre espérance...» ou encore : «Je vous salue, Fille de [225] «Dieu le Père, Mère de Dieu le Fils, Épouse du Saint-Esprit; je vous salue, ô Temple de la Très Sainte Trinité...»

Tout cela s’opère avec une profonde intelligence du sens et des mystères scellés sous ces paroles; et cette intelligence cause en nous une merveilleuse satisfaction, un goût et une douce saveur.

Réfléchissant à l’incomparable bonté et à la complaisance de cette tout aimable Mère à mon égard, je m’efforce de sombrer dans une profondeur d’humilité et dans la confusion d’avoir reçu de telles grâces et faveurs que jamais je n’ai pu mériter. Et cette considération me jette dans une plus grande admiration, par laquelle se trouvent redoublés notre amour et notre tendresse pour Elle. Le cœur débordant pour ainsi dire de reconnaissance, éclate et s’écrie : «O ma très chère Mère; ô ma Colombe, ô la plus aimable, la plus belle de toutes les femmes! O vous, la plus excellente de toutes les créatures! O la plus bienveillante, la plus éminente et la plus puissante auprès de Dieu! Combien je me réjouis de votre bonheur et de ce que vous soyez Celle que vous êtes... Oh! que n’ai-je le pouvoir de vous faire aimer de tous les hommes!... »

(Ch.224)

Voici qu’il m’est intérieurement enseigné une autre manière de vivre en Dieu et dans l’aimable Mère, non plus une manière savoureuse, expérimentale, sensible, comme celle dont j’ai parlé, mais bien une vie faite de certitude de foi et de pauvreté d’esprit. Sa grande force et sa constance produisent la perfection des vertus, mais elle n’est plus nourrie ni soutenue par le doux influx des grâces sensibles, du tendre amour, etc. C’est tout comme s’il m’était dit : «Monte plus haut, mon Amie, au-dessus du sentiment, au-dessus de l’expérience et des saveurs; dépasse toutes les images; nage par-dessus tout cela, afin que, sans le stimulant des grâces sensibles, tu atteignes une vie essentielle en Dieu et dans l’aimable Mère.» Et je crois alors remarquer et découvrir que tout le [226] reste n’était que jeu d’enfant, que mon âme ne daignera même plus regarder. Car, instruite par cette lumière spirituelle à distinguer quelle est la meilleure part, l’âme a reçu une telle sagesse qu’elle est devenue comme amoureuse de cette vie pauvre, dépouillée, délaissée, vide consolations et de secours. Elle se sent à ce point courageuse, généreuse, forte, puissante, qu’elle demanderait volontiers au Bien-Aimé qu’Il la prive de toutes douceurs et prévenances, comme un enfant qui aurait le désir d’être sevré du sein maternel pour être nourri d’un aliment plus substantiel. En outre, la suprême indifférence et ma soumission au bon plaisir du Bien-Aimé et de l’aimable Mère me laissent sans volonté comme sans désirs. Je crois que le Bien-Aimé me donne cette connaissance pour deux raisons : d’abord afin que je ne m’appuie sur rien du tout et que je n’attache plus aucune importance pour rien, pas même s’il plaisait à la Bonté divine de me donner deux fois autant de grâces savoureuses et sensibles; puis en second lieu, afin que je sois gardée dans un complet détachement et libre de toute subtile attache à quelque mode, manière ou opération; afin que, sans attacher mon affection à rien et sans être à rien liée, dans une parfaite liberté d’esprit, je sois prête toujours, et docile à tou' moment à me porter immédiatement et au moindre signe intérieur, à telle ou telle autre chose où l’esprit divin nous veut pousser, me laissant conformer à toutes les formes, à tous les modes selon le désir du Bien-Aimé et de l’aimable Mère. Mon intérieur doit être fait pareil à une cire complaisante et malléable, pour recevoir les empreintes de divers sceaux, sans que j’oppose la moindre résistance à ces empreintes, qui sont les opérations de l’Esprit.

(Ch.225)

En moi se poursuit cette vie en Marie et par Elle, en Dieu. Comme par le passé, elle est toute d’humilité, de soumission, d’obéissance, et je reste comme un enfant sous la direction et l’autorité de ma toute aimable Mère, de la manière que j’ai décrite déjà. [227]

Aujourd’hui la disposition de mon âme fut surtout un repos ou sommeil d’amour dans les bras maternels, sur son sein, sur ses genoux; un repos très doux, tendre et innocent, tandis que mon cœur est blessé d’amour. Oh! mon désir est alors si intense de plaire en toutes choses à cette douce et aimable Mère, de Lui être agréable et de faire ce qu’Elle aime le mieux! Il y a dans mon âme une si appliquée et effective attention à percevoir le moindre signe intérieur marquant sa préférence dans l’une ou dans l’autre chose! Le cœur est prêt à se porter vers tout objet où pourrait s’être arrêté la volonté ou le bon plaisir de l’aimable Mère et je ne craindrais ni le travail, ni la difficulté, ni le tracas, ni la peine, ni les incommodités de n’importe quelle éventualité.

Ah! combien je me sens enamourée d’Elle quand je pense à sa si grande bienveillance et à son maternel amour pour nous! L’amour fut aujourd’hui d’une si brûlante chaleur en nous, et si violent que j’eusse bien crié, fait de grands gestes et agi à la manière d’une personne ivre ou folle à moitié. Si ce brasier d’amour avait dû s’aviver encore quelque peu, je me serais vue forcée d’avoir recours à des rafraîchissements externes sur la poitrine, dans la région du cœur; car il me serait impossible de soutenir un plus grand feu d’amour, puisque celui-ci déjà me force à le manifester extérieurement. Quelle force cet amour divin ne donne-t-il pas à l’âme pour entreprendre de vigoureux et virils travaux quand le Bien-Aimé et l’aimable Mère l’exigent d’elle et pour accomplir dans les moindres choses leur bon plaisir! Je crois qu’elle vous ferait traverser en courant des barrières de feu ou des lignes d’épées.

Je ressens toujours l’action de l’esprit stimulant, ordonnant et dirigeant de l’aimable Mère et, pour ainsi dire, dans tout ce que je dois faire ou ne pas faire. Et je lève vers Elle un regard très tendre, doux. innocent, un regard d’enfant désireux de connaître ce qui lui plaît le mieux en toutes choses, même dans les moindres, et voulant accom-[228]plir les plus chères volontés. Si bien que je sens pouvoir dire en toute vérité que l’aimable Mère est mienne et que je suis sienne. Elle est toute pour moi et je suis toute pour Elle, car je lui appartiens toute et ne m’appartiens plus. [Elle écrit ces lignes en octobre 1668].

(Ch.226)

Le 26 octobre 1668 je me trouvais en grande inquiétude et tracas, parce que j’appréhendais d’entrer en bonne estime dans l’opinion des gens, grâce à l’intervention d’une certaine personne. Après quelques heures l’aimable Mère s’est montrée à moi intérieurement, m’attirant d’une façon très aimable et maternelle, et m’invitant à venir reposer sur ses genoux. J’ai fait ainsi, et fus alors bien gentiment cajolée et caressée par ma bien-Aimée Mère, comme une enfant chérie. Je fus toute consolée par sa présence infiniment agréable; et toutes les tristesses antérieures et la peine de mon cœur disparurent bientôt. Pourtant, l’aimable Mère me montrait clairement que la tristesse et la crainte d’être estimée et honorée du monde ne Lui déplaisait pas, mais qu’elle Lui plaisait bien plutôt et qu’il fallait qu’il en fût ainsi et que le contraire ne valait rien.

Il m’était si inexprimablement agréable, délectable et consolant de reposer sur ses genoux de Mère, que tout me paraissait amer ou sans saveur de ce que l’on peut trouver chez l’homme et dans le monde. L’aimable Mère me dit que je devais me tenir à l’écart des gens et séparé d’eux afin que, dans le parfait silence et dans la solitude, il me fût possible d’avoir ma conversation et mon commerce avec Elle. Elle me dit qu’Elle avait l’intention de se montrer dorénavant très aimable et familière dans ses rapports avec nous, à la façon d’une Mère aimante à l’égard de son enfant bien-aimé.

Ce repos sur les chers genoux dura quelques heures, et l’aimable Mère me fit alors connaître que le fr. Charles se réjouissait maintenant en Dieu et qu’il était au Ciel, comme je l’ai écrit plus au long dans un autre endroit. [229]

(Ch. 227)

Le 5 avril 1669 il m’est encore une fois venu cette inspiration de vivre dans, par et pour Marie en même temps qu’en Dieu, pour et par Lui; chose dont j’ai déjà parlé au long et au large à Votre Révérence.

Je jouis d’Elle et suis unie à Elle très éminemment, purement, simplement, d’une manière toute abstraite et spirituelle, en esprit et sans intermédiaires comme si Elle ne faisait qu’Un avec l’Être sans images de Dieu. En effet : l’âme, Dieu et Marie ne sont plus alors qu’un seul, du fait que mon âme se trouve très simplement et profondément absorbée en Dieu et dans Marie. Ceci a lieu surtout, me semble-t-il, pendant la prière et s’accompagne de certains effets extatiques, car il y a pour lors, plus que dans le passé, de l’insensibilité et paralysie du corps, suspension sensorielle, sommeil des puissances et ainsi de suite. L’âme paraît conduite hors du corps et je cours le danger de confusion, principalement en recevant la sainte communion, car j’ai peine à revenir à moi et n’ai plus guère la force ou la présence d’esprit d’ouvrir la bouche. Quoique tout ceci ne dure pas longtemps.

Ceci commence à l’ordinaire par une certaine surabondance et par une flambée d’amour pour Dieu et pour l’aimable Mère, avec des bondissements intérieurs et une exaltation du cœur, tandis que je me sens toute vaincue par un amour doux, tendre et cependant vigoureux. Et de cet amour je suis spirituellement enivrée ou du moins très joyeuse dans l’esprit, comme si toutes les puissances de l’âme, tant inférieures que supérieures, avaient été copieusement nourries et désaltérées.

(Ch.228)

Cette fruition et union en Dieu et Marie a lieu pour ainsi dire sans images, car tout cela s’opère d’une manière très élevée, très en esprit et abstraite de tout ce qui pourrait tomber dans le domaine de l’imagination et de la sensibilité. Seule existe encore une très spirituelle mémoire ou souvenance de Dieu et de Marie unie à Dieu et en Lui. Et d’accord avec cette contemplation et avec[230] cette pensée qui nous montre Marie une avec Dieu, notre amour aussi coule ou flambe tout entier vers Dieu et tout entier vers Marie, comme vers un seul et simple objet.

La même chose se passe dans notre vie de chaque jour, lorsque je lève vers Dieu un regard d’amour, désireuse de faire en toutes choses ce qu’il Lui plaît que je fasse ou ne fasse pas. Car alors ce même regard atteint en même temps l’aimable Mère, dans une très grande simplicité, tranquillité et certitude intérieures. Et par conséquent, ceci me paraît être une perpétuelle contemplation, une perpétuelle fruition et union en Dieu et avec Marie en Dieu. Car mon âme n’est pour ainsi dire plus séparable de cette contemplation, du fait que la mémoire, l’intelligence et la volonté se trouvent tout essentiellement adhérentes à Dieu et à Marie en lesquels leur souvenir, leur connaissance et leur amour sont comme insérés.

Il ne m’est pas possible de me faire comprendre davantage par des paroles, pas plus que de dire le mode selon lequel je me sens possédée, conduite et vécu par l’esprit de Marie. Et comment je reçois dans mon âme l’influx divin de son esprit et par son esprit, cela aussi devra rester dans ma plume.

Parfois est compris dans ce commerce l’aimable Père saint Joseph; mais ceci n’arrive pas souvent. Ce sont en vérité de merveilleuses choses qui se passent en moi, et dont je n’ai jamais rien entendu ni rien lu. Je crois même que l’on aurait peine à y ajouter foi si l’on n’a pas eu quelque expérience de pareilles choses. Et pourtant il en est ainsi. Mon Bien-Aimé sait que je ne mens pas.

Mais quelles paroles trouverai-je jamais pour exprimer ces expériences et pour les bien faire comprendre? Je n’en trouve pas, et ce n’est que de loin, par manière d’énigme ou de similitude que je puis signifier la réalité de ce qu’il en est.

Jésus, Marie, Joseph sont pour lors si simplement et spirituellement dans le regard et dans la connaissance de l’intelligence, et si simplement et spirituellement aussi [231] dans la mémoire et dans la volonté qu’il semble que les trois ne sont qu’un seul. Car en ces trois êtres se trouve une merveilleuse correspondance de volonté et d’amour; non seulement une concordance, mais une incompréhensible union dans le lien de l’amour et dans l’unité d’esprit, [il semble µ] bien que les trois ne sont qu’un seul et même esprit, puisque Marie et Joseph sont revêtus, remplis et saturés à la fois de l’esprit divin et de l’esprit humain de Jésus et dans ce sens, unis et un avec Lui.

Et c’est ainsi qu’Ils sont l’objet de mon regard intérieur et de l’adhésion de mon amour. Il me paraît qu’il y a là, d’une certaine façon, une autre sainte Trinité : trois, mais un seul; et un-trois; non pas essentiellement de par leur nature, mais bien par participation de la grâce et par une prise et transformation réalisées par l’Esprit divin.

(Ch.229)

Le 12 novembre 1668, voyant qu’on se préparait à fêter triomphalement le jour de l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge et Mère de Dieu, je fus saisie d’une exceptionnelle satisfaction et grande joie, dont notre cœur semblait déborder. Alors le Bien-Aimé et surtout l’aimable Mère m’ont très clairement dit ou fait voir la vérité de ce mystère : qu’Elle fut conçue sans la plus petite tâche, par la grâce de Dieu Tout-Puissant. Car Dieu, l’ayant de toute éternité choisie pour être sa Mère, Il n’a pas permis ni voulu que ce germe béni fût un seul instant souillé ou conçu dans le péché.

Ma toute aimable Mère m’a dit expressément que ceci était véritable et me l’a affirmé avec une telle certitude et sans crainte du moindre doute que même jusqu’à cette heure — et il y a dix-sept jours de ceci — je reste toujours prête à donner mon sang et ma vie pour attester tout cela et le défendre.

Aussi me semble-t-il étonnant que l’on puisse encore trouver l’une ou l’autre personne qui n’accepte pas de tout son cœur cette vérité de l’Immaculée Conception de la Mère de Dieu et il m’est venu un brûlant désir de prier [232] Dieu qu’il Lui plaise de pousser avec force sa sainteté le Pape de Rome à ne plus remettre davantage et à proclamer cette vérité comme un dogme de notre sainte Foi.

(Ch.236)

Au jour de la Sainte-Agathe en 1669, l’aimable Mère nous est de nouveau apparue. Cela avait commencé dès le matin, tandis que je lisais l’office, et se continua pendant l’oraison qui suivit. Cela commença à se manifester par une invocation inattendue et spontanée, si douce et tendre que je n’en avais plus faite de pareille depuis longtemps; tandis que j’éprouvais une innocente attirance d’enfant pour ma très chère petite Mère, — car tel est le nom que je Lui donnais.

Cette présence m’était toute nouvelle et souverainement agréable, car il me semble que voilà bien deux mois que je ne l’avais plus vue auprès de moi et que je n’avais plus senti sa douce présence ni son aimable et maternelle complaisance. Et pourtant, il m’arrivait souvent je crois de jouir de cette grâce avant que je ne fusse fiancée à mon Bien-Aimé.

Mais je comprends bien maintenant que si Elle m’avait retiré ses maternelles visites et sa présence fréquente, ce n’était pas qu’il y eût une diminution d’affection maternelle, ni même que l’une ou l’autre faute de ma part ne L’eût fait se retirer ou s’éloigner de nous. Sans doute Lui ai-je bien donné par-ci par-là et indirectement l’occasion de s’écarter de nous à cause de mes imperfections de chaque jour et parce que, dans tout ce que je devais faire ou ne pas faire; je ne me suis pas toujours comportée aussi purement qu’il m’était montré par les instructions que, fort indignement, j’ai reçues d’Elle, il y a quelques mois. Mais malgré cela, son extraordinaire bienveillance et la maternelle affection qu’Elle semble très spécialement avoir pour nous, l’ont empêchée de considérer avec un trop grand déplaisir toutes nos déficiences, sachant bien par ailleurs la fragilité de la nature humaine et aussi que, par la grâce de Dieu, les intentions de mon cœur furent [233] toujours droites. Mais Elle est demeurée loin de nous, ne nous a plus visitée ni donné ses soins et, d’un mot, Elle n’agissait plus avec nous comme par le passé parce qu’Il semble qu’à présent cela ne m’est plus aussi nécessaire. Et Elle me laisse seule avec mon divin Fiancé.

Mais dès qu’il se présente la moindre nécessité de nous témoigner sa maternelle affection, de nous prodiguer ses soins et ses secours, aussitôt je constate qu’Elle ne m’a pas oubliée, que ses yeux de Mère sont toujours fixés sur moi et qu’au moindre péril, au moindre assaut du Malin, Elle serait toujours prête à me secourir aussitôt, à venir me consoler ou m’instruire, à me réconforter et à m’armer contre toutes les ruses et tromperies de l’Ennemi ou de ma propre et corrompue nature qui, elle aussi, n’est qu’une ennemie.

C’est à ses louanges et à sa gloire que je dirai donc ces choses qui me sont devenu très évidentes, afin que Votre Révérence veuille avec moi La louer et remercier; mais aussi, afin que Votre Révérence y trouve un nouveau stimulant et qu’elle ait grande confiance en l’aimable Mère, cherchant comme un enfant, — très simplement et affectueusement —, son refuge auprès d’Elle, Lui faisant connaître pleinement aussi et en toute confiance tous nos besoins, ceux de notre intérieur comme les autres. Car j’ai compris que cette façon d’agir Lui plaît beaucoup.

(Ch.237)

Mon Révérend Père, je ne puis craindre un seul instant que dans tout ceci il y ait eu quelque tromperie de l’Ennemi ou bien que ce n’eût été qu’une simple impression de ma part ou le produit d’un travail de la pensée et de l’imagination. La réalité mo semble aussi éloignée de tout cela que le ciel est distant de la terre. Oui, il me paraît impossible de croire que ce fût l’une de toutes ces choses que je viens d’énumérer, et j’ai pour cela beaucoup de raisons que je veux vous exposer ici.

Tout d’abord, il ne se peut pas que ceci soit produit par l’intelligence ou l’imagination, parce que celles-ci, pen-[234]dant tout ce temps, sortaient comme par saillies, paraissant être préoccupées d’autres choses et quelque peu distraites, et faisaient réflexion sur bien des sujets étrangers. Cette disposition d’ailleurs me causait du souci et m’était fort incommode parce qu’il ne m’était guère possible ainsi de maintenir ces facultés dans le calme et le recueillement. Il me semblait fort déraisonnable et contraire au respect dû, que dans un pareil moment où l’on reçoit de telles grâces et où l’on jouit de cette majestueuse et sur-aimable Présence, ces puissances ailées fussent si glissantes et quelque peu dissipées, alors qu’il eût été convenable qu’en une telle circonstance elles fussent au contraire très attentives, recueillies et silencieuses. Mais sans doute a-t-il plu au Bien-Aimé qu’il en fût ainsi, afin de pouvoir mieux faire la distinction et d’être capable d’atteindre dans la suite à une connaissance plus claire de la vérité me permettant de tout mieux expliquer à Votre Révérence et le lui certifier.

J’ai alors laissé courir la pensée et l’imagination, et j’ai fait effort pour ne plus m’occuper d’elles, demeurant avec la seule puissance affective, — en toute simplicité et tendresse —, orientée vers ma très chère petite Mère, me reposant tantôt sur ses genoux et tantôt sur son sein à la manière, pour ainsi dire, des petits enfants que leur mère a pris sur les genoux. Je lui parlais dans un sentiment de doux et tendre amour, mais les paroles n’étaient dites ou même formées qu’à moitié, comme Votre Révérence a décrit cette chose dans l’Introduction du IVe Traité.

Je disais entre autres : «Mon aimable petite Mère, où «avez-Vous été tout ce temps?» «Voilà si longtemps que je ne Vous ai eue près de moi! Comment se fait-il que Vous ne veniez plus chez moi comme Vous aviez accoutumé?» «Est-ce que je ne suis pas Votre enfant? Et n’êtes-Vous pas ma chère petite Mère?» Ses réponses à mes paroles étaient certaines connaissances et certains sentiments infus dans l’âme ou dans le cœur, lesquels me donnaient un gage certain que tout était fort bien et que dans le [235] besoin Elle m’assisterait encore comme une Mère aimante et comme Elle le faisait dans ce moment même.

(Ch.238)

Je la suppliai encore vivement qu’Elle daignât m’apprendre à plaire le plus parfaitement à mon divin fiancé, Lui disant : Bonne petite Mère, Vous savez le mieux ce qui est agréable à mon Bien-Aimé; Vous savez pleinement son aimable volonté. Chère petite Mère, placez en moi Votre esprit de soumission, afin qu’il ne m’arrive pas d’user mal des faveurs et des grâces divines, ni de les tâter. Faites que toujours je puisse plaire à mon Bien-aimé...

Je lui adressais fréquemment de ces naïves apostrophes, mais elles étaient plus intérieures et moins expressément formulées. Il ne me paraissait pas nécessaire d’exprimer tout au long mes désirs et mes souhaits d’enfant, puisque l’amour sait bien se faire entendre et que l’aimable Mère oyant même le fond du cœur sait bien ses amoureux et déiformes désirs et affections. Et l’âme s’en est ainsi remise à sa maternelle disposition, à ses soins, à son amour avec l’entière confiance qu’Elle fera bien tout ce qu’il faut sans qu’il soit besoin de beaucoup de paroles importunes. D’ailleurs, ceci ne serait pas dans la manière des enfants très bons et bien élevés. Il suffit à l’âme de savoir que sa bonne petite Mère est toute bienveillante et pleine d’amour maternel, et qu’en temps voulu Elle saura agir comme une vraie Mère.

Ces connaissances infuses qu’il me semblait recevoir de ma douce chère petite Mère contribuèrent beaucoup à me donner une plus grande et plus parfaite humilité et à simplifier encore mes puissances internes. Elles produisirent aussi d’autres connaissances qu’il m’est difficile de transposer en paroles. Je n’en ai pu retenir que la substance, à savoir qu’elles me laissaient entrevoir une pureté intérieure plus parfaite à laquelle l’on n’atteint jamais entièrement aussi longtemps que nous vivons ici-bas, mais dans laquelle il y a toujours moyen de croître, tout comme [236] dans l’amour de Dieu et dans la connaissance de soi.

Il me semble qu’Elle m’enseignait à tenir bien secrète les faveurs et les grâces de Dieu et qu’il fallait me garder de dire jamais certaines choses qui pourraient ternir à ma propre louange, ou de me vanter de n’importe quoi — encore que ce fût naïvement et par inadvertance —, car le Malin y trouverait occasion de me tenter et de m’as saillir. Elle me fit voir que j’avais été parfois fautive à cet égard et qu’il fallait me corriger de cela par une plu grande attention et prudence.

Ceci m’a vivement engagée à prier Votre Révérence de ne faire connaître à personne, aussi longtemps que je vivrai, les faveurs et les bontés dont Dieu comble mon âme, à moins toutefois qu’il n’y ait nécessité de le faire pour prendre l’avis d’un homme d’expérience ou de science. Mais il faut alors avoir éprouvé sa discrétion, car sinon, les gens finissent toujours par savoir la chose, et il est certain que cela causerait dommage à mon âme. Et il me serait très pénible s’il arrivait une telle chose par la faute de Votre Révérence. Si j’insiste, c’est tout simplement parce que je sais que je ne suis pas très humble.

(Ch.239)

Ce qui m’assure encore et confirme que tout ceci ne fut pas une duperie de l’Ennemi c’est que mon âme a reçu alors une onction produisant en elle des effets tout divins ainsi qu’une disposition vertueuse éminent qui, l’une et l’autre, perdurèrent dans la suite. Voici d’ail leurs quels furent ces effets : un humble, doux et tranquille amour envers cette aimable Mère; le sentiment doux intime d’être réduite à rien et portée à toutes sortes d’humiliations et de soumissions; une observation et une surveillance étroite exercée sur moi-même; une petite estime et une défiance de moi avec, au contraire, une haute estime des autres; enfin, je me sentais attirée et enseignée à aimer d’un très pur amour Dieu et l’aimable Mère et à fermer mon cœur et ma sensibilité à tout ce qui n’est pas Dieu.

Il m’est venu de même un amour nouveau qui n’a pas [237] non plus passé, une vie nouvelle, un nouvel attrait filial pour cette notre très douce Mère, et aussi un respect révérentiel et aimant. C’est avec une vénération nouvelle que je magnifie son exceptionnelle grandeur et sa puissance auprès de Dieu; car à chaque fois — comme je l’ai dit déjà — il me semble recevoir des grâces nouvelles, des connaissances nouvelles et une nouvelle lumière me permettant de mieux saisir la vérité et d’y mieux conformer ma vie.

Ce sont là tous effets que le Malin ne voudrait pas produire dans une âme, me semble-t-il, pas plus que cette paix profonde que j’ai ressentie alors et dans la suite au fond de moi et qui me laissait le sentiment très pur et calme de n’avoir d’autre inclination que vers Dieu seul et vers l’aimable Mère.

Une autre suite fut encore une douce et amoureuse confusion à la pensée que cette sur-éminente Reine des Cieux, cette Mère virginale de Dieu, si élevée et établie ans une si haute Majesté, eût daigné s’abaisser de la sorte jusque à moi, vermisseau misérable, qui jamais ni en rien n’ai mérité d’Elle tout cela.

(Ch.240)

Voici la cause de cette visite que me fit l’aimable Mère. La veille au soir j’avais eu l’âme lourde et comme oppressée parce que j’avais ressenti d’une manière tout inaccoutumée des mouvements spontanés de vaine complaisance ou de vaine gloire. Cela m’avait fort effrayée et je craignais que l’état de mon âme ne fût pas bon et que je n’allasse en reculant en matière d’humilité et de connaissance de mon rien. Jamais, en effet, avant ce soir-là je n’aurais pu parler de tels sentiments. Il me vint alors cette pensée : «Comment, me disais-je, ayant éprouvé en de si multiples et diverses circonstances le secours de l’aimable Mère, daignant me guérir de quelque grave maladie ou souffrance du corps, comment ne me témoignerait-Elle pas bien plus encore sa maternelle affection en me délivrant de cette maladie, de ce tourment de l’âme?» (Car, [238] il y a dix jours, Elle m’avait guérie d’une sérieuse maladie comme je le raconterai plus tard.)

J’entrepris donc de la prier très humblement et de l’importuner avec une affectueuse insistance, comme un enfant. Je me plaignais doucement à elle, lui faisant connaître l’état de mon âme affligée et anxieuse, et que craignais que ces vaines pensées ne fissent dommage à mon âme, y froissant en quelque sorte l’humilité et l’amour d Dieu et me conduisant ainsi à déplaire à mon Bien-Aimé. Et je me plaignais sans discontinuer.

Le matin pendant l’office, j’ai ressenti son aimable Présence dans mon esprit, car c’est seulement le regard de mon âme qui La voyait, et tout proche de moi. Comme l’ai dit, cette visite m’a apporté un grand bien de consolations, de raffermissements, d’instructions spirituelles laissant dans mon âme des fruits très sensibles qui depuis lors, ne font que croître de plus en plus.

Aujourd’hui, tandis que je me rendais à l’oraison, le Malin a paru me tenter, me soufflant que, dans cette révélation que je viens de dire, j’aurais été dupée; et ainsi de suite. Je voyais bien d’où venaient ces pensées. Elle venaient de l’extérieur, mêlées à une certaine peur de l’intelligence, et non pas du fond de l’âme; ce qui constituait une preuve de plus de leur origine. Malgré cela j’insistais encore auprès du Bien-Aimé pour savoir s’il y avait eu illusion ou non. Et mon Bien-Aimé m’a certifié et confirmé la chose d’une façon si certaine qu’il m’eût été impossible de désirer une confirmation plus forte de la réalité de tout cela. Il fit luire en moi une clarté intérieure ou une lumière qui baignait mon âme d’une manière si douce et aimable que je ne sais à quoi la comparer. Il me semblait que cette lumière était comme un lien très doux et indiciblement aimable qui me liait à Dieu, me joignait et m’unissait à Lui dans une intime et douce paix. Et par là disparurent aussitôt toutes arrière-pensées et tous les doutes, et mon esprit reçut un solide témoignage que j’étais une enfant de Dieu, ce qui confirmait les paroles de l’apôtre : [239] «L’Esprit rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.»

Mais à côté de cela j’expérimentais encore de façon évidente que Dieu était vraiment présent en moi. Oui, cette expérience de Dieu était si certaine qu’il me semblait être toute pleine de Dieu et qu’il ne paraissait être en moi pas autre chose que Dieu seul. Et comprenant par là que je possédais en moi tout Bien, j’en fus aussi toute satisfaite et rassasiée, sans qu’il me fût encore possible de souhaiter ou de désirer davantage. Oh, quel esprit de douceur, de paix et d’humilité il m’est resté de tout ceci! quelle éminente pureté de cœur, quel mépris, de moi-même et de toutes créatures hors de Dieu! Tout cela est maintenant bien autre chose qu’auparavant.

Mais comme le Bien-Aimé nous témoigne de la bonté, de l’empressement à nous secourir, à nous consoler, à nous réconforter! Combien il me faut être reconnaissante envers Lui et fidèle! Et quelle confiance n’aurais-je pas en mon Bien-Aimé et en mon aimable Mère!

(Ch.249)

Le jour de la fête de saint Jean Chrysostome, le 27 janvier 1669, je me sentis l’esprit alourdi et comme écrasé à la suite d’une nouvelle maladie. Ce mal qui m’avait prise depuis quelque temps croissait de jour en jour et m’était fort incommode, car, tout d’abord, cela occasionnait de grands soins à mes Sœurs, très attentives à satisfaire mes goûts naturels ou à soulager mon malaise. Et je craignais grandement que ceci ne fût un aliment donné à ma nature corrompue et un obstacle à mon avancement spirituel. Et puis, je suis encore si imparfaite qu’en de telles occasions je suis trop occupée de moi-même et que j’y pense trop. Je me sens alors, par amour-propre, portée vers moi-même, et pleine de soins, etc., plus que l’esprit ne le permet.

Voici quel était ce mal. Dès que j’avais pris un peu de nourriture quelle qu’elle fût, je me trouvais aussitôt dans l’état de quelqu’un dont une grande fièvre brûle tout le corps, [240] j’étais toute possédée par Dieu et par Marie; que par Marie je recevais de Dieu la vie surnaturelle dans mon âme, de sorte qu’il me semblait vivre, agir et aimer par Dieu et par Marie. Dieu, Marie et l’âme, les trois paraissaient fondus et confits en un seul par l’amour. Quand j’étais sur le point de recevoir la sainte communion, je vis ma chère et aimable Mère qui se trouvait près de moi, à ma droite, et aussi son cher Fils Jésus; mais celui-ci se trouvait en face de moi. Il me semblait donner mon cœur à l’aimable Mère, afin qu’Elle daignât le donner à Jésus, mon Fiancé, et je La priai très aimablement qu’Elle me fit la grâce de me permettre de renouveler mon mariage avec son Fils unique, mon Très-Aimé. Et sans savoir comment cela s’était fait, j’ai vu que ma main droite était dans celle de Jésus, mon Aimé. Et j’ai compris que ceci constituait le renouvellement d’un vrai mariage avec lui, — comme je l’ai décrit plus au long ailleurs. Quand j’eus reçu la sainte communion, cette vision imaginative de Jésus et de Marie disparut, et je demeurai dans une profonde et passive union et fruition du Bien éternel, infini et sans images, du suprême Bien. La très sainte Mère de Dieu, notre Mère, semblait être comprise dans cette union et dans cette fruition, d’une manière éminemment simple, abstraite et spirituelle, si bien qu’il ne demeurait pour ainsi dire aucune représentation imaginative d’Elle dans mon esprit.

Il me semble que ceci est opéré tout passivement par Dieu dans l’âme et que rien de ce qui vient de moi n’y est mêlé; car tout ceci s’opère d’une manière trop pure. Je remarque qu’il me serait impossible pour lors d’avoir ou se former dans l’esprit quelque représentation sensible de l’aimable Mère. Mais ce que Dieu me donne de goûter d’Elle vient par le moyen d’une pensée tout abstraite, par une pure intellection et par un amour de fusion en Dieu et en Elle.





VSS, Janvier 1932, pages 43-50. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

L’action intime du Saint-Esprit

« Cf. La Vie Spirituelle, Supplément, décembre 1931 » [L. van den Bossche]

Ch.18. Elle sent l'action d'une foi vivante concernant l'avènement du Saint-Esprit, avec un grand désir de sa venue. Elle comprend que les âmes qui lui préparent une demeure sont peu nombreuses. Ceci l'incite à prier pour les personnes de toutes sortes d'états et conditions.

A la vigile de la Pentecôte (1668), avant et après la sainte Communion, j'ai senti en moi le travail d'une foi vive et d'un grand amour, à la pensée du mystère du Saint-Esprit et de sa procession du Père et du Fils. Ainsi fut enflammé dans mon âme un merveilleux amour et un désir ardent de recevoir en moi cet Esprit si doux, si aimable et plein d'amour. Je souhaitais de vivre dans la suite uniquement par lui, en lui et pour lui. Ce désir était exceptionnellement intense et brûlant parce que de très grandes lumières l'accompagnaient, qui me faisaient connattre les propriétés et les activités de cet Esprit sur-aimable dans les âmes où il trouve place. J'ai vu combien il aime à vivre ainsi dans une âme et la gloire qu'il trouve à y régner et agir.

Je ne semblais plus avoir d'autre occupation que de [44] le supplier aussi affectueusement qu'il se peut et de l'inviter à venir en moi et d'y habiter pour toujours. Alors l'amour s'étend. Sous son action, tout mon être intérieur s'élargissait, s'ouvrait, s'épanouissait, rejetant avec force et repoussant toutes les imperfections qui me semblaient toutes détestables, même les moindres, parce qu'elles pouvaient déplaire si peu que ce soit à ce très doux Esprit et parce qu'elles auraient contrarié ou empêché son action. Cette plénitude et ces saillies de l'amour étaient extraordinaires. A plusieurs reprises mes larmes ont coulé avec abondance. J'ai dû me faire violence, car j'étais prête à crier et à gémir à la seule pensée que le Saint-Esprit trouve une demeure en si peu d'âmes et qu'il y a tant de personnes, même parmi les ecclésiastiques, qui le chassent de leur âme et laissent violer son temple en cédant la place à des propensions sensuelles et charnelles.

Cette injure et cet outrage grossier me fendent le coeur et l'inondent de larmes. Et il m'est alors venu l'inspiration de me donner en offrande et de prier avec force et sans discontinuer. Tantôt j'étais portée à prier pour l'état ecclésiastique et pour les supérieurs; tantôt pour les états moins éminents; tantôt pour les prélats; tantôt pour tous les hommes. Dans le fond du coeur j'étais assoiffée du désir de les voir tous remplis du Saint-Esprit et qu'ils restent, pour son plaisir et sa satisfaction, des temples très purs. L'amour semble faire violence afin de forcer le Saint-Esprit à leur infuser des grâces puissantes et à préparer leur coeur à sa venue. En ce moment-là je pensais d'une façon particulière à certaines âmes que j'aime très spécialement en Dieu.

Ch.19. Le jour de la Pentecôte, elle se trouve plongée dans un sommeil d'amour en Dieu, comme saint Jean pendant la Cène. L'âme s'y trouve disposée à tout ce qui peut plaire au Saint-Esprit.

Le jour de la Pentecôte, ma disposition intérieure fut [45] à l'opposé de celle qui précède. L'action de l'amour ne se manifestait pas le moins du monde d'une manière sensible. L'âme semblait entièrement retirée dans sa partie supérieure. Elle jouissait d'une certaine plénitude, tout en demeurant abstraite de tout ce qui est perçu par la sensibilité. Il n'y avait ni réflexion, ni mouvement, ni objet quelconque de pensée. Je me trouvais placée dans une divine obscurité, dans une grande solitude, dans un silence des puissances internes. C'était comme un profond sommeil en Dieu. Je comprenais très bien que cette sorte d'oraison était beaucoup plus parfaite que celle que je viens de décrire, parce qu'elle est plus pure et plus affranchie des forces inférieures.

Cette oraison pourrait durer des heures entières, sans fatigue pour l'âme ou pour le corps. Il me semble que ce sommeil mystique a quelque ressemblance avec celui de saint Jean reposant sur la poitrine de Jésus, pendant la dernière Cène. L'âme est occupée de Dieu de la manière la plus éminente et reçoit une surabondance de grâces et de lumières. Mais elle ne peut ni les traduire en paroles, ni même les comprendre, parce que toutes les puissances de l'âme demeurent à ce point cachées aux puissances sensibles qu'elles sont comme abstraites de toute réflexion distincte. Comme unique objet de contemplation, elles n'ont pas autre chose que la Réalité de l'Etre divin, sans images.

Dans cet état, mieux que dans le précédent, se trouve réalisée d'une manière parfaite la mort de l'esprit. Et cependant il m'est enseigné intérieurement à laisser flotter l'âme, indifféremment, sous la brise de l'Esprit qui souffle, comme le batelier qui tend sa voile au vent qui Passe.

Le second jour de la Pentecôte, je fus encore attirée à ce sommeil divin que je viens de décrire. Rien, alors, ne me tient plus à coeur et je ne désire plus penser à rien. Je ne me préoccupe même plus du service divin, ni de la récitation de l'office. Je ne suis plus attentive au sens ou [46] à la signification de ces prières et ne réfléchis plus au mystère de la fête. Je ne puis plus m'occuper à me tourner amoureusement vers Jésus, ni à m'adresser à lui ou à l'aimable Mère ou à saint Joseph. Je ne prie plus pour les autres, etc... Tout ceci lasserait l'âme, qui ne cherche et ne peut plus chercher autre chose que de suivre cette inclination qui la pousse vers la retraite de ce profond sommeil. Un court instant de réflexion me fait parfois percevoir une chaleur en moi, un feu d'amour divin qui brûle doucement et consume tout ce qui n'est pas Dieu seul.

[............]

Ch.22. Elle comprend que le Royaume de Dieu est au dedans d'elle-même; que le Bien-Aimé habite en elle; qu'elle doit demeurer uniquement attentive à celte présence, comme si elle était seule au monde.

Le troisième jour de la Pentecôte, je me trouvais dans l'anxiété au sujet d'une personne qui est probablement dans une mauvaise disposition d'âme. Je ne voyais pas comment il serait possible de gagner cette âme et la conduire au salut, à cause d'une certaine propension de la nature qui est devenue chez elle tellement habituelle qu'il semble impossible de la surmonter. Ce trop grand souci m'avait conduite à la multiplicité et aux distractions.

Mais la Bonté divine eut pitié de moi et daigna me montrer, par le moyen d'une grâce illuminante nettement perceptible, que le Royaume et la Demeure de Dieu étaient au dedans de moi. Le Bien-Aimé me fit voir en même temps qu'il me fallait diriger vers lui, exclusivement, toute mon attention et toutes les préoccupations de mon âme, comme s'il n'y avait au monde pas d'autres créatures que moi.

Grâce à cette représentation ou vision intellectuelle et [47] après quelques efforts de ma part, toute distraction disparut bientôt et toutes les images de choses créées s'effacèrent; et je fus recueillie très profondément dans le fond le plus secret de mon âme. Là je fus de nouveau obombrée [couverte d'une ombre, terme mystique Littré], envahie et comme absorbée par la ténèbre divine, comme je l'avais été les jours précédents. Cette prise de possession et ce recueillement me paraissaient cependant plus profonds encore. Plus qu'avant, j'étais étrangère à moi-même, dans un grand silence où il n'y avait plus ni pensée, ni conscience d'aucune chose. Malgré cela, je demeurais attentivement occupée en Dieu, mais sans me rendre compte de quelle manière cela se pratiquait. L'âme me paraissait plutôt veiller en Dieu. Elle se sentait moins d'attrait pour le sommeil mystique des jours précédents. Il me semblait aussi qu'il y avait une grande distance entre l'esprit et les forces naturelles, comme s'ils avaient été placés très loin l'un de l'autre. Je ne m'étais jamais imaginé que nous pouvions porter en nous un abîme d'une telle profondeur. Je ne savais pas d'avantage qu'il est possible de pratiquer là, et pendant si longtemps, un silence aussi intense. Ce silence est tel que la moindre petite parole d'amour n'y est plus permise, pas plus que le moindre geste ou le moindre mouvement des puissances tant internes qu'externes. O silence désirable! O sommeil fécond!

[.............]

Ch.25 & 26. Elle se prépare à recevoir le Saint-Esprit, selon la promesse faite par le Bien-Aimé. Assurance que ces illuminations et révélations sont véritables.

Ch.25. Le jour de la Pentecôte 1669, de grand matin, j'attendais la venue du Saint-Esprit, conformément à ce que semblait m'avoir promis mon Bien-Aimé le jour de son Ascension. Je me préparais à le recevoir, en m'efforçant [48] de rendre mon coeur paisible, simple, humble, et en le vidant de tout. Mais comme je ne percevais pas la présence de l'Esprit divin, je me mis à croire que la promesse de l'Ascension avait pu âtre une illusion, puisqu'elle ne se réalisait par aucun effet. Ces pensées, cependant, ne me causaient aucun trouble. Le fond de mon âme restait simple et pur, uniquement incliné vers Dieu. Il ne m'importait guère que le démon eût voulu me tromper en prenant l'aspect d'un ange de lumière. Il a peu de chances de réussir et je lui donne peu de prise, parce que je ne m'appuie jamais très fort sur les visions ou représentations sensibles. Sans en faire grand cas, je les laisse passer habituellement sans y penser, sans y attacher mon coeur. Elles sont ce qu'elles sont, et je ne juge pas si elles sont bonnes ou mauvaises. Je m'y conforme seulement pour autant qu'elles me poussent à une connaissance plus profonde de mon néant, à plus de pureté ou d'abstraction de l'âme, à l'exercice des trois vertus théologales et à l'amour du prochain pour Dieu, ou encore à une plus grande crainte des moindres imperfections. Lorsque ces visions ne produisent pas ces effets-là, je les tiens pour suspectes.


Ch.26. Ayant donc cultivé pendant quelque temps cette tranquillité et cette simplicité du coeur, dont je viens de parler, j'ai enfin perçu dans mon âme quelque chose de divin, qui invitait mon âme et l'attirait à se tenir élevée en Dieu, dans un grand détachement des sens et de tout ce qui peut entrer par les sens.

Cette lumière surnaturelle ouvrait à mon esprit un chemin très clair. Mon âme y recevait de-ci de-là quelques vérités, qui ne me reviennent plus maintenant d'une manière distincte. Elle comprenait, entre autres choses, qu'il s'agissait ici d'une véritable adoration de Dieu en esprit et en vérité. Cette sorte d'oraison est très élevée et de grande perfection. Elle est plus parfaite, me semble-t-il, que celle où interviennent les visions, les communications, les saillies d'amour. Ici l'âme goûte Dieu d'une [49] manière plus spirituelle et plus divine. La sensibilité n'intervient pas et l'âme n'a point de contact avec elle.

L'âme comprenait bien que cette sorte d'oraison lui donnait une bien plus grande sécurité et qu'elle ne devait plus craindre qu'il s'y mêlât quelque illusion. Cette prière eût pu durer une demi-journée sans que le corps en eût pâti. Et mon âme aurait bien souhaité de pouvoir demeurer dans cette oraison pour toujours, sans plus recevoir jamais de consolations ni de faveurs sensibles, parce qu'elle se voit unie à Dieu sans intermédiaires, d'une façon éminente et pure, dans une obscure clarté où le démon et les sens n'ont pas le moindre accès.

Cette sorte d'oraison ne permet plus de prier vraiment pour quelqu'un ou pour les besoins d'une âme. Tout au plus pourrait-on — et comme dans un éclair — évoquer le souvenir d'une âme. Car la mémoire et l'imagination sont reléguées loin d'ici, quand elles ont un objet autre que Dieu; ou mieux, l'âme semble s'être échappée de tout, pour donner la plénitude de son attention à son Objet divin.

Ch.28. Elle perçoit l'action du Saint-Esprit, dans une surabondance d'amour de Dieu et du prochain. Elle est remplie du Saint-Esprit et se sent poussée à prier pour la sainte Église. Elle reçoit le privilège de transmettre les dons du Saint-Esprit.

Le jour de la vigile de Pentecôte, après la Communion, le Saint-Esprit parut agir en moi en m'inondant d'un amour de Dieu très pur et très brûlant. J'étais pleine de tendresse et versais des larmes d'amour très douces pour mon Bien-Aimé et pour mon prochain.

Il survint en moi comme une force divine et je fus toute remplie du Saint-Esprit. Ce flux du Saint-Esprit en [50] mon âme sembla grandir et agir avec une surabondance croissante. Après midi, vers le temps de Vêpres, le Saint-Esprit sembla descendre sur moi et en moi. C'était comme le fracas d'un violent débordement de grâces, de lumières et d'amour.

Je crus recevoir en même temps un esprit de supplication qui me poussait à prier avec une tendre insistance afin d'attirer le Saint-Esprit et de le faire descendre du haut du ciel sur toute la chrétienté, sur tous les membres de la sainte Église, sur les pécheurs et sur les incroyants pour qui Dieu voulait que l'on prie. Cette supplication amoureuse était pleine de force et je la faisais avec une affectueuse assurance.

J'ai compris en même temps qu'il m'était fait comme un don spirituel de transmettre et de donner en partage les dons du Saint-Esprit, donnant à chacun selon qu'il m'était inspiré intérieurement. Aux aveuglés et à ceux qui sont dans l'erreur, la lumière de la Vérité et le don de Sagesse; aux endurcis dont le coeur est de pierre, la douce rosée et l'influence du Saint-Esprit pour les attendrir; aux méchants, aux hommes mauvais, la bonté du Saint-Esprit, qui est plus grande que leur malice et qui la dissiperait; à ceux dont le cœur est tiède, le don de dévotion et de piété; la sainte crainte à ceux qui sont rudes et téméraires; aux supérieurs ecclésiastiques et lai-ques, le don de conseil, de science et de sagesse; aux faibles, le don de force; et ainsi de suite. Chaque fois l'Esprit me le dictait intérieurement. Mais il y avait quelques âmes à qui je semblais insuffler le Saint-Esprit, comme Jésus le faisait à ses apôtres, lorsque, soufflant sur eux, il leur disait : « Recevez le Saint-Esprit. » L'esprit de Jésus faisait maintenant la même chose en moi et par moi. Et sur toutes ces âmes passait le souffle suave de l'amour.


VS, t.43, 1935, pages 66-73. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS. 

Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677)

Ces fragments sont extraits de la deuxième partie des œuvres de Marie de Sainte-Thérèse 89 (vol. I, IIe Partie). La première par­tie comprenait une autobiographie écrite par la vénérable Mère vers la fin de sa vie. L’ordre chronologique y était exactement suivi. Ici au contraire, les chapitres de cette IIe partie, ainsi que ceux des parties suivantes, sont faits de lettres et de notes remi­ses par Marie à son directeur Michel de Saint-Augustin. Après la mort de la recluse, dont il édita les œuvres, le P. Michel a rassemblé tous les écrits qu’il possédait d’elle et les a classés d’après un plan assez vague, mais où l’ordre des matières semble assez généralement préféré à l’ordre chronologique.

Nous avons traduit ici un ensemble de chapitres traitant de la Mortification, de la Présence de Dieu, de la Conformité à la volonté divine. Viennent ensuite quelques chapitres sur L’Huma­nité du Christ.

Livre I, IIe partie, Ch. 1 : MORS ET VlTA Comment elle pratiqua la mortification. Elle est surnaturellement instruite d’une manière plus parfaite de mourir et de vivre en Dieu.

Il me fut enseigné intérieurement une manière parfaite de mourir et de vivre en Dieu, pour Dieu. Cette manière implique une extrême pureté, une séparation, une 67 retraite, un oubli du moi et de tout ce qui n’est pas Dieu ou divin ou déiforme. À cette fin il m’est demandé une mort plus parfaite des sens externes et internes. La vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher, doivent être morts à toute chose créée. De cette façon les sens ne peuvent plus retirer aucune jouissance de quelque créature ni lui don­ner une attention quelconque. Cela les y attacherait, si peu que ce soit. Il faut de même que la mémoire, l’in­telligence, la volonté, soient vidées davantage, dépouil­lées, privées de toutes affections et activités propres, naturelles, ainsi que des lourdes opérations de la raison. Toutes ces choses sont souvent des obstacles à la trans­formation de l’âme et à l’union plus parfaite avec Dieu. Je crois être appelée maintenant à cette purification, afin d’obtenir véritablement ce que l’Apôtre avait acquis par une mort incessante en Dieu, à savoir : la vie même de Jésus en lui : «Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis : le Christ vit en moi.»

Dans cette lumière nouvelle toute ma perfection anté­rieure et mes efforts vers Dieu m’ont semblé jeux d’en­fant ou de débutante. Il me semblait avoir à peine fait un pas dans le chemin de la perfection et de la mortifi­cation fondamentale de tout l’homme en Dieu. Avais-je seulement commencé déjà? Car cette pureté où je devais tendre était si éminente, située si haut au-dessus de la nature, que toute autre pureté acquise et toute autre mor­tification me paraissaient dénuées de valeur et indignes de la moindre considération.

... J’ai ressenti souvent une grande lutte dans les sens et dans les puissances inférieures. J’arrivais difficilement à les apaiser. Ils voulaient de force se mêler de tout et venir à la rescousse pour aider au recueillement inté­rieur. Ils se résignent mal à se voir exclus de tout. Mais dès l’instant qu’une petite étoile intérieure se montre au regard de l’âme, l’esprit s’y porte aussitôt, brisant tous les obstacles, interposés comme un épais brouillard ou comme un nuage. 68

... Il est vrai : un grand mystère se cache sous ces paroles : être détachée de tout ce qui n’est pas Dieu. Je l’ai bien expérimenté lorsque Dieu m’a conduite à ce déta­chement et qu’il m’en a donné l’attrait. Maintes fois, mon Bien-Aimé m’a fait la faveur de pratiquer ce détachement, surtout en me faisant pénétrer au fond de mon moi, comme pour en scruter la profondeur. Il m’a tirée inté­rieurement à une exceptionnelle profondeur, où l’âme vit clans une merveilleuse solitude, remarquablement étran­gère au corps et à toutes choses créées.

L’âme se trouve là dans l’obscurité; et c’est dans l’ob­scurité qu’elle entend son Bien-Aimé, sans savoir ce qui se passe en elle. Cette introversion se trouve réalisée en un instant. L’âme est établie là d’une façon si stable que rien, — ni les tentations, ni les distractions, ni les émo­tions ou les assauts de la sensibilité —, ne peut la tirer de cet état, ni la troubler.

Il y a une autre matière à détachement. C’est lorsque l’âme est réellement attirée par un grand nombre d’affec­tions surnaturelles et d’attraits de l’esprit. Alors aussi, tout doit se passer sans attache ni trop grande attention de l’intelligence. L’âme doit se borner à subir Dieu. tout en restant cachée et comme enfermée dans l’unité de l’Être divin. Il faut alors qu’elle ne forme aucune pensée déterminée. Il en va de même quand l’esprit est emporté et que l’âme semble vouloir quitter le corps. Il faut qu’elle ne fasse plus aucune différence, trouvant et pre­nant toutes choses dans l’Un, et l’Un dans toutes choses.

Ch.2 : Les fruits de ce détachement. Il trouve aussi son application dans le gouvernement des autres et dans l’exercice des vertus. Il se pratique essentiellement et simplement en Dieu.

Écoutez bien quels fruits parfaits naissent de ce parfait détachement. Tout d’abord une telle âme est établie au-dessus de toute estime et de tout mépris venant des 69 hommes. Elle a trop de simplicité d’esprit pour y faire attention. La grande simplicité de son cœur la rend insen­sible, incapable d’être troublée ou changée. Et son esprit jouit ainsi d’une paix parfaite.

Il suit encore de ce détachement une pure union avec Dieu, un regard intérieur presque constamment fixé sur Dieu. L’âme, en se gardant ainsi, parvient à se maintenir en Dieu, au-dessus de toutes choses créées. Dans cet état de détachement dont je parle ici, l’âme apporte très peu du sien, il est vrai, et subit simplement l’activité divine. Si bien qu’elle reste comme absorbée en Dieu et anéantie et rendue étrangère à elle-même. Mais lorsque cette action divine est moins forte et que l’âme est davantage aban­donnée à ses propres forces, elle peut néanmoins persé­vérer dans ce détachement en s’occupant sans trouble à réduire doucement et simplement son propre moi et tou­tes les créatures, sans distinction, pour ne penser qu’à l’Être infini de Dieu. De la sorte, elle demeure au-dessus de tout, survolant toutes les émotions de la sensibilité.

Ce détachement de tout ce qui n’est pas l’être de Dieu peut aussi se pratiquer à l’occasion du gouvernement ou de l’instruction des autres, dans les réprimandes et dans le soin que l’on doit prendre de ceux dont on a la charge. Tout cela doit être fait dans le même esprit de simplicité, en se vidant en quelque sorte de tout soi-même et par une soumission essentielle à la direction de Dieu, oubliant tout ce qui est matériel ou seulement distinct de Dieu. Je dis : soumission essentielle; c’est-à-dire qu’elle se pra­tique sans parti-pris, sans intervention de l’intelligence et de la volonté. L’âme est effectivement dans cet état de soumission sans qu’elle l’ait su et sans même qu’elle y prenne garde.

C’est dans le même esprit qu’elle pratique toutes les vertus : l’humilité, la douceur, la longanimité, la bonté, la compassion, la patience à supporter les défauts des subordonnés. Elle ne se chagrine ni se lasse jamais de les avertir, de les consoler, etc... Rien ne la trouble dans 70 l’exercice de sa charge. Elle ne refuse aucune peine pour les gagner et leur faire voir la vérité. Volontiers elle déchargerait tout le monde et prendrait tous les fardeaux afin d’alléger les autres. En rien elle ne semble trouver difficulté ou fatigue. Son cœur paraît distiller du miel pour soulager les malades, les entourer d’attentions pré­venantes et les fortifier dans l’amour de Dieu. Mais tout cela, elle le fait essentiellement en Dieu, dans le détache­ment de l’esprit. Elle semble ne pas prendre garde à ce qu’elle fait et ne pas même savoir qu’elle le fait. Elle reste constamment étrangère à elle-même, et son repos en Dieu ne s’en trouve pas troublé. Elle fait toutes ces choses dans une grande élévation de l’esprit.

L’Objet divin apparaît d’une façon constante et en tou­tes choses à une telle âme. Une foi et un amour, forts et vivants, imbibent toutes ses puissances internes; ce qui lui vient bien à point dans les circonstances où il faut plus de courage et de fidélité. Oh! comme elle contemple cet Objet divin avec une admirable simplicité! Le regard de l’âme se tourne parfois vers l’intérieur, et d’autres fois il se tourne vers le dehors en traversant toutes choses. Et l’esprit, alors, se répand en Dieu. Cela s’opère par un cer­tain surcroît de vie de la foi. Mais c’est toujours un et le même P.tre qui se révèle et que l’âme contemple et auquel elle adhère par un intime amour, très vivace parfois et très fort.

... Pour autant qu’il m’est possible d’en juger, mon âme semble progresser en bien des choses. Ce détache­ment général de tout le créé force l’âme à vivre clans une très grande pureté d’amour et de vertu, comme il con­vient à une âme où l’Esprit de Dieu veut régner seul e se reposer. Car l’Esprit réforme l’homme tout entier afin qu’il puisse mieux vivre sans cesse clans un état divin. Mais il est nécessaire de se garder d’une manière très stricte. L’habitude, enracinée en moi, des soins matériels du ménage me reprend encore de temps en temps. Mais je dois m’abstenir d’y prêter trop d’attention parce que 71 sinon la vitalité de la nature entre aussitôt dans le jeu et le repos intérieur s’en trouverait troublé. De ce côté j’ai fort à faire de me mortifier. J’ai fait aussi des progrès quand il s’agit de supporter les autres. Je reste, pour ainsi dire, insensible et sans trouble, même dans des cir­constances graves, comme il s’en est présenté ces derniers temps, avec la permission de Dieu. (Une personne m’a avoué que le diable l’avait montée contre moi. Mais cela a cessé depuis.) Tout cela est le résultat de la grâce divine; parce que, par nature, je ne suis qu’infirmité et faiblesse.

Ch.3 : Ce qu’est le parfait anéantissement et quel est l’état d’une âme réduite à rien.

L’anéantissement qui m’est actuellement proposé est un continuel écoulement, une disparition, une dissolu­tion de mon moi, de telle façon qu’il m’est interdit de le retrouver nulle part, ni de le percevoir comme une créa­ture distincte de Dieu, — mais au contraire, comme une seule chose avec Dieu. Par conséquent, je ne puis plus, — ni extérieurement, ni intérieurement —, faire ou entreprendre quoi que ce soit par ma propre activité, en tant que par mon activité. Toute l’activité de mon âme doit désormais opérer en Dieu, avec Dieu et par Lui; l’âme n’agissant plus, n’aimant plus (pas même Dieu) d’un amour qui vient de moi et en tant qu’il en viendrait. Mais c’est de Dieu qu’il vient et il est en Dieu, qui, lui seul, veut et agit dans mon néant, par le moyen de ce néant, toujours et partout. Et c’est réellement Dieu seul qui se comprend, se connaît, s’aime et se possède dans ce néant.

J’entends qu’une âme aussi mortifiée, aussi vide, aussi séparée de tout, aussi anéantie, ne peut plus perdre Dieu ni être séparée de Lui, — pas plus que la vie ne peut être séparée de l’âme. Car elle possède Dieu maintenant bien 72 mieux qu’elle ne se possède. Aussi ressent-elle en soi une tout autre vie, à savoir : une vie divine en Dieu. Ah! si vous saviez combien cette chose anéantie est facilement absorbée par Dieu! Comme cette âme respire doucement en Dieu! Comme la lumière divine la traverse parfois et la recouvre! De quelle merveilleuse et indicible manière Dieu se montre à cette âme! Et quelles prévenances, quel­les touches divines, quelles rencontres, quels baisers d’a­mour cette âme ne goûte-t-elle pas?

Cependant, cette âme anéantie ne perçoit pas ces acti­vités divines. Elle n’en a pas la connaissance comme d’une chose que l’on expérimente en soi. Mais par une pénétra­tion amoureuse et simple de l’esprit, elle laisse Dieu les produire dans l’unité cachée de l’Etre divin. Il ne lui est pas possible de remarquer que Dieu opère ces choses eu elle, en les lui infusant; car cette attention suffirait à la faire sortir de son néant. Un néant ne peut pas recevoir, ni percevoir. Tout reste contenu dans le Tout, en Dieu. Et l’âme ne tire rien à soi. Il est vrai qu’au premier abord tout cela lui semble bien s’écouler de Dieu en elle. Mais elle abandonne aussitôt celle réflexion, ce souvenir de son propre moi. Et tout reflue en Dieu, dans le Tout, et retourne à l’Origine. Toutes ces activités divines et ces faveurs, elle les tire avec elle en Dieu. De cette manière toutes ces choses deviennent une seule chose. Et c’est en Dieu qu’elle jouit ainsi de ces faveurs, et avec Lui, comme si tout n’était qu’une même chose en Dieu. Dieu la tra­vaille, la nourrit, la traverse de sa lumière, l’étreint. Doucement il fait brûler en elle le feu de l’amour. Et tout cela dans une telle simplicité, qu’elle ignore comment cela s’opère et à quelle fin. Il lui semble que tout ceci est fait par Dieu et en Dieu même, bien plus qu’en elle. Et cela provient, me semble-t-il, de ce qu’elle est tellement détachée de son propre moi. Ceci est un nouveau degré d’anéantissement. Je ne le connaissais pas encore. Je ne savais même pas qu’un si complet anéantissement pou­vait nous être demandé.

Jésus daigne nous conserver cette grâce aussi longtemps qu’il lui est agréable! Car nous ne pouvons pas nous attacher non plus à ces manifestations de l’activité divine. L’anéantissement exige une mort complète, en tout temps et dans tous lieux. 73

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Le Rien conserve toujours un regard sans intermédiaire fixé sur Dieu, par-dessus toute créature, par-dessus son propre moi, au-dessus du temps et du lieu. Il a sa base dans l’éternité et n’a rien de commun avec ce qui se passe. J’ai cru percevoir en moi une question; et elle reçut aussitôt sa réponse. Celui qui interrogeait répondait aussitôt lui-même. «Qu’est-ce donc qu’un véritable anéantissement?» — «Ce n’était pas autre chose, — fut-il répondu —, qu’une ineffable pureté de l’esprit90.» Aussitôt ce fut en moi comme un rideau qui s’ouvre; et j’ai compris avec clarté ce qu’est cette pureté ineffable. J’ai compris en même temps qu’au moment même où l’âme se porte vers cette pureté, Dieu répond nécessairement à cette purification et à cet anéantissement du fond de l’âme en se révélant et en se communiquant lui-même. Dieu ne peut pas s’empêcher d’en agir ainsi, pas plus qu’il n’est possible au soleil de retenir ses rayons en plein midi, quand il ne se trouve ni brouillard, ni nuage pour les intercepter.



VS, Mai 1935, pages 181-186. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

Foi vive et présence divine

Ch.4. Le Bien-aimé lui enseigne à trouver Dieu et à le contempler dans toutes les créatures. Il y est requis une mortification parfaite et un détachement de toute chose.

Il m'a semblé que mon Bien-Aimé m'invitait à une claire et constante contemplation de son insigne présence, tant dans mon âme qu'au dehors. Il m'a appris comment toutes les créatures devaient m'apparaître désormais comme du verre transparent, comme autant de miroirs sans taches où je contemplerais ce brillant soleil : l'Être divin, sans image, sans mesure, l'Être d'une infinie simplicité. Le regard ferme et simple de la foi les traverse et ne fait réflexion ni sur leur forme corporelle, ni sur leurs apparences. Sans doute, il peut être parfois impossible de conserver cette claire et rayonnante lumière divine, au moyen de laquelle la foi vive nous fait en un instant traverser tout le créé et nous donne l'expérience de nous perdre dans le Tout de Dieu pour l'y contempler. Il m'arrivera aussi de ne pouvoir sans cesse survoler toutes choses, les ailes larges ouvertes. Dans ce cas-là il me faudrait tout au moins tâcher d'isoler l'esprit, par une calme et effective réduction au rien. Par un simple regard de 182 la foi en Dieu, au-dessus des créatures, il devra se garder libre pour un vol moins élevé.

Cette méthode qui consiste à ne pas faire attention au créé et à fixer un simple regard sur mon Bien-Aimé m'est enseignée intérieurement. Mon âme jouit d'une grande liberté d'esprit, par quoi toutes les créatures m'apparaissent comme changées en mon Bien-Aimé. revêtues de lui ou traversées par la lumière de son Être. D'autre part, comme mon Bien-Aimé est toujours auprès de moi par sa gracieuse présence, et toujours en moi, je me sens comme remplie de tout bien. Mais cependant, il me semble aussi ne posséder aucun bien en moi, parce que je ne fais attention à rien de ce qui est en moi. Dans ce sens, je vis comme si j'étais étrangère à moi-même. Mon Bien-Aimé me le demande avec instance; et dès qu'il m'arrive de réfléchir à mon état intérieur et à ce qui se passe dans mon âme, il m'avertit doucement que cette réflexion est de trop, qu'elle ne peut exister sans dommage pour le simple et unifiant amour qui nous unit. Car cet amour ne supporte pas d'intermédiaires. 11 me semble en effet que je dois être une avec lui, et demeurer telle. Mais pour ce qui concerne les autres créatures, je les vois toutes comme de clairs miroirs où je contemple l'Être divin ; et cette contemplation produit au plus profond de mon être les douces petites flammes, les brûlantes flammes qui viennent si souvent alimenter et nourrir mon âme.

Mais avant que l'âme n'arrive à voir toutes les créatures comme changées en Dieu, il lui est nécessaire d'abord d'être morte à toutes ces choses et de ne plus ressentir la moindre vivacité ni la moindre affection à leur sujet. Et cela s'applique aussi bien aux créatures raisonnables qu'aux autres, au corporelles et aux spirituelles. De toutes, il faut que l'âme soit vidée, comme si toutes ces choses n'existaient pas. Alors seulement le regard intérieur se remplit d'une lumière divine qui lui permet de contempler son aimable Dieu en toutes choses, sans obstacles. C'est cela qui me fut proposé dans l'oraison, me semble-183t-il. Je voyais fort bien comment il le fallait mettre en pratique. J'avais cru d'abord qu'il était facile de conserver une parfaite liberté d'esprit quand il n'y a plus dans l'âme qu'une toute simple et douce réflexion. Mais je vois maintenant que même cela est une cause d'empêchement et que l'esprit n'est pas alors suffisamment libre et séparé de tout ce qui est moins que Dieu.

O mystère profond! Quelle mort profonde et essentielle, quel dépouillement, quelles renonciations sont impliqués dans ces mots : "De tout ce qui est moins que Dieu! O bon Jésus, apprenez-moi à les approfondir et veuillez réaliser en moi cette mort, afin que soit ainsi produite en moi une vie toute parfaite en Dieu."

Même lorsque cette attache à quelque créature ne comporte aucune satisfaction sensible, aucune affection, elle entraîne tout au moins une certaine négligence à repousser la réflexion; et cela obscurcit, si peu que ce soit, le regard de la foi. Il s'interpose une image grossière; et celle-ci empêche de considérer, aussi clairement qu'on le pourrait, le présence de l'Être divin.

Ch.5. Elle reçoit des lumières au sujet de la présence divine en toutes choses. Elle voit l'Être divin saturant les choses et agissant en elles.

Il m'arrive d'être éclairée par une lumière intérieure. Elle me montre, soit que j'agisse ou pâtisse, à laisser toute perception distincte du créé ou de mon moi disparaître dans l'Un éminemment simple. Je puis alors parler, demeurer parmi les créatures, les toucher, les voir, les entendre, en user comme si je n'étais pas parmi elles, comme si je n'avais aucun rapport avec elles, comme si je ne les touchais, ni voyais, ni entendais, comme si je n'en usais pas; car je conserve pour lors un vivant regard de la foi, fixé sur Dieu présent en toutes choses. Une certaine lumière m'apparaît parfois. Sa clarté traverse tout 184 ce que je regarde, à la manière du soleil illuminant certains objets.

Quand il y a eu quelque lutte dans les puissances inférieures, quand il s'est agi de pratiquer certaines vertus ou de supporter quelques difficultés et qu'à cette occasion j'élève généreusement mon coeur vers Dieu, il m'arrive aussi de percevoir à l'instant même une notable modification de l'esprit, une élévation de l'âme en Dieu. Par une illumination plus vive de la foi, le Bien-Aimé montre à l'âme son titre divin présent dans les créatures. Et c'est là que je le trouve et que je repose en lui dans une mutuelle et amoureuse étreinte. Gloire lui soit rendue éternellement!

Un jour, par la grâce de mon Bien-Aimé, j'étais particulièrement recueillie et poussée à me laisser conduire et travailler par lui, sans y mêler ma propre activité. Mais il m'arriva, par inadvertance, d'entreprendre je ne sais quoi de mon propre mouvement. Et quelqu'un m'en empêchait, qui était plus fort que moi. Cependant, dans mon intérieur, je goûtais la douce perception de mon Bien-Aimé, de mon Tout sans image. Il m'attirait avec douceur et m'invitait à m'abandonner toute à sa seule conduite. C'était comme s'il m'avait dit : "Il faut, -- et je le veux --, que Je sois seul, dorénavant, à vivre et à agir en toi, sans y rien ajouter du tien, sans y rien mêler; et je veux qu'en tout ce que tu feras ou subiras, ainsi qu'en toutes créatures, tu ne perçoives jamais rien d'autre que moi; que tu ne perçoives plus rien, si ce n'est en moi, me percevant, moi, en toutes choses." Habituellement, à la suite de telles paroles, le Bien-Aimé me prend toute pour me recueillir en lui, si bien que je me trouve comme noyée dans l'océan de sa divine immensité, vivant en lui pour quelque temps, toute unie à lui, comme si je ne possédais plus ni âme ni corps. Et puis, quand je sors quelque peu de cet océan, il m'est très facile, pendant le reste de la journée, de ne plus remarquer rien d'autre que Dieu, dont tout le créé semble saturé, tant en moi qu'à 185 l'extérieur. Il semble alors qu'il n'existe plus rien que cet Etre immense de Dieu où l'âme et toutes choses sont noyées.

D'ailleurs, les sens ne goûtent, n'entendent, ne voient, ne touchent plus les choses sensibles en elles-mêmes, mais plutôt d'une bien plus éminente manière, en Dieu.

Ainsi par exemple, il lui est pour ainsi dire impossible d'affirmer: ceci est beau, cela est bon, agréable, réjouissant; car ces qualités n'atteignent pas son fond d'une manière aussi distincte. Elles y paraissent entièrement simplifiées fondues en Dieu et sursaturées par l'Etre divin.

J'expérimente parfois que Dieu invite doucement mon âme à demeurer constamment dans la foi, sans aucune activité propre, fixant sur lui le regard de la foi, sans plus. Et il me montre que si je ne vis pas dans un parfait détachement des sens et de tout ce qui est moins que lui, il ne peut pas manifester parfaitement sa présence en moi. Ma manière de faire oraison se réduit à regarder Dieu et ne faire attention qu'à lui. D'autre part je me sens porté à voir Dieu dans les créatures avec plus de certitude que je n'avais accoutumé.

Je saisis maintenant le sens de l'instruction qui me fut donnée : d'avoir ma conversation dans le ciel de mon âme, — même cette conversation que j'ai avec les personnes avec lesquelles la nécessité, la charité ou l'obéissance me forcent à m'entretenir. Puisque Dieu est véritablement et effectivement présent en elles, ces entretiens me paraissent faciles tant que je tiens le regard de la foi fixé sur Dieu, qui se trouve agissant en toutes choses. Et je vois Dieu aussi bien dans les choses du monde extérieur que je le vois en moi. Aussi ne me semble-t-il pas nécessaire de me tourner vers l'intérieur pour posséder la présence de Dieu, puisque je le trouve et contemple en toutes choses.

Une grande lumière m'illumine parfois et me révèle d'une manière admirable l'insigne présence de l'Etre de Dieu dans tous lieux et en toutes choses. Je crois alors nager dans cette incommensurable essence et la rencon-186trer et la contempler partout. Avec toutes les choses créées, je crois y disparaitre. Et je me dis alors : « Ah! si cette lumière pouvait briller toujours! Il n'y aurait plus aucune raison de tenir en aversion la vie active ni les rapports que ma charge m'oblige d'avoir avec les gens. Aucunes créatures n'empêcherait la contemplation amoureuse de notre Bien-Aimé. Elles n'y interviendraient plus comme des moyens interposés. Je le vois si bien : je serais vite devenue une tout autre personne, s'il plaisait à mon Bien-Aimé de me travailler de la sorte et de m'éclairer ainsi. Je deviendrais capable de tout. Car c'est un tout autre esprit qui survient alors en moi. Je deviens sage, prudente, forte et courageuse et persévérante... Mais comment exprimer les activités de cet esprit en moi?



VS, t.43, 1935, pages 288-293. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS. 

«Éblouissante lumière de Foi»

Ch.6 & 7 & 8 [sans résumés]

J’ai reçu d’une manière infuse une communication plus pure et plus élevée de la présence divine dans l’esprit. Elle était sans la moindre représentation ou révélation intellectuelles de la présence de l’Être divin en moi. Cette manière est plus pure et diffère de cette autre rencontre avec la présence divine, décrite plus haut. Elles diffèrent en ce sens que la présence de mon Bien-Aimé se manifestait alors par la vue d’une certaine image intellectuelle, comme d’une grandeur, d’une excellence, d’une majesté. Cela causait à l’âme un certain goût perceptible, un plaisir, une douceur de voir ou de retrouver. Mais la sensibilité en recevait aussi une certaine part. Elle percevait comme dans une énigme. La nouvelle présence que j’expérimente maintenant est tout abstraite et séparée de toute perception sensible.

De même que cette contemplation de la présence divine est plus pure, de même l’union de l’esprit avec l’Esprit de Dieu, qui en est la conséquence, est aussi plus pure, plus élevée, plus spirituelle. Mon esprit a aussi découvert une manière plus pure de mortification, en rapport avec ce nouvel état : la réduction d’une certaine activité per-289sonnelle subtile, d’une certaine émotion qui était mêlée au travail de l’esprit sans que je l’eusse remarqué. Cette attache obscurcissait l’esprit cependant. Elle y faisait glisser comme de légers nuages. Elle introduisait dans l’union de l’esprit un intermédiaire difficile à déceler. À présent je comprends comment il faut supprimer cette subtile activité propre introduite dans l’esprit. Il n’est pas besoin pour cela d’agir positivement contre elle. Il faut seulement que l’esprit garde une certaine force et demeure toujours arrêté dans la vie de la foi et dans son orientation vers Dieu.

Parfois, quand le corps et les sens sont occupés à quelques travaux simples, ils restent néanmoins si détachés et si dépouillés qu’ils semblent n’en recueillir aucune image. Tout le créé qu’ils utilisent, qu’ils voient, goûtent, entendent ou respirent, paraît tout changé en Dieu ou absorbé en lui. Dans cet état, l’âme n’est pas élevée au-dessus des sens, et elle n’est pas davantage retirée au-dessous des sens et des puissances sensibles. Mais elle agit parmi le créé, sans connaître autre chose et sans percevoir distinctement quoi que ce soit, hors l’éminence de l’Être de Dieu présent en tout et partout.

Il m’arrive d’expérimenter en moi des états divers. Parfois j’ai la claire perception de la présence divine en moi et hors de moi, dans les créatures que son Être recouvre et remplit, tant au ciel que sur la terre. L’âme est alors douée comme d’un libre balancement : elle semble nager, voler ou se poser et reposer dans son Tout bien-aimé, en Dieu qu’elle possède dans toutes les créatures. D’autres fois elle ressent un amour embrasé, parfois très intense, embrassant Dieu et, à son tour, étreinte par Dieu, dans une jouissance d’union réciproque.

Une divine lumière me montre en toutes choses la sagesse, la bienveillance, l’amour de Dieu. C’est pourquoi il m’est facile d’adorer, dans tout ce qui arrive, la prudence providentielle de Dieu, avec des sentiments de respectueux amour, d’admiration et d’affectueux respect.

290 Il est facile de me soumettre sans réserve aux circonstances et de les trouver parfaitement bonnes. Je vois si clairement que les décisions et dispositions de Dieu sont souverainement établies avec sagesse, bonté et amour, tellement qu’il serait impossible qu’elles fussent mieux pensées ou mieux réalisées. Ah! combien volontiers et avec quelle amoureuse acceptation je me soumets à cette domination toute sage, toute bonne, toute amoureuse de Dieu! Si même l’ébauche d’un geste ou le moindre mouvement de mes membres devaient suffire pour détourner les dispositions divines dans le sens de mes inclinations naturelles, je ne le pourrais ni le voudrais. Si cela pouvait même se faire sans déplaire à Dieu et sans le fâcher, je ne le pourrais et ne le voudrais. Car rien ne me paraît meilleur que ce que Dieu fait ou ce qu’il permet.

Parfois encore une vive foi infuse me fait voir et connaître la grandeur, la totalité de Dieu, me les faisant contempler, aimer, adorer dans une grande élévation de l’esprit. Et j’admire comment Dieu est Tout en toutes choses, et comment toutes les choses sont dans le Tout divin et par lui.

Mais tout le monde n’est pas favorisé d’une si éblouissante lumière de foi quant à la présence de Dieu dans toutes les créatures. Cela a pourtant une grande importance dans la vie spirituelle, dont le progrès dépend d’une pratique continuelle de la présence divine, — pratique qui peut être active ou passivement reçue do Dieu. C’est pourquoi je crois avoir été instruite intérieurement qu’il faut s’exercer à cette foi vivante et nue en la présence divine en nous et dans les créatures, par des actes de foi. d’amour, de renoncement, de détachement du créé et par la pratique de toutes sortes de mortifications et de pauvreté d’esprit. Et nous devons nous exercer de la sorte aussi longtemps que nous ne sommes pas entièrement séparés et vidés de toutes choses créées, jusqu’au moment où les créatures nous apparaissent changées en

291 Dieu, saturées de Dieu ou confites dans l’Être divin. Il m’arriva parfois d’être conduite au cœur d’un désert de l’esprit, où mon Bien-Aimé parle à mon cœur pour m’enseigner les voies de l’esprit et la manière de l’aimer d’un amour qui m’unit à lui dans la nudité de l’esprit. Ah! quel dégoût me vient alors de tout ce qui n’est pas Dieu! Etre forcée de converser avec les créatures et d’en être occupée m’est un tourment et presque un martyre. Reposer dans les bras de mon Bien-Aimé, telle est à présent la vie de mon âme. En être empêchée est une mort. Et cependant, la tristesse et le dégoût qui viennent (les créatures sont un peu atténués et mitigés par une vue calme et certaine de l’Être divin pénétrant toutes choses, les remplissant de sa grandeur sans mesure, les illuminant de son inexprimable clarté et les absorbant toutes en les réduisant. Quand le regard éclairé voit cela, toutes choses deviennent douces et délectables. Partout où l’âme se tourne alors, tout lui paraît aimable. Car toutes les choses lui semblent changées en Dieu, unifiées en Dieu, saturées de l’Être divin. L’âme possède la présence insigne de son Bien-Aimé, dans une suave jouissance. Elle la respire comme un air très doux et vivifiant.

C’est donc parce que la foi en la présence de Dieu n’est pas toujours aussi vivante qu’il m’arrive parfois de faire attention à mon propre moi, aux créatures en tant que séparées de Dieu; et cela m’empêche de demeurer suffisamment abstraite de l’activité naturelle et du travail de l’intelligence. Quand je veux alors me tourner vers Dieu, il faut que je fasse appel à l’intelligence, à la pensée. L’intelligence et l’imagination doivent collaborer pour réveiller la foi. Cependant, ce moyen ne permet jamais d’arriver à une union profonde ni à une contemplation suffisamment simple. Alors j’en suis réduite à me servir de cette méthode grossière, obscure et bien imparfaite, guettant la présence de Dieu et tâchant de la trouver dans tout ce qui se présente. Je tâche de retrouver une certaine

292 lumière, qui m’élèverait au-dessus de la raison naturelle et de toute représentation ou imagination. Je m’efforce de réduire à rien toutes les choses qui se présentent, afin d’adhérer uniquement à Dieu seul, par un simple et intense regard fixé sur lui. Cette méthode me paraît trouver son point de départ dans l’intelligence, parce qu’elle procède par voie d’élévation et non par voie d’anéantissement ou disparition dans la profondeur.

Pourtant, cette méthode conduit aussi à supprimer l’activité de l’intelligence parce que, à mesure que l’on s’attache moins à l’objet intellectuel, la lumière monte en quelque sorte au-dessus de tout le créé, pour s’attacher à Dieu. Ceci a lieu principalement au cours de l’oraison. Dès que j’y reçois la perception de quelque chose qui n’est pas Dieu, il faut qu’intervienne aussitôt quelque mortification, quelque suppression. Il est bien vrai, cette méthode ne m’a jamais donné pleine satisfaction parce qu’elle ne me conduisait pas au repos intime dans la fruition de Dieu.

Ne pourrais-je donc pas contempler l’Être sans limites et sans image de Dieu dans toutes les créatures, comme dans autant de clairs miroirs? Nous le pourrons sans aucun doute, si le regard de notre foi est pur, simple, obscur. Il ne sera pas difficile de voir Dieu sans cesse dans tout le créé, et de voir toutes les créatures imbibées d’une subtile manière par l’Etre divin et anéanties en lui. Si nous possédons pareil regard de foi, quel obstacle peut-il y avoir qui nous empêcherait de trouver notre Bien-Aimé partout? N’avons-nous pas à nous en prendre à nous-mêmes, si nous sommes privés de la douce et aimable contemplation du Bien-Aimé, qui est partout si près de nous et dont toutes choses se trouvent comme saturées? Il me semble bien qu’il dépend de nous; car le seul désir de Dieu est de se révéler à nous, de se donner à nous, d’être le lieu de notre repos, l’aliment qui nourrit l’homme tout entier.



VS, Janvier 1936, pages 78-84. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

L’accord du parfait amour

La Vie Spirituelle a déjà publié plusieurs passages des oeuvres de Marie de Sainte-Thérèse traduits du flamand. Voir, en particulier, avril 1935, p. 66, la notice sur ces oeuvres.

Vol. I [=Livre I], IIe partie, ch. 9. Elle possède une parfaite conformité à la volonté de Dieu en toutes choses. Rien ne peut la troubler. Elle n'a, avec Dieu, qu'une seule volonté.

Par l'abandon total de moi-même, que j'ai fait par pur amour, je suis toute donnée à mon Bien-Aimé; et la volonté de mon Bien-Aimé est devenue ma volonté. Cela m'a valu une stabilité de sentiment en tous événements qui peuvent se produire en moi ou bien chez d'autres, quand Dieu le veut ou le permet. Dans cet état de conformité et d'union à la volonté divine, tout devient doux qui était amer ; ce qui était difficile devient facile et agréable; en un mot, tout se change en joie et en repos délicieux. C'est pourquoi toutes les misères de ces temps troublés et les dévastations qui couvrent le pays ne parviennent pas à m'attrister, quand je pense que Dieu dispose toutes choses et les permet en vue d'un plus grand bien. Il doit avoir l'intention de faire sortir un plus grand bien de toutes ces misères, de ces angoisses et de ces ruines, comme il fait naître des cendres d'un phénix brûlé un jeune oiseau, plus splendide et plus fort. Cela n'empêche qu'il est bien permis d'appeler la grâce divine et qu'elle nous délivre de nos ennemis. Il faut seulement que cette prière soit faite dans un sentiment de résignation et d'humble soumission au bon plaisir divin (note).(note: Le XVIIe siècle fut pour les Pays-Bas espagnols un "siècle demalheur". Marie de Sainte-Thérèse fait allusion, dans ce passage, à l'une des guerres de Louis XIV et, vraisemblablement, à la deuxième dite "de Dévolution" (1667-1668) au cours de laquelle les troupes françaises envahirent une grande partie du pays.)

79 Mon Bien-Aimé me fait comprendre qu'une âme déiforme doit rendre toujours le même son, quel que puisse être son état intérieur. Sa louange aura une résonance d'impassibilité, de résignation, d'indifférence, de calme et d'identification de la volonté à celle de Dieu. Elle ne fera pas de différence entre les divers états intérieurs où elle peut se trouver, n'en préférant aucun et n'y attachant pas même une trop grande attention. Car de les analyser avec trop de complaisance et puis de s'en plaindre est une chose très contraire à la simplicité et un signe évident que nous cherchons autre chose que Dieu et sa très sainte volonté.

C'est pourquoi mon Bien-Aimé se plaît. depuis quelque temps, à placer mon âme dans des dispositions très diverses qui sont autant d'occasions d'éprouver cette vertu et de l'exercer. Mais, vraiment, comment me serait-il possible d'avoir des inclinations ou des désirs non conformes au bon plaisir divin, puisque mon Bien-Aimé semble avoir transformé mes désirs et ma volonté en sa propre volonté et en ses désirs? Si bien qu'il me paraît impossible de ressentir quelque désir ou quelque vouloir différents de ses désirs et de sa volonté en toutes choses, en toutes circonstances, en toutes rencontres, sans la moindre exception.

Ch. 10. La conformité parfaite à la volonté divine découle d'un pur amour. Elle produit dans renne une indifférence à l'égard de toute chose et une grande liberté d'esprit. La Vén. Mère ne vit plus que pour Dieu, indifférente à tout et incapable d'être troublée par rien.

Cette transformation de ma volonté en la volonté de 80 mon Bien-Aimé a été la suite, l'aboutissement ou le prolongement d'un amour très pur. Je l'aimais plus que moi-même, plus que tout ce qui me concerne pour le temps ou pour l'éternité. Il s'en est suivi que tous les différents états où se trouvait mon âme me devinrent également agréables. J'étais contente, tout en étant parfois dans un extrême dénûment d'esprit, dans les ténèbres, dans les dérélictions et dans une grande misère d'âme et de corps. Si même, — sans être coupable —, j'étais plongée dans l'enfer, il me semble que cette conformité à la volonté divine resterait invariablement ancrée dans ma volonté, comme si ces tourments ne me regardaient pas ou comme si j'étais pour moi-même une inconnue.

Ah! mon Révérend Père, cette union, cette conformité de la volonté me vaut une telle liberté d'âme qu'il m'est impossible de l'exprimer. Tous les liens de mon âme sont rompus. Il ne reste plus une attache, plus de recherche personnelle, plus de vie hors de mon Bien-Aimé et de sa sainte volonté. Je ne me sens plus liée ni aux grâces, ni aux faveurs, ni aux goûts, ni aux lumières, ni aux touches, ni aux consolations, ni aux prévenances tant divines qu'humaines. Emportée par l'amour pur et sans mélange de mon Bien-Aimé, mon âme survole toutes ces choses, l'aimant lui seul, simplement pour lui et en lui. Ce pur et véritable amour m'empêche de penser à moi, de me soucier encore de mes intérêts tant éternels que temporels. Je laisse régner mon Bien-Aimé: et qu'il ait toute puissance sur moi et sur toutes les créatures, selon les conseils de sa divine volonté. Je ne puis me soucier si ces conseils me seront favorables ou non, s'ils suivront la pente de mes goûts naturels où s'ils leur seront pénibles. Je possède une parfaite union de conformité de ma volonté à la volonté divine. Mon vouloir et mon non-vouloir sont une seule chose avec ceux de mon Bien-Aimé.

Cette unité de vouloir me fait vivre uniquement pour le Bien-Aimé et en lui ; de sorte que je ne vis plus pour moi et en moi, ni en rien qui n'est pas le Bien-Aimé. Il 81 est tout entier pour moi, et moi, je suis toute pour lui, comme deux qui ne sont plus qu'un seul, par l'amour, par la volonté, par la compréhension et par le désir.

La conformité ou l'union à la volonté de mon Bien-Aimé et la connaissance de mon propre rien me donnent une telle stabilité, une telle indifférence; elles causent en moi une telle mort à tout ce qui est de moi ou du monde; elles me rendent à ce point insensible à toutes choses, qu'il m'est devenu impossible de vouloir autrement que Dieu ne le veut, le décide ou le permet. Cela provient surtout de ceci : que la lumière divine me montre la sagesse, la bonté et l'amour de Dieu. Et c'est avec un respectueux amour, avec admiration, avec un affectueux respect qu'il m'est donné d'adorer ainsi les conseils de la Providence dans tout ce qui arrive. Ma soumission est entière et mon acquiescement parfait, parce que je pense et crois d'une foi vive que la suprême sagesse, la bonté et l'amour les plus parfaits ont ordonné toutes ces choses, d'une manière infiniment plus parfaite qu'il ne me serait possible de les concevoir et de les disposer.

Oh ! comme il est facile d'acquiescer avec amour et soumission à la volonté toute sage, toute bonne et toute aimable de Dieu, qui gouverne toutes choses!

Ch. 11 Le Bien-Aimé lui enseigne à suivre toujours sa conduite et à se soumettre aux motions divines. Il lui apprend aussi le renoncement ainsi que l'abandon aveugle au bon plaisir de Dieu.

Un avertissement intérieur m'apprend aussi à m'abandonner toujours avec plus de résignation au bon plaisir divin en me renonçant davantage. Il faut avancer dans l'incertain, pleinement confiante que Dieu lui-même saura me diriger, parlant et exhortant par ma voix et me 82 faisant agir selon les conseils de sa volonté. Ainsi, par exemple : lorsque j'aurai besoin de faire quelque exhortation, il ne faut pas que, pour m'y préparer, j'abandonne la prière, ni le repos en Dieu, ni rien de ce qui concerne la vie régulière. Je devrai faire toute chose en son temps, fermement confiante que le Bien-Aimé saura me donner de faire ensuite, en un quart d'heure, beaucoup plus que je n'aurais fait en préparant pendant des heures entières ce que j'aurais eu à dire ou à conseiller.

Et alors j'ai dit à mon Bien-Aimé : "Si ce n'est que vous dictiez, que vous parliez par ma voix, que vous n'agissiez par moi, je ne puis ni écrire, ni parler, ni agir. Voyez : je vais à Vêpres avec les autres, ou je vais à Complies. ou je vais dormir, parce qu'il en est l'heure. Après, vous devrez tout faire tout seul!

Lorsqu'il m'est arrivé, dans la suite, de négliger cette lumière et que, sans tenir compte de cette conduite divine, je voulais agir à ma guise et d'après ma raison naturelle, il s'est fait que mon intelligence s'est obscurcie, je ne pouvais plus rien faire par mes propres moyens. Souvent alors il m'était suggéré ensuite, et d'une manière très subtile, d'écrire ou de faire une exhortation ou quelque autre chose pieuse. Cette suggestion s'accompagnait d'une certaine disposition intérieure à m'en remettre nûment à la conduite de Dieu et d'en attendre la motion du bon plaisir divin. Tout ceci donne l'occasion de pratiquer un grand esprit de renoncement, car il faut veiller sans interruption à demeurer sous la dépendance de l'action de Dieu, quand et comme il lui plaît, et tâcher de ne rien vouloir ou refuser, si ce n'est ce que Dieu veut ou ne veut pas.

Telle est la parfaite conformité ou l'union à la volonté de Dieu. Elle implique un incessant renoncement à son propre jugement et à sa volonté propre. Elle constitue un état de haute perfection et sert de disposition excellente pour se laisser transformer en Dieu, pour être entièrement possédée par lui et pour recevoir les motions divines 83 qui nous font agir selon le mode divin. Il faut ici pratiquer une mort parfaite de la nature. Mais cette mort aboutit à la résurrection d'une vie nouvelle dans le Christ. Mon Bien-Aimé m'y invite. Oh! comme je l'ai suivi avec confiance! O vie divine! O parfaite unité de vouloir et de non-vouloir de l'âme et de Dieu!

Ch. 12 La conformité de sa volonté à la volonté divine la rend indefférente à tous les états intérieurs où Dieu la place, — ce qui la rend comparable aux Bienheureux.

Quel que soit l'état où se trouve mon âme, je me sens toujours contente, satisfaite, en paix. 11 me semble ne pas pouvoir désirer autre chose. C'est là vraiment une grande grâce. Elle permet de conserver toujours une invariable simplicité, une égalité d'âme, une paix parfaite, un repos non troublé.

Cette égalité d'âme, cette stabilité de paix intérieure me donnent une grande liberté d'esprit et me dégagent de toute attache à quelque méthode, pratique, exercice, disposition intérieure, illumination, consolation, faveur ou goût sensible, touche divine, révélation ou autres choses semblables. Je me sens vraiment disposée à me laisser modeler de toutes les façons, à la convenance de mon Bien-Aimé, sans aucune préférence personnelle.

Il m'est arrivé parfois de m'étonner en voyant combien peu j'avais de préférences dans les différents états intérieurs et parmi la diversité de l'action divine dans mon âme. Et pourtant, il m'arrivait de subir des choses si différentes! Car la splendeur et la jouissance et l'amour, dans la fruition divine, sont bien plus éclatants dans un temps que dans un autre. Et l'on goûte en Dieu des grâces, tantôt plus et tantôt moins éminentes. Les degrés des grâces où l'âme est établie sont parfois incomparables 84 entre eux. Il y apparaît plus de diversité que dans l'état de gloire des Bienheureux au ciel. Mais tandis que je m'étonnais de tout ceci, j'en ai reçu un certain éclaircissement et j'ai compris que l'égalité d'âme, l'absence de préférence, cette paix intérieure parfaite, et même ce rassasiement des désirs que je crois éprouver dans tous les états intérieurs, découlent de la conformité et de l'union de ma volonté à celle de mon Bien-Aimé. Mon vouloir, mes désirs, mes inclinations sont fondus entièrement et changés en vouloir divin. Je ne possède plus ma volonté propre, mes désirs propres, mes inclinations, mais uniquement la volonté de Dieu, à laquelle ma volonté est unie. C'est ainsi que je ne vis plus pour mes satisfactions, pour mes désirs... mais seulement pour mon Bien-Aimé, et en lui. Aussi toutes choses et tous les états intérieurs me sont-ils indifférents, puisque je prends tout et vois tout comme étant la parfaite volonté de Dieu.

Il me fut montré en outre, par une lumière intérieure, que ceci constitue une sorte de béatitude qui nous assimile de quelque façon aux Bienheureux. Ceux-ci possèdent, tous et chacun, une pleine satisfaction, un rassasiement complet dans le degré de gloire et d'amour sanctifiant où Dieu les a placés. Aucun d'eux ne souhaite d'être égal aux autres; mais chacun est satisfait du sort qui lui a été fait selon le bon plaisir divin et tel qu'il fut établi par Dieu de toute éternité.





VS, Février 1936, pages 185-191. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

L’accord du parfait amour (suite et fin)

Ch.13. La parfaite conformité à la volonté divine.

Néanmoins, elle ressent une impatience qui dérive de son amour, savoir : une faim et une soif de mieux atteindre Dieu.

La conformité dont je viens de parler me devient petit à petit si habituelle, si effective, qu'elle semble exister naturellement et nécessairement. C'est l'amour, me semble-t-il, qui apporte à l'âme cette connaturalité ou qui la produit dans l'âme comme le fruit propre d'une union amoureuse de l'esprit avec Dieu, par la prière intérieure et par la pratique de la présence intérieure de Dieu. Car c'est l'esprit d'amour qui transforme le vouloir de l'âme en la volonté du Bien-Aimé, quand l'âme se trouve unie à son Ami divin. Elle est alors unie à lui et en lui, et transformée avec toutes ses puissances, sans en excepter une seule. 11 est bien entendu que je parle ici d'une parfaite et totale union. Et alors la volonté est première à subir l'union et la transformation.

Pourtant, je crois avoir fait mention quelque part d'une impatience de l'amour. L'esprit d'amour la produit parfois dans l'âme, dans certains éta ts intérieurs. Cette impatience ne s'opposerait-elle pas à l'égalité d'âme, à cette absence de choix, à ce repos, à ce rassasiement dont je viens de parler? Il est vrai. Mais quand cette impatience se présente, je ne vois pas comment j'y pourrais échapper 186 ni comment la calmer. Car l'amour produit alors dans l'âme une faim de Dieu, une soif de l'approcher davantage, afin de pouvoir l'aimer dans la mesure où elle reçoit connaissance de la convenance sans limite qu'il y a d'aimer Dieu. Mais, sentant qu'elle n'y parviendra jamais, elle en éprouve une impatience amoureuse, un insatiable désir d'être comblée. On pourrait comparer cette âme à un affamé à qui l'on présenterait une quantité de mets, sans qu'il y puisse toucher pour calmer sa faim. Il a été lié à quelque chose. Sans doute il en deviendra singulièrement impatient et son appétit s'en trouvera extrêmement excité. Il ne faudrait même pas s'étonner si le trop grand désir et l'appétit excité par ces mets succulents faisaient défaillir son coeur. Et je ne vois pas comment cet affamé parviendrait à modérer son impatience et le désir qu'il a de ces aliments, aussi longtemps du moins qu'ils resteront offerts à ses regards. Pour calmer ses désirs il faudrait retirer les plats ou les cacher, afin que leur aspect ne vienne encore augmenter son appétit. Peut-être ainsi calmerait-on plus ou moins son impatience.

Votre Révérence entendra facilement ce que je veux dire, à savoir : que pour calmer l'impatience de l'amour dans une âme il n'y a pas de remède, si le Bien-Aimé ne daigne se cacher quelque peu et se voiler afin de ne plus paraître avec autant d'évidence. La connaissance que l'âme reçoit de lui, en s'affaiblissant un peu, laissera l'âme dans l'obscurité de la foi. Et cette faim extrême et cette soif de Dieu s'en trouveront légèrement modérées.

Ch.14. La soif spirituelle ne rompt pas la quiétude. Elle diffère ainsi de la soif matérielle. Cela lui permet de coexister avec la conformité à la volonté divine.

Il faut remarquer que cette impatience de l'amour, — 187 faim ou soif de Dieu —, ne trouble pas la paix et n'émeut pas l'âme. Elle diffère en ceci des autres passions, désirs, souhaits qui dérivent d'affections non modérées ou de recherches de notre propre nature. Cette impatience de l'amour est au contraire très douce, paisible et apaisante, aimable, délectable, tranquille. Elle est accompagnée d'une paix profonde et d'une satisfaction de l'âme. Il me semble juste de la qualifier : une impatience d'amour qui donne la joie, la satisfaction et la paix à l'âme, qu'elle ne trouble ni inquiète d'aucune façon. Un véritable amour de Dieu n'enlève jamais la paix, contrairement à l'amour qui nous porte vers nous-mêmes, vers les créatures ou vers tout ce qui n'est pas Dieu. C'est pourquoi cette impatience peut fort bien concorder et coexister avec l'égalité et l'indifférence d'âme, dont j'ai dit qu'elles découlaient d'une parfaite conformation de notre volonté à celle de Dieu.

Ch.15 Malgré l'union à la volonté divine, l'âme doit user de certains moyens afin de progresser encore.

Je ne veux pas dire qu'il ne faut plus user de certains petits remèdes et de quelques exercices spirituels, quel que soit l'état où l'âme se trouve. Quand j'ai dit que tous les états d'âme, je les acceptais purement et simplement de la main aimable de Dieu, en y voyant sa très sainte volonté, cela ne signifie pas qu'il ne serait plus permis de désirer ou de tâcher d'atteindre une plus grande perfection. Il peut arriver parfois, comme je viens de le dire, qu'il soit nécessaire d'employer quelques petits remèdes afin de rassembler son esprit, d'exclure les distractions, de résister aux trop fortes tentations sensibles, de rejeter tout ce qui troublerait l'attention de l'âme tournée vers Dieu ou la retiendrait d'adhérer uniquement 188 et sans intermédiaires au seul Bien-Aimé. Dans tous ces cas, l'âme peut et doit agir. Elle doit expulser, fuir, oublier tout ce qui l'occupe hors de Dieu; et elle devra alors user de toutes les méthodes et pratiques spirituelles dont elle a expérimenté l'efficacité.

Mais plus ces méthodes et pratiques seront calmes, simples et spiritualisées, mieux il vaudra. Par ailleurs, je ne conçois pas que nous puissions, — pendant ou hors le temps de la prière, demeurer les bras croisés, comme on dit souvent, sans collaborer, en attendant que Dieu fasse tout lui-même. Faudrait-il donc se contenter de tout ce qui survient, sans tâcher d'arriver à mieux? Ainsi par exemple : si quelqu'un sent que son âme est froide ou tiède, distraite, pleine de sécheresse; qu'il se sent porté vers des choses qui ne sont pas Dieu ; que les puissances internes sont relâchées et tendent à se disperser; en un mot, s'il éprouve qu'il est loin de Dieu et insensible au travail de l'amour divin, il faut alors qu'il s'efforce de ramener son esprit, afin de le raviver, de le projeter uniquement sur Dieu présent clans l'âme et de l'y maintenir dans cette douce et amoureuse occupation.

Ch.16 Mais si Dieu ne répond pas aux efforts de l'dme, celle-ci doit se plier é la volonté divine et demeurer en paix.

Toutefois, il se peut que la grâce de Dieu ne nous vienne pas en aide et que le Bien-Aimé ne réponde pas aux efforts sincères de l'âme. Il ne lui tend pas la main pour l'élever jusqu'à lui. Il n'entr'ouvre pas le rideau pour se montrer à l'âme. Celle-ci doit alors, avec calme, s'abandonner toute au bon plaisir divin, sans plus faire de nouveaux efforts, sans se faire violence et saris désirer changer de disposition.

Ainsi, dans tous les états où elle peut se trouver, l'âme doit collaborer dans la mesure où cet état le demande. 189

Elle doit simplement s'efforcer d'éviter ou de rejeter tout ce qui la retient et ce qui s'interpose entre Dieu et elle. Mais lorsqu'elle a fait ce qu'elle pouvait, avec un zèle raisonnable. elle doit demeurer dans le calme et la tranquillité, sans rien préférer, contente et satisfaite d'unir sa volonté à celle du Bien-Aimé. De cette manière et si on les prend dans cet esprit, toutes les dispositions sont indifférentes à l'âme et toutes ont pour elle la même importance.

Pour acquérir une constante égalité d'âme et pour arriver à l'état d'indifférence, ce qui est d'un grand secours, c'est la pauvreté d'esprit par laquelle notre coeur et nos affections sont détournés de la saveur des consolations intérieures et de toutes autres douceurs ou satisfactions spirituelles. Grâce à cet esprit, nous n'avons plus qu'un dessein : de servir le Bien-Aimé tout purement par amour et à nos frais, le suivant par le chemin des croix, des renoncements, des mortifications en toutes matières, même spirituelles.

Ch.17. La conformité à la volonté divine se parfait en elle, ce qui produit un constant repos en Dieu. Elle n'a plus qu'un seul vouloir avec son Bien-Aimé.

La grâce de Dieu, ou plutôt la charité divine, achève dans mon âme la perfection de cette union, de cette transformation de ma volonté en celle de mon Ami divin. Plus que jamais, j'éprouve combien ma volonté se trouve transformée et faite une même chose avec la toute bonne, aimable et parfaite volonté de Dieu ; et cela, en tout ce qui pourrait m'échoir pour le temps et pour l'éternité selon les dispositions, les permissions ou le bon plaisir de Dieu.

Cette union de la volonté existe en moi sans exception, 190 tant pour ce qui me concerne que pour ce qui concerne les autres. Aussi mon âme en est-elle arrivée à posséder une paix si constante et une telle égalité que rien de ce qui peut arriver, avec la permission de Dieu, ne semble pouvoir la troubler, l'attrister ou la mécontenter, — si ce n'est peut-être au premier coup et pour un court instant.

Je crois que si mon âme demeure sans trouble dans cette union divine, c'est parce que je n'ai plus d'autre vouloir, d'autre sentiment, d'autres désirs que ceux de mon Bien-Aimé. Mais c'est aussi parce que, dans la lumière de la vérité, je vois et confesse avec joie que la souveraineté absolue et la suprême domination sur toutes les créatures de la terre et du ciel appartiennent à Dieu de plein droit; et que tonte créature est tenue de se soumettre avec tout ce qui la concerne, à cette divine domination, adorant avec respect et embrassant avec amour tous les conseils de la prudence divine.

Ch.18.En toutes choses elle se conforme à la volonté divine, par pur amour. Elle est prête. si tel était le bon plaisir de Dieu, à se laisser priver de tous mérites, à souffrir toutes les peines, etc.

Cette lumière de Vérité me montre que la soumission entière à Dieu et à toutes ses dispositions est non seulement un devoir de justice, mais aussi une conséquence de l'amour très tendre et très respectueux qui est dû à la très aimable et incommensurable majesté de Dieu. Ce très tendre amour brûle doucement dans mon coeur. Il y est agissant et semble être devenu un mouvement naturel. C'est pourquoi le moindre indice de bon plaisir divin ou de quelque dessein providentiel, — qu'il s'agisse de moi ou bien des autres —, incite aussitôt mon âme à se plier à l'ordre divin. L'âme se soumet avec tant d'admiration, tant d'amour et de respect, avec une telle souplesse et si grande douceur, humilité, affection, qu'il m'est impossible de le traduire par des paroles. Elle y trouve tant de satisfaction et de saveur qu'il me serait impossible de désirer autre chose.

Parfois je serais tenté de crier, de l'abondance de mon cœur : « oh ! Combien mais doux et suave le bon plaisir de mon Bien-Aimé ! » Sachez-le bien, mon cher père, si d'aventure mon bien-aimé devait trouver la moindre satisfaction à me précipiter dans les tourments de l'enfer, je m'y lancerais, libre et pleine d'amour, uniquement afin de ne pas le priver de cette satisfaction. Ah ! Comme l'amour de mon Bien-aimé agit en moi purement et sans mélange d'aucune considération personnelle pour le temps ou pour l'éternité ! Jamais encore il n'en fut ainsi.

Il y a peu de temps j'ai perçu en moi, intérieurement, les questions suivantes : « S'il plaisait à mon bien-aimé de m'enlever tous mes mérites et toutes les prières ou sacrifice que l'on fera à mon intention, après ma mort ; s'il lui plaisait de les attribuer à d'autres âmes, me laissant ainsi expier tous mes péchés au Purgatoire, en toute rigueur et jusqu'au jour du jugement ; si lui plaisait de donner la béatitude à d'autres âmes en me privant, moi, de sa présence et de sa béatifiante vision jusqu'au dernier jour… Serais-je encore prêt à m'y résigner ? Alors, malgré mon désir immense et l'impatience de posséder au ciel Celui que mon âme chérit d'une telle tendresse, j'ai senti en moi une inclination plus forte encore à me laisser dépouiller ainsi de tous mérites, de toutes bonnes œuvres. Oui, je choisirais de souffrir dans le purgatoire jusqu'au bout ; je choisirais cette privation de la vision bienheureuse, s'il m'était donné par là d'accomplir en toute perfection le bon plaisir de mon Bien-Aimé.



L’intime présence du Seigneur

VS, Juillet 1936, pages 67-71. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

« (Voir La Vie Spirituelle, juin, p. 290) » [L. van den Bosssche]

Ch.65 Ayant prié Jésus afin qu'il lui apprenne à rester occupée en le Christ, Dieu-Homme, elle voit qu'on prépare en elle un trône, où son Bien-Aimé est assis, où il règne et prend possession de l'âme, comme s'il était l'âme de cette âme.

Il y a peu de temps, j'ai écrit à votre Révérence quelle avait été la cause de la déréliction où je me trouvais. La cause de cet état d'abandon était, je crois, d'avoir délaissé trop à la légère, la contemplation de la sainte humanité du Christ. J'aurais dû plutôt m'appliquer à m'y perfectionner. J'ai pris alors la résolution de me ranger aux conseils de Votre Révérence et de suivre vos directions, afin de m'exercer à cette contemplation et de vivre en le Christ, Dieu-Homme. Mais quand j'ai voulu entreprendre ces choses, j'en ai ressenti un mal à la tête, un serrement aux tempes, parce que je m'efforçais d'imprimer en moi une image trop matérielle et trop lourde de la sainte humanité.

Aussi ai-je dit à mon Bien-Aimé : « S'il vous plaît 68 vraiment que je m'applique à méditer votre divinité en même temps que votre humanité, daignez alors m'enseigner la manière de le faire bien. » Peu de temps après cela, mon âme reçut une lumière infuse, une clarté. Elle prenait possession de mon âme entière, y formant je ne sais quoi de divin qu'il m'est impossible de traduire en paroles. Cette lumière semblait bâtir comme un trône dans mon âme, un reposoir où mon Bien-Aimé pourrait habiter et prendre son repos. Ce trône, ou ce reposoir, n'était pas autre chose qu'une luminosité divine, accompagnée d'un repos intérieur demeurant dans mon âme d'une manière permanente. Et cette lumière divine me possède et maintient mon âme dans une liberté que les émotions de la partie inférieure ne viennent pas troubler. Et j'y vois mon Bien-Aimé reposant sur ce trône. Il y régit mon âme, en la travaillant, en la faisant vivre, comme s'il était la vie ou l'âme de mon âme. Si je ne me trompe, c'est lui qui pense, prie, agit par moi ; et je reste passive en tout ce qu'il lui plait d'agir par moi. Cette motion semble venir de mon fond le plus intérieur; elle vient de cette luminosité et de cette paix de l'âme. Et rien ne s'y mêle qui proviendrait de moi. Car je me sens maintenant placée toute sous la domination et la direction de mon Bien-Aimé, Homme-Dieu. Il ne m'est pas laissé d'indépendance. Mes pensées, mes projets, l'agir et le non-agir, plus rien ne dépend de ma libre intention. Cette privation de ma liberté m'est prodigieusement douce et délectable. Elle constitue un heureux et bien agréable esclavage que je n'échangerais pour rien au monde, parce que l'âme y jouit d'une liberté de l'esprit et d'un repos inexprimables.

Voici donc que mon bien-aimé Jésus, Homme-Dieu, a fait en moi sa demeure et le lieu de son repos. Maintenant je ne le considère plus au dehors de moi, ou à mes côtés, mais à l'intérieur. Mais je ne puis exprimer ni expliquer de quelle manière je le vois. Car je ne vois pas sa sainte humanité dans la représentation de l'un ou 69 l'autre mystère, comme par exemple : dans sa passion ou dans sa résurrection glorieuse. La vue, ou le souvenir, de sa sainte humanité m'est montrée selon son union à la divinité, où il n'y a qu'une seule personne, un seul Dieu, un seul Christ qui est à la fois Dieu-Homme et Homme-Dieu.

Ce regard, ou ce souvenir, est si noble, si délicat, si subtil, si spirituel et si divin que je ne sais vraiment à quoi le comparer. Il est vrai que ma mémoire reçoit alors une certaine image corporelle, mais d'une manière beaucoup plus élevée que lorsqu'il m'est arrivé de voir le Christ hors de moi ou à mes côtés.

Pendant l'Oraison, — et parfois aussi hors du temps de la prière —, je suis toute imprégnée de cette union avec lui. Aussi cet exercice ne m'est-il pas plus difficile que d'ouvrir et de fermer les yeux. Car ce regard est tellement simple et calme; et tout se passe d'une manière si aimable qu'il n'y est besoin d'aucun effort. Il n'est plus besoin d'un acte quelconque d'imagination pour conserver mon Bien-Aimé dans mon coeur. Et c'étaient ces sortes d'efforts qui troublaient l'intelligence et le cerveau. Au lieu de cela, Jésus lui-même se montre à mon âme. Il lui révèle sa présence d'une manière si suave qu'il me serait impossible de ne pas le voir et de ne pas m'unir à lui dans un acte de pur amour. Car son aimable présence attire irrésistiblement l'âme tout entière.

Ch.66 Elle reçoit des lumières concernant les mystères de la foi. Jésus lui sert de compagnon et de modèle en toutes choses. Elle apprend comment on garde en soi la présence de Jésus.

D'ordinaire, les mystères ne me sont pas représentés en particulier, comme par exemple : la vie, la passion, la mort, la résurrection du Christ. Comme je l'ai dit, ma 70 contemplation se réduit habituellement à un certain repos, une douceur dans la fruition intérieure et la contemplation de la présence en moi de Jésus, Dieu-Homme. C'est le Christ tout entier, sans aucune considération particulière. Pourtant, il arrive, — pendant la prière ou non, — que certaines vérités me soient rapidement et brièvement présentées. Il s'agit alors de vérités concernant notre sainte foi et particulièrement celles qui ont trait à la vie et aux souffrances de Jésus. Ah! quelles choses admirables se trouvent cachées là! Je les vois maintenant dans la lumière d'une foi éclairée, avec une compréhension beaucoup plus claire qu'autrefois. Ces deux connaissances, — celle d'aujourd'hui et celle de jadis —, diffèrent l'une de l'autre comme la lumière du soleil diffère de celle de la lune. Par cette lumière il m'est clairement montré à imiter les vertus parfaites du Christ, afin de reproduire parfaitement dans ma vie la vie de Jésus. Il m'arrive maintenant de comprendre de ces mystères de la vie, des souffrances, de la mort du Christ, plus de choses dans l'espace d'un Pater que par les lectures et les sermons de plusieurs années.

Et je vois combien sainte Thérèse avait raison de dire que, dans l'exil de cette vie, il nous est très utile et de grand profit d'avoir Jésus comme compagnon; que sa présence nous apportera beaucoup de consolation, de force et d'aisance dans notre progrès. Car nous ne sommes pas des Anges. Revêtus d'une chair fragile, nous nous trouvons si souvent en grandes difficultés, internes et externes. Mais la force que donnent l'exemple et la présence de Jésus nous permet de surmonter toutes les difficultés, parce que tout labeur et toute souffrance nous deviennent doux quand nous voyons Jésus qui nous précède, chargé de toutes sortes de peines.

Jésus est un véritable aimant. Il attire puissamment à lui l'homme tout entier, afin de se le rendre semblable. Si quelqu'un aime véritablement Jésus, lui serait-il possible de se plaindre et de fuir ou de craindre la pauvreté, 71 les incommodités, le mépris ou la déréliction, quand il voit combien Jésus aime toutes ces choses? Il trouverait honteux de se priver de cette gloire et de manquer en cela d'être semblable au Christ. Où donc serait l'amour? Où sont la faim et la soif d'être rendus conformes à Jésus? (Quand il y a cet amour) l'âme trouve suaves et agréables les privations, les choses pénibles et dures. Elle sait trouver les roses parmi les épines et la douceur dans l'amertume du fiel. Quoique le corps soit plein de misères, de maladies, de souffrances, elle se réjouit cependant, d'abord à cause de sa conformité à son Bien-Aimé, et ensuite parce qu'elle voit les peines de son ennemi domestique, le corps, dont elle ne peut guère avoir pitié.

Depuis lors, Jésus s'est montré à moi d'une manière intérieure, m'apprenant à conserver sa présence dans mon coeur, plutôt par le moyen d'une affection simple, douce, intérieure, que par des images nettement déterminées. De mon côté j'ai tâché depuis lors de me conformer à cette méthode et d'en faire mon occupation. Pourtant, au temps des tempêtes intérieures, dans les tentations et sous les assauts du mal, j'imprime en moi l'image de Jésus. Je jette un rapide regard sur l'un ou l'autre épisode de sa vie active ou de sa passion, pour y puiser un nouveau courage et un aliment, qui me permettent de mieux conformer mon état au sien. J'agis à la façon de l'abeille, qui se pose sur certaines fleurs bien déterminées pour y puiser un peu de douceur et qui s'envole ensuite, rentre dans la ruche et y distille son miel. Ainsi de même, quand l'âme a puisé en Jésus quelque grâce nouvelle, elle s'élève au-dessus de la nature, au-dessus de tout ce qui pourrait la troubler. Elle demeure dans une élévation de l'esprit ou se concentre dans une simple et paisible union, dans une fruition de Dieu.





VS, Septembre 1936, pages 181-184. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

La vie du Christ en nous

(Cf. La Vie Spirituelle, avril-juin 1936.)

Ch.47 Son état intérieur lorsqu'elle est possédée par Jésus, Dieu-Homme.

Il m'arrive de demeurer dans un état d'union, de transformation en le Christ, Dieu-Homme. Cette union s'opère par la force d'un amour unifiant et par une simple orientation ou adhésion au Christ. Celui-ci semble prier lui-même, dans mon Oraison. Quand je parle, ou quoi que je fasse, c'est l'esprit du Christ qui le fait ; et je ne suis que l'instrument. Il faut entendre ceci dans ce sens que l'union de l'âme au Christ est si étroite que l'âme ne se souvient pas de sa propre existence. Elle ne se perçoit plus comme une chose distincte du Christ. Dans l'oubli d'elle-même elle est faite alors un seul esprit avec Jésus, et d'une certaine manière, elle est changée en lui et toute possédée par l'esprit du Christ. Elle ne perçoit plus ni ses opérations, ni ses facultés comme étant siennes, ainsi qu'elle avait accoutumé; mais elle les perçoit comme facultés et opérations du Christ, à qui elles se trouvent unies par la force de l'amour unifiant. Une goutte d'eau jetée dans la mer se trouve de la même manière changée en la mer, sans perdre néanmoins son être naturel. 182

Dans cette sorte d'union amoureuse, je perds rarement l'usage de mes sens et de mes membres; et cet amour n'est pas dans la ligne du ravissement. Mais l'âme reste libre et capable de tout. Car c'est l'esprit agissant du Christ qui la possède et qui agit par son intermédiaire, réalisant tout ce qu'il lui plaît. A l'extérieur on ne remarque rien d'extraordinaire, si ce n'est peut-être une certaine candeur, une simplicité, et le calme intérieur qui transparaît sur un visage doux et réjoui.

Il se passe alors dans l'âme ce que l'apôtre saint Paul exprime par ces mots : « Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis ; mais le Christ vit en moi...", ou encore : « Je n'ai plus connu que le Christ Jésus..." Peut-être votre Révérence me demandera-t-elle comment une telle transformation est possible de cette manière, puisque le Christ n'est plus présent ici-bas selon son humanité, — si ce n'est dans le Très Saint-Sacrement? J'y répondrai que cela est vrai : mais l'union rend proche et présent tout ce qu'on aime. Elle réunit des choses qui semblent très éloignées l'une de l'autre. Mais j'avoue que dans cette union-ci il entre en jeu quelque chose de divin qui réalise ce que l'amour ordinaire ne peut produire. Je ne sais s'il ne s'y mêle pas quelque chose de proprement miraculeux. Si bien que le Christ vient, d'une certaine manière que je ne peux exprimer, mais que je perçois fort bien. Il se rend présent. Il se transforme pour quelque temps dans l'âme. De deux, il fait un : un esprit, un vouloir, un amour, une seule vie avec lui.

Je suis honteuse quand je pense qu'il m'arrive encore parfois de trouver en moi quelque chose qui s'oppose à cette disposition parfaite. Mes sens, mes puissances, ma nature vivent encore. Ils ne sont pas encore réduits à cette mort continuelle. D'ailleurs, votre Révérence ne doit pas s'imaginer que je vis constamment selon ce que je viens d'écrire. Pourtant, j'ai décrit, en toute simplicité, ce que j'éprouvais alors et ce que je croyais exister en moi. 183

[saut de plusieurs chapitres]

Ch.68 L'esprit de Jésus la possède lorsque se trouvent réalisés en elle les états d'âme et les vertus du Christ.

Lorsque soudain les ténèbres de la nuit intérieure ont cessé, il s'est mis à luire dans mon âme comme la lumière d'un jour radieux. Une clarté divine coulait par toute mon âme. Et mon propre esprit m'ayant été enlevé, voici que l'esprit de Jésus est venu en moi. Il m'habite. Il me possède. Il me fait vivre. Il me régit. Il m'unit parfaitement à lui. Il me tient absorbée en lui. Il me transforme en lui. Je n'ai plus conscience d'être distincte de Jésus, car l'enlèvement de mon propre esprit et l'infusion de ce très doux Esprit m'empêchent de percevoir autre chose que Jésus, vivant en moi. Cette vie de Jésus m'est révélée d'une manière perceptible. Mais, pour décrire cet état, je devrais m'expliquer longuement. Je devrais dire comment je perçois réellement en moi un autre coeur brûlant, débordant du plus pur amour de Dieu et n'ayant d'autre vouloir que Dieu, ne goûtant, ne connaissant que Dieu seul et ne trouvant plus que Dieu toujours, dans toutes les choses, de la manière où tout cela fut réalisé en Jésus.

Et de même : les vertus du Christ sont en moi : son respect, son adoration, son admiration et sa parfaite soumission au Père éternel, ses instincts divins, son zèle pour le salut des hommes et ses inexprimables vertus : l'humilité, la douceur, la patience, la longanimité, l'obéissance, la soif de souffrir, la pauvreté, la bonté, l'indulgence envers les pécheurs... Toutes ces qualités se trouvent alors en moi d'une façon très parfaite et réelle, comme elles furent réalisées vraiment par le Christ, au degré le plus éminent.

De cette manière les états d'âme de Jésus et son union à la divinité vivent vraiment en moi, comme ils furent 184 en Jésus ; car rien ne me semble plus exister en moi, ni vivre, si ce n'est Jésus seul. Je n'avais jamais encore bien compris ce que signifient ces paroles : être dépouillé de son esprit propre pour être revêtu de l'esprit de Jésus ; ou encore, d'être changé en Jésus, Dieu-Homme, pour vivre, par lui, une vie surnaturelle et divine.

Il m'est permis, cependant, de conserver un certain contrôle, très calme et simple, sur les sens et les puissances inférieures. Car il faut qu'ils demeurent dans leur mort, afin que la vie de Jésus ne rencontre pas d'obstacles en moi. Les efforts que je fais dans ce sens augmentent bien plutôt son empire et notre union. La vie de Jésus ne peut se conserver en moi sans cette mort parfaite, et celle-ci ne tolère pas, d'une manière consciente et réfléchie, la moindre attention à mon propre moi, ni à rien hors de Dieu. C'est à ce prix que les sens externes et les autres puissances sensibles reçoivent une nouvelle vie et les opérations de l'esprit de Jésus, qui les possède pour les vivifier. Aussi n'est-il pas possible que les deux esprits, l'esprit propre et l'esprit de Jésus, existent en même temps dans une âme. Si nous désirons que Jésus vive en nous, il nous faut mourir à nous-mêmes et à toutes les créatures. Mais le contrôle simple dont je viens de parler doit être en nous une attention plus passive qu'active. Cette attention doit comme couler d'elle-même. Mais elle doit être réelle. Mon âme est alors tout amour, bonté, miséricorde et compassion, humilité.

Dernièrement, tandis que nous prenions le repas de midi, dans un élan du coeur où l'amour coulait vers mon Bien-Aimé, j'ai cru éprouver réellement que l'esprit de Jésus et son âme me possédaient d'une manière divine. Et je sentais que l'âme de Jésus s'étendait sur toute mon âme, comme l'âme est dans toutes les parties du corps et dans chaque membre. Et j'ai cru expérimenter le merveilleux mélange, la fusion, la jonction, la réunion de ces deux esprits et de ces deux âmes dans le même corps.





Études carmelitaines, «Textes anciens» : Marie de Sainte Thérèse : «Le grand silence du Carmel». Introduction. Traduction française, 233 sq.

«Le grand silence du Carmel»/La vocation de Marie de Sainte-Thérèse

[Introduction :]

Marie de Ste-Thérèse/1 est un témoin de l’esprit solitaire du Carmel. Par sa naissance à Hazebrouck (en 1623) elle n’est pas sans un certain lien avec la province carmélitaine de Paris. À cause de cette parenté lointaine jointe à celle, beaucoup plus profonde, d’une spiritualité identique, nous devions citer ici son témoignage. Comme tertiaire régulière elle appartint à la province flamande des Carmes de l’ancienne observance (réforme de Touraine). Elle a vécu quelque temps à Gand, sous la conduite des Carmes chaussés. À Malines où elle vint ensuite, elle reçoit la direction de Michel de St-Augustin/2. Avec une très petite communauté elle occupe une maison, — l’Ermitage, — située près du couvent des Carmes. Elle y meurt en 1677.

Extérieurement sa vie est faite de fort menus incidents. Une chose est à retenir : les moindres faits de cette vie simple convergent tous vers ce point unique et pour nous, essentiel, sa vocation à la solitude du Carmel. Dans un certain sens, cette vocation fut exceptionnelle; et elle apparut telle dès l’origine. Un mot assez inattendu d’un de ses confesseurs de Gand qualifie fort bien son appel : «elle n’était pas faite pour le couvent, — disait ce père, — parce que le couvent ne pouvait pas lui donner la solitude où Dieu l’appelait.»

Sa vocation est exceptionnelle, parce qu’elle consentit à la pousser exceptionnellement loin. À ce point apparaît l’antinomie : pour être solitaire au degré de Marie de Ste-Thérèse, les moyens matériels deviennent un empêchement au lieu d’être une aide. Sans le comprendre d’abord, mais pleinement consciente dans la suite, Marie de Sainte-Thérèse a cherché et trouvé la solitude au sommet de son âme.

On l’a souvent appelée recluse. Mais le fut-elle? Non, si l’on considère les signes extérieurs. Non seulement elle ne fut pas emmurée, mais il est probable que son Ermitage ne connaissait pas la stricte clôture matérielle, ni les doubles grilles. Certains textes laisseraient même supposer qu’elle sortait parfois de la maison. Malgré cela le terme de recluse la qualifie très exactement. Car nulle clôture matérielle ne peut valoir en efficacité celle tout immatérielle, où elle isola sa pensée et son amour. Nulle retraite n’est située aussi loin du monde

1. Ct. De la vie «Marie-forme» au mariage mystique. Et. Carm. d’oct. 1931 et d’avril 1932.

2. Pour Michel de St-Augustin, cf. Et. Carm. d’avril 1931 : Introduction du R. P Jean-Marie de l’E. J.

que ce désert profond et vide où elle trouvait Dieu dans le grand silence du Carmel.

Toute la vie spirituelle de Marie de Ste-Thèrèse se réduit à la pratique, aussi parfaite que possible, de l’esprit de solitude. Tout y est fonction de son érémitisme. Mais puisqu’elle n’a guère utilisé les moyens d’isolement matériels, il faut chercher ailleurs le secret de sa méthode. Celle-ci se borne, croyons-nous, à isoler le fond de l’âme, le mens et le vouloir foncier, non seulement du matériel et du sensible, mais surtout, de la raison et de la volonté. Par une discipline de tous instants, régissant les plus menus actes, les plus fugitives images de la vie courante, il s’agit de rester en présence de ce fond le plus profond de l’âme; il s’agit en quelque sorte, d’y vivre sans cesse, sans contact avec le dehors oit nous ramènent nos facultés. L’exercice consiste à rendre indépendantes les diverses fonctions de l’intelligence et de la volonté : celles qui nous relient au créé et celles qui nous livrent la conscience de notre propre vie et de la vie de Dieu présent en nous.

Marie de Ste-Thèrèse a poussé très loin cette distinction. Trop loin peut-être, si l’on s’en tient à la base philosophique de sa méthode. Mais la recluse de Matines n’a pas prétendu construire un système philosophique. Si elle arrive, dans la pratique, à isoler le fond de l’âme au point de considérer peut-être comme puissances distinctes le mens et l’intelligence, le vouloir foncier et la volonté, il n’y faut pas voir la suite d’une conception philosophique douteuse, mais plutôt le résultat d’un état de perfection de sa vie spirituelle, un point terminal de sa très simple méthode.

Car cette méthode est la même au début de la vie spirituelle et à la fin. Son objectif unique est la solitude91. Les obstacles rencontrés sur la route du désert et au désert même, sont les mêmes toujours. Une seule chose fait la gradation de la méthode et marque le progrès de sa mise en œuvre : la fidélité de plus en plus héroïque à la pratiquer. Cet héroïsme conduit à l’extrême distinction du fond de l’âme et des facultés naturelles, à cette séparation pratique qu’elle entend dans ses textes par le mot «pureté» en ce sens que l’esprit y est pur alors de tout contact avec les puissances, même supérieures, parce qu’il a été dépêtré et séparé de la partie la plus haute comme de la plus inférieure. On ne peut en faire un grief, même philosophique, à Marie de Ste — Thérèse.

Mais alors, ne se sépare-t-elle pas de la pensée de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix? Nous pensons au contraire que ces pensées sont fondamentalement identiques. Seulement, la conception de la recluse, beaucoup plus unilatérale, beaucoup moins complexe, s’en trouve aussi moins nuancée. Cette conception ne s’identifierait-elle pas à celle du Carmel primitif, que sainte Thérèse voulut retrouver pour en faire l’âme de sa Réforme, mais qu’elle avait déjà entièrement repensée? C’est pourquoi la pensée et la doctrine de Marie de Ste-Thérèse n’ont pas la finesse psychologique dont le génie thérésien enrichit le fonds du Carmel primitif.

Aussi bien, si les méthodes diffèrent, la chose poursuivie est la même. Car cette solitude de l’esprit, recherchée et cultivée d’une manière exclusive, n’est pas cependant une fin en soi. Ici comme chez sainte Thérèse, comme chez saint Jean de la Croix, ce qui importe c’est la libération du don divin. C’est le silence de tout l’humain, la réduction de tout obstacle apporté par les facultés naturelles à la libre activité du don et à son plein épanouissement. Mais cette libération où le mode humain d’agir ne vient plus troubler le mode divin du Saint-Esprit, cette libération que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix veulent réaliser par une orientation surnaturelle donnée à toutes nos activités, par une subordination parfaite au surnaturel, Marie de Ste-Thérèse la trouve plus simplement en se séparant de l’humain. C’est pourquoi la forme exclusive de sa vocation fut la solitude. L’économie du système thérésien implique tout l’humain, ordonné et subordonné. Marie de Ste-Thérèse fuit l’humain, réfugiée, recluse au désert de l’esprit.

Serait-elle par là plus éloignée de nous, plus exceptionnelle, et pour tout dire : sa méthode est-elle moins facile? Mais la perfection n’est jamais facile et en matière de spiritualité moins que partout ailleurs. Qu’on y marche par le chemin de sainte Thérèse ou par les voies de Marie, la route est également périlleuse et dure si Von y veut pousser jusqu’aux septièmes demeures, au sommet du Mont ou au Désert de l’esprit. Il reste que la voie érémitique de Marie de Sainte-Thérèse a mis l’accent sur la solitude et bien sur une forme de solitude réalisée indépendamment de ses moyens matériels et de ses signes extérieurs. Par ce côté sa spiritualité rejoint un des besoins les plus profonds de l’âme moderne et lui rappelle des possibilités trop souvent négligées. Si elle montre que les observances les plus rigoureuses, les signes extérieurs de séparation ne sont rien quand ils ne recouvrent pas une séparation plus fondamentale et tout intérieure, elle indique en outre la voie véritable de cette libération.

Vie de recluse, réalisée pour ainsi dire, sans moyens extérieurs, cette vie n’est exceptionnelle que par le degré héroïque de sa perfection. Au degré des essais timides, elle n’a rien d’exceptionnel. Mais elle est singulièrement actuelle. Dans l’agitation où la vie nous a placés, dans le désarroi où se meuvent les existences modernes, si nous savions garder le contact étroit et permanent avec ce fond ignoré de notre âme! Tout le monde porte en soi le désert où Dieu attend. Mais les routes sont perdues. Ceux mêmes qui ne les ignorent pas, négligent de s’y engager à fond. Car l’humain nous tient et nous croyons en lui. Nous jugeons utiles un trop grand nombre de choses que l’activité naturelle réalise. Mais une seule est nécessaire. Les voies de Marie de Ste-Thérèse y mènent tout droit, car c’est au désert de l’âme qu’elle nous est donnée, lorsqu’y règne le grand silence du Carmel.

Louis VAN DEN BOSSCHE.





Traduction des chapitres 139 à 158 (1er livre 2e partie)

LA VOCATION DE MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE A L’ÉTAT DE SOLITUDE. (1er Livre, 2e Partie)

[Ch. 139] : Dans la clarté d’une lumière divine elle voit son Bien - Aimé présent en elle, où il se délasse comme dans un jardin plein d’agréments. Elle traite familièrement avec lui et comprend qu’elle doit être un jardin clos. Elle reçoit confirmation de sa vocation solitaire et le Bien-Aimé promet de la parachever en elle.

Le quatrième dimanche du carême, en 1671, étant en prière avant la communion, je me trouvais dans une profonde solitude intérieure et en repos. Je goûtais une lumière divine, qui me traversait de ses rayons et me possédait, et dans laquelle je reposais comme prise de sommeil.

Après la sainte communion, j’ai vu mon Bien-Aimé, selon sa sainte Humanité, présent au fond de moi. Il semblait s’y promener avec plaisir et joie, comme dans un jardin délicieux. Cependant, je ne voyais pas l’image d’un jardin matériel. Si j’emploie ces images, c’est afin de rendre la chose quelque peu perceptible à l’intelligence humaine. Car ces choses ne sont pas en moi d’une façon aussi grossière. Je voyais, je comprenais que mon intérieur servait à mon Bien-Aimé de lieu de délices et de plaisance, et qu’il l’avait choisi à cette fin. Dans tout ceci je me tenais passive, me contentant de contempler mon Bien-Aimé d’un simple et tendre regard d’amour. Mon commerce avec lui était sans contrainte, mais pourtant plein d’humilité et de respect.

Que Votre Révérence ne s’imagine pas que mon Bien-Aimé était là comme enfermé dans des limites étroites. Je portais en moi une telle étendue, une largeur, une profondeur, une hauteur qui semblaient sans limites. Aussi ce lieu de délices était-il d’une extraordinaire immensité.

Cela semble avoir été une vision intellectuelle plutôt qu’imaginative, car cela s’accompagnait de suspension sensorielle; et c’est pourquoi il n’y avait pas de représentation précise, ni l’image d’un jardin délicieux, planté d’arbres, orné de fleurs, etc. Mais la beauté, l’agrément, la joie de ce jardin m’étaient présentés d’une manière intellectuelle et surnaturelle.

De la chose que je voyais et comprenais, je ne pouvais former d’autre image que celle d’un jardin délicieux où je voyais passer et se complaire Jésus, mon Bien-Aimé.

Telle que je l’ai décrite, cette vision dura environ une heure. Pendant ce temps il était en outre apparu en moi une certaine grandeur majestueuse, se répandant dans tout l’être, avec suspension sensorielle. Cela perdura quelque temps.

Tout ceci semble avoir été la confirmation de ce que mon Bien-Aimé m’avait dit, à savoir : que je serais comme un jardin clos où lui seul aurait accès. Cette vision devait confirmer la réalité de ma vocation et me stimuler à vivre, avec une fidélité parfaite, la vie de stricte solitude.

Mon Bien-Aimé m’a donné encore pleine assurance au sujet de cet appel. Je dois être entièrement dégagée de tout commerce avec les gens de l’extérieur et strictement silencieuse à l’intérieur de la maison. Il m’a donné le courage et la force d’y persévérer fidèlement. Car il désire que ma seule conversation soit avec lui, et il veut trouver en moi ses délices. À cet effet il opère en moi une merveilleuse pureté, que personne ne peut comprendre s’il ne reçoit une lumière spéciale de mon Bien-Aimé. Par l’effet de cette pureté, l’âme paraît plus angélique qu’humaine. Et c’est cette pureté-là que je dois désirer.

Mon Bien-Aimé m’a avertie en outre que Satan est jaloux de notre calme, de notre pureté de cœur et de l’union qui règne parmi les Sœurs. De toute manière, il va tâcher de la troubler. Mais mon Bien-Aimé m’a fortifiée. Il m’a promis son secours, quoi qu’il arrive. Car il est avec nous; et j’ai reçu la promesse qu’il me conduirait à la perfection qu’il m’a réservée et qu’il écarterait tout obstacle.

J’ai vu mon Bien-Aimé présent en moi de cette manière, jusque Complies environ, sauf pendant le temps de la récréation.

[Ch. 141.] : Quand elle est détournée de la pureté où elle doit tendre, le Bien-Aimé y voit comme une injure. Cette pureté dépasse toute pureté antérieure. Lorsqu’elle s’en écarte, elle devient impuissante et se trouve abandonnée en sécheresse.

Il m’a encore été fait comprendre que Votre Révérence doit me préserver avec soin de tout ce qui pourrait empêcher ou diminuer les satisfactions que mon Bien-Aimé trouve en moi. Il m’a dit que si je devais m’écarter délibérément de cette voie ou si quelqu’un me faisait déchoir, si peu que ce soit, de cette pureté où il m’appelle et veut m’établir, il considérerait cela comme une plus grave injure que de voir d’autres âmes tombant en lourdes imperfections. Et la cause unique en serait la privation de cette satisfaction et de ces délices dont il jouit dans mon cœur lorsque la pureté angélique y règne.

Cette pureté est si grande qu’elle implique tout ce que j’ai jamais compris et pratiqué en matière de pureté intérieure. Elle contient aussi tout ce que j’ai expérimenté ou appris en matière de simplicité, repos, solitude du cœur, détachement et dépouillement du créé, — même du créé surnaturel. Il semble que la mort spirituelle et la perfection de l’âme se rejoignent au degré le plus éminent dans cet état de pureté, où se parachèvent tous les autres états antérieurs.

Lorsque, conviée et attirée à ce degré de pureté, mon Bien-Aimé m’y établit, de mon libre consentement, il me semble soudain m’élever en un seul instant d’un degré moyen au plus élevé. Ne faisant qu’un seul pas, je semble néanmoins sauter vivement par-dessus tous les autres degrés.

Certaines lumières me permettent d’entrevoir parfois que cette pureté si haute, où mon Bien-Aimé m’appelle, devra servir à disposer mon âme à recevoir d’autres grâces et de nouvelles motions. Aussi faut-il que je reste loin des hommes et plus près de Dieu, afin de demeurer dans cette pureté.

Il arrive que je fasse Tune ou l’autre chose, même indifférente, contre la motion intérieure et par conséquent, contre cette pureté. Ainsi par exemple, l’autre jour j’écrivais une lettre et j’avais un certain attrait naturel à l’écrire. Mais pendant que j’y étais occupée, j’ai éprouvé un tenaillement intérieur, un désordre tel qu’il me serait impossible de l’exprimer. J’ai fait des efforts pour continuer ma besogne; mais l’hostilité intérieure ne faisait que croître. Mon bras se raidissait. Je ne pouvais plus mouvoir la main ni les doigts sans douleur. La mémoire et l’intelligence étaient tellement obscurcies qu’il m’était impossible de rédiger la lettre comme il fallait. Malgré tout, je me fis violence. Je me persuadais en conscience que mon intention était droite, que je voulais faire plaisir à sœur Thérèse qui m’avait priée d’écrire cette lettre. Extérieurement, tout cela avait l’apparence d’être fort raisonnable et même conforme à la volonté divine. N’avais-je pas l’intention de pratiquer la vertu par cette complaisance envers une sœur?

Et pourtant, la violence faite à l’esprit me fatigua tellement, je ressentis un tel malaise dans tout le corps et au cœur, que j’avais bien l’air d’avoir fait une longue route ou de sortir d’une mauvaise fièvre. Mais je savais bien la cause de ces malaises.

Car pendant trois jours je fus abandonnée de mon Bien-Aimé. Je n’avais plus rien dans l’âme, comme si je n’avais jamais pratiqué l’oraison. Je croyais qu’il me faudrait tout apprendre à nouveau; mais je ne savais comment ni par où commencer. Les ténèbres intérieures étaient si épaisses qu’elles en devenaient pour ainsi dire tangibles. Et mon Bien-Aimé se tenait si loin de moi, séparé de moi comme s’il y avait eu un mur entre nous.

Le troisième jour je commençais à devenir mélancolique. Gémissante, je me plaignis à mon Bien-Aimé et lui demandai ce qu’il y avait eu pour que je me sente si loin et abandonnée de lui. Et il me fut répondu : «Cette lettre que vous avez écrite». J’ai fait aussitôt reprendre la lettre et après quelque temps, j’ai retrouvé la simplicité intérieure. Tout le créé avait disparu. Je me retrouvais dans l’Être sans image de Dieu. Je le goûtais au fond de moi, à l’exclusion de toutes choses créées. Je marchais dans la lumière, en plein jour.

[Ch. 143] Le Bien-Aimé l’instruit dans la vie de détachement. Elle est conduite dans une solitude intérieure où le Bien-Aimé dit à son cœur des vérités cachées, la remplissant de sagesse.

On m’enseigne à comprendre de mieux en mieux ces paroles du Prophète : «Voici, j’ai fui au loin et je suis restée dans la solitude». Ces paroles doivent se réaliser pleinement en moi en toutes circonstances, occasions ou rencontres. Fuir : c’est-à-dire, ne faire réflexion sur rien, mais m’écarter de toutes les choses où je ne trouve pas mon Bien-Aimé. Me retirer au loin, bien loin aussi de mon propre moi, puisque je suis à moi-même mon plus proche obstacle. Dans la solitude, à l’intérieur, seule et sans rien avec moi.

Cette solitude, ce désert doit être en moi si profond et si retiré que rien n’y puisse être vu ou entendu de tout ce que Dieu a jamais créé. C’est vers cette solitude obscure et silencieuse que me conduit mon Bien-Aimé. C’est là qu’il entreprend de parler au cœur de sa Bien-Aimée, lui disant un grand nombre de vérités mystérieuses, l’enseignant sans bruit de paroles, dans un suave murmure de son Esprit. Il procède par illuminations intérieures qui coulent à travers mon âme et qui la remplissent comme d’une Sagesse divine. Si bien qu’elle boit les choses divines et les savoure d’une manière merveilleuse.

En un mot, le langage que le Bien-Aimé verse au cœur de sa bien-aimée la remplit d’une lumière de vérité. Et quand une telle faveur m’est faite, mon âme s’en trouve débordante de vérités ayant trait à la vie intérieure ou mystique et à la pureté intérieure. Si je disposais alors de plusieurs mains pour écrire, il y aurait de quoi les employer toutes à la fois, tant il y a pour lors de surabondance dans mon âme. Il faut remarquer cependant qu’u ne plaît pas à mon Bien-Aimé que toutes ces choses me viennent à l’esprit à point nommé et avec la même abondance qu’au moment de l’illumination intérieure. C’est pourquoi je ne puis pas en dire grand’chose. Il me suffit de conserver dans la mémoire la substance de ces choses. Cela me suffit pour m’exercer à les pratiquer.

[Ch. 144] : Il se lève en elle une lumière divine, qui envahit toute l’âme et la transforme. Elle doit la recevoir passivement. Dans la solitude le Bien-Aimé parle à son cœur, lui enseignant les secrets de l’amour. Il la détache des sens et des puissances pour lui apprendre à recevoir la lumière divine dans son esprit rendu passif. Cette lumière rend l’âme divine.

Dans cette solitude intérieure, une lumière divine se lève d’une manière imprévue. Elle jaillit comme d’elle-même, puis s’étend et se communique à l’âme tout entière, la possédant en quelque sorte et la régissant. Cette lumière n’est pas la présence de mon Bien-Aimé, mais une chose qui semble en résulter. Par elle, l’âme reste occupée en Dieu et avec lui, d’une manière très élevée et très spirituelle. Elle concentre toutes les puissances en Dieu. Cette chose divine n’est pas seulement offerte à l’intelligence, mais aussi à la volonté; car l’amour aussi se tourne entièrement vers cette chose, pour en jouir et pour la goûter. Il s’y repose avec une pleine satisfaction de l’esprit.

Bien plus, cette puissance a reçu la tendre blessure de l’amour envers le Bien suprême. Et dans le fond le plus profond de l’âme brûle un doux feu d’amour. Ce feu divin semble d’une certaine manière, consumer l’âme ou bien, s’unir si étroitement à l’âme que celle-ci ne paraît plus être qu’une seule chose avec lui, une seule lumière, sans différence. Elle ne distingue plus ce qui est d’elle ou de telle chose ou de telle autre. Elle est absorbée dans la pure simplicité de la lumière et de la vérité. Elle y goûte la vérité en soi.

Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni d’aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie, qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il y faut au contraire, une tranquillité et une simplicité sur éminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop; elles ne servent à rien, si ce n’est à fermer l’accès à la lumière qui se lève. Celle-ci conserve toute sa puissance et sa plénitude et possède l’âme aussi longtemps que la pureté de l’esprit et la droiture d’intention ne font pas défaut, aussi longtemps que l’âme reste libérée de l’activité des puissances et de la raison. Mais dès qu’il y a quelque défaut de ce côté, la lumière disparaît aussitôt et l’âme reprend expérimentalement conscience d’elle-même et des créatures.

À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. Elle éclairait ces paroles : «Voici que j’ai fui au loin, et je suis demeurée dans la solitude.» J’y ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-Aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. Là, dans le secret, il m’enseignera toute vérité; il dira des paroles de paix à mon âme. Là il m’apprendra de l’amour mystique d’autres secrets, que je n’ai pas encore appris. Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même, d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et de multiplicité, et elle communique ses connaissances aux autres puissances, — imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc... Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration, imparfaite de pétulance et d’émotions. Et quoique l’objet n’en soit pas toujours mauvais ni même imparfait, mais fort bon et menant à Dieu, encore est-il que cette immixtion ne vient pas alors en son temps, car elle n’y est d’aucune utilité.

Voici un exemple. Une certaine lumière montre à l’intelligence quelque vérité qui me concerne ou qui concerne quelqu’un d’autre. Il s’agit de la correction d’une imperfection ou du redressement d’une chose moins parfaite, ou de la poursuite d’un plus grand bien, d’une plus grande perfection ou pureté, etc... Aussitôt le zèle vient s’y joindre, et les forces sensibles, l’imaginative, l’irascible et les autres. Toutes prétendent collaborer activement et cherchent à réaliser cette fin de telle ou telle manière particulière. Ainsi la multiplicité et l’activité entrent dans l’âme92. Au temps de la prière ou dans un état de recueillement tout cela est sans profit. Cela dérange et ne sert qu’à empêcher un exercice plus parfait.

Je suis de mieux en mieux instruite de ce qu’il faut faire lorsque les lumières de ces connaissances pénètrent dans l’intelligence. Quand celle-ci veut alors les considérer et y appliquer son travail, l’esprit doit se cacher dans son fond. Il doit fuir, sans faire attention à ces éclaircissements, afin de mieux rester dans l’intime solitude, dans le repos, dans l’obscurité spirituelle. Il doit contempler Dieu au-dessus de toutes les lumières et de toutes les images, dans l’obscurité de la Foi; et l’écouter sans bruit de paroles, et l’étreindre sans corps, dans une sainte vacuité et dans un silence profond de toutes les puissances de l’âme.

Il m’est fait entendre aussi que lorsque mon Bien-Aimé veut me donner quelque lumière au cours de l’oraison ou en d’autres temps il ne la répandra pas tant dans l’intellect agent, mais qu’il fera tomber comme une étincelle dans le fond de l’âme; et par là l’intellect patient pourra saisir la vérité vue. Cela s’opérera d’une manière très tranquille et fort détachée si bien que l’intelligence conservera cette vérité pour la mettre en œuvre au temps opportun; ou mieux encore, pour laisser Dieu lui-même La mettre en œuvre en elle, quand il faudra.

Il m’arrive de percevoir ces subtiles étincelles jetées dans le fond de l’âme. Elles éclairent et purifient en même temps le fond de l’âme. Leur effet instantané est très puissant et très élevé, car en un seul instant, elles rendent l’âme déiforme et capable de goûter les activités divines et la vue d’une insigne présence de Dieu. Je comprends que ces illuminations rapides, si intimes et si calmes dans le fond de l’âme, sont infiniment plus sûres que celles qui viennent dans l’intelligence par des connaissances particulières. Car ces dernières tournent l’intelligence vers l’extérieur, à cause de la collaboration des puissances imaginatives.

[Ch. 147] : Les âmes solitaires passent pour manquer de courtoisie, de sociabilité ou d’amour, parce que leur grâce ne paraît pas à l’extérieur. Elles ont cependant choisi la meilleure part. Notre vénérable Mère reçoit certaines instructions de son Bien-Aimé à ce sujet.

Je ne m’étonne plus qu’il y ait des personnes, - même spirituelles et pieuses, - qui condamnent et vont jusqu’à mépriser ces âmes solitaires, très simples, détachées et unies à Dieu. On les trouve inciviles et insociables, incapables de s’adapter au milieu. Leur conversation semble sans agrément et rude. On dit qu’elles manquent d’amour, de serviabilité, que leur humeur est bizarre; en un mot, qu’elles manquent à la charité envers le prochain. D’ailleurs, ceux qui ne connaissent et ne comprennent pas le chemin que suivent ces âmes, arrivent nécessairement à se former une telle opinion. Ils ne voient pas combien la simplicité de cœur de ces âmes unies à Dieu exige le détachement qui les force à dépasser toutes choses, comme si elles étaient mortes à tout ce qui est extérieur. Les âmes solitaires semblent bien parfois négliger certaines œuvres de miséricorde ou ne pas chercher à faire plaisir autour d’elles; mais elles ne manquent jamais de faire ce qui est conforme à leur état, à leur condition, à leur vocation. On devrait comprendre que la grâce divine les aide à faire ces choses dans la mesure où l’amour les commande et selon les besoins des circonstances, sans qu’il y ait le moindre dommage pour la perfection de leur simplicité et de leur vie d’union. Mais cette grâce ne les aide plus quand il s’agit d’œuvres qui sont contraires à leur vocation et à leur profession ou qui simplement, n’y sont pas conformes.

Il n’est pas nécessaire de s’arrêter à prendre conseil auprès de ces gens pour justifier les âmes simples, solitaires et unies à Dieu. Elles sont mortes à tout ce qui est extérieur; mais elles ont choisi la meilleure part, puisque la Sagesse éternelle, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même en témoigne par ces paroles : «Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et te troubles pour beaucoup de choses. Une seule cependant est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas ôtée.»

C’est à cette chose unique, nécessaire, à cette meilleure part de Marie-Madeleine que mon Bien-Aimé me convie. C’est là qu’il m’appelle et m’attire, dans la plus haute perfection. Et il m’enseigne non seulement à me soustraire aux colloques et aux conversations, mais en outre, à me détacher de ma propre intelligence, de ma mémoire, de ma volonté et de tous mes sens, afin d’être revêtue et saturée uniquement de Dieu et de choses divines.

[Ch. 149] : Dans le désert de l’esprit elle est entièrement détachée de tout, uniquement occupée de son Bien-Aimé sans images. Son esprit est fixé dans la contemplation du Bien-Aimé. De temps en temps, un simple coup d’œil lui permet de voir ce qu’elle doit faire.

Mon état est parfois très simple et tout attiré vers la solitude. Il me semble être transporté dans un lieu sauvage, situé très loin de moi, où je suis étrangère à toutes choses et jusqu’à un certain point, étrangère à moi-même. Je n’y distingue plus rien, ni lumière, ni obscurité. Je n’y réfléchis pas si l’âme est dans la jouissance ou dans la privation. Je ne désire plus rien de tout cela. Toutes choses ici me sont indifférentes. Plus exactement, l’âme est comme morte à toutes choses. Elle est comme anéantie.

Ma contemplation se tourne uniquement vers cet UN très simple et sans image qui semble se montrer dans la forêt lointaine et obscure. Il ne s’y montre ni clairement ni distinctement, il est vrai. Mais l’âme voit cependant et reconnaît son Bien-Aimé dans cette obscurité. Et elle s’en contente parfaitement, puisqu’il plaît à son Bien-Aimé de se montrer de cette manière...

La Foi donne à mon âme une assurance suffisante de la présence de mon Bien-Aimé; et s’il laisse l’âme dans cette obscurité, c’est pour éprouver sa fidélité, la pureté de son amour et sa mort spirituelle. L’âme ne voit qu’une ombre; mais il suffit à son pur amour pour y orienter son regard.

Dans cet état où l’esprit est orienté vers Dieu, il se comporte d’une tout autre façon que dans les états où il jouit d’une lumière, etc. Dans ces états-là, l’esprit semblait conserver une certaine liberté de faire retour sur soi ou d’user des sens et des puissances pour faire ce que les circonstances exigeaient. Alors le chemin de l’esprit vers Dieu restait ouvert. Mais dans cet état-ci, l’esprit ne fait jamais retour sur soi. Il ne se détourne plus de Dieu, tout en accomplissant ce que la charité ou l’obéissance lui commandent. Il demeure, il est stabilisé dans l’orientation de son simple regard vers le Bien-Aimé, et il reste éloigné de tout. Mais entre-temps, c’est comme s’il jetait parfois un rapide coup d’œil sur ce qui doit être fait. Ainsi l’aigle (d’après ce que l’on raconte) s’élève dans les airs et fixe le soleil. Mais de temps en temps d’un coup d’œil, il surveille sa nichée, sans qu’il soit nécessaire de descendre pour cela. Il continue de planer dans les régions supérieures, plus rapprochées du soleil, où résident sa vie et toute sa joie. L’esprit détaché et tourné vers son fond, l’esprit solitaire se comporte à la façon de l’aigle, dans l’état dont je parle ici. Et cela se réalise le mieux lorsque le travail à faire n’est pas difficile et n’impose pas une grande fatigue à l’intelligence ni aux sens.

[Ch. 151] : Il lui est intérieurement enseigné à vivre comme si son âme n’habitait plus le corps. Les trois puissances de l’âme opèrent en elle d’une manière distincte. Son esprit reçoit la lumière de Dieu comme un miroir. L’esprit seul est uni à Dieu, mais non la partie rationnelle ni la partie sensible.

Alors j’ai vu avec évidence comment une âme peut vivre ici-bas comme si elle n’était plus dans le corps, conversant avec les créatures comme si elle ne vivait plus parmi elles. Car sa demeure est située si loin de là. N’a - t-elle pas déjà son habitation dans le ciel? Voilà pourquoi elle peut vivre ici comme si elle était morte et même, comme si toutes les créatures avec elle avaient été anéanties en Dieu et qu’elles avaient toutes, perdu l’être en lui.

Ici le nœud est dénoué. Ici la mine d’or est découverte. Ici ma pesanteur est devenue légère et ma tristesse fut consolée. Car il me fut donné le moyen de vivre en cette pureté de l’esprit, qui m’avait été montré le jour de Noël, de vivre comme un pur esprit, tout en demeurant dans la chair. Ah, que Dieu m’y fasse atteindre par sa grâce puissante!

Les trois parties de l’âme, — à savoir : l’homme le plus intérieur et déiforme (que j’appelle l’esprit), l’homme raisonnable et l’homme sensible, - étaient maintenant le plus souvent distinctes en moi. Il y a comme une rue entre eux, et cela m’aide beaucoup à conserver le recueillement de l’esprit. Soit pendant l’oraison, soit en d’autres temps, pendant l’office ou le travail manuel, notre exercice se réduit habituellement à maintenir l’esprit enfoncé dans un silence très simple où il contemple passivement, connaît et aime (mais je ne sais comment) le Bien sans image et inexprimable.

Parfois — et même habituellement, — cet homme intérieur et déiforme se trouve tellement éclairé par le Bien ineffable, qu’il semble avoir été transformé en soleil. Comme je comprends la chose, je crois que l’esprit est alors comme un miroir sans taches et sans défauts, placé devant la Face de Dieu, recevant les reflets et les rayons émanés de la Face divine. Il me semble en outre que cette image divine, sans image, s’imprime sans intermédiaire dans le miroir du pur esprit; qu’elle s’y mire et s’y montre; et que cela se passe un peu à la manière d’un miroir tourné vers le soleil. Celui-ci y est capté et le miroir reflète l’image du soleil tel qu’il est dans le firmament.

Il m’est fait connaître que l’esprit se trouve alors aussi purement et directement près de Dieu qu’il l’était au jour où il est sorti de Dieu, lors de sa création. Si l’âme devait à ce moment être retirée du monde, elle volerait droit au ciel, sans passer par le purgatoire. Je crois même qu’au moment où l’esprit se trouve de cette manière devant la Face divine, il goûte quelque chose de la gloire future, parce que cette partie de l’âme est alors toute glorifiée, transformée qu’elle est par la lumière divine.

Voici que je perçois nettement les trois parties différentes qui sont en mon âme et je comprends avec évidence que Dieu ne veut et ne peut s’unir qu’à la partie la plus éminente, la partie déiforme, le pur esprit; et non pas aux deux autres. La cause en est que l’esprit seul est à la ressemblance de Dieu et seul capable de le recevoir.

Lorsque l’esprit est introduit dans cette chambre secrète, la raison, la mémoire et la volonté restent dans les antichambres, comme des demoiselles d’honneur. Elles ne peuvent et n’osent approcher pour regarder ce qui se passe entre Dieu et l’esprit. Elles sont arrêtées, pleines de respect, se reconnaissant indignes et incapables de participer à la fête. Il est trop clair que ces puissances sont trop basses, trop grossières pour connaître et pour goûter la mystique opération où Dieu se révèle.

Elles comprennent et confessent ouvertement que le pur esprit y est seul capable; et c’est pourquoi elles le laissent à son repos, à sa jouissance, à sa contemplation. Elles ne Fimportunent plus en voulant s’introduire où il est. De loin et comme dans une énigme, elles se contentent d’entrevoir ou de percevoir confusément quelque chose de ce qui se passe. Il est vrai que la partie la plus inférieure, — les puissances sensibles, — me paraissent se trouver plus bas encore et plus loin. Elles ne sont pas des demoiselles d’honneur, mais plutôt des femmes de chambre.

[Ch. 152]. Dans la solitude de l’esprit elle contemple l’Être sans image de Dieu et voit ses secrets divins». Avec toutes les créatures elle semble anéantie et parfaitement unie en Dieu, en qui toutes choses sont une. Elle pratique les vertus d’une manière essentielle. Elle s’attriste de devoir vivre ici-bas et aspire aux choses du Ciel.

Mon Bien-Aimé m’a fait parfois cette grâce de me conduire et de m’élever à une merveilleuse solitude de l’esprit ou je rencontrais et goûtais l’Être divin sans image. Plus que jamais mes sens et mes puissances en étaient saturés d’une manière plus élevée, plus noble et plus perceptible. Ce n’est pas que les sens ou les puissances sensibles y eussent quelque participation. L’esprit seul voyait, d’une manière tout éminente et que je ne puis tenter d’exprimer. Peut-être serait-il permis d’utiliser les paroles du saint apôtre Paul : «J’ai vu des secrets ineffables de Dieu qu’il n’est pas permis à un homme de révéler.» Mais je dirais plutôt que si même il était permis de les révéler, je ne le pourrais. Car ces choses éternelles invisibles ne peuvent s’exprimer ni même, se comprendre.

Voyez, mon cher Père : pour une petite étincelle perçue, vue, goûtée de ce Bien suprême, éternel, invisible, je m’écrierais volontiers avec l’apôtre : «L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, l’esprit de l’homme n’a pas conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment.»

Dans cette solitude où l’on contemple et goûte l’Être incompréhensible, j’étais anéantie; et toutes les créatures avec moi. Nous étions englouties dans une mer sans limites. Ceci me semble une parfaite union de l’âme avec Dieu. Quand cette élévation de l’esprit se produit, l’âme comprend que Dieu se donne à elle, tout entier, et non plus par quelque communication de certains de ses attributs, de ses perfections ou de ses dons. Il s’imprime lui-même tout entier en elle, et il l’insère en lui. Ainsi la fait-il une avec lui.

Dans cette sorte d’oraison toutes les comparaisons disparaissent. Les choses perdent leur nom, parce que toutes deviennent une seule en Dieu. Ainsi par exemple : l’âme comprend sans comprendre ce qu’elle comprend; elle contemple sans savoir ce qu’elle contemple; elle goûte un certain bien et ne peut expliquer quel est ce bien; elle aime et ne sait ce qu’elle aime, ni comment elle aime. Et c’est ainsi qu’elle adhère à ce Dieu suprême et infini, dans une simplicité suréminente, absorbée dans la connaissance et dans l’amour.

L’âme est tombée en arrêt dans cette contemplation. Elle ne peut plus connaître ou distinguer si, tournée vers Dieu, elle sort d’elle-même ou si elle y rentre. Elle ne voit plus de différence entre aimer ou comprendre. Elle aime tellement, elle comprend tant de choses, elle descend tellement à fond dans l’humilité qu’elle paraît s’y anéantir. Mais elle ne peut comprendre (et d’ailleurs elle n’y fait pas attention) tout ce qu’elle comprend, aime et goûte, ni comment cette humilité réelle a pu l’anéantir à ce point. Et il en va de même pour les autres vertus, qu’elle exerce pour lors de la façon la plus parfaite, réellement et dans leur essence même, — et toujours sans prendre garde comment elle les pratique. Car l’âme est alors privée de toute attention ou réflexion sur son propre être ou sur quoi que ce soit.

Cette oraison ne me fait pas perdre conscience. J’entends et perçois ce qui se passe autour de moi, mais à la façon de choses très lointaines. Toutefois, converser avec les gens ou m’occuper d’autre chose me paraît alors impossible. Ce me serait un martyre. Cet état est bien semblable à une mort incessante. Car toutes choses paraissent si mauvaises et abjectes, que l’âme s’attriste de devoir s’en occuper. Le désir et l’amour des biens invisibles et éternels lui ont laissé une telle faim de les posséder, que toute autre chose provoquerait la nausée.

Dans cet état, l’intelligence et la volonté sont plus passives qu’actives; et c’est pourquoi l’âme pratique les vertus d’une manière si pure et éminente. Elle possède ces vertus dans leur origine, dans leur centre. Il en va ainsi de la Foi, de l’Espérance, de la Charité et aussi de l’Humilité. Elle les exerce sans réfléchir à soi; mais son cœur et son regard intérieur demeurent fixement orientés vers Dieu seul, aussi longtemps que cet état perdure.

[Ch. 154.] Au plus profond du cœur elle jouit d’une contemplation du Bien ineffable. Parfois elle est placée dans la solitude de l’esprit, y expérimentant sa séparation de l’esprit naturel. Dans cette solitude le Bien-Aimé parle au cœur de sa bien-aimée, et souvent, lui donne un baiser de sa bouche.

Ce regard de l’âme se sent parfois doucement attiré vers le plus profond du cœur. Il s’y fixe comme dans une chambre très profonde et secrète. Rien de ce qui est du domaine des sens, de l’imagination, de l’intelligence active ne l’arrête plus. Il contemple très amoureusement et goûte un certain Bien que ne je puis comprendre et moins encore, traduire par des paroles. Il s’opère là je ne sais quoi de très secret; et cependant, l’objet divin que je contemple passivement est évident et fort rapproché.

Mais l’imagination et les autres puissances sensibles n’y ont pas accès. Il m’est très facile de conserver cette disposition, même en dehors de l’oraison et surtout, pendant le travail manuel. C’est pourquoi je ne fais plus de différence alors entre la prière et les autres occupations.

D’autres fois je me sens dans une très grande solitude de l’esprit, comme si j’étais la seule créature existante. J’éprouve alors un grand attrait à tout quitter, afin de mieux goûter par là cette douce solitude où je ne serais occupée que de mon Bien-Aimé. Dans cet état j’ai la conscience très nette que mon âme est séparée de l’esprit naturel, comme s’il y avait entre eux une grande distance. (Cela arrive aussi en dehors de l’oraison.) Ces deux choses sont pour lors indépendantes l’une de l’autre, et libres dans leurs opérations. L’une ne gêne pas l’autre.

L’opération de l’esprit se réduit alors habituellement à un simple regard fixé sur l’un sans image; et rien de plus. Ce qui se passe à ce moment dans la nature lui est très éloigné et semble situé dans le lointain. Cela paraît être l’acte de quelqu’un qui ne me touche en rien et que je connais à peine. L’esprit est en pleine liberté, dépêtré de la nature et de tout le créé. Je le sens planer au-dessus de toutes choses. Parfois, il est vrai, je me retrouve dans ma nature, même contre mon gré. C’est une occasion d’humiliations, de morts amoureuses par quoi je m’exerce à demeurer indifféremment dans toutes les dispositions qui peuvent survenir, pleinement satisfaite par la contemplation de l’Être divin sans image, et sans désirer autre chose.

Je me retrouve parfois dans une chambre secrète de l’esprit, que je nomme : solitude intérieure ou désert. Il n’y paraît aucune forme de créatures. Elles n’y sont pas admises et n’y ont pas accès. Dans ce désert le Bien-Aimé dit au cœur de sa bien-aimée des choses secrètes qu’elle saisit et comprend au moment même, mais dont, après coup, elle ne peut rien ou presque rien exprimer et que sa raison ne parvient pas à reconstruire. L’âme semble, après cela, se réveiller d’un doux sommeil d’amour. Elle ne parvient pas à raconter son rêve mystique. Tout ce qu’elle peut dire c’est que son Bien-Aimé lui a fait un accueil plein d’amour.

Dans le crépuscule de ce désert, l’âme semble pousser de profonds soupirs. Elle désire et demande parfois à son Bien-Aimé un doux baiser de sa bouche. Et souvent, le Bien-Aimé cède à son désir. Mais cela se passe fort secrètement et en cachette, tout à fait à l’insu des puissances sensibles. À ce moment l’âme contemple la Face sans image de son Bien-Aimé, avec une joie sans limites. Il m’est impossible de trouver d’autres mots pour m’exprimer; et pourtant, il s’agit d’une chose que je vois dans ce désert. C’est comme si deux amis se voyaient face à face, mais dans l’obscurité, d’une façon indistincte et confuse. Mais cela suffit à l’âme pour comprendre et croire qu’elle est en présence de son Bien-Aimé, de son unique Bien qui est seul capable de la satisfaire et de la rassasier.

[Ch. 155.] : Le Bien-Aimé la transforme en parfaite ermite. Il lui révèle l’esprit de sainte Marie-Madeleine et promet de le lui donner en partage. C’est pourquoi elle choisit cette sainte comme patronne. Elle goûte une vie angélique et divine, une union à Dieu d’une éminente perfection et d’autres choses merveilleuses et divines, conformément à l’esprit de sainte Madeleine.

Il y a quelques jours (en février 1673), j’ai compris au plus secret de mon âme, que mon Bien-Aimé avait l’intention de m’attirer de plus en plus vers la vie véritablement érémitique et de me perfectionner dans la pratique de cette vie. Il veut aussi me communiquer une grande part de l’esprit et des grâces que sainte Marie-Madeleine a goûtées jadis dans sa retraite, à savoir : son incessant et familier colloque et son union avec son Dieu bien-aimé; son élévation d’esprit presque ininterrompue; sa haute contemplation de choses célestes ou divines; ses ravissements en Dieu, sa conversation avec les Anges et en outre, son exceptionnelle pureté de cœur et d’esprit; son parfait détachement et son oubli de toutes créatures; son unique et très pur amour pour son Bien-Aimé.

Personne ne pourrait exprimer par des paroles, comme il me le fut montré intérieurement, l’excellence de son esprit et la perfection avec laquelle elle a su le posséder, l’exercer et le porter réellement en elle. On ne peut exprimer ce que j’ai compris de sa pureté intérieure, ni comment son esprit reçut la forme de l’esprit de Dieu. Comme Dieu a travaillé son âme et comme il y a reposé et vécu! Comme elle-même à vécu en Dieu! Comme Dieu l’a aimée et à quel point il lui a révélé ses mystères et ses secrets! On ne peut dire combien Dieu s’est plu à traiter avec elle!

Une lumière divine infuse m’a permis de sonder l’esprit de cette sainte solitaire; et depuis trois ou quatre jours, cet esprit commence d’agir en moi de la même manière. J’ai entrepris de suivre les traces de sa vie et de son esprit, d’une tout autre manière que je n’avais accoutumé. Aussi suis-je poussée à la choisir comme Patronne, comme insigne Maîtresse qui me fera mieux pénétrer son esprit. Il est bien entendu qu’il plaît à mon Bien-Aimé de m’appeler à cela.

Je ne pourrais dire ou expliquer à personne tout ce que mon Bien-Aimé m’a fait goûter conformément à cet esprit de sainte Madeleine, et tout ce qu’il m’a donné d’expérimenter de cette vie angélique ou divine, de cette élévation de l’âme en Dieu, de ces rapts de l’esprit, de ces quasi-ravissements en lui et de cette rencontre de mon esprit et de l’Esprit divin, quand l’un est pris par l’autre, perdu, englouti et que tous deux sont unis en un seul. Je ne puis expliquer comment je sens presque sans interruption que mon esprit, mes puissances et mes sens sont perceptiblement remplis et sursaturés de Dieu, mieux qu’une éponge n’est imbibée d’eau. Mon esprit est levé vers Dieu, ouvert devant lui, pur et dépouillé, comme une atmosphère très pure, ouverte au soleil, se laisse traverser de lumière, reçoit sa chaleur et devient elle-même lumière du soleil. Toutes ces choses et d’autres semblables commencent à s’opérer en moi de telle façon que toutes les grâces antérieures, les unions, etc., comparées à celles-ci, ne me semblent plus guère mériter de considération.

Je n’avais jamais cru qu’une créature pécheresse pût atteindre si loin, si haut dans l’union avec Dieu, jusqu’à ne plus savoir ni se souvenir qu’elle est une créature. Elle semble à ce moment être Dieu en Dieu, entièrement une avec Dieu, changée en lui, sans différence. J’avais bien expérimenté déjà quelque chose d’analogue; mais cela ne durait qu’un instant. Maintenant la chose est plus continue et s’opère dans une lumière incomparablement plus grande. C’est le plein midi comparé à l’aube. Car ceci est certain; à mesure qu’une âme croît en perfection, les unions et autres communications divines deviennent plus éminentes, plus pures, plus élevées, plus dépouillées de toutes images et imperfections. D’ailleurs, l’âme découvre plus facilement ces imperfections quand son Bien-Aimé lui envoie quelque lumière nouvelle. Et comme Dieu peut toujours donner plus de grâces et des dons plus parfaits, l’âme devient capable de les recevoir. C’est pour cette raison que sainte Catherine de Gênes déclarait que les lumières et les grâces, les flammes d’amour, les unions dont elle était favorisée un jour, ne ressemblaient jamais à celles de la veille. Car Dieu est un abîme inépuisable de perfection.

[Ch. 156] : Dans le désert de l’esprit elle ne trouve rien que son Bien-Aimé. Elle s’y perd par l’union et par le sommeil d’amour en lui. Elle goûte le silence mystique, subissant de merveilleuses activités divines. Elle explique ce qu’est le grand silence du Carmel. Elle voit son âme dans une grande lumière.

Pendant quelques jours l’Esprit divin a travaillé mon âme presque sans interruption; mais il me paraît impossible de rendre compte à votre Révérence de ce qui s’est passé en moi pendant ces journées. C’est que j’y fus introduite trop profondément dans cette très solitaire solitude où je n’ai plus trouvé que mon seul Bien-Aimé. Je suis restée longtemps en si grande solitude intérieure, en si parfait détachement et dépouillement de toutes choses créées, qu’il me semblait ne plus rien exister d’autre au monde que mon Bien-Aimé et moi. Et parfois, menée plus loin encore dans ce désert, j’y perdais en outre le souvenir de ma propre existence, ne contemplant et ne percevant plus que l’Être divin, lumière sans forme, avec qui je ne faisais plus qu’un, par un intime écoulement en lui. Cela s’opérait par un très grand repos intérieur, par un sommeil amoureux de toutes les puissances de l’âme en Dieu. Il n’y avait plus aucune activité propre. Seul encore un très simple écoulement de l’âme en Dieu, — comme une goutte d’eau qui se répand et se perd dans l’océan.

Mon Bien-Aimé m’a accordé la pratique d’un très grand silence intérieur et d’une très pure simplicité. Ce silence était si parfait qu’aucune des puissances ne bougeait. Les plus hautes étaient occupées et perdues en Dieu, sans connaître et sans savoir comment. Tous les exercices perdent ici leur nom parce que tout y est simplifié. Tout y devient la même chose en Dieu, au-dessus ou en dehors de toute perception sensible, au-dessus de toute compréhension de l’intelligence.

Je ne puis faire comprendre le vide, la négation de toutes formes et espèces où mon esprit était placé, ni comment il m’était possible de demeurer au plus secret de l’esprit, dans ce vide qui exclue même la réflexion sur ce que Dieu opère effectivement en moi à ce moment. Je ne puis expliquer de quelle éminente et ineffable manière j’étais occupée en Dieu. Je fondais en mon Bien-Aimé. Je disparaissais en lui. Je devenais une avec lui. Ou plus exactement : grâce à cette excessive simplicité, par l’absence de toute forme et par un profond regard sur mon Bien-Aimé seul, la communication divine coulait merveilleusement dans toute mon âme.

Ce regard fixé sur mon Bien-Aimé était si calme, si profond, si général, si dépouillé du sensible que je suis restée presque tout le temps de l’oraison sans pensées distinctes, plongée pour ainsi dire dans un très doux sommeil d’amour. C’était cela, le grand silence du Carmel. Une parole, un geste, un signe y sont à peine tolérés.

Pendant ce temps je voyais mon âme dans un resplendissement, dans une clarté divine, comme il est déjà arrivé quelques fois. Je ne puis expliquer ce que c’est; et personne ne le peut comprendre s’il ne l’a expérimenté lui-même. Mon Bien-aimé se complaît à me faire reposer en lui.

[Ch. 157] : Elle demeure longtemps dans une somnolence mystique; qu’elle décrit. La lumière divine croit à mesure que l’âme se dépouille du créé. Elle parle d’un merveilleux commerce d’amour avec son Bien-aimé au secret du cœur.

J’ai conservé ce repos intérieur après l’oraison. Mon âme était portée à ce sommeil d’amour, comme une personne qui a physiquement besoin de dormir et qui ne s’intéresse plus à rien qu’à satisfaire son grand désir de céder à l’inclination naturelle. J’étais tellement prise par cette somnolence mystique qu’il me semblait impossible de me priver du sommeil amoureux ou tout au moins, de ce profond repos en Dieu. L’intelligence, la mémoire, la volonté et les autres puissances étaient si profondément plongées dans le repos qu’elles semblaient ne plus pouvoir sortir pour quelque perception ou réflexion précises. L’intelligence était comme éteinte et tellement simplifiée, enfermée pour ainsi dire et perdue en Dieu, qu’elle paraissait ne plus pouvoir s’ouvrir à la connaissance des créatures. Et quelle peine j’ai ressentie, lorsqu’il me fallait avant le temps, me réveiller de ce doux sommeil et rester éveillée pour satisfaire aux exigences de mes charges ou à celles des circonstances. Ah, le désir que j’avais de ce repos amoureux était si doux et si violent que tout le reste m’attristait profondément.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais goûté pendant un si long espace de temps un tel silence intérieur, un aussi profond détachement de moi-même et de tout ce qui n’est pas mon Bien-Aimé, une telle absorption en Dieu, un tel oubli de tout le créé. Combien j’étais alors dépouillée de toutes choses! Comme toutes mes puissances étaient tranquilles! Vide de toutes formes et images, mon esprit se trouvait posé devant la Face de Dieu et la goûtait. Toute image de moi-même ou d’autre chose était aussitôt cachée à mon âme par une nouvelle illumination qui élevait l’esprit à une telle lumière, à un rapprochement tellement immédiat de Dieu qu’il semblait être déjà revêtu de gloire et séparé du corps.

Il est impossible d’exprimer comment le Bien-Aimé traite sa bien-aimée dans cet état. Je me disais parfois : «Si du moins il y avait une petite fenêtre dans mon cœur, par où mon Père spirituel pourrait regarder tout ce qui s’y passe! Comme il serait heureux et quelle joie il trouverait à voir toutes ces choses!» Voir l’âme qui s’effondre, noyée, engloutie en Dieu; l’esprit qui s’unit sans intermédiaires à l’Esprit divin; le recueillement de toute l’âme en Dieu; cette disparition, cet écoulement de mon âme en Lui par le plus pur amour; cette contemplation évidente, cette fruition de la Face divine; cette très étroite union et unification de l’âme en Dieu! Tout cela est tellement merveilleux que si quelqu’un pouvait le regarder de l’extérieur, il ne manquerait pas de défaillir de bonheur et de joie.

[Ch. 158] : Conduite dans un profond désert, elle y jouit des étreintes de son Bien-Aimé. Elle est rendue toute divine, dans un dépouillement complet du créé. La solitude devient effective, même en dehors de l’oraison. Elle ne conserve en elle aucune image de choses créées. Dans cette solitude plus profonde, il lui est montré quelques restes d’imperfections.

Je ne sais vraiment plus ce que j’expérimente maintenant dans l’oraison! Le désert est si profond. Je m’effondre dans l’abîme de mon néant. Et l’ascension de mon esprit en Dieu est si subtile. J’apprends une plus parfaite libération, un dépouillement, une désappropriation de mon moi, une sorte d’anéantissement, de disparition. J’expérimente leur réalité en moi. Je perçois en outre certaines étreintes très spirituelles et l’ardeur de l’amour de mon Bien-Aimé. Par là je parais être toute divinisée, saturée de Dieu, consumée d’amour, transformée en Dieu. Je me sens parfois dans une disposition qui ne semble plus être celle d’un être humain. C’est comme si je ne possédais plus d’existence naturelle. Mon Rien et le Tout! Mon néant et le Tout de Dieu deviennent Un. L’abîme appelle l’abîme et l’engloutit.

Pendant quelque temps, au cours de l’oraison, et avec le secours d’une grâce puissante, — j’ai été comme ravie en esprit. Je fus placée dans un désert situé au loin. Nulle créature n’y pouvait accéder. Il semblait ne plus y avoir de choses créées : toutes avaient été anéanties en Dieu. Comme la solitude de l’esprit est grande, ici. Là je ne me souviens de rien. Je ne perçois rien. Je n’aime rien. Rien que le Bien unique, sans image, suprême. Ce ravissement de l’esprit s’est produit instantanément, tandis que je me rendais à l’oraison. Et pourtant, je venais de m’occuper de choses extérieures et j’avais conversé avec quelqu’un. Cela n’empêcha rien. Déjà tout disparaissait en Dieu.

Depuis lors la grâce ne cesse de croître. Elle me devient pour ainsi dire essentielle. C’est ainsi que, même en dehors de l’oraison, au cours de mes travaux habituels ou dans l’exercice de mes charges, je goûte cette solitude de l’esprit. Plus rien ne m’empêche de rester sans intermédiaires devant mon Bien-Aimé et de rentrer en lui. Et mon Bien-Aimé m’y attire fort doucement et avec amour. Il m’appelle et me tire à lui, en se révélant par une certaine lumière au plus profond de mon cœur. Car c’est là qu’il a sa demeure et son repos.

S’il arrive alors que l’on m’adresse la parole pour me confier des peines intérieures, des souffrances ou quelque particularité intérieure ou extérieure, dès que la personne est partie, j’oublie tout. Je ne retiens ces choses qu’aussi longtemps que dure la conversation. De cette manière, mon repos intérieur n’est jamais troublé et aucune image ne m’y vient distraire; ce qui est d’un grand secours pour l’innocence et la pureté du cœur. C’est cette pureté qui rend clair le regard de l’esprit et lui permet de voir le Bien-Aimé en toutes choses et partout, pour jouir de sa présence.

Dernièrement j’ai entendu en moi une vivante et forte parole — comme si j’avais entendu quelqu’un me crier : «Bien-aimée, écartez-vous encore davantage des créatures et de vous-même. Allez jusqu’au plus profond du désert. Que votre conversation ne soit pas avec les hommes, mais seulement avec moi.» Ces paroles m’ont profondément émue : il me semblait qu’une flèche me perçait le cœur. Mon cœur souffrait à cause de l’attrait que mon Bien-Aimé y avait placé, l’attrait de fuir les choses créées, de m’échapper à moi-même pour me réfugier en lui.

Je ne vois pas de terme à tout ceci, aussi longtemps que nous sommes en vie. Car il apparaît sans cesse de nouvelles vérités. J’apprends sans cesse une nouvelle pureté, un nouveau détachement, une simplicité plus parfaite, un repos plus complet, un anéantissement plus fondamental de tout ce qui n’est pas Dieu. Quand je crois avoir fait quelque chemin, avoir acquis quelque perfection, il se lève une lumière nouvelle et plus pure où je découvre une multitude de petits riens; des petites poussières que je n’avais pas remarquées. Cela me rappelle les petites poussières qui flottent dans l’air et ne deviennent visibles que dans un rayon de soleil. Et c’est pourquoi de jour en jour, d’heure en heure, j’en suis toujours à commencer.

De la vie «Marie-forme» au Mariage mystique

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DE LA VIE «MARIE-FORME» AU MARIAGE MYSTIQUE

[Introduction]

L’auteur des textes que nous traduisons, — Maria a santa Teresia, — ne leur a pas donné le titre général que nous avons inscrit en tête de ces pages. Des dates certaines et des affirmations de Marie de Thérèse elle-même justifient ce titre, qui nous sert à relier ces écrits à ceux de Michel de S. Augustin, publiés ici même.

Ces deux auteurs ne peuvent être séparés. L’on sait que Marie de Ste Thérèse (Marie Petyt, née à Hazebrouck en 1623) commença d’être dirigée par le P. Michel de S. Augustin à Gand. En octobre 1657 elle s’établit à Malines où résidait alors son directeur spirituel. Elle y mène une vie fort rigoureuse de recluse, dans une maison appelée «l’Ermitage» et située près du couvent des Carmes de l’Ancienne Observance.

Marie de Ste Thérèse n’appartient pas au second Ordre. Elle est tertiaire du Carmel. Mais elle l’est afin de pouvoir vivre une vie plus exclusivement solitaire et quasi érémitique. Depuis son arrivée à Malines jusqu’à sa mort, en 1677, il ne semble pas qu’elle ait subi une influence, carmélitaine ou non, autre que celle de Michel de S. Augustin. D’autre part, presque tous les textes qui composent les deux forts volumes de ses œuvres sont des billets adressés à son «Père spirituel» ou des notes rédigées à sa demande ou à son intention/1.

Il faut se souvenir que vers cette même époque Michel de S. Augustin composait ses différents traités. Comme il l’écrit lui-même, il base son exposé de théologie mystique, — et spécialement ce qui traite de la Vie Marie-forme, — sur l’expérience de certaines âmes dévotes. Il est hors de doute, comme on l’a fort justement noté/2, que Marie de Ste Thérèse fut une de ces âmes et sans doute la première de toutes. Nous croyons que la part de l’autre dans l’œuvre de chacun fut très

/1. Les écrits de Maria a Sta Teresia furent rassemblés et classés par Michel de S. Augustin» édités par lui sous le titre : Het leven van de weerdighe moeder Maria a Sta Teresia... (Gand 1683, 2 vol.)

/2. Cfr. Études Carmélitaines d’avril, introduction du P. Jean-Marie de l’E.J.

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grande; car ces œuvres furent conçues vers le même moment, et s’il est vrai que celle de Marie de Thérèse est née de la direction de Michel de S. Augustin, il paraît tout aussi évident que le directeur d’une âme aussi élevée que celle-là a dû recevoir d’elle au moins autant qu’il lui donnait.

Il ne peut être question d’une recherche de priorité ou de prééminence, mais bien de marquer combien ces deux œuvres sont pour ainsi dire une seule et même chose, nées d’un seul et même esprit. Aussi les textes que nous donnons aujourd’hui semblent-ils compléter ceux de Michel de S. Augustin et les éclairer. Ils montrent, de cette vie Marie-forme, la raison d’être qui est de conduire l’âme à une plus étroite union avec la pure divinité. Marie de Ste Thérèse s’en explique sans hésitation. (cf. Ch. V).

Pour elle comme pour Michel de S. Augustin, toute l’éminence de la Vie Marie-forme lui vient de l’union qu’elle implique de l’âme avec Dieu. Nos auteurs ne se lassent pas de le répéter : l’âme est unie à Marie qu’elle contemple en tant qu’unie à Dieu. La T. S. Vierge est le moyen le plus éminent, le lien le plus parfait pour lier une âme à Dieu, parce que ce lien est lui-même tellement uni à la divinité qu’il semble n’être qu’un avec Dieu. Mais, à certain degré, ce lien disparaît cependant. Et, dans son langage délicieusement naïf et simple, Marie de Ste Thérèse racontera alors que la T. S. Vierge, qui conduisit son âme jusqu’à ce degré, semble maintenant se tenir à l’écart ou demeurer à la porte de son âme, afin de ne point troubler les colloques de l’épouse et de l’Époux.

Elle tentera de raconter de même ces inénarrables témoignages d’amour du mariage mystique. Mais sa peine et son scrupule seront de sentir une énorme disproportion entre ces images de la vie courante dont elle dispose et la chose qu’elles devraient signifier.

Cette description de l’état de mariage spirituel se complète par celle des fruits qui en découlent 1. Tous les derniers chapitres du «mariage spirituel 1 parlent de l’utilité apostolique des âmes mystiques. L’amour de ces âmes s’élance, rapide comme l’éclair, jusqu’aux confins du monde. Il couvre la terre. Il prend des âmes sous ses ailes et «les couve! et les mûrit. À ce degré, l’âme contemplative n’est jamais seule, mais c’est «revêtue d’une parure d’autres âmes» qu’elle se tient en la présence de Dieu, comme une épouse devant son Époux.

Louis VAN DEN BOSSCHE.

/3. Le premier chapitre traduit (215 de la IIe Partie) est un de ceux qui établissent le mieux le point le plus éminent de la vie Marie-forme. Nous le donnons comme point de départ et en liaison avec les écrits de Michel de S. Augustin. Les chapitres qui suivent (les premiers de la IIIe Partie) décrivent le Mariage spirituel et la cessation de la vie Marie-forme. Nous avons passé les «Fiançailles» au cours desquelles la vie Marie-forme continue. Au chapitre X Marie de Ste Thérèse commence à décrire les fruits du Mariage spirituel et son importance apostolique.

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DE LA VIE «MARIE-FORME» AU MARIAGE MYSTIQUE,

IIe PARTIE. CH. 215. Elle apprend que cette vie mariale en Marie peut être pratiquée à peu près avec autant de simplicité que la vie déiforme en Dieu seul, c’est-à-dire presque sans intervention de l’imagination, par un simple amour envers Dieu et Marie, et d’une manière très spirituelle.

En ce qui concerne la vie mariale, la grâce divine m’a donné en outre d’expérimenter que cette vie en Marie, pour elle, avec et par elle (et qui est en même temps en Dieu, pour, avec et par Dieu), que cette vie, à peu près autant que celle que l’on vit uniquement en la pure divinité, se pratique avec une simplicité, un recueillement et un dépouillement de l’esprit presque semblable. De sorte qu’il ne demeure à ce moment dans l’esprit que fort peu d’images de la personne de Marie. Parce que l’âme parvient à considérer Marie tellement unie à Dieu et en Dieu, la mémoire, l’intelligence et la volonté se trouvent dans une paix suréminente, occupées simplement, intimement et doucement en Marie et en Dieu en même temps. Aussi mon âme a-t-elle peine à percevoir quelles et de quelle nature sont les opérations qui la travaillent pour lors. Elle sait d’une manière confuse et elle expérimente que la mémoire est occupée par un souvenir des plus simples de Dieu et de Marie; l’intelligence par une connaissance ou contemplation nue, simple, lumineuse de la présence de Dieu et de Marie en Dieu; et la volonté



IIe DEEL. - CCXV CAPITTEL

Sij leert, dat het Marielijck leven in Maria bijkans met soo groote eenvoudig- heijt kan gheoeffent worden, als het goddelijck leven in Godt alleen, bij-naar sonder verbeeldinghe, met een eenvoudighe liefde tôt Godt ende Maria, op een seer gheestelijcke maniéré.

Hetghene de goddelijcke ghenaede mij noch voorder gheeft te ondervinden, aangaende het Marielijck Leven, is, dat dit leven in, om, met, ende door Maria, t’samen in, om, met, ende door Godt, bijkans met soo groote eenvoudig-heijt, innigheijt, ende afghetrockentheijt des gheests gheoeffent wort, als inde bloote Godtheijt alleen; soo datter op dien tijdt seer luttel verbeeldinghen van den Persoon van Maria inden gheest overblijven ; door dien dat den gheest haer soo een weet te nemen met Godt, ende in Godt : de memorie, verstandt ende wille zijn in Maria ende t’samen in Godt soo over-stille, eenvoudigh, innigh ende soetelijck bekommert, dat mijne Ziele qualijck kan achterhaelen, hoe oft wat de inwerckinghen zijn, die alsdan in de Ziele passeren, dan in confues weet ende ghevoelt sij wel, dat de memorie besigh is met de alder-een-voudighste ghedenckenisse Godts ende van Maria, het verstandt met eene bloote, suijvere ende klaere kennisse oft beschouwen van Godt tegenwoordigh, ende

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par un amour à la fois calme, profond, doux et tendre, et cependant très spiritualisé, qui la meut à adhérer à Dieu et à Marie.

J’appelle cet amour spirituel parce que pour lors il semble brûler et agir principalement dans la partie supérieure de l’âme, abstraite de la partie inférieure et des puissances sensibles, ce qui proportionne mieux l’âme à une plus intime fusion, immersion et union en Dieu et, en même temps, en Marie.

Les puissances de l’âme se trouvent occupées d’une manière si éminente et parfaite par le souvenir, par la pensée et par l’amour de Dieu et de Marie qu’il en résulte une adhérence très intime et stable de l’âme entière à Dieu et à Marie. Il semble alors qu’un amour de fusion unisse en un seul les trois — Dieu, Marie et l’âme — comme si les trois étaient en un seul fondus, noyés, consumés et transformés.

Ceci est la terminaison dernière et la plus éminente où l’âme peut atteindre en cette vie mariale. Tel est le véritable fruit et le principal effet de cet exercice de l’amour envers Marie. Marie devient un moyen et un lien plus fort pour lier et joindre l’âme à Dieu. De cette manière, elle est pour l’âme aimante un aliment et une aide lui permettant d’atteindre d’une façon plus constante et parfaite à la vie de contemplation, d’union et de transformation en Dieu, et aussi d’y persévérer. C’est d’ailleurs ce que j’écrivais tout récemment à Votre Révérence.



t’samen van Maria in Godt; den wille met een seer stille, innighe, soete, teere, ende t’samen seer gheestelijcke liefde ende minnelijck aenhanghen aen Godt ende aen Maria.

Ick segghe, gheestelijcke liefde, omdat de selve alsdan alder-meest schijnt te voncken, ende te wercken in het opperste deel der Ziele, met afghetrockentheijt van het nederste deel, oft ghevoelijcke krachten, ende aldus beter gheproportio- neert, om te komen tôt een innighe insmiltinghe, verdrinckinghe, ende veree- ninghe in ende met Godt, ende t’samen in, ende met Maria.

Want de krachten der Ziele soo edelijck ende volmaecktelijck bekommert ende besigh zijnde inde ghedenckenisse, hennisse, ende liefde tôt Godt ende Maria, soo komt’er sulcken innigh ende vast aenkleven vande gheheele Ziele aen Godt ende aen Maria, dat sij door een insmïltende liefde aile drij een schijnen te worden, te weten Godt, Maria ende de Ziele, al oft dese drij in een ghesmolten, verdroncken, verslonden, ende in een verandert waeren.

Dit is het uijtterste, ende het hooghste eijnde, daer de Ziele toe komen kan in het Marielijck leven, ende is de eenighe vrucht, oft principaelste uijtwerckinghe van dese oeffeninghe ende liefde tôt Maria, dat sij (te weten) Maria eenen middel ende vasteren bandt is, om de Ziel met Godt te binden ende te vereenighen, ende aldus een voetsel ende hulpegheeft aende Minnende-ziele, om ghestadelijcker ende volmaeckter te konnen gheraecken, ende continueren in het schouwende, vereenighende, ende overvormende leven in Godt; ghelÿck ick lestmaal aen U. Eerweerdigheijt hebbe gheschreven.

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IIIe PARTIE. DE SON MARIAGE MYSTIQUE AVEC JÉSUS ET DES FRUITS — MERVEILLEUX DE CETTE UNION.

CH. I).... Après de longues années de témoignages d’amour (de ces fiançailles), mon Bien-Aimé a fini par attirer à lui, entièrement, mon cœur et tout ce qui est en moi. Alors il a daigné me rendre digne d’être prise pour sa véritable Épouse et il a contracté avec moi un mariage mystique par un don mutuel dans lequel il s’est fait entièrement mien, me faisant aussi entièrement sienne.

CHAPITRE II A la suite de ce mariage mystique, elle expérimente un merveilleux commerce d’amour avec le Bien-Aimé. Elle reçoit de lui un grand nombre de grâces et devient dispensatrice de ses trésors. Elle est unie à Jésus et comprend à quel moment fut contracté ce mariage, qui fut renouvelé dans la suite en présence de l’aimable Mère.

Ah! quelle surabondance de grâces et de largesses divines ne m’est-il pas échu depuis que la divine Bonté s’est ainsi courbée et abaissée jusqu’à me prendre, moi tout indigne créature, pour son Épouse! Depuis ce moment il me fut permis de traiter avec familiarité et tendresse avec mon amant divin, sans que me retienne encore la moindre crainte respectueuse. Il m’a été donné d’oser

IIIe DEEL. VAN HAER GHEESTELIJCK HOUWELIJCK MET JESUS, ENDE VANDE - WONDERE VRUCHTEN DES SELFS.

(I Capittel…. Alle dese minne-vonden nu veele jaeren ghecontinueert, ende gheduert hebbende, soo heeft mijnen Beminden ten lesten mijn hart, ende al dat in mij is, heel ende gansch tôt hem ghetrocken, ende heeft mij gheweerdight tôt sijne absolute Bruydt aen te nemen, ende een gheestelijck Houwelijck met mij aen te gaen, door weer-zijdighe overleveringhe, hem gheheel maeckende den mijnen, ende ick gheheel de sijne.

II CAPITTEL Naer dit gheestelijck Trauwen met Jésus, heeft sij wondere minne-handels met den Beminden ; ontfanght van hem veele gaven, wort Dispen- sierighe van sijne schatten ; worden met malkanderen vereenight; sij verstaet, wanneer dit Houwelijck gheschiedt is, het welcke in ’t bij-wesen vande minnelijcke Moeder vemieuwt wort.

Och hoe overvloedighe gratien, ende goddelijcke mede-deelinghen zijn mij aenghekomen, sedert, dat de Goddelijcke Goetheijt haer soo seer heeft ghebooght, ende vemedert, om mij soo onweerdige créature, aen te nemen tôt sijne Bruijdtl Van dien tijdt af, is mij toeghelaeten ende confidentie ghegheven, ja ick ben menighvuldelijck aenghelockt gheweest, om met mijn goddelijck Lief’familierlijck ende mtnnelijck te handelen, sonder eenigh vermijden, oft te grooten opsicht;

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agir ainsi et plus d’une fois j’y fus même poussée. Cet amour conjugal et familier ne souffre pas cet excès de respect et de révérence, surtout lorsque l’Épouse est introduite dans la petite chambre secrète de son unique Époux, où elle lui parle cœur à cœur, bouche à bouche, face à face, et où l’un et l’autre se témoignent leur mutuel amour.

L’Épouse reçoit alors de son Époux de nombreux dons, des étreintes et marques d’amour. L’Époux se donne tout entier et tout ce qu’il possède à l’Aimée, la plaçant en possession et pleine jouissance de ses trésors divins, de ses richesses, afin qu’elle en dispose à son gré et qu’elle les dispense comme il lui plaît aux vivants et aux morts, mais principalement à ceux vers qui le Bien-Aimé dirige l’affection de son Épouse. Car il n’y a plus, dans cet état de mariage mystique, qu’un seul souhait, un seul désir, une seule volonté, une seule propension, une seule affection. Et tout cela est commun à Dieu et à l’âme aimante.

Il me paraît qu’ils sont tellement unis l’un à l’autre qu’ils sont comme transvasés ou fondus. Ah, comme j’ai expérimenté depuis ce mariage, combien est parfaite cette union et fusion de deux volontés en une seule! Tout ce que veut le Bien-Aimé, l’Aimée le veut aussi; tout ce qu’il aime, elle l’aime; et ainsi du reste. Il n’est pas facile d’exposer quel est le commerce d’amour qui caractérise cet état de Mariage spirituel. Je doute que Votre Révérence puisse croire toutes les choses qui m’adviennent, car elles



want dese Bruijdelijcke ende familière liefde en gedooght sulcken overgroot respect, ende eerbiedinghe niet; principaelijck als de Bruijdt inghelaeten is in ’t secreet slaep-kamerken van haer eenigh Lief, om daer met hem te spreken hert aen hert, mondt aen mondt, aensicht aen aensicht, als sij weer-zijdelijck hunne onderlinghe liefde tôt malkanderen laeten blijcken, ende openen.

Dan ontfanght de Bruijdt van haeren Bruijdegom veele ghiften ende gaven, veele Bruijdelijcke omkelsinghen, ende teeckenen van liefde; dan gheeft den Beminden hem gheheel, ende al dat hij heeft, aen sijne Beminde, haer ghelijck stellende in possessie, ende voile gheniethinge van sijne Goddelijcke schatten, ende rijckdommen, om daer van te disponeren naer haeren ml, om die naer haer believen uijt te deijlen aen levende ende dooden, maer besonder aende ghene, daer den Beminden haere affectie is toekeerende; want in dit gheestelijck Houwelijck en is maer een begheerte, een verlanghen, eenen wille, een gheneghent- heijt ende affectie tusschen Godt, ende de minnende Ziel.

Mij dunckt, dat se met malkanderen soo vereenight zijn, dat se in malkanderen schijnen overgoten, ende ghelijck ghesmolten te wesen : och hoedanighe vereenin-ghe ende insmiltinghe van twee willen in een worde ick ghewaer van dien tijdt af, als dit Houwelijck ghesloten is gheweest! Al dat den Beminden wilt, dat wilt oock de Beminde; al dat hij bemint, bemint zij oock, ende soo voorts; den minne-handel van dit gheestelijck Houwelijck en kan niet licht uijtgheleijt worden ; ick twijffele, oft U. Eerweerdigheijt soude connen ghelooven de dinghen,




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me paraissent à moi-même bien merveilleuses et à peine croyables.

À certain moment j’éprouvai le désir de savoir quand ce mariage avec mon divin Époux avait eu lieu; et il me fut répondu intérieurement; et j’ai compris que cela avait eu lieu au mois de novembre passé (1668). J’avais invité mon Bien-Aimé à un petit festin spirituel où je lui avais servi, comme mets de choix, mon cœur avec tout son amour et mon être tout entier. La bonté de mon Bien-Aimé, — comme pour me servir un mets à son tour, — voulut m’assurer que j’étais en grâce auprès de lui, établie dans son amour et dans son amitié, comme déjà je l’ai raconté ailleurs.

Quelques mois plus tard, au moment d’aller recevoir la très sainte Communion, j’ai aperçu à ma droite la très douce et aimable Mère et, près d’elle, mon Bien-Aimé Jésus, qui se trouvait en face de moi. Il me semblait que je donnais mon cœur à l’aimable Mère, afin qu’elle le transmette à mon Bien-Aimé. Je la priais avec beaucoup d’affection, lui demandant de me procurer la grâce d’un renouvellement de mon mariage spirituel avec son très cher Fils, mon Bien - Aimé. Sans me rendre compte comment cela se passait, je me suis trouvée la main droite posée dans celle de mon Bien-Aimé. Et j’ai compris que ceci était un renouvellement de notre véritable mariage avec lui. Je savais bien que ce mariage avait été contracté il y a quelques mois, comme je l’ai noté, - quoique pour lors cela ne se fut



die hier al passereti, want sij duncken mij oock wonder, ende qualijck gheloove- lÿck.

Dus mij viel in een begheerte, om te weten, wanneer dit gheestelijck Houwelijck met mijn goddelijck Lief ghedaen ende ghemaeckt is; ende mij wiert inwendigh gheantwoort, ende ick verstondt, dut dit gheschiedt is in de naest-ghepasseerde maendt November 1668, als ick mijnen Beminden genoeijdt hadde tôt een gheestelijck Banquetje, ende hem voor een seer aenghenaem gherecht hadde voorgheset mijn hert, heel mijne lief de, ende mij selven gheheel; alswanneer de goetheijt van mijnen Beminden voor een weer-zijdigh gherecht mij versekerde, dat ick in sijne gratie tuas, ende in sijne lief de ende vriendtschap, ghelijck ick elders geschreven hebbe.

Eemghe maenden daer naer, als ick soude ontfanghen de H. Communie, sach ick bij mij aende rechte handt'de alder-soetste minnelijcke Moeder, ende met haer, mijnen Beminden Jésus staende recht voor mij ; ick scheen mijn hert te gheven aende minnelijcke Moeder om dat te willen lever en aen mijnen Beminden, ende ick badt haer seer affectueuselijck, dat se mij soude willen besorghen de gratie van te vemieuwen mijne Bruydelijke Trauwe, ende het Houwelijck met haeren alder-liefsten Sotie, mijnen Beminden; ende sonder te weten, hoe dit gheschiede, ick vondt mij, met mijne rechte handt versaemt met de rechte handt van mijnen Beminden, ende ick verstondt, dat dit een vemieuwinghe was van ons oprecht Houwelijk met hem ; want ick ondervondt wel, dat het Houwelijck over eenighe maenden met hem ghedaen was, ghelijck ick dan oock hebbe aengheteeckent ; alhoewel, dat het dan niet en is gheschiedt met soo beeldelijcke ende ghewaer-wordelijcke manier, ghelijck nu : de minnelijcke moeder scheen

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passé avec tant d’images ni d’une manière aussi sensible que maintenant. L’aimable Mère me paraissait se trouver entre nous deux pendant que nos mains restaient unies. Il m’est arrivé de voir parfois que l’on agit de même lorsque le Curé assiste ceux qui se marient.

CHAPITRE III. Dans ce renouvellement du mariage spirituel elle est faite toute pour le Bien-Aimé, ne restant plus elle-même. Un nouvel amour la pousse vers l’aimable Mère et vers le Bien-Aimé en retour de ce bienfait. Pour témoigner sa reconnaissance à Dieu, elle lui offre Jésus lui-même et les mérites du Verbe fait homme et ceux de l’aimable Mère. Elle prie pour obtenir la permanence de cet état de mariage spirituel. Elle apprend de quelle manière elle mourra.

Je comprends bien que le renouvellement de mes noces spirituelles avec mon très cher Époux n’est pas autre chose qu’un don renouvelé, une nouvelle dépossession de ma personne au profit de mon Aimé, Jésus, afin de ne plus vivre ou mourir que pour lui seul, sur son ordre, pour son service et pour son amour, de sorte que soient absolument exclues toute secrète recherche ou considération personnelle et toute chose qui ne serait pas mon Bien-Aimé.

Une grâce alors semble couler dans mon âme. Elle m’invite et m’incite à renouveler ma foi conjugale. Elle me donne la force



te staen tusschen ons twee, terwijlen dat onse handen alsoo t’samen ghevoeght waren, ghelijck ick somtijts hebbe sien gheschieden, als den Pastoor assisteert de ghene, die Trauwen.

III CAPITTEL In ’t vemieuwen van ’t gheestelijck Houwelijck wortse heel voor den Beminden, niet meer blijvende haer selfs ; sij wort met een nieuwe liefde ghedreven tôt de minnelijcke Moeder, ende tôt den Beminden voor dat weldaedt ; tôt bekentenisse offertse aen Godt, hem selven, ende de verdiensten van ’t Mensch-gheworden Woort, ende van de minnelijcke Moeder ; bidt voor de volherdigheijt van dat Houwelijck, ende verstaet de manier, hoe sij sterven zal.

Het ghene ick ver staen door ’t vemieuwen van mijne Bruijdelijcke Trauwe met mijnen alder-liefsten Bruijdegom, is een nieuwe overleveringhe, ende een heel toe-eijghenen mijns selfs aen mijn Lief, Jésus, om eenighlijck voor hem aïleen te leven ende te sterven, tôt sijn gebiedt, tôt sijnen dienst, ende liefde, met een gheheel uijtsluijten van aile andere heijmelijcke eijghen soeckinghe, ende opsicht op mij selven, oft op iet anders buijten mijnen Beminden.

Daer schijnt dan eenighe gratie mijn Ziele te door-vloeijen, waer door ick dan worde ghenoijdt, ende aenghelockt, om te vemieuwen mijne Bruydelijcke

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de faire ce renouvellement avec un amour plus intense et plus vigoureux, avec une intention plus profonde et plus sincère. Aussi n’y a-t-il pas le moindre doute que le Bien-Aimé trouve une grande satisfaction dans ce renouvellement, à cause de l’ardent et pur amour qui me pousse à le faire.

Cette grâce laisse dans mon âme des fruits remarquables. En effet, l’âme comprend alors et elle expérimente que le Bien-Aimé la possède maintenant et la dirige; qu’il a pleine puissance sur elle et qu’elle est toute soumise à son bon vouloir. C’est pourquoi l’âme ne s’appartient plus en quoi que ce soit. Pour la moindre pensée, pour un acte, pour un mouvement des membres, elle se sent dépendante du Bien-Aimé. Aussi n’a-t-elle plus à disposer de rien, soit qu’il s’agisse de faire ou de ne pas faire. Mais, d’instant en instant, elle se laisse mouvoir, diriger, pousser et agir par le Bien - Aimé en tout ce que son état ou sa condition lui imposent de faire, comme en tout ce à quoi il plaît au Bien-Aimé de l’employer. Cette âme a sans cesse un regard d’amour tourné vers le Bien-Aimé. Aussi saisit-elle immédiatement ce que le Bien-Aimé veut faire ou ne pas faire en elle ou par elle. Ainsi se réalise la parole du Bien-Aimé dans l’Évangile : «Mes brebis entendent ma voix» et cette autre parole de l’Épouse : «Je suis à mon Bien-Aimé et son amour est pour moi» et «mon Bien-Aimé est à moi et moi je suis à lui.» La veille de la Visitation de la Ste Vierge et le jour même de la



Traume, ende tek morde versterckt, om die vemieuminghe te doen met een meerdere ende krachtigher liefde, met een grondigh meijnen, ende oprechtigheijt ; soo dat buijten aile twijffel is, dat den Beminden daer in een over-groot behaeghen heeft, ter oorsaecke vandc vierighe, ende puere liefde, daer ick dat mede doen. Die gratte laet inde Ziele oock achter merckelijcke vruchten, te weten, dat sij nu verstaet, ende ghevoelt, dat den Beminden haer nu meer besit, ende bestiert, dat hij nu heeft een voile heerschappije in haer, staende nu heel tôt sijn beliefte ; daerom de Ziele en is niet meer haers selfs in eenighe saecke, oock tôt de mitiste ghepeijnsen, werckinghen, roeren der lidtmaeten, ghevoeltse haar dépendent van haeren Beminden; daarom en heeft sij nievers van meer te disponeren, om iet te doen, ofte laeten, maer van ooghenblick tôt ooghenblick laetse haer roeren, bestieren, drijven, bewerken van haeren Beminden in al dat haer te doen staet, conformelijck naer haeren staet, ende conditie, ende in al, daer den Beminden haer belieft toe te besighen; want de Ziele is altoos met een minnelijcke ooghe ghekeert tôt haeren Beminden; tuaer door het gheschiedt, datse lichtelijck verstaet, ende ghewaer mort, mat den Beminden in haer, ende door haer begheert te mercken, oft niet mercken; daer in vermaerighende t’ghene den Beminden seght in ’t Evangelie, mijne schapen hooren mijne stemme, ende oock het segghen vandc Bruijdt, ick ben voor mijnen Beminden, ende tôt mij is sijne toekeeringhe, ende den Beminden is voor mij, ende ick voor hem.

Op den avont van de Visitatie van anse L. Vrouwe 1670, ende oock op den

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fête, il m’est venu une ardeur nouvelle avec les flammes de l’amour divin. Cet amour était dirigé en même temps vers notre très aimable Mère parce qu’un souvenir m’était remis en mémoire. L’an passé, à pareille date, l’intercession de cette douce Mère m’avait valu cette grâce suprême, cette faveur divine du renouvellement de mon mariage solennel avec Jésus, mon Bien-Aimé, en présence de cette très douce Mère.

À la pensée d’un tel bienfait, il se leva en moi un sentiment d’extraordinaire gratitude, tant envers l’aimable Mère qu’envers Jésus, mon Aimé, qui a daigné me prendre comme épouse, moi très indigne créature. Je lui adressais beaucoup d’amoureuses paroles dont le souvenir cependant n’est plus très précis en ce moment. Je percevais aussi dans mon âme un grand nombre de communications divines, dont je n’ai gardé qu’un souvenir confus et qu’il m’est impossible d’exprimer. Je me souviens toutefois d’avoir été comme une fournaise d’amour divin où tout mon être humain semblait détruit en Dieu, sans être anéanti cependant, puisque j’ai continué de vivre et que je n’ai pas subi cette mort du corps qui m’eût été douce et désirable.

J’étais donc à me demander ce que je pourrais offrir de meilleur et de plus agréable à mon Bien-Aimé en reconnaissance d’un tel bienfait. Et j’ai pensé que je ne pourrais rien présenter de meilleur à Dieu que lui-même avec tous les mérites du Verbe éternel fait chair, ainsi que l’amour et les mérites de ma sur-aimable Mère.



Feest-dagh, is mij aertghekomen een nieuw vier, ende vlammen der goddelijcke liefde, oock tôt onse over-minnelijcke moeder, om dat in mij ververscht toiert de memorie, dat ick heden over een jaer door de voorspraeck van dese soete Moeder hebbe ontfanghen die grootste gratie ende goddelijcke jonste van te vemieuwen het solemneel Houwelijck met Jésus mijnen Beminden inde teghen- tvoordigheijdt van dese alder-soetste Moeder.

Daer rees in mij op een wondere danckbaerheijt voor soo grooten weldaedt, soo tôt de minnelijkce Moeder, als tôt Jésus mijnen Beminden, die mij soo ellendighe créature heeft gheweerdight aen te nemen tôt sijne Bruijdt; ick hadde dan tôt hem veele minnelijcke aenspraecken, die ick nu niet bescheijdelijck ghedachtigh en ben; ick hebbe oock in mijne Ziele ghewaer-gheworden veel goddelijcke mede-deelinghen, daer ick maer een confuse memorie van hebbe, ende niet en kan uijtspreken, als, dat ick scheen te wesen een fomeijs van goddelijcke liefde, waer door mijnen heelen mensch in Godt vemielt wiert, sonder vemielen, door dien ick evenwel noch blijve leven, niet onderstaende de lichaeme- lijke doodt, die mij soet ende wenschelijck soude zijn.

Dus mij viel in een ghepeijs, wat ick beter ende aenghenaemer aen den Beminden soude konnen op-offeren tôt bekentenisse van soo grooten weldaedt, ende mij docht, dat ick niet beter en konde presenteren, als aen Godt hem selven met de verdiensten van ’t Eeuwigh Vleeschgheworden Woordt, ende de liefde, verdiensten, etc. van mijne over-minnelijcke Moeder.

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L’esprit d’amour s’épanchait avec force et suppliait avec une douce insistance afin que ma foi conjugale et mon amour d’Épouse fussent à jamais confirmés et raffermis. Et il semblait qu’il en fût ainsi. Je ne sais ce que je dois penser, et peut-être le temps de ma dissolution est-il proche, car les flammes de l’amour ont repris avec violence et d’autre part, j’ai reçu aujourd’hui une impression très vive de la façon dont je devrai mourir. C’était comme si j’y avais été réellement occupée. Ah, puissé-je, et puissent tous les hommes, recevoir la grâce de mourir de cette manière! Comme il serait doux de mourir ainsi!

CHAPITRE IV Le Bien-Aimé lui donne encore confirmation de son mariage et lui offre des joyaux nuptiaux. Elle lui demande une parure d’âmes; ce que le Bien-Aimé lui accorde. Singulière complaisance du Bien-Aimé et familiarité de son commerce amoureux avec elle. Il semble se plaire uniquement à être aimé en retour.

Le Bien-Aimé ne cesse de confirmer qu’il m’a choisie comme Épouse, moi pauvre petit ver de terre. Il le prouve de différentes manières et par différents signes. C’est ainsi qu’il semble m’offrir des bijoux et des parures, comme le fait un très aimable Époux. II veut ainsi me faire honneur. Bien plus, il semble m’ouvrir ses



Den miime-gheest vloeyde seer krachtelijck met soete instantien, op dat mijne Bruydelijcke Traume, ende liefde, voor altijdt soude moghen bevestigt ende versterckt worden ; ende dit scheen soo te gheschieden ; ick en wete niet mat peijsen, oft den tijdt van mijne ontbindinghe naeckendc is, eensdeels, om dat de minne-vlammen mederom beghinnen ghewelt te doen; eensdeels, om dat mij heden leventlijck miert inghedruckt de manier van mijne ontbindinghe, al oft ick daer daedelijck hadde mede besigh gheweest : och oft mij, ende aile menschen ghejont waer alsoo uijt dit leven te scheijden! och hoe saligh soude ’t wesen soo te sterven.

IV CAPITTEL Den Beminden sijn Houwelijck met haer bevestighende presenteert haei; Bruydtjuweelen ; ende si} vraeght met Zielen verciert te worden, ’t welck den Beminden haer toe-seght ! wondere mede-weerdigheijt, ende seer familieren minne-handel van den Beminden met haer ; aile sijn vermaeck schijnt te zijn, van haer weder bemint te worden.

Den Beminden gaet ghedurigh voort in te bevestighen, dat hij mij aerm aerdt-mormken heeft verkosen tôt zijne Bruijdt, het selve met verscheijden manieren ende teeckenen betoonende; onder andere schijnt hij mij als eenen alder-liefsten Bruijdegom te presenteren Bruijdtjuweelen, ende cieraet, daer hij mij mede wilt vereeren; noch meer ; hij schijnt te openen sijnè Goddelijcke tchatten, ende aen mij, als aen sijne lieve Bruijdt de confidentie te gheven,

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trésors divins et me donner, comme à une Épouse aimée, l’autorisation d’y puiser tant qu’il me plaira. J’ai dit à mon Bien-Aimé : Je ne veux pas d’autres bijoux, pas d’autres joyaux, mais seulement d’avoir comme parure les âmes que, par votre grâce, je pourrai conduire au salut, ces âmes qui seraient damnées dans l’état où elles sont. Et j’ai compris que le Bien-Aimé m’accordait cette grâce et qu’il me donnerait bien plus encore. Mais je n’oserais pas exprimer cela, de crainte que d’aucuns y trouvent une pierre d’achoppement et un sujet de scandale.

L’on ne saurait croire la générosité, la bonté et l’amour extrême que le Bien-Aimé témoigne à une misérable créature comme moi. Chose merveilleuse : comment Dieu peut-il s’oublier à ce point et s’humilier jusqu’à vouloir tant aimer une créature? Comment peut-il agir avec elle d’une manière aussi amoureuse et familière, répandre pour elle son amour et ses faveurs? Comment peut-il m’élever à une telle dignité, qu’il me soit permis de parler avec lui comme une véritable Épouse, bouche à bouche, cœur à cœur, et me comporter avec lui aussi familièrement qu’avec mes semblables!

Maintenant je sens en moi, véritablement et d’une manière vivante, le témoignage intérieur que j’appartiens au Bien-Aimé, toute entière, et que le Bien-Aimé est tout à moi. Car j’expérimente les réponses d’un amour réciproque et le lien infrangible d’une foi conjugale et d’un mariage spirituel. Jamais, me semble-t-il, jamais amoureux ne fut avec celle qu’il aime aussi aimable, plein d’amour et d’abandon que mon Bien-Aimé avec moi et moi avec lui. On dirait qu’il trouve



om daer uijt te nemen, al dat ick begheere; ick seijde aen mijnen Beminden, ick en wille gheene andere Bruijdt-juweelen, oft cierast, als bekleet te worden met Zielen, die ick door uwe genade ter Saligheijt magh brenghen, die nu zijn in staet van verdoemenisse, ende ick verstondt, dat den Beminden mij die gratie soude geven, ende veel meer, als ick soude derren uijtspreken, uijt vreese, dat iemandt hem daer aen soude moghen stooten, oft verargeren.

De mildtheijt, goedertierentheijt, ende uijtnemende liefde, die mij, ellendighe créature, den Beminden bewijst, is qualijck te ghelooven: o wondere saecke, dat Godt hem soo verre kan vergheten, ende hem soo vernederen, dat hij soo seer wilt beminnen een créature, ende met haer soo minnelijk ende famïlierlijck handelen, sijne liefde ende jonsten tôt haer soo uijtstorten, mij tôt soo grooten weerdigheijt te verheffen, dat ick als een waerachtighe Bruydt met hem magh spreken mondt aen mondt, hert aen hert, ende soo familierlijck met hem handelen, ghelijck met iemandt mijns ghelijcke.

Nu ghevoele ick waerachtelijck, ende leventlijck een inwendighe ghetuijghe- nisse, dat ick heel den Beminden toe-behoor, ende den Beminden heel mij ; want ick worde ghewaer een beantwoorden van weerzijdighe liefde, ende eenen onbreckelijcken Bandt van een Bruydelijcke Trauw, oft gheestelijck Houwelijck ; want mij dunckt, dat noijt eenighen Minnaer soo vriendelijck, minnelijck, ende familierlijck en handelt met sijne Beminde, als mijnen Beminden schijnt

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sa seule satisfaction et son seul délassement à habiter mon cœur et à y trouver un amour qui réponde au sien.

Par ce commerce amoureux avec mon Bien-Aimé, les flammes de l’amour deviennent en moi plus brûlantes. Elles achèvent de me purifier même des moindres imperfections. Elles ne souffrent pas qu’il y ait dans l’âme autre chose que ce qui est purement divin. S’il arrive que la nature ou l’ennemi pleins de malice tentent d’y introduire autre chose, les flammes de l’amour l’en expulsent aussitôt et le consument. Cela ne veut pas dire que je reste toujours pure de toute imperfection.

CHAPITRE V. Depuis ce mariage spirituel l’aimable Mère la visite moins souvent. Elle en comprend les raisons. Il faut qu’elle puisse agir d’une manière plus libre avec le Bien-Aimé. Elle reçoit l’assurance de pouvoir aimer Dieu éternellement et en éprouve une grande joie. Elle demande cette même grâce pour une autre âme.

Un jour, selon l’habitude que m’avait enseignée l’aimable Mère, je lui offrais le repas que j’allais prendre et lui demandais de le bénir. Il me vint tout à coup une réflexion et je me demandai avec étonnement pourquoi l’aimable Mère venait me visiter moins souvent qu’elle n’avait accoutumé. Je ne jouissais plus aussi souvent de sa présence, de ses instructions, de ses aimables paroles, etc. Et cepen —



met mij te handelen, ende ick met hem, al oft al sijne ghenoechte, ende recreatie waer, mijn hert te bewoonen, ende een weder-liefde van mij te ontfanghen.

Door den minnelijcken handel met den Beminden worden in mij meer, ende meer ontsteken de vlammen der liefde, de welcke mij gheheel suijveren, oock van de minste onvolmaecktheden, niet met allen in mijn binnenste ghedooghende, als ’t ghene puer goddelijck is; als de nature, oft den boosen vijant daer iet anders soude willen indringhen, soo jagen die minne-vlammen dat daer terstondt uijt, ende verslinden dat ; alhoewel ick niet altoos vrij en blijve van onvolmaecktheden.

V CARITTEL Sij verstaet, wacrom de minnelijcke Moeder sedert dat gheestelijck Houwe - lijck haer soo dickwils niet meer en besoeckt; om datse vrijer met den Beminden alleen soude handelen ; zij is blijde, dat sij Godt eeuwelijck zal moghen beminnen, waer van sij versekert wort, ende vraeght die gratie oock voor een ander.

Aïs ick eens aende minnelijcke Moeder presenteerde onse spijse, om die te ghebenedijden ghelijck sij mij gheleert hadde, viel mij in een ghepeijs van ver- wonderinghe, hoe het geschiede, dat de minnelijcke Moeder mij nu soo dickwils niet meer quam besoecken, ghelijck sij pleghe, ende dat ick nu soo dickwils niet meer en ghenote heure tegenwoordigheijt, onderwijsinghe, vriendelijcke aen-

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dant l’amour que je lui portais avait toujours une tendresse, une pureté enfantine, une douceur aussi grandes que jamais IIe fut alors répondu intérieurement : «lorsque l’aimable Mère était constamment auprès de vous, vous initiant au secret de ses vertus, etc., c’était afin de vous préparer au mariage spirituel avec son très cher Fils. Puisque ce mariage a été fait maintenant, elle se retire et se tient à l’écart. Elle laisse l’Épouse seule avec l’Époux, comme il convient.»

Et à vrai dire, depuis le jour où selon toute vraisemblance, ce mariage fut contracté, mon âme se trouve habituellement seule avec mon Bien-Aimé. On dirait que l’aimable Mère et les SS. Anges restent à l’extérieur, afin de laisser au Bien-Aimé et à son Épouse plus de liberté dans leurs amoureuses conversations, dans l’amour qui les unit, etc. L’âme, d’ailleurs, se sent tellement proche de son unique Aimé, elle a auprès de lui un si libre accès et sent tellement sa confiance qu’elle ne se trouve plus guère tentée de se servir de quelqu’un pour s’adresser au Bien-Aimé, pour lui recommander n’importe quoi ou pour le supplier. Il lui semble que cela n’est plus nécessaire. Mais cette impression demeure surtout dans l’âme aussi longtemps que le Bien-Aimé condescend à la garder dans la chambre secrète où elle peut lui parler avec un abandon d’épouse, bouche à bouche et cœur à cœur. Là elle peut agir sans intermédiaires. Cela ne signifie pas cependant que je m’éloigne de la très aimable Mère, ni des SS. Anges; car mon Bien-Aimé permet encore de



spraecken, etc. ghelijck ick plocht, ghemerckt dat nochtans mijne liefde lot haer nu soo teer, onnoosel, kinderlijck, ende soet tuas, als oyt te vooren ; soo wiert mij imoendigh gheantwoordt; als de minnelijcke Moeder soo gheduerigh bij u was, ende u soo onderwees in haere deughden, etc. dat was om u te bereijden tôt het gheestelijck Houwelijck met haeren alder-liefsten Sone, het welcke nu ghedaan zijnde, soo vertreckt sij haar ghelijck besijdcn, laetende de Bruijdt aileen handelen met haeren Bruijdegom, ghelijck het betacme-lijck is.

Ende om de waerheijt te segghen, sedert dat dit gheestelijck Houwelijck naer aile apparentie gheschiedt is, soo vindt mijne Ziele haer ghemeijnelijck aileen met haeren Beminden; al oft de minnelijcke Moeder ende de HH. Enghelen ghelijck van buijten bleven, om alsoo den Beminden ende sijne Bruydt meerder liberteijt te laeten in hunne minnelijcke aenspraecken, vereenighende liefde, etc. ende om dieswil dat de ziel haer soo naer ghevoelt bij haeren eenighen Beminden, ende tôt hem soo vrijen toeganck ende confidentie heeft, soo en vindt sij haer soo seer niet meer gheneghen, om iemandt te employeren, om voor haer iet aen den Beminden te boodtschappen, te bevelen, oft te bidden, al oft dit niet noodigh en waer; principaelijck soo langh als den Beminden haer ghedooght in sijn binnenste Cabinet, daer sij hem met een Bruijdelijcke confidentie magh aenspreken mondt aen mondt, herte aen herte, etc. ende haere affairen door haer selven doen; hier om nochtans en vervremde ick niet van mijne alder-liefste Moeder, oft van de HH. Enghelen; want den Beminden laet mij noch somtijts toe

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temps en temps que mon âme soit poussée vers eux par un sentiment de doux et innocent amour.

Un jour, avant la Communion, j’ai éprouvé une joie intérieure, un contentement, à la pensée que l’éternité serait si longue, qu’elle n’aurait pas de fin; et qu’elle se passerait à aimer mon Bien-Aimé. Car la seule pensée que l’amour ne passera jamais et qu’il n’aura pas de fin en moi ou en quelque autre âme, cette seule pensée fait naître en moi une grande joie. Au contraire, quand je pense qu’en moi peut-être ou dans une autre âme il pourrait finir un jour, cela me plonge dans la tristesse.

Mais, en réponse à ce sentiment, le Bien-Aimé m’a semblé donner assurance que mon amour pour lui serait éternel, que jamais je ne viendrais à sortir de sa grâce, de son amitié, de son amour. Alors, comme je me sentais si heureuse de cela, je lui dis : «Mon Aimé, veuillez donc donner la même assurance en faveur de cette âme spirituelle elle aussi, confirmez-la en votre grâce, en votre amitié et amour; et qu’elle non plus n’en vienne à sortir jamais.» Mais mon Bien-Aimé a montré que cette prière ne lui plaisait pas, disant que cette âme devait se rendre plus digne de cette grâce et tâcher de vivre d’une manière plus parfaite.

(À suivre)

eenighe soete, onnoosele, ende minnelijcke toeneijghinghen des gheests tôt de selve.

Eens voor de H. Communie ghevoelde ick een inwendighe blijdtschap, ende verheughinghe, peijsende dat de eeuwigheijt soo langh soude wesen, ende sonder eijnde, om mijnen Beminden lief te hebben ; usant oock maer een ghepeijs, dat de lief de noijt en zal vervallen, noch eijnde hebben in mij, oft in iemant anders, verweckt in mij een groote vreucht; ter contrarie oock maer een ghepeijs, datse misschien in mij, oft in iemandt anders zal een eijnde hebben, verweckt mij tôt droefheijt.

Waer op mij den Beminden scheen te versekeren, dat mijne liefde tôt hem eeuwelijck zal dueren, dat ick noijt uijt sijne gratie, vriendtschap ende liefde en zal komen te vallen ; waer van seer verblijdt seijde ick; mijn Lief, versekert daer van oock die gheestelijcke Ziel ; bevestight haer oock in uwe gratie, vriendtschap ende liefde, datse daer oock noyt meer en kome uijt te vallen; maer den Beminden thoonde dat hem dese bede niet en behaagde, segghende, dat sij haer tôt die gratie weerdigher moeste maecken, trachtende volmaeckter te leven.



17e Année. Vol. I ÉTUDES CARMÉLITAINES

Marie de Ste Thérèse : Extraits (De la Vie Marie-Forme au mariage mystique). Texte flamand, traduction française (suite et fin).

DE LA VIE «MARIE-FORME» AU MARIAGE MYSTIQUE

CHAPITRE VI. Elle comprend ce qu’est la face de Pâme. Elle la compare à un miroir où Dieu s’imprime avec les vérités de Dieu. Quand l’âme se trouve la face tournée vers la Face de Dieu, elle voit beaucoup de choses et savoure un commerce d’amour tout divin. Cette jouissance est un état intermédiaire entre la foi et la lumière de gloire.

Le 18 décembre, en m’éveillant le matin, j’ai senti qu’une lumière divine versait ses rayons dans mon âme. Et j’ai appris à connaître ainsi ce qu’on appelle la face de l’âme. C’est avec cette face que l’âme est placée devant Dieu et jouit de sa divine vision, un peu déjà dès cette vie présente. Cette face de l’âme est si merveilleuse, innommable et incompréhensible qu’il m’est impossible d’en donner



VI CAPITTEL Sij verstaet, wat dat is het aenschijn der ziele ; sij seght dat te wesen als eenen spieghel, daer Godt sij selven, ende de waerheden indruckt ; als de ziele met dit aenschijn staet voor ’t Aenschijn Godts, siet sij veele dinghen, ende gheniet eenen goddelijcken minne-handel met Godt | dat ghenieten is middel tusschen het gheloof ende het licht der glorie.

Dm 18 December 1668, s’morghens wacker wordende, ghevoelde ick mijne ziel met een goddelijck licht bestraelt te worden, waer door ick verstondt, wat dat ghenoemt wort het aenschijn der ziele, waer mede sij voor Godt staet, ende gheniet sijn goddelijck Aenschijn, oock eenighsins in dit leven; dit aenschijn der ziele is soo wonderlijck, in-noemelijck, ende onbegrijpelijk| dat ick er gheen

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quelque similitude, ni d’en exprimer, même à peu près, quoi que ce soit. Car cette chose contient une ressemblance de Dieu. Avant ce jour j’ai cru tout ceci. Mais maintenant je l’ai vu, je l’ai expérimenté. Oh, quelle ressemblance il y a entre la face de l’âme et l’image de Dieu!

Il me vient à l’esprit une comparaison grossière pour expliquer quelque peu tout ceci. Cette face de l’âme est comme un clair miroir, sans tache, où Dieu s’imprime lui-même, d’une manière qui dépasse notre intelligence. Car l’intelligence n’agit plus. Elle reçoit seulement; elle est dans une attitude passive. Dans cet état, l’activité propre de l’intelligence et celle des autres puissances constitueraient de graves empêchements.

Lorsque la face de l’âme se trouve ainsi placée devant la face de Dieu, sans intermédiaires, non seulement Dieu s’y reflète lui-même, mais il y imprime en outre telles vérités qu’il veut montrer à l’âme. Dieu lui fait voir certaines choses, telles qu’il les connaît et non pas comme les hommes les connaissent et les jugent. Cela se passe rapidement, en un court instant, peut-être le temps d’un demi Ave Maria. L’âme comprend ainsi un grand nombre» de vérités touchant son état ou autre chose. Elle voit de même ce qui retarde ou favorise le progrès spirituel. Et elle apprend de cette manière beaucoup plus que ce qu’on pourrait lui enseigner sinon en y mettant beaucoup de temps. Je trouve étonnant que mon âme, en un temps si court, ait pu comprendre du coup tant de choses



ghelijckenisse en kan van gheven, oft iet oock van verre daer van uijtlegghen; want het besluijt in hem een ghelijckenisse Godts ; te vooren hebbe ick dit ghelooft, maer nu heb ’t ick ghesien, ende ondervonden; och hoe groote ghelijckenisse is er tusschen het aenschijn der ziele ende het Beeldt Godts.

Mij komt te vooren een grave ghelijckenisse, om dat een weijnigh te beschrij- ven; dat aenschijn der ziele is ghelijck eenen klaeren spieghél sonder vlecke, daer Godt sij selven indruckt op een manier, die ons verstandt te boven gaet, want het verstandt en werckt dan niet, maer lijdt alleenelijck, oft draeght hem lijdelijck; de eijghen werckelijckheijt des verstandts, oft van de andere krachten veroorsaeckt hier een groot beletsel.

Als dit aenschijn der ziele soo onvermiddelt staat voor het Aenschijn Godts, soo en druckt Godt hem niet alleen daer in, maer oock die waerheden, die Godt aen de ziel wilt opehbaren, doende eenighe dinghen sien, ghelijckse voor Godt bekent zijnf ende niet ghelijckse hier van de menschen ghekent, ende gheoordeelt worden; dit gheschiedt rasselijck, op een seer korten tijdt, als eenen halven Ave Maria, soo verstaet de ziel soo veele waerheden, die haeren staet, oft andere aengaen; Item de beletselen, oft behulpselen vanden gheestelijcken voortganck, etc. veel meer, als sij andersins op veel tijdts van iemant soude konnen leeren ; ick verwondere mij, hoe mijne ziel op soo korten tijdt, soo verscheijden dinghen t'seffens heeft konnen verstaen in groote eenvoudigheijt,

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diverses et qu’elle les ait saisies en toute simplicité, sans que les puissances internes se soient multipliées dans l’action. Mon âme se trouve placée comme au soleil, toute illuminée par les vérités que Dieu lui révèle. Cette sorte de révélation me paraît la plus sûre. Elle n’est pas sujette à l’illusion.

C’est dans cet état qu’ont lieu les plus éminentes étreintes et les baisers d’amour que l’Amant divin donne à celle qu’il aime et qui constituent le plus aimable accueil qu’il peut lui faire. C’est en ceci, je le vois bien, que consistent les vraies caresses nuptiales et les baisers de la bouche de l’Époux à l’épouse. Ce n’est pas autre chose qu’une nouvelle révélation de quelque qualité divine, une amoureuse étreinte dont la divinité de l’Aimé enveloppe l’âme. C’est l’âme qui se dilate, qui se répand et possède le Bien-Aimé. C’est le Bien-Aimé qui vient singulièrement près de l’âme et qui montre à l’âme sa véritable ressemblance avec l’image divine de l’Aimé, lui donnant en partage un peu de cette clarté divine, émanée de la Face de Dieu, et qui, réfléchie par l’âme, retourne à Dieu.

Ces empreintes nouvelles de Dieu dans l’âme, cette illumination par la clarté divine, et cette saisie de l’âme par Dieu, placent cette âme dans un état d’union et d’unification divines plus élevées et plus excellentes que celles de tous les autres états que j’ai expérimentés. Il s’agit ici, me semble-t-il, d’une certaine union et fruition



sonder menighvuldigheijt van de inwendighe krachten; mijne ziel staet dan ghelijck in een sonne, heel verlicht vande waerheden, die Godt haer heeft gheopenbaert : dese manier van openbaeringhe dunckt mij de sekerste, ende gheen bedrogh onderworpen.

In sulckenen staet gheschiedender de edelste omhelsinghen, minnekussen etc., daer den goddelijcken Minnaer sijne Beminde mede vereert, ende op het minne- lijckste mede onthaelt; want ick verstaen, dat hier in, eijgentlijck bestaen de Bruijdelijcke caressen ende kussen des mondts, daer de Bruijdt vanden goddelijcken Bruijdegom mede wort voorkomen; te weten, door eenighe nieuwe openbaeringhe van eenighe goddelijcke goetheijt ; Item door een minnelijcke omgrijpinghe der ziele vande Godtheijt des Beminden; Item door een uijt- spanninghe, overspreijinghe, ende inneminghe der ziele in den Beminden; Item door een sonderlinghe naeckinghe des Beminden tôt de ziele; Item aen de ziele thoonende haere waerachtighe gelijckenisse met het goddelijck Beeldt des Beminden ; Item aen de ziele mede-deijlende iet van de goddelijke klaerheijt, die'er voortkomt uijt het goddelijck Aenschijn, met eenen weer-schijn uijt de ziele tôt Godt.

Door dese nieuwe indruckinghen van Godt in de ziele, ende door dat be- schijnen vande goddelijcke klaerheijt, ende overgrijpen der ziele van Godt, bevindt de ziele, dat se op een veel verhevender, ende uijtnemender manier vereenight, ende een wordt met Godt, als door eenighe andere, die ’er in mij gepasseert zijn; het welck naer mijn duncken is eenighe eenwordinghe ende,

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de la divinité, qui trouve place à un degré intermédiaire entre la lumière de la Foi et la lumière de gloire. Car jusqu’à ce jour, il ne m’était pas encore arrivé d’expérimenter une telle sorte de fruition ou d’union.

CHAPITRE VII. Elle explique la signification spirituelle des prévenances nuptialesy caresses, étreintes, baisers, etc. Tout cela ne s’opère pas d’une manière sensible, sauf parfois lorsque le Bien-Aimé se manifeste dans sa sainte Humanité. Les choses divines ne peuvent être signifiées que par des analogies grossières. Raisons pour lesquelles le commerce d’amour de l’âme avec Dieu porte les noms d’étreintes, baisers, etc.

... Si j’ai comparé ces prévenances nuptiales et ces caresses à des étreintes, à des baisers d’amour, etc., il ne faut pas cependant l’entendre d’une façon trop grossière. L’Époux divin, dans sa divinité, ne fait pas usage de bras pour étreindre l’âme aimante, ni de mains pour la prendre avec tendresse, ni de bouche pour la baiser, etc. Ces choses se passent tout autrement, d’une manière plus spirituelle et plus divine. Cette matière est tellement surnaturelle et divine que l’âme, par son intelligence, ne parvient guère à la discerner ou à la comprendre. Mais il est impossible d’exprimer



ghenietinghe der Godtheijt, tusschen beijde, tusschen het licht des gheloofs, ende het licht der glorie; want tôt noch toe en hebbe ick noijt sulcken soorte van ghenietinghe, ende vereeninghe ondervonden.

VII CAPITTEL Sij; leght gheestelijck uijt de Bruijdelijcke onthalinghen, caressen, omhel- singhen, kussen, etc. de welcke niet lichaemelijck en geschieden ; ten zij somtijdts als den Beminden openbaert naer sijne Heijlighe Menscheijdt ; de goddelijcke dinghen en konnen niet bediedt worden, als door grove ghelijckenissen ; waarom de minne-handels met Godt ghenoemt worden omhelsinghen, kussen, etc.

Al is ’t dat ick die Bruijdelijcke onthalinghen, ende caressen hebbe vergheleken bij omhelsinghen, minnen-kussen, etc. dat en moet nochtans soo grovelijck niet verstaen worden; want den Goddelijcken Bruijdegom naer sijne Godtheijt en ghébruijckt gheene armen om een minnende ziel te omhelsen, noch handen, om haer minnelijck aen te raecken, noch mondt, om haer te kussen, etc. maer dese dinghen gheschieden heel anders, op een gheestelijcker ende goddelijcker manier; soo overnatuerlijck ende goddelijck, dat het verstandt der ziele dat qualijck en kan begrijpen, oft achterhaelen ; maer omdat men de onsienelijcke,

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les choses invisibles et divines ou de les comparer à rien, sans faire appel aux choses visibles et sensibles, à cause de la faiblesse, de la lourdeur et de l’obscurité de notre intelligence. C’est pourquoi j’ai fait usage des similitudes que l’on trouve dans les manifestations de l’amour naturel et humain. Mais peut-être ai-je manqué au respect que l’on doit à des choses tellement divines, en les comparant aux façons de faire des amoureux de la terre.

Il se pourrait néanmoins, quand l’Époux se révèle dans son Humanité, qu’il fasse usage alors de quelqu’une de ces manifestations de l’amour pour témoigner à l’âme son amour. Mais ceci m’est arrivé très rarement.

Ce baiser du Bien-Aimé, dont j’ai parlé plus haut, me semble consister en ceci : Dieu attire l’âme à lui, avec une très grande tendresse, avec une inexprimable bonté, avec des marques d’amour. Quand Dieu exerce son action avec de si tendres appels de l’amour, l’attrait de l’âme est tel que l’on peut dire que c’est l’Épouse qui donne d’abord son baiser au Bien-Aimé. Mais quand Dieu se penche lui-même, plein d’amour, et qu’il s’abaisse jusqu’à l’âme, alors il me semble que c’est l’Époux céleste qui vient vers l’Aimée pour lui donner le baiser de sa bouche.

Je trouve ici une différence entre l’action de Dieu tirant l’âme à lui, et celle qui incline Dieu vers l’âme. L’une et l’autre cependant aboutissent aux mêmes effets, qui sont le rapprochement et la



ende goddelijcke dinghen niet en konnen bedieden, noch ievers bij vergelijcken, als bij sienelijcke ende ghevoelijcke dinghen, ter oorsaecke van de kranckheijt, ende plompheijt, oft donckerheijt van ons verstandt; daerom ghebruijcke ick de ghelijckenisse met de uijtwerckinghen van een natuerlijcke ende menschelijcke liefde; maer misschien doen ick hier teghen het respect van soo goddelijcke dinghen, de selve vergelijckende bij de manieren van doen vande Minnaers deser toerelt.

Ten waer misschien den Goddelijcken Bruijdegom openbaerde naer sijne Menscheijdt, ende alsoo eenighe dierghelijcke uijtwerckingen der liefde oejfendey ende eenighe teeckenen van sijne Bruijdelijcke liefde wilde betuijzen, het welcke aen mij seer selde ghebeurt.

Den voorseijden kus des Beminden dunckt mij te wesen, dat Godt de ziele tôt hem treckt met een over-groote minnelijckheijt, ende onuijtsprekelijcke liejfelijckheijt, ende bexoijsen van liefde, hoedanighe aentreckinghe als sij geschieden met soo soete aenlockinghe der liefde, dan magh men segghen, dat de Bruijdt eerst eenen kus gheeft aenden Beminden; maer als Godt sij selven door liefde neder booght, oft vemedert tôt de ziel, dan dunckt mij den He-melschen Bruijdegom aen sijne Beminde te presenteren, ende te gheven den kus sijns mondts.

Hier vinde ick een verschil onder de aentreckinghe der ziele tôt Godt, ende de neder-buijghinge van Godt tôt de ziele; alhoewel d'een, ende d'attder heeft

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rencontre de l’Aimé et de son Aimée. Il y a seulement une différence dans la manière.

CHAPITRE IX. Reposant dans les bras du Bien-Aimé, elle reçoit ses caresses. Dans un silence mystique elle écoute ce que murmure le Bien-Aimé. Cette attention silencieuse est très douce. Dans le sommeil mystique elle s’appuie sur le Bien-Aimé. Elle voit son âme comme un clair miroir.

Alors l’âme ne bouge plus; elle n’adresse plus une seule parole amoureuse et ne dit plus rien à son Bien-Aimé, à la façon de ce qui a lieu dans l’état de sommeil naturel. Mais elle conserve un certain souvenir de son repos amoureux en son Bien-Aimé et de l’embrassement où il la tient. Elle comprend très bien que le Bien-Aimé n’attend pas pour lors qu’elle lui rende son étreinte; mais elle doit simplement le laisser agir seul.

Dans cet état, mon âme se trouve douée d’une sorte d’ouïe spirituelle qui lui permet d’écouter, au milieu d’un si profond silence de toutes les puissances internes, ce que le Bien-Aimé dit à son cœur dans un murmure. Et quelque subtil et mystérieux que ce puisse être, elle l’entend et le saisit. Ce murmure que le Bien-Aimé lui adresse est si faible, si mystérieux, il est si par —



de selve uijtwerckinghen; te weten, de naeckinghe, ende de ontmoetinghe van-den Beminden tôt sijne Beminde, maer alleenelijck is’er verschil inde manier.

IX CAPITTEL Rustende in de armen des Beminden laetse haer van hem toeven! ende luijstert naer»t veselen des Beminden in een mijstieck stil-swijghen; dat luijsteren is seer ghenoeghelijck; mijstieckelijck slapende steunt sij op den Beminden ! sij siet haer inwendigh, als eenen klaeren spieghel.

Dan en roert haer de ziele niet, noch en spreekt oock niet een minne-woordt, oft iet anders tôt haeren Beminden, niet meer, dan die natuerlijck slaept; maer sij behoudt alleen eenigh ghedencken, datse minnelijck rust in haeren Beminden, ende van hem wordt omhelst, ghenoegh merckende, dat den Beminden dan van haer gheen weer-omhelsinghe en versoeckt, maer dat sij den Beminden alleen moet laten betijden.

Mijne ziele heeft dan ghelijck een gheestelijck ghehoor, waer mede sij in soo grooten stil-swijghen van aile de inwendighe krachten, luijstert naer ’t veselen des Beminden tôt haer hert, dat sij het selve, hoe subtiel ende heijmelijck het moghte wesen, kan vatten ende verstaen ; die aenspraeck, oft veselen des Beminden geschiedt soo soet, soo heijmelijck, ende met soo volkomen uijtsluijten van aile ghedruijs, dat aile aendachtigheijt der ziele om dat te verstaen, versaemt moet

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faitement dénué de tout bruit, que toute l’attention de l’âme doit être condensée pour le comprendre. Je veux dire qu’il faut un calme et un silence tels qu’il me semble qu’il n’y a plus au monde que le Bien-Aimé et moi. Alors je me trouve véritablement dans l’état dont il est écrit : «(L’âme aimante), je la conduirai dans le désert et je parlerai à son cœur.»

Il semble que l’oreille du corps elle-même se tende à cette voix mystérieuse, à ce murmure du Bien-Aimé. Oui, même le corps tout entier semble se tendre vers le côté du cœur, où ce murmure est saisi. Cette attention silencieuse est si douce, si agréable et délicieuse à l’âme, que toutes les satisfactions du monde, tous les plaisirs rassemblés, seraient à peine une goutte d’eau comparée à la mer.

CHAPITRE X. Un esprit d’amour la pousse vers le Bien-Aimé comme une épouse pleine de zèle pour la gloire de son Époux et pour le salut des âmes. Cet esprit d’amour semble sortir à la recherche d’âmes à conquérir. Elle couve ces âmes et de cette manière se consomme le mariage spirituel, car elle a conçu par l’opération du Bien-Aimé cet esprit de zèle pour le salut des âmes. Elle agit familièrement avec le Bien-Aimé.

À certains moments je trouve en moi un esprit d’amour qui agit intérieurement d’une manière très douce, suave et forte; et c’est



wesen; ick segghe! met sulcken stilte! ende stil-swijghen, al oft den Beminden ende ick alleen inde werelt waeren; dan bevinde ick waerachtigh te wezen, datter gheschreven is, ik zal haer, de minnende ziele, leijden inde eensaemheijt, ende spreken tôt haer herte.

Tot dese heijmelijcke stemme, tôt dit veselen des Beminden schijnt het lichaemelijck ghehoor hem oock te booghen, ja het heel lichaem naer de zijde van ’t hert, daer dat veselen ghevat wort. Dit stille luijsteren is soo soet, ghe- noeghelijck ende vermaeckelijck aende ziel, dat aile ghenoeghten, ende plaisieren des werelts bij een vergadert, maer en zijn een druppelken vergheleken bij een heele zee ;

X CAPITTEL Sij wort met den minne-gheest ghedreven tôt den Beminden, als een ieverighe Bruijdt voor sijne eere, ende saligheijt der zielen ; den minne-gheest loopt uijt om zielen te winnen, de selve broeijende, ende soo wort het gheestelijck Houwelijck volbrocht, ontfanghende vanden Beminden sijnen gheest ende iever der zielen j sij handelt familierlijck met den Beminden.

Ick bevinde somtijdts in mij eenen minne-gheest, die inwendelijck werckt seer soetelijck, minnelijck ende krachtelijck, met eenen minsaemen, onnooselen,

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avec un sentiment d’innocente affection et de confiance que je m’approche alors en toute liberté de mon doux amant Jésus, qui me paraît être présent dans mon âme. Je ne crois pas pouvoir comprendre le quart de tout ce qui se passe en moi, car je suis presque tout enivrée d’amour. Il me semble avoir été pour lors une très tendre et amoureuse épouse auprès de son Époux, qui la comble de câlineries et de caresses, et qui lui parle et lui donne toutes sortes de preuves de son amour. Il me vient alors un grand zèle pour son honneur et sa gloire, afin d’attirer à lui tous les hommes, et que son amour les enflamme et qu’ils en viennent tous à l’aimer de tout leur cœur.

Il me semble que de temps en temps, cet esprit d’amour s’élance vers l’extérieur dans un vol rapide, et qu’il revient aussitôt, portant quelques âmes que je semble placer alors dans le sein de mon Bien - Aimé, afin qu’elles y soient formées à la vie de la grâce. Et mon esprit d’amour semblait aussi les couver là. Sur elles il étendait les ailes de l’amour, les couvrant comme une poule couvre ses poussins, pour les réchauffer et les défendre de tout dommage. Pendant tout ce temps, naissent divers élans d’un amour très pur et très confiant. Mais je ne puis déterminer tout cela.

Le très pur mariage spirituel de Jésus et de mon âme m’a semblé se consommer ainsi. Unis l’un à l’autre, nous paraissions donner le jour à des enfants spirituels, par cette conquête d’âmes que je viens de décrire. Le Bien-Aimé me donne en partage son esprit et son



confidenten ende vrijen toeganck tôt mijnen soeten Minnaer Jésus, die mij indeti gheest schijnt teghenwoordigh te zijn; mij en dunckt niet te connen achterhaelen het vierde deel van ’t ghene in mij al passeert, door dien ick half droncken ben van liefde; dan ick ben ghedachtigh, ghespleelt te hebben de partije van een seer teere, ende minnende Bruydt bij haeren Beminden, die hij toeft, ende streelt, met aile soorten van minne-teeckenen, ende woorden, met eenen grooten iever, om te vervoorderen sijne eere ende glorie, om aile menschen tôt hem te trecken, ende in sijne liefde te ontstecken, op dat hij van die altemael met heelder herten moght bemindt worden.

Mij dunckt, dat den minne-gheest hier en daar eenen uijtsprocnk doet, snellijck uijt-vlieghende, ende haest-wederkeerende met eenighe zielen, die ick scheen te stellen inden schoot van mijnen Beminden, om daer ghetoeft te worden tôt het leven der gratie ; ende den minne-gheest scheen die daer oock te broeijen, daer over uijt-spreijende sijne vleughels der liefde, ghelijck een Hinne haere kiecxkens broeijdt, om die te verwermen, ende van ’t quaedt te verhoeden; daer passeren dan verscheijden driften van liefde met een groote onnooselheijt, ende confidentie, die ick niet en kan achterhaelen.

Het gheestelijck, ende alder-suijverste houwelijck tusschen Jésus en de mijne ziel scheen dan volbrocht te worden ; zoo dat wij ’t samen vereenight zijnde, scheenen voort te brenghen veele geestelijke kinderen, op de voorseide manier

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zèle des âmes; afin, non seulement, que ces âmes soient sauvées, mais que beaucoup d’entre elles soient unies à lui par un puissant lien d’amour et qu’elles suivent l’exemple de ses vertus.

Habituellement je me comporte avec mon Bien-Aimé d’une manière très familière et aimante, comme une épouse chérie. Car j’y suis intérieurement autorisée, et même invitée. Je ressens un attrait à traiter Jésus sans arrière-pensée et sans contrainte, comme une épouse traite son époux, cœur à cœur et bouche à bouche. Et parfois il me semble être introduite au plus profond de l’esprit où m’est accordé un sommeil d’amour et un repos entre les bras du Bien-Aimé. Je perçois là, dans les baisers d’amour et les étreintes, certaines marques d’un amour qu’on pourrait presque appeler fou. Je n’y distingue cependant rien de sensible et je ne puis dire comment cela se passe, parce que tout cela reste caché aux sens.

Parfois, au cours de l’oraison et aussi pendant le travail manuel, il n’y a plus d’autre occupation ni d’activité dans l’âme que de laisser sans fin les flammes d’amour monter en se jouant vers le Bien — Aimé. Il n’y a pas de paroles. Dans le simple regard d’amour levé vers lui, il lit clairement ce que l’amour désire. En retour, les flammes de l’amour du Bien-Aimé répondent aux miennes. Elles touchent mon cœur et l’enflamment encore davantage. Ce jeu de l’amour pourrait facilement durer des heures, voire même des jours entiers,



zielen winnende; mijnen Beminden deelt mij dan mede sijnen gheest, ende iever der zielen ; niet allen, om simplijck saligh te worden, maer oock dat zij met hem door eenen vasten band der liefde moghen vereenight worden, ende sijne deugden naervolghen.

Ick handele ghemeijnelijck seer familierlijck, ende minnelijck met mijnen Beminden als een lieve Bruydt ; want mij wort van binnen daer toe confidentie ghegheven ; ja daer toe worde ick ghenoijdt, ende aengelockt, om sonder eenigh achterdencken, oft vermijdtheijt met mijn Lief te handelen, ghelijck een Bruijdt met haeren Bruydegom, hert aen hert, mondt aen mondt ; ende mij dunckt somtijdts in-gheleijdt te worden in het binnenste des gheests, alwaer mij ghejont wort eenen minne-slaep ende ruste inde armen des Beminden; alwaer ick ghewaer worde eenighe besondere teeckenen van sijne, om soo te segghen, versotte liefde tôt mij, door eenighe minne-kussen ende omhelsinghe (ick en sien nochtans niet lichaemelijcx ); hoe dit gheschiedt, en kan ick niet segghen, want het is voor de sinnen verborghen.

Somtijdts in ’t ghebedt, ende oock in mijn handt-werck, en hebbe ick gheen andere bekommeringhe, oft werckinghe in mijn ziele, als dat de minne-vlammen gheduerigh spelen tôt mijnen Beminden, sonder spreken, alleen met een minne- ooghe op hem, die daer door ghenoegh verstaet, wat de liefde begheert ; ende van weghen den Beminden schijnend’er voort te komen weer-zijdighe minne- vlammen, die aende onse beantwoorden, het hert raeckende, ende noch meer ontsteckende ; dit minne-spel soude lichtelijck dueren uren, ja daghen langh,

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sans qu’il en résulte quelque fatigue. Il est suivi et prolongé par certaines influences divines sous lesquelles je demeure passive...

CHAPITRE XIII. Comme Épouse de Jésusi elle soigne ses intérêts. Elle puise aux trésors divins afin de satisfaire pour les fautes des hommes. Elle tâche d’apaiser le Bien-Aimé et l’invite à prendre son délassement dans son cœur. Elle a sucé l’esprit de pardon et de compassion de la Sainte Vierge.

Mais mon Révérend Père, que semble-t-il à Votre Révérence que doive faire cette âme que Jésus a acceptée comme épouse et qui a contracté un mariage spirituel avec lui? Comment cette épouse divine se comportera-t-elle avec son Époux? Comment agit-elle, comment parle-t-elle avec lui? Remarquez que cet Époux divin l’a faite reine maintenant et lui a donné toute puissance et autorité sur tous ses trésors de grâces, de bienfaits, de mérites, afin qu’elle les distribue selon sa convenance. Aussi n’a-t-elle plus d’autres soucis que d’empêcher et de combattre tout ce qui pourrait tendre à causer dommage, ou injure, ou outrage à la majesté divine et tout ce qui lui serait un sujet de mécontentement. En outre, elle puise à [ces trésors de quoi suppléer et satisfaire, chaque fois que les



sonder vermoeijen, ende zvort ghecontinueert door goddelijck invloeden, ick mij draghende lijdender-wijs...

XIII CAPITTEL Als met Jésus ghetrouwt, is sij besorght voor sijnen interest; sij voldoet uijt sijne schatten voor de fauten der menschen ; sij tracht den Beminden te versoenen, ende noeijdt hem, om hem in haer hert te komen vermaecken ; sij heeft den gheest van ghenaede, ende medelijden ghesoghen van onse L. Vrouwe.

Maer Eertoeerdighen Vader, wat meijnt U. Eerzv. nu al te doen te hebben dese ziele, die van Jésus aldus is aenghenomen tôt sijne Bruijdt, ende die met hem gheestelijck ghetrauwt is? hœ dese goddelijcke Bruydt haer al draeght tôt haer en Bruydegom? hoe sij nu met hem handelt, ende converseert ? gemerckt dat dien goddelijcken Bruydegom haer nu ghestelt heeft als koninghinne met voile macht, ende authoriteijt over aile sijne schatten van gratien, van ghenaede, ende verdiensten, om die naer haer believen uijt te reijcken, soo en is sij nievers meer voor besorght, als om te verhoeden, ende af te weiren al, dat soude konnen strecken tôt zijn achterdeel, injurie, onteeringhe, oft tôt misnoeghen vande Goddelijcke Majesteijt : Item om uijt die schatten te vervullen, ende te voldoen

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hommes pèchent par malice ou par faiblesse. Elle comble, dis-je, chaque fois que les hommes sont en défaut quant à la crainte filiale, l’amour de Dieu ou le respect dû à la Majesté divine.

Tous ses soins se réduisent à apaiser son Amant divin, à le réconcilier avec les créatures, afin qu’il les épargne, qu’il leur accorde en plus grand nombre les grâces qui les pousseraient à le craindre et à l’aimer davantage. De la sorte, elle paie à Dieu les fautes des pécheurs, en puisant aux trésors des mérites infinis de la très sainte vie de Jésus, de sa douloureuse passion et de sa mort. Cela ne va pas toujours sans une grande tristesse du cœur à la pensée des infidélités et des outrages que cette suprême et sur-aimable Bonté supporte de la part des hommes. Telle est la cause des soupirs, des plaintes et lamentations intérieures de cette épouse de Jésus. Mais cela ne fait que d’augmenter son zèle et la pousse à redoubler d’amour et de fidélité envers son Bien-Aimé. Elle voudrait ainsi, s’il était possible, réparer le dommage et rétablir tout le bien. Ah, que de souffrances doit endurer ici l’âme qui aime!...

Je crois que j’ai sucé cet esprit compatissant de l’aimable Mère quand — il y a quelque temps — elle fut si longuement auprès de moi à m’apprendre, comme à un enfant, quels sont son esprit et sa nature. Car depuis ce moment ces sentiments de dévouement et de douce sympathie sont demeurés en moi sans interruption. Avant ce temps, j’étais d’un naturel assez impassible. Je n’avais pas d’inclination au dévouement affectueux et ces mouvements de



voor al, daer de menschen irt sondighen uijt boosheijt, oft uijt cranckheijt, om te vervullen, seggh’ick, al daer de menschen in ontbreken inde kinderlijcke vreese, ende liefde Godts, ende in ’t behoorlijck respect tôt de Goddelijcke Majestcijt.

Alle haere sorghe is, om haer goddelijck Lief te paeyen, ende met sijne crea-turen te versoenen, op dat hij hun soude spaeren, ende meerdere gratien gheven, datse hem doch meer souden vreesen, ende beminnen: Soo dan, sij betaelt aen Godt de schulden der sondaeren uijt sijne schatten vande oneijndelijcke ver- diensten van sijn alderheylighste leven, van sijn bitter lijden ende doodt; somtijdts niet sonder groote droefheijt des herten, uijt consideratie, dat die opperste ende over-minnelijcke Goedtheijt sulcken onghetrouwigheijt, ende onteeringhe is verdraghende vande menschen; hier van komen aile suchten, ende inwendigh kermen, en lamenteren van dese Bruydt van Jésus ; waer door sij noch ontsteken wort met eenen meerderen iever, om haere liefde, ende ghe- trouwigheid tôt haeren Beminden te verdobbelen, om alsoo, toaer ’t moghelijck, aile schaede in te haelen, ende allen interest te her-stellen. Och wat valt hier al te lijden voor een minnende ziel!...

Mij dunckt, dat ick dien medelijdenden gheest hebbe ghesoghen vande minne- lijcke Moeder, als sij over eenighen tijdt soo langh bij mij was, ende mij als haer kindt leerde haeren aerdt ende gheest; want sedert dien tijdt is in mij die gheneghentheijdt, ende soete affectie ghestadigh ghebleven; daer ick te vooren was van een onbeweeghelijck natureel, sonder soo soete gheneghentheijt,

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bonté, de bienveillance pour le prochain m’étaient trop étrangers. Maintenant je me sens intérieurement toute remplie comme d’une huile de bienveillance, de bonté, d’amour envers tous. Bénie soit l’immaculée Vierge et Mère qui m’a ainsi reformée et qui semble m’avoir enfantée à nouveau en Dieu. Elle m’a infusé une autre nature, un autre esprit, qui sont plus conformes à sa nature et à son esprit.

CHAPITRE XV. Elle perçoit en elle le travail d’un esprit d’amour et de prière. Sous cette influence elle se sent portée à soulever une âme dont elle sent le poids. Elle place cette âme dans le côté de Jésus, qui l’y reçoit. Elle agit de même avec l’âme d’un hérétique dans l’espoir d’une conversion. Le Bien-Aimé se complaît en ce zèle du salut des âmes.

La veille de la Pentecôte 1670, un nouveau feu d’amour s’est allumé en moi avec une plus grande intensité. Avec une chaleur inaccoutumée, il s’est répandu dans tout mon corps, surtout dans la région du cœur. Pendant ce temps, il y avait en moi une singulière ardeur à prier pour beaucoup de choses ayant trait au prochain. Avec douceur et amour je poussais mes supplications vers mon doux Jésus, vers qui montent sans cesse, en d’affectueux colloques, tout mon amour et mes constantes pensées.



te seer vervremt van sulcken goedertieren affectie, ende goedt-jonstigheijdt tôt den even-naesten ; nu schijnt mijn inghewant vol te zijn van eene soete Olie van goedt-gunstigheijt, goedertierentheijt, ende liefde tôt aile menschen; de altoos onbevleckte Maghet ende Moeder zij ghébenedijdt, die mij soo hervormty ende in Godt wederom herbaert schijnt te hebben ; mij instortende eenen anderen aerdt, ende gheest, die aen haeren soeten aerdt, ende gheest ghelijckvormigher is.

XV CAPITTEL Sij wort bevrocht met eenen minne, ende biddenden gheest, waer mede op-nemende een ziel, ghevoelt haer als swaer, ende steltse inde zijde van Jésus, daer sij ghedooght wort, ghelijck oock de ziel van eenen ketter, met hope van bekeeringhe ; den Beminden hem ghenoeghende in desen iever der zielen.

Op Sincxen-avondt 1670, is mij aenghekomen eenen nieuwen, ende meerderen minne-brandt, die door ’t heel lichaem verspreijdt wiert, met eene onghewoone- lijcke hitte, meest ontrent het hert; in welcke ghesteltenisse was in mij eenen krachtighen gheest van bidden voor veele dinghen, die den even-naesten raecken! met een soet, ende minnelijck smeecken tôt mijnen soeten Jésus! tôt zoie aile mijne liefde, ende als gheduerighe aendachtigheijt gheduerlijck trecken met minnélijcke aenspraecken.

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À plusieurs reprises il m’a semblé soulever dans mes bras l’âme N. et la présenter à la Sainte Trinité, afin que celle-ci l’accepte avec bienveillance. Il m’était pourtant difficile de la maintenir longtemps à cette hauteur où je semblais avoir volé avec elle. Il y avait comme un grand poids attaché à cette âme. Quelqu’un qui est chargé de fer ou de plomb ne peut demeurer suspendu en l’air et personne ne l’y peut maintenir, parce que son poids l’attire vers le bas. De même ici. Aussi ai-je été forcée de laisser tomber cette âme trois ou quatre fois.

Je me disais : «que vais-je faire d’elle? Il me répugne de l’abandonner sur la terre où elle est couchée; et je ne puis la maintenir élevée en Dieu, à cause de son poids.» Mais l’amour m’inspira, comme moyen nouveau, de la placer dans cette bénie plaie du côté de Jésus, tout contre son cœur très-aimable. N’était-ce point là une fournaise très ardente; et l’âme étant placée dans cette fournaise, le feu d’amour ne la purifierait-il pas de tout ce qui l’alourdit et la tire vers le bas?

J’ai fait ainsi, disant à mon Bien-Aimé : «Vous ne pouvez pas me refuser cela; je vous en prie, souffrez que cette âme soit posée là!» Et voyez, il a semblé acquiescer doucement et m’a permis d’y déposer cette âme. Mais voilà qu’aussitôt il y eut là une grande lutte entre des éléments opposés, semblait-il, tels que le feu et l’eau. On aurait dit du bois vert lancé dans un brasier. Le bois



Ick scheen verscheijden keeren de ziel N. in mijn armen op te nemen, ende haer te presenteren aen de H. Drijvuldigheijdt, ont van haer ghenadelijck aenghenomen te worden, maer ick en konde haer qualijck een weijnigh tijdts in de verheventheijt houden, waer toe ick met haer scheen ghevloghen te zijn, ter oorsaecken van een groot ghewicht, d’welck aen haer vast was, ghelijck iemandt met ijser, oft loot gheladen zijnde, inde locht niet en kan blijven hanghen, noch van iemandt daer en kan ghehouden worden, maer wort door sijne swaerte om leegh ghetrocken ; want van ghelijcken, moest ick die ziele laeten vallen tôt drij oft vier keeren toe.

Ick peijsde, wat zal ick met haer doen? haer te laeten ligghen op de aarde, en doen ick niet gheeme, ende haer in Godt verheven houden en kan ick niet, om haere swaerte; maer de liefde gaf mij in, eenen anderen middél, dat ick haer soude stellen inde ghebenedijde zijde-wonde van Jésus, neffens sijn alder- minnenste Hert, het welck mij docht te zijn een seer brandende fomeijs van liefde, op datse in dat fomeijs ghestelt zijnde, door ’t vier der liefde daer soude ghesuijvert worden van ’t ghene haer soo beswaerde, ende om leeghe trock.

Ick ded’et soo, segghende tôt mijnen Beminden, ghij en meught mij dat niet weijgheren; ké ghedooghtse daer; ende siet, hij scheense daer vredelijck te ghedooghen, mij toelaetende, dat ick se daer soude stellen; maer siet, terstont was daer sulckenen strijdt, als van twee contrarie dinghen, als van vier en waeter, oft als een groen haut in ’t vier gheworpen, daer wederstandt aen doet,

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résiste aussi longtemps que la chaleur n’a pas fait disparaître son humidité. Cependant je ne voyais pas que la pesanteur de cette âme lui eût été enlevée ou supprimée. Je voyais seulement que cette âme pouvait rester là. Et il m’en est venu quelque espoir qu’en demeurant dans ce brasier, l’âme perdrait peu à peu son humidité et que sa pesanteur aussi disparaîtrait.

CHAPITRE XVI. Quelques mystiques condamnent, comme mauvais, cet esprit d’amour agissant de certaines âmes. Ils ne comprennent pas que le zèle des âmes appartient en propre aux vraies épouses du Christ. Celles-ci, étant possédées par le parfait esprit d’amour, ne peuvent demeurer oisives, mais travaillent sans qu’il y ait imperfection. Parfois cependant l’amour agit en elles d’une façon plus intérieure.

Mais s’il arrive à quelques âmes mystiques de lire ces choses ou qu’elles entendent parler de ma manière de faire, comment la jugeront-elles? Ne diront-elles pas que je suis trop active, trop éloignée de l’intériorité et de la simplicité parfaite, et par conséquent, éloignée aussi de la vie contemplative où l’on goûte Dieu dans le désert de l’âme et dans l’absence complète de toute activité des puissances. Je serais donc encore bien loin de la vie uni



tot dat de hitte des viers de vochtigheijt van t’ haut overwonnen heeft; ick en sach nochtans niet, dat de swaerte van dese ziel daer mede heel zvegh ghenomen, oft vemielt wiert, maer alleenelijck, dat se daer ghedooght wiert; endealsoo was ick wat voldaen op hope, datse daer bij, oft in dat vier blijvende, allenxkens soude drooghen, ende haer swaerte verliesen.

XVI CAPITTEL Eenighe mystiecke veroordeelen qualijck den werckelijcken minne-gheest van sommighe, niet verstaende, dat den iever der zielen eijghen is aen oprechte Bruijden Christi, de welcke beseten zijnde vanden volmaeckten minne-gheest, en konnen niet ledigh zijn, ende wercken sonder onvolmaecktheijt ; de liefde nochtans werckt in hun somtijdts innigher.

Maer, waer ’t dat eenighe mystiecke gheesten dese dinghen lasen, ende mijne manier van doen hoorden, wat souden sij daer van oordeelen? en souden sij niet segghen, dat ick te werckelijck ben, vervremt van de innigheijt, ende vol- maeckte eenvoudigheijt, ende vervolghens van een beschouwende, ende Godt ghenietende leven in afghetrockentheijt des gheests, ende in voile ledigheijt van aile werckinghen der krachten ; dat ick noch verre ben van het vereenighende

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tive, etc.. Ces mystiques auraient certes quelque raison de penser de la sorte, et j’ai eu parfois cette même opinion, faute de saisir et de comprendre la façon d’agir et l’esprit des âmes qui aiment véritablement Dieu, les vraies épouses du Christ, qui sont comme possédées par l’esprit de parfait amour. Leur vie et leurs œuvres ne sont pas autre chose que d’aimer sans cesse et d’occuper toutes leurs puissances à aimer. Ce ne sont pas tant elles-mêmes qui aiment, mais l’Esprit de Dieu qui aime en elles et par elles. Et les manières sont différentes. Elles agissent tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, selon que l’esprit d’amour les inspire, et même, selon qu’il agit lui-même en elles et avec elles.

Ainsi l’âme qui est possédée et travaillée par l’esprit d’amour divin, c’est l’Esprit de Dieu qui la possède et l’agit. Car Dieu est Amour, et celui qui demeure dans l’Amour demeure en Dieu et Dieu en lui. Celui-là n’a pas d’attache, ni à lui-même ni à quelque créature. Si Dieu est Amour, Dieu doit régner où règne l’Amour. Et puisque Dieu n’est jamais sans agir, soit en lui-même, soit dans les créatures, de même l’âme que l’amour possède et agit n’est jamais sans agir; car si elle venait à cesser d’agir, c’est qu’elle aurait cessé d’aimer, — ce qui ne peut jamais être.

Il est bien vrai que l’amour agit parfois d’une manière plus intérieure, dans une plus grande abstraction. Le sentiment et la partie inférieure de l’âme sont alors davantage exclus. Mais ceci



leven, etc. Sij souden reden hébben, om sulcx te peijsen, ende ick hebbe oock somtijts gheweest van sulcken opinie, bij ghebreck, dat ick niet en vatte, noch en verstondt den handel ende den gheest der oprechte Godt-minnende zielen ende waerachtighe Bruijden Christi, de welcke zijn als beseten vanden gheest der volmaaeckte liefde! wiens leven ende toercken anders niet en is, als een gheduerigh lief-hebben, ende aile hunne krachten met beminnen besigh houden niet soo seer sij, als den gheest Godts in hun, ende met hun, ende dat op ver-scheijden manier ziele; maer dit en is niet noodigh, no ch uijt sij selven volmaeckter; want de onvolmaecktheijt, die sommighe apprehenderen in ’t mede-spelen vande onderste krachten, uijt reden, dat dese in hun selven seer onsuijver, ende onverstorven zijn, noch wel ghereghelt met een behoorlijcke ondervoeghinghe aende opperste krachten ende vande opperste krachten onder Godt, die en heeft hier gheen plaets; want sij moeten weten, dat in desen staet heel anders in sijn werck gaet, als in andere ziélen ; want in dezen staet oock de ghevoelijcke krachten staen onder de bestieringhe, ende bewerckinghen van den goddelijcken minne- gheest, die ’t al in ’t werck stelt met goeden schick, ende ordre, op eenighe manier, ghelijck is gheweest inde minnelijcke Moeder, ende in Christus-Jesus, ende oock inde Salighe, daer de onderste krachten in wercken sonder onvolmaecktheijt, onder de bestieringhe van den goddelijcken Gheest.. en, nu soo, nu anders, naer dat den minne-gheest hun ingheeft ja selver in hun, ende met hun tverckt.

Soo wie vanden Gheest der goddélijcke liefde beseten, ende bevrocht is, dien is beseten ende bevrocht vanden Gheest Godts; want Godt is de liefde, ende die in de liefde blijft, die blijft in Godt, ende Godt in hem ; noch hij en hanght sij selven, oft eenighe creaturen niet aen met aenklevinghe ; ergo, is Godt de liefde, daer de liefde regneert, daer regneert Godt, ende ghelijck Godt noijt ledigh en is van wercken, ’t zij in hem, oft in de creaturen; alsoo oock een ziel vande liefde beseten, ende bevrocht, en kan niet ledigh zijn, ende als sij soude ledigh zijn, soo soude sij ophouden van beminnen, viaer van sij nochtans noijt en magh ledigh zijn.

Het is wel zoaer ; de liefde werckt sommjlen inniger, met meerdere afghe- trockentheijt, ende uijtsluijten van ’t ghevoelen, ende van ’t nederste deel der

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n’est pas nécessaire, ni plus parfait en soi. Certains craignent l’imperfection qui résulte du concours des puissances inférieures, parce que ces dernières, naturellement moins pures et moins mortifiées, ne sont pas subordonnées comme il convient aux puissances supérieures, et que celles-ci ne sont pas elles-mêmes subordonnées à Dieu. Mais cette imperfection-là n’est pas à craindre ici. Qu’ils sachent bien que, dans les âmes qui se trouvent dans cet état, les choses se passent d’une manière toute différente. Dans cet état, les puissances sensibles elles-mêmes subissent la direction et la motion de l’esprit d’amour divin, qui met tout en œuvre selon une parfaite ordonnance et selon un ordre qui est, en quelque manière, semblable à celui qui fut réalisé en l’aimable Mère et dans le Christ-Jésus, ou encore, dans les Saints, chez qui les puissances inférieures travaillent sans imperfection, sous la conduite de l’Esprit de Dieu...



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16e Année. Vol. I, Avril 1931, Études Carmélitaines, «Textes anciens», 221sq.

Traité de la vie «Marie-forme» (M. de Saint-Augustin avec Marie Petyt)

et mariale, en Marie pour Marie

[Présentation]

L’auteur de ces pages, Michel de Saint-Augustin, Van Ballaert dans le siècle, naquit à Bruxelles le 15 avril 1621. Entré au couvent que les Carmes de l’Ancienne Observance possédaient dans cette ville, il y fit profession le 14 octobre 1640. Tour à tour, il devint professeur de philosophie et de théologie, maître des novices, prieur de divers couvents, définiteur et assistant provincial, enfin à trois reprises prieur provincial de la Province flandro-belge. Sa mort, survenue le 2 février 1684, privait l’Ordre d’un supérieur d’exceptionnelle qualité. Sa mémoire demeura. en bénédiction, car il fut homme de haute vertu, un modèle achevé de stricte observance.

Michel appartenait à la réforme de Touraine. Née à Rennes en 1609, cette réforme s’était rapidement étendue et, sans nouvelle scission, elle renouvelait progressivement le tronc même de l’Ordre. Dès 1624, le mouvement avait atteint les Flandres. Les Carmes de Valenciennes étaient gagnés à la vie nouvelle par le réformateur lui-même : Philippe Thibault.

La caractéristique de la réforme de Touraine, c’est d’avoir accentué dans l’Ancienne Observance la tendance contemplative. Si Jean de Saint-Samson émine [est éminent] parmi ses frères, il ne fut pas le seul à chercher l’intimité divine et nombre d’ouvrages signés par les artisans de cette réforme monastique attestent la solidité et la profondeur de vie spirituelle qui régnait dans leurs monastères.

Michel de Saint-Augustin fut un de ces hommes. Outre deux biographies, il a laissé plusieurs ouvrages qui tous se rapportent à la vie intérieure. En 1659 paraissait à Bruxelles en double édition, latine et flamande, une Introduction à la terre du Carmel et jouissance de ses fruits/1 Puis, ce furent La vie pieuse dans le Christ, pour les commençants, les progressants et les parfaits; Les tentations de ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ, et leurs remèdes/2. Quelques années après, Michel donnait, encore en flamand, un ouvrage intitulé Instruction en vue de la parfaite abnégation de soi-même et de toute créature, de la vie déiforme et divine en Dieu et pour Dieu, de la vie «Marie-forme» et mariale en Marie et pour Marie, ainsi que de l’adoration de Dieu en esprit et en vérité. Cette édition parue en 1669 fut suivie dès 1671 de la publication en latin d’un ouvrage formé de ces divers traités remaniés et ordonnés en une sorte de Somme ascético-mystique à l’usage de tous. Quatre livres se partagent ces Institutions mystiques : le dernier seul nous intéresse ici. C’est en effet de ce quatrième livre, dont elles constituent la troisième partie, que sont tirées les pages reproduites ci-après.

Quelle fut la genèse de cette œuvre mariale? Il nous paraît difficile de le préciser avec exactitude. Michel de Saint-Augustin fut le directeur spirituel d’une pieuse tertiaire du Carmel, Marie de Sainte-Thérèse (Marie Petyt), originaire d’Hazebrouck. Fort intérieure, cette béate a laissé sur la vie mariale des élévations d’une grande beauté/3. Nous inclinons à croire que Michel de Saint-Augustin, très dévot lui-même à la Mère de Dieu, et conscient de la valeur de ces écrits mystiques, se sera fait une joie de les enchâsser dans une armature théologique que sa pénitente ne pouvait évidemment leur donner. Toujours est-il que ces pages nous parlent éloquemment de la médiation universelle de Marie, comme de l’influence que peut exercer sur l’acheminement des âmes à l’union divine une union très intime avec cette aimable Mère. Pour qui veut étudier la ressemblance existant entre la doctrine de notre auteur et celle du bienheureux Grignion de Montfort, il ne saurait être sans intérêt de remarquer que le bienheureux naquit deux ans après la publication du traité de Michel de Saint-Augustin et que son propre opuscule ne vit le jour qu’en 1842!

Est-ce à dire que le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge soit tributaire de l’œuvre du carme flamand? Il ne nous semble pas,

/1. Introductio in terram Carmeli et gustatio fructuum illius seu Introductio ad vitam vere Carmeliticam seu mysticam etfruitiva praxis ejusdem. Chez François Vivien, au Bon Pasteur, Bruxelles. 1659.

/2. Pia vita in Christo pro incipientibus, proficientibus et perfectis. – De tentationibus pie in Christo vivere volentium et de remediis earum. Les éditions flamandes sont de 1661 : le texte latin ne vit le jour qu’en 1663.

/3. L. VAN DEN BOSSCHE : Maria a Santa Teresia. – Vie Spirituelle. Supplément de février 1928.

car comment expliquer que Grignion de Montfort ne l’ait jamais cité, alors qu’il le fait volontiers pour d’autres auteurs de la même époque? Qu’il nous soit permis toutefois de noter le lien intime qui unit le bienheureux à l’Ordre du Carmel. «Tous les jours, qu’il allât au collège ou qu’il en revînt (le jeune étudiant était alors à Rennes) on le voyait s’agenouiller dans l’église des Carmes, au pied de la statue miraculeuse de Notre-Dame de la Paix, parfois même y passer plus d’une heure immobile et profondément recueilli»/1. «Il n’est point douteux, écrivait Picot de Clorivière, que cette Mère de miséricorde ne récompensât son serviteur, du zèle qu’il montrait pour sa gloire, et qu’elle n’obtînt pour lui de très grandes grâces. Une des plus signalées fut celle qu’il en reçut en cet endroit-là même, comme il le découvrait quelques années après à un des compagnons de ses travaux, par la connaissance qui lui fut donnée que Dieu l’appelait à l’état ecclésiastique : connaissance si claire, qu’il ne lui resta pas là-dessus le moindre doute et qu’il n’eut pas même besoin d’y délibérer davantage/2.» D’après un écrivain récent, le bienheureux aurait également connu, alors qu’il était étudiant en philosophie, «sa méthode d’évangélisation qui consista toujours à aller à Jésus par Marie»/3. Le couvent de Rennes appartenait, rappelons-nous, à la réforme de Touraine dont Michel de Saint-Augustin était une des gloires. Sa doctrine ne pouvait y être ignorée vingt ans après la publication du Traité de la vie «Marie-forme.» Aucun document cependant ne nous permet d’affirmer que le jeune philosophe de dix-huit ans ait subi l’influence de quelqu’un des religieux du couvent. Au reste, loin de nous la pensée de restreindre la portée de la grâce faite par Marie au bienheureux! Nous nous réjouissons même, comme l’ont fait nos devanciers, que son précieux opuscule, plus heureux en cela que le traité de Michel de Saint-Augustin, ait tant contribué à répandre en nos temps modernes une vraie et solide dévotion à la Vierge. Il nous a paru bon cependant que la Vie «Marie-forme» et mariale, en Marie pour Marie, vînt témoigner à nos contemporains de l’amour éclairé porté à leur Mère et Patronne par les Carmes du XVIIe siècle.

fr. JEAN-MARIE DE L’E.-J.



1. TEXIER. Le Bx Louis-Marie Grignion de Montfort. Tours 1922. page 11.

2. PICOT DE CLORIVIERE. La vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, édition 1785, page 17.

3. E. JAC. Le Bx Grignion de Montfort; collection «Les Saints», Paris 1903, ch. 1, § II, page 9.



TRAITÉ DE LA VIE «MARIE-FORME» ET MARIALE, EN MARIE POUR MARIE

CHAPITRE I De même que nous pouvons vivre une vie déiforme et divine, ainsi pouvons-nous vivre une vie «Marie-forme» et mariale, c’est-à — dire une vie menée selon le bon plaisir de Marie et dans son esprit.

Avant de terminer l’exposé que la divine clémence a daigné suggérer à mon esprit au sujet de la vie déiforme et divine en Dieu; pressé d’amour filial envers Marie, j’ai cru bon d’ajouter quelques enseignements et d’établir comment nous devions nous conduire à l’égard de notre tendre Mère. C’est pourquoi, de même que nous disions qu’il nous fallait vivre une vie déiforme, c’est-à-dire conforme au bon plaisir divin, conduite selon les exigences de la divine volonté, ainsi disons-nous pareillement qu’il convient de vivre une vie «Marie-forme» c’est-à-dire conforme au bon plaisir de Marie, Mère de Dieu. Ceux donc qui font profession d’être ses fils bien - aimés n’ont qu’un regard pour discerner si ce qu’ils font ou omettent est conforme au bon plaisir de Dieu et de notre tendre Mère, et s’efforcent d’avoir pour tout ce qu’ils doivent faire ou éviter l’œil fixé sur Dieu et sa très Sainte Mère, afin d’accomplir promptement et joyeusement tout ce qu’ils sauraient leur être agréable et d’éviter soigneusement ce qu’ils verraient leur déplaire.

L’exercice de la vie surnaturelle ou divine exige l’assistance de


[Texte latin intercalé par page de la source, donné ici en petit corps :]

TRACTATUS DE VITA MARIÆ-FORMI ET MARI AN A

IN MARIA PROPTER MARIAM

CAPUT I Sicut deiformiter et divine vivere possumus ita etiam Mariæ-formiter et mariane, sive conformiter ad beneplacitum et in spiritu Mariæ.

Antequam finem imponam iis quee de vita deiformi et divina in Deo spiritui nostro divina clementia suggerere dignata est, opéra pretium duxi aliqua addere et instruere, quomodo nos genere oporteat in ordine ad Matrem amabïlem, nam filialis erga eam amor urget nos. Itaque, sicuti alibi diximus, oportet nos vivere «deiformiter», id est conformiter Dei beneplacito vel secundum exi- gentiam divina voluntatis; simili modo decet nos vivere « Mariaformiter » seu conformiter beneplacito Genetricis Dei Maria. Quare qui faciunt professio - nem quod sint filii ejus charissimi, utuntur eodem discretionis oculo, quo discernant, an id quod faciunt vel omittunt, sit juxta beneplacitum Dei et Matris amabilis, conando in omnibus agendis et omittendis habere oculum apertum ad Deum ejusque sanctissimam Matrem, ut prompte et hilariter exequantur quidquid noverint ipsis placere, et sollicite vitent quidquid sciverint ipsis displicere.

Deinde ad ducendam vitam supernaturalem seu divinam concurrere debet



la grâce surnaturelle, de l’Esprit-Saint qui prévienne, excite, secoure, accompagne et suive l’âme, et c’est par une fidèle coopération à ces motions divines que l’âme éprise de Dieu mène une vie surnaturelle et divine. Or selon la pensée des saints Pères, Dieu a décrété de n’accorder aux hommes aucune grâce qui ne passât par les mains de Marie, aussi l’appellent-ils le cou de l’Église par où toutes les grâces, toutes les bénédictions célestes venant du Christ, tête de l’Église, doivent nécessairement passer pour se répandre dans les autres membres. Toutes les grâces de Dieu sont donc aussi bienfaits et faveurs de cette «suraimable» Mère. D’où il suit que non seulement la grâce ou Esprit de Dieu cause la vie divine et en produit les œuvres dans les âmes fidèles, mais aussi que la grâce et l’esprit de Marie y produisent et y opèrent la vie mariale.

Saint Ambroise souhaitait que l’esprit de Marie vécût en nous de cette manière lorsqu’il disait «qu’en tous soit l’âme de Marie, pour qu’elle glorifie le Seigneur, que soit en nous l’esprit de Marie pour qu’il exulte en Dieu son Sauveur». Et moi j’ajoute : que l’esprit de Marie soit en nous tous afin que nous vivions de cet esprit; et que son esprit demeurant en nous fasse lui-même nos œuvres pour nous et soit ainsi principe de vie pour nos âmes. Aussi bien écoutez La dire Elle-même par la bouche de notre Mère la sainte Église : «Mon esprit est plus doux que le miel» 1 et : «Ceux qui agissent en moi», c’est-à-dire avec la grâce acquise par ma suave entremise, «ne pécheront pas; qui me trouve trouve la vie et obtient de Dieu le salut? *. Elle dit ailleurs : “En Moi



gratia supernaturalis seu spiritus divinus, qui animam praveniat, excilet, coadjuvet, comitetur et subsequatur, cui anima Deum amans fideliter cooperando ducit vitam supernaturalem et divinam. Cum autem ex mente sanctorum Patrum Deus decreverit nullam hominibus dare gratiam quce per Mariée manus non transiret, propter quam causam eam vocant collum Ecclesia, per quod ex Christo, qui est caput Ecclesia, omnes gratia omneique calestes bene - dictiones in reliqua membra derivari necesse est, ita ut omnes Dei gratia etiam sint bénéficia et gratia hujus superamabilis Matris : bene sequitur, quod non solum gratia seu Spiritus Dei in similibus animabus faciat opéra et causet vitam divinam, sed etiam gratia et spiritus Maria operatur et causal vitam marianam.

Sanctus Ambrosius optabat, ut spiritus Maria taliter in nobis viveret, dum dicebat: “Sit in omnibus anima Maria, ut magnificet Dominion; in omnibus Maria spiritus, ut exsultet in Deo salutari suo”. Et ego ulterius dico : Sit in nobis omnibus spiritus Maria, ut illo spiritu vivamus; ut ejus spiritus in nobis manens, ipse nobis faciat opéra nostra et nos sic per spiritum ejus vivere possimus. Ideo ipsa loquitur per os Matris Ecclesia/1: “Spiritus meus super mel dulcis ”. Et/2 : ‘Qui operantur in me’ id est cum gratia per me acquisita, non peccabunt; qui me invenerit, inveniet vitam et hauriet

/1. Eccli.) 24-27, - /2.Eccli. 24-30; Prov., 8-35,



est la grâce de toute voie”, c’est-à-dire pour tout état d’âme aimant et cherchant Dieu, “en Moi toute espérance de vie et de vertu? /1, si bien que personne, de quelque état ou condition soit-il, ne puisse recevoir de grâce ou tenir quelque espérance de vie divine et de vertu chrétienne que par la médiation de Marie, que par dispensation et largesse de cette tendre Mère!

En ce sens il est vrai de dire que l’âme dévote s’habitue peu à peu à mener une vie à la fois divine et mariale, puisque cette vie vient tout ensemble de l’esprit de Dieu et de l’esprit de Marie, en d’autres termes, de la grâce divine obtenue par Marie, et reçue de ses mains : en ce sens et de cette manière quand l’âme cherchant Dieu en vient à mener fidèlement une vie chrétienne et divine, il lui est permis de dire : ‘Je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi’/2 et Marie; ou encore : ‘L’esprit de Jésus et de Marie qui demeure en moi, c’est lui qui fait mes œuvres’. C’est le seul et même esprit de Jésus et Marie qui opère tout dans l’âme. C’est également en ce sens qu’il est permis de dire que Marie a son règne dans l’âme et son trône tout proche de celui de son Fils Jésus, et que, en proportion de l’accroissement et de l’épanouissement du règne de Jésus dans l’âme, s’accroît et fleurit en elle le règne de Marie. Alors se réalise cette parole du Psalmiste : ‘la Reine est assise à ta droite’, s’il est vrai que le règne de Jésus et de sa Mère fleurit alors indivisiblement dans l’âme puisque Jésus et Marie ne faisant qu’un règnent en elle.



salutem a Domino”. Alibi ait /1 : “In me gratia omnis vice”, id est pro omni statu animarum Deum amantium vel queerentium, “in me omnis spes vîtes et virtutis”, sic ut rtemo, cujuscumque status vel conditionis fuerit, aliquam gratiam consequatur nec possit habere aliquam spem vîtes divines vel christianes virtutis nisi mediante Maria, nisi ex dispensatione et distributione Matris amabilis. Atque hoc sensu anima devota paulatim assuescit ducere vitam divinam et una marianam, utpote provenientem simul a spiritu Dei et spiritu Maries, seu a divina gratia sibi impetrata et concessa per manus Maries : quo sensu et quo modo dum anima Deum quesrens eo venit ut constantes degat vitam christianam et divinam, et licet dicere/2 : “Vivo ego, jam non ego; vivit vero in me Christus” et Maria. Vel : « Spiritus » Jesu et Maries « in me manens, ipse facit opéra ». Est “unus atque idem spiritus” Jesu et Maries, qui operatur omnia in anima. Hoc sensu etiam dicere licet, quod Maria habeat regnum suum in anima ac thronum suum juxta thronum Jesu Filii sui, et quod cum proportione qua regnum Jesu augetur et magis florescit in anima, etiam in ipsa augeatur et florescat regnum Maries. Tune in anima verificatur: 1 Adstitit Regina a dextris tuis», siquidem regnum Jesu et regnum Matris ejus indivisibilités tune fioret in anima : Jesu et Maria unanimiter in ipsa régnant.

/1 Eccli., 24-25 – /2. Gal., 2,20.



CHAPITRE II De même que nous pouvons vivre en Dieu, ainsi pouvons-nous vivre en Marie, soit en agissant, soit en souffrant, soit en mourant, ce qui se produit dans l’âme par habitude acquise ou sous l’influence de l’amour de Dieu.

Poursuivons. Nous avons montré plus haut comment la vie déiforme ou divine doit être vécue en Dieu, montrons maintenant comment cette vie peut être vécue en Marie. Pour vivre en Dieu, dans tout ce que l’on doit faire, omettre ou subir, il faut soit poser ses actes, soit supporter les souffrances qui se présentent dans le corps ou dans l’âme, à l’intérieur ou à l’extérieur, venant des hommes ou des esprits mauvais, avec un esprit respectueux et aimant, avec une conversion, un reploiement, une aimable et suave inclination ou aspiration de l’esprit vers Dieu, et comme une paisible respiration de l’Essence divine, tout comme le Sauveur laissait opérer toutes ses œuvres par son Père demeurant en Lui, et, tout ensemble avec son Père, accomplissait Lui-même ces mêmes œuvres, l’esprit amoureusement et respectueusement tourné vers ce Père céleste. C’est d’une manière semblable que nous pouvons vivre aussi en Marie notre «suraimable» Mère. Il faut que nous mettions tous nos soins à garder et à réchauffer en nous, au cours de l’action comme au sein de la souffrance, dans tout acte ou omission, dans les peines, les douleurs, les afflictions, les angoisses, une filiale, une tendre et innocente conversion de l’esprit, une aspiration ou respiration amoureuse vers Marie comme vers une Mère aimable au-dessus de tout ce qui est aimable et chérie par —



CAPUT II Sicut in Deo sic et in Maria vivere possumus, sive operando, sive patiendo, sive moriendo ; id quod in anima fit vel per consuetudinem acqui- sitam vel per amorem Dei.

Ulterius quemadmodum antea ostendimus, quomodo vit a dei)omis et divina sit exercenda in Deo, sic etiam exerceri potest in Maria hoc modo : Ut vivamus in Deo, in omnibus agendis, omittendis et sustinendis oportet sua opéra facere, vel quidquid in corpore vel anima, intus vel extra, ab hominibus vel malignis spiritibus patiendum occurrit, sustinere cum reverentiali et amatorio animo, cum suavi et amicabili spiritus conversione, introversione, acclinatione vel aspiratione ad Deum, cum tranquilla divina Essentia quasi respiratione; prout Salvator sinebat omnia sua opéra a Pâtre in se manente agi, et ipse ilia una cum Pâtre operabatur cum suavi, amorosa, reverentiali spiritus conversione ad Patrem suum calestem. Simili modo etiam possumus vivere in nostra Matre superamabili Maria, sa'agendo in agendo et patiendo, in omnibus faciendis et omittendis, in pœnalitatibus, doloribus, afflictionibus et pressuris, in nobis conservare et fovere etiam filialem et teneram ac innocentem animi conversionem, amorosam aspirationem sett respirationem ad Mariam velut ad



dessus tout en Dieu, de telle manière qu’il s’établisse un flux et reflux suave d’amour envers Elle et d’Elle vers Dieu.

Cette vie mariale, l’Esprit divin semble parfois la produire Lui-même dans l’âme par un excès d’épanchement, une effusion ou un débordement d’amour divin vers Marie et qui d’Elle revient vers Dieu, comme il apparaît en sainte Marie-Madeleine de Pazzi qui dans la surabondance de son amour pour Dieu dirigeait habituellement vers la Vierge, Mère de Dieu, comme vers une Mère d’indicible douceur, ses recours amoureux, ses filiales démarches, ses colloques aimants remplis de tendresse et d’innocence, au milieu même de ses extases qu’opérait' en elle sans nul doute l’Esprit-Saint Lui-même. Pareils exemples abondent dans la vie de plusieurs saints tels que saint Bernard, saint Pierre Thomas, saint Joseph Hermann et d’autres semblables.

Une telle disposition tire son origine soit de l’action directe et spontanée de l’Esprit d’Amour dans l’âme, soit de l’habitude acquise par de nombreux actes de conversion amoureuse vers notre tendre Mère. L’âme établie dans cette disposition garde le souvenir suave et constant de cette mère et comme un penchant de conformité envers elle, à peu près de la même manière qu’elle conserve en tous ses actes le souvenir de Dieu plein de révérence et d’amour. L’exercice fidèle d’une foi et d’un amour très fermes lui avait obtenu la disposition habituelle de garder partout et toujours la présence de Dieu et de s’écouler en Dieu par un très pur sentiment d’amour avec une telle aisance que l’oubli de Dieu lui eût semblé



Matrem superamabilissimam et dilectissimam in Deo, sic nimirum ut amor erg a eam, et ab ea ad Deum habeat suavem suum fluxum et refluxum.

Hoc videtur divims Spiritus aliquando in anima operari per supersparsionem et supereffluentiam aut exundationem divini amoris ad Mariam, et. ab ipsa rursus ad Deum, prout factum esse patet in sancta Maria Magdalena de Pazzi, qua in sua exuberantia divines charitatis scepius ad Virginem Deiparam velut ad Matrem supersuavissimam solebat hàbere suos amorosos recursus, filiales decursus, amatoria colloquia teneritudine et innocentia plena, etiam in suis extasibus, quas indubie in ilia operabatur divinus Spiritus. Qualibus exemplis etiam scatent vitee variorum sanctorum Bemardi, Pétri Thomce, Josephi alias Hermanni, et similium.

In tali disposition, quam in anima vel operatur quasi sponte Spiritus amoris vel facilitât habitus acquisitus ex frequentatis actibus amor oses ad Matrem ama- bilem conversionis, anima retinet jugem et suavem ipsius reminiscentiam et conformem inclinationem ad illam eo fere modo quo experitur amorosam vel reverentialem memoriam Dei in omnibus suis operibus, ita ut, sicut per fidele exercitium fidei et stabilis dilectionis acquisivit habitum seu consuetudinem Dei preesentiam semper et übique in mente habendi et sincero amoris affectu in Deum fluendi cum tali faeïlitate ut videatur illi impossibilis oblivio Dei : simili modo amans Marice filius per constans exercitium eam velut Matrem


impossible; l’application fidèle à garder présente à sa mémoire Marie comme sa tendre Mère obtient de même au fils aimant de Marie la facilité ou habitude de ce souvenir filial et plein d’amour, si bien que toutes ses pensées et affections se terminent tout ensemble à Marie et à Dieu, et que l’âme semble ne plus pouvoir oublier ni Dieu, ni l’aimable Mère.

Saint Pierre Thomas, Patriarche de Constantinople, de l’ordre du Carmel, avait acquis cette habituelle disposition, si bien que dans tous ses actes, dans toutes les sublimes fonctions de ses charges et délégations apostoliques, il restait penché par un filial sentiment d’amour vers Marie comme vers sa Mère très tendre, relevait toutes ses œuvres comme du sel de son amour et les ordonnait à son honneur par une intention actuelle; et Marie le payait de retour, Elle l’accompagnait, le consolait, le réconfortait partout de son amour et de sa tendresse maternelle.

CHAPITRE III. Comment l’amour divin dans l’âme comprend la Mère aimable dans son extension et fait vivre l’âme à la fois en Dieu et en Marie. Comment aussi l’âme se comporte à l’égard de la Mère de Dieu en dehors de cette opération directe de l’Esprit-Saint.

Quand c’est l’Esprit-Saint Lui-même qui opère dans l’âme dévote cette tendre et filiale, voire innocente inclination d’esprit envers notre tendre Mère, tout coule de soi-même et la nature paraît transformée pour ce temps, au point que l’âme semble revêtir l’innocence, la tendresse, la petitesse et les autres conditions



amabilem in memoria habendi acquirit habitum seu consuetudinem istius filialis et amorosee memoria, ita ut omnes ejus cogitationes et affectiones simul ad ipsam et ad Deum terminentur, nec anima Matris amabilis aut Dei oblivisci posse videatur.

Talem consuetudinem acquisiverat sanctus Petrus Thomas Patriarcha Con - stantinopolitanus Ordinis Carmelitarum, qua fiebat ut in omnibus suis operibus et Mblimium officiorum ac legatiorum apostolicarum functionibus ad Mariam velut ad Matrem amantissimam filiali affectu maneret inclinatus, omniaque sua opéra ejus amore condiret ac ad ejus honorem actu dirigeret, et ipsa vicissim materno ajfectu et sollicitudine eum ubique prosequeretur, consolaretur, et confortaret.

CAPUT III Quomodo amor divinus sese in anima extendat ad Matrem amabilem et animam in Deo et simul in Maria faciat vivere. Quomodo etiam anima extra operationem istam sese gérât erga Matrem Dei.

Quando tenellus ille filialis vel etiam innocens animi affectus erga Matrem amabilem in anima devota exercetur a spiritu Dei seu divini amoris, tune omnia sponte fluunt et etiam natura pro illo tempore videtur immutari, ita ut assumere videatur innocentiam, teneritudinem, parvitatem aliasque conditiones et incli-

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et penchants d’un tout-petit envers la Mère «suraimable et chérie; et comme telle sa conduite, à l’égard de Marie, est pleine d’innocence.

Comme «l’amour de Dieu est alors répandu dans son cœur par l’Esprit-Saint qui lui a été donné»/1, et qui l’agit, la dirige, l’anime et reste dans ce jeu d’amour l’agent principal, cette conduite innocente avec notre aimable Mère n’est autre chose qu’une exubérance, une effusion de l’amour divin qui agit présentement l’âme et la porte avec une grande tendresse vers son aimable Mère, de telle manière pourtant qu’au même moment l’âme avec la même tendresse d’amour reflue en Marie, l’emporte aussitôt comme avec elle et s’épanche ainsi en Dieu sans aucun intermédiaire, empêchement ou mélange d’esprit. Et de cette manière l’amour de Dieu et de Marie paraît être un seul et même amour animé d’une sorte de flux et de reflux jusqu’à ce que l’âme unie à Marie se repose en Dieu j ou plutôt c’est un seul et même Esprit | qui opère comme Il veut et quand Il veut ce sentiment d’amour envers Dieu et Marie, c’est Lui qui blesse l’âme et la fait tantôt épouse très tendre entre les bras de son Bien-Aimé, tantôt enfant plein d’innocence à l’égard de cette très douce Mère.

En dehors de cette attirance et opération actuelle de l’Esprit - Saint, du divin amour, le fils aimant de Marie se tient dans son doux souvenir, amoureusement incliné vers Elle, sans avoir pourtant une simplicité ou tendresse aussi grandes qu’auparavant, son amour est plus raisonné, plus mûr, plus viril. Bien plus le voudrait-il,



nationes uttius parvuli ad Matrem superamabilissimam et charissimam, et ut talis agit cum ilia valde innocenter. Cum autem tune «charitas Dei1 diffusa sit in corde ejus per Spiritum Sanctum, qui datus est illi» quique animant tune agit, dirigit, animat ac in hoc lusu amatorio est principalis agens, innocens ilia cum Matre amabili tractatio nihil est aliud quam exuberantia et effluxus divini amoris, quo anima tune etiam agitur et tenerrime fertùr ad Matrem amabilem, ita tamen ut eodem tempore anima cum eadem amoris teneritudine in Mariam refluens, illico quasi illam secum trahit, sicque in Deum refluât absque ullo medio, impedimenta vel mixtione spiritus. Atque hoc modo amor Dei et Maria videtur esse unus et idem, una fluens et refluens, donec anima simul cum Matre amabili amorose quiescat in Deo; vel potius est «unus atque idem spiritus» *, qui istum amoris affectum ad Deum et ad Mariam operatur prout vult et quatido vult, saucions animam, et eam efficient ut tenerrimam sponsam inter brachia Dilecti sut et aliquando ut innocentem parvulum ad Matrem hanc dulcissimam.

Porro extra actualem ilium tractum et operationem Spiritus Sancti seu divini amoris manet amorosus Maria Filius in suavi eius memoria et amabiliter ad eam inclinants, non tamen cum tanta innocentia vel teneritudine, sed cum

/1. Rom., 5-5. -/2. I Cor., 12, 11.


il ne pourrait ni se comporter, ni agir avec tant de simplicité et de tendresse, pareil mode d’agir procéderait de lui comme par fiction, tandis que dans l’état précédent tout coule spontanément et comme naturellement de l’intérieur sans aucune feinte ou simulation perceptibles, sous l’action de l’Esprit-Saint, hôte de l’âme, qui opère de façon diverse, selon son bon plaisir quand Il veut et comme Il veut/1. On dirait qu’il y a dans l’âme deux personnes qui, chacune à leur tout jouent leur rôle sans fiction ni contrainte aussi naturellement que le pourrait faire la nature elle-même, produisant dans l’âme tantôt une disposition, tantôt l’autre. L’âme en arrive à s’étonner d’elle-même, tant elle éprouve de surprise à saisir en elle à si peu d’intervalle tantôt une attitude ou inclination et tantôt une autre aussi diverse, et aussi contraire que si elle n’était pas une seule et même personne. Pour que ce jeu d’amour ne s’altère pas, l’âme doit alors s’efforcer de surveiller attentivement les inclinations intérieures qui viennent en elle spontanément afin de les suivre avec simplicité sans violenter aucunement l’Esprit.

CHAPITRE IV. De même qu’il faut vivre, agir, souffrir, mourir pour Dieu, ainsi le faut-il faire pour notre aimable Mère. – De quelle manière.

De tout ce qui vient d’être dit on peut dégager la manière dont l’âme éprise de Dieu peut aussi vivre en Marie. La question qui se pose maintenant est de savoir s’il est convenable, s’il est permis



affectu rationaliori, maturiori et viriliori ; imo licet vellet, non posset tune se ita innocenter et tenere gerere vel operari, et talis agendi modus quasi ficte ab ea procederet, ubi alias omnia quasi naturaliter ab intrinseco et sponte fluunt, sine ulla perceptibili fictions aut simulations, nimirum a Spiritu Dei in anima manente, qui operatur diversimode pro sua bona voluntate, et quando vult et quomodo vult.1 Dicerentur esse duce diverses personce in anima, ques per vices agunt suas partes non fictitie vel affectate, sed naturaliter, quasi rtunc unutn, nunc aliud esset a natura insitum, ita ut anima subinde seipsam miretur, quod modici temporis spatio nunc unam, nunc aliam dispositionem et inclina - tionem ita diversam et invicem contrariam in se deprehendat, quasi non esset ipsa una et eadem persona. Quocirca ne lusus hic corrumpatur conatur semper attendere ad internas suas quasi sponte fluentes inclinationes, ut illas simpliciter sequatur sine ulla unquam violentatione spiritus.

CAPUT IV Sicuti oportet vivere, operari, pati, mori propter Deum, ita etiam propter Matrem amabilem. Quo modo.

Ex omnibus antea dictis colligere licet, quo modo anima Deum amans etiam possit vivere in Maria. Qucestio est, an etiam deceat et liceat vivere propter Mariam sicut oportet vivere propter Deum. Et respondeo quod sic, in hune modum, quod anima Deum amans preeterquam quod vivat propter Deum, id

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de vivre pour Marie tout comme il est nécessaire de vivre pour Dieu Et je réponds que oui, de la manière que voici.

L’âme qui aime Dieu vit pour Dieu, c’est-à-dire exerce et dirige pour l’honneur de Dieu, conformément à son bon plaisir et par amour pour Lui toutes ses opérations vitales, celles des sens et des puissances actives, aussi bien que les souffrances ou peines de ses forces passives. L’âme peut aller plus loin, el mettre tous ses efforts à vivre aussi pour Marie, c’est-à-dire à consulter et absorber toutes ses forces actives et passives pour Marie, pour le service, l’honneur et l’amour de Marie, afin que Marie soit honorée, glorifiée et aimée en toutes choses et que son règne soit avancé, parfait, étendu dans le règne de Jésus son Fils. De la sorte, tout comme nous vivons, agissons, souffrons et mourons pour Jésus, ainsi parviendrons-nous à vivre, agir, souffrir et mourir pour Marie, et tout comme il est nécessaire de nous soumettre au règne de Jésus en nous, de même permettons à Marie d’exercer son règne en nous, que tous nos actes et toutes nos souffrances lui appartiennent pour qu’Elle en dispose selon son bon plaisir et pour son service. De cette manière, avec notre coopération, Elle sera mise en pleine possession de son royaume dont elle possède le titre comme Reine du Ciel et de la terre, comme Reine des justes et de tous les saints, ce qu’Elle ne saurait être s’il ne lui revenait quelque domination et empire sur nous et si nous n’étions pas tenus de composer et conduire notre vie selon son bon plaisir, pour son service et son honneur.

C’est ainsi que saint Pierre Thomas, gloire de l’ordre du Carmel, l’établissait Reine de son âme et la vénérait à ce titre, consacrant



est, omnes suas operationes vitales omnium sensuum et potentiarum activarum, similiter omnes passiones seu paenalitates virium passivarum exerceat et dirigat ad honorem, juxta beneplacitum et ad amorem Dei : tali etiam modo conetur vivere, id est omnes suas vires activas et passivas occupare et consumere propter Mariant, sive ad obsequium, ad honorem et propter amorem Mariée, ut etiam ipsa in omnibus honoretur, glorificetur et ametur, ejusque regnum promoveatur, perficiatur et extendatur in regno Jesufilii ejus, ita ut sicuti vivimus, operamur, patimur, morimur propter Jesum, sic etiam vivamus, operemur, patiamur, moriamur propter Mariam et sicut Jésus debet habere suum regnum in nobis, ita etiam Maria regnet in nobis habendo ad suum placitum et obsequium omnes nostras actiones et passiones, quatenus sic ipsa, nobis cooperantibus, etiam ponatur in plena possessione regni sui, cujus gaudet titulo tamquam Regina ceeli et terree, tamquam Regina justorum et sanctorum omnium, qualis non esset, si ei non competeret aliquod in nos dominium et imperium nec nos teneremur vitam nostram componere et dirigere secundum ejus beneplacitum, ad ejus obsequium et honorem.

Tali modo sanctus Petrus Thomasius Carmelitici Orditris decus eam instituebat et venerabatur Reginam anima sua, dum omnia sua opéra omnemque vitam

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à son honneur et à son amour, sans se reprendre, toutes ses œuvres et toute sa vie, et comme signe de ce règne parfait en lui, il portait son nom très saint gravé sur son cœur. De même saint Gérard, Carme, pour témoigner qu’il La reconnaissait pour sa Reine, récitait chaque jour l’office de sa glorieuse Assomption au Ciel, afin de garder perpétuellement le souvenir de son intronisation comme Reine du Ciel et de la terre. Il amena à pareille reconnaissance saint Étienne, roi de Hongrie, qui dès lors Lui consacra comme à sa Reine tout son Royaume et ordonna que nul de ses sujets ne la nommât autrement que sa Dame ou sa Reine. D’où nous pouvons apprendre qu’il nous faut nous aussi ordonner toute notre vie à l’honneur de Marie. En outre, comme cette Reine est aussi la Mère de tous les élus, la raison nous invite à Lui témoigner une affection filiale et un amour plein de tendresse en toute occasion, que nous agissions ou que nous nous abstenions d’agir, que nous produisions des œuvres ou que nous restions passifs, que nous vivions ou que nous mourions, de telle sorte qu’elle soit le second objet que nous respirions, vers lequel nous tendions, en qui nous placions notre refuge, pour lequel nous vivions. Il faut, en effet, nous bien persuader que, soit que nous vivions, nous vivons pour cette Reine et Mère, soit que nous mourions, nous mourons pour cette Mère et Maîtresse, car, soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes les enfants de cette Mère et Reine. Aussi, me semble-t-il l’entendre nous crier : «Vous avez bien plusieurs nourrices ou marâtres, mais non plusieurs Mères, car c’est Moi qui vous ai engendrés dans le Christ Jésus/1,»



suam continuo ad illius honorent et amorem consecrabat, et in signum perfecti ejus in se regni, sanctissimum ipsius nomen cordi gerebat insculptum. Similiter Sanctus Gerardus Carmelita in signum quod eam agnosceret in Reginam suant, quotidie recitabat officium gloriosce ejus in ceelum Assumptionis, quod sic haberet jugent memoriam illius inaugurationis in Reginam cali “t terra, in quam agnitionem etiam adduxit Sanctum Stephanum regem Hongaria, qui proinde totum suum regnum ei ut illius Regina consecrabat, et ordinabat ne ullus subditorum eam aliter nominaret quam Dominam suam seu Reginam. Unde nos etiam decet discere quod totam nostram vitam ad ejus honorem componere debeamus.

Deinde cum ipsa sit Mater omnium electorum, rationi consentaneum est quod ei exhibeamus affectum filialem et tenerum amorem in omnibus agendis et omittendis, in operando et patiendo, in vivendo et moriendo; ita ut ipsa sit secundum objectum omnis nostra respirationis, intentionis et refugii, propter quod vivimus : nobis persuasum habentes, quod sive vivimus, huic Regina Matri vivimus, sive morimur, huic Domina Matri morimur, quia sive vivimus sive morimur, hujus Domina Matris filii sumus. Quamobrem ipsam ad nos clamantem audire videor : Etsi multas nutrices seu novercas habeatis, sed non multas Matres, « in Christo enim Jesu ego vos genui »/1,

/1. I Cor,, 4-15



CHAPITRE V. La vie et la mort pour Marie doivent être ultérieurement dirigées vers Dieu, pour Dieu, sans recherche personnelle. Il en est de même dans le culte rendu aux autres saints.

Il faut cependant remarquer ici que vivre et mourir pour Marie (il en est de même du culte, amour et vénération adressés aux autres saints) doivent être ultérieurement dirigés et ordonnés vers Dieu. Marie est, en effet, tout entière ordonnée au bon plaisir de Dieu, Elle vivra éternellement pour Dieu, pour la complaisance, l’amour et la gloire de Dieu, toute vie et mort pour Marie doivent donc être ultérieurement ordonnées au service de Dieu. Ce n’est pas, en effet, comme pour notre fin dernière ou avec un retour d’adhésion à notre bien propre ou à quelque autre chose en dehors de Dieu que nous vivons et mourons pour Marie, mais seulement afin que par la vie et la mort en Marie et pour Marie nous vivions et mourions plus parfaitement en Dieu et pour Dieu, pour son bon plaisir et son amour et pour que le règne parfait de Marie en nous s’établisse avec le règne parfait de Jésus en notre âme. Car le règne de Marie, bien loin d’être contraire au règne de Jésus, lui est totalement ordonné.

L’âme donc qui aime Dieu, et qui se déclare fils véritable de l’aimable Mère veille dans toutes ses actions à laisser couler et s’étendre en Marie l’amour de Dieu | qui a été répandu en elle par l’Esprit-Saint qui lui a été donné», elle se réfugie en Marie



CAPUT V Vita et mors propter Mariam ulterius dirigi debent ad Deum propter Deum absque propria quæsitione. Idem est in cultu aliorum sanctorum.

Verumtamen hic advertendum est, quod vivere et mon propter Mariam Iidem est de cultus amore et veneratione aliorum sanctorum) oporteat ulterius dirigere et ordinare propter Deum. Sicuti enim Maria tota est ad beneplacitum Dei et in eeternum vivet propter Deum ad ejus placitum, amorem et gloriam, ita omnis vita et mors propter Mariam debent ulterius servire et dirigi propter Deum, ita ut non vivamus vel moriamur propter Mariam tamquam propter finem nostrum ultimum, vel cum reflexione adhcesiva ad nostrum proprium commodum vel ad aliquid aliud extra Deum, sed dumtaxat ut per vitam et mortem in Maria et propter Mariam perfectius vivamus et moriamur in Deo propter Deum ad ejus beneplacitum et amorem, atque ut perfectum regnum Morice in nobis simul consistât cum perfecto regno Jesu in anima nostra. Neque enim regnum Morice contrariatur regno Jesu, sed ad illud totaliter ordinatur.

Quocirca anima Deum amans, quce profitetur se genuinum Matris amabilis filium, advigilat omnibus suis operibus ut charitatem Dei, «quce diffusa est in corde ejus per Spiritum Sanctum, qui datus est illi», etiam sinat fluere et extendi ad Mariam, suaviter et amatorie ad eam confugiendo, amorose suum

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avec amour et suavité, elle tourne amoureusement son esprit vers cette Mère, gardant partout vers elle un souvenir amoureux et filial et une attention pleine de respect. Il faut cependant que cette effusion, cette extension de l’amour de Dieu jusqu’à cette aimable Mère, retourne et reflue de nouveau vers Dieu et se termine finalement en Lui, et qu’il ne soit permis ou exercé en aucune façon sinon pour Dieu.

Ceci a lieu parfaitement lorsque l’âme est agie et dirigée par l’Esprit-Saint, de l’intérieur et comme spontanément. Elle expérimente alors que cette vie pour Marie n’est pas un obstacle à la vie pour Dieu, mais bien plutôt une aide et un soutien. Ou pour mieux dire, cette vie mariale est comme le confluent de l’amour de Dieu par Marie et avec Marie pour Dieu, dont le terme est une liquéfaction d’amour et un repos en Dieu avec l’aimable Mère; disons encore que cette vie consiste dans un amour qui se porte à la fois vers notre tendre Mère et vers Dieu, le terme restant cependant un repos en Dieu comme en la fin dernière.

CHAPITRE VI La vie mariale renferme en soi plus de perfection que l’état de simple union avec Dieu tel qu’il se trouve chez les bienheureux. Cette vie est «mariano-divine» à la fois en Dieu et pour Dieu, en Marie et pour Marie purement et simplement.

L’Esprit semble de plus enseigner et l’expérience apprend à quelques âmes pieuses/1 que la vie en Marie ou mariale fondée

spiritum ad illam convertendo cum amicabili et filiali ejus ubique memoria et reverentiali ad eam animo; ita tamen ut hic effluxus, hcec extensio charitatis Dei ad Matrem amabilem rursus revertatur et refluât et ultimate terminetur ad Deum, nec alia ratione permittatur vel exerceatur nisi propter Deum.

Hoc perfecte fit, dum anima in hoc a divino Spiritu ab intus quasi sponte agitur et dirigitur. Tune enim experitur, quod hesc vita propter Mariam non sit impedimento vîtes propter Deum, sed potius adjumento et ad illam calcar addat. Vel potius est confluentia charitatis Dei per Mariam et cum Maria in Deum, cumfinali liquefactione amoris et conquiescentia cum Matre amabili in Deo, vel in amore simul ad Matrem amabilem et ad Deum, finaliter tamen conquiescendo in Deo tamquam in fine ultimato.

CAPUT VI Vita mariana complectitur in se aliquam perfectionem majorem quant status simplicis unionis cum Deo sicuti in Beatis. Hæc vita est mariano — divina in Deo propter Deum et simul in Maria propter Mariam simpliciter.

Videtur spiritus ulterius instruire et experientia aliquas pias animas docere, quod vita in Maria seu mariana condita sive unita vitee in Deo seu divines

/l. L’auteur fait sans doute allusion, entre autres, à Marie de Sainte-Thérèse.

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sur la vie divine ou en Dieu et venant s’ajouter à elle puisse être dite et soit de fait d’un degré plus élevé que l’état de simple union avec Dieu, Souverain Bien, c’est-à-dire que la simple vie divine ou en Dieu. Il est bien vrai, pour parler le langage ordinaire, que Dieu est l’unique et dernière fin de l’âme, c’est Lui, en effet, l’absolu et unique Souverain Bien pour qui elle a été créée; Bien Souverain dont l’acquisition, la contemplation, la possession et la jouissance constituent tout son bonheur, toute sa béatitude, ici-bas et dans l’autre vie; en ce sens l’âme ne peut prétendre à rien au-delà, elle ne peut se porter ni parvenir à rien de plus élevé. Sous un autre aspect pourtant elle peut tendre et monter plus haut, de la manière que voici.

Les bienheureux, considérés en général, jouissent dans le Ciel d’une gloire, d’une béatitude, d’une joie et d’un rassasiement parfaits, parce qu’ils contemplent, aiment et goûtent Dieu face à face, en d’autres termes parce qu’ils sont irradiés par la lumière de gloire et comblés de l’amour béatifique, en quoi résident leurs félicité et béatitude souveraines; mais, comme tous le savent bien, outre cette béatitude ou gloire essentielles, ils jouissent encore d’autres gloires et d’autres joies accidentelles, chacun d’après l’exigence et la mesure de ses mérites et selon les dispensations et rémunérations divines. Ces joies consistent par exemple dans la contemplation de la très sainte Humanité du Christ, de ses Plaies sacrées, de sa sainte Croix, comme cause instrumentale de sa béatitude, de la très glorieuse Mère de Dieu, du bienheureux Joseph et des autres saints, de même dans la claire connaissance de quelques mystères divins et autres choses semblables, joies accidentelles auxquelles les élus participent les uns plus, les autres moins. En ce sens un saint est plus élevé en gloire qu’un autre/1,



dici possit, et sit uno gradu altior quant status simplicis unionis cum Deo Summo Bono, seu quant simplex vita in Deo sive divina. Licet enim communi loquettdi modo Deus sit unicus et ultimatus finis anima, utpote absolutum unicum et summum ejus bonum ad quod creata est, cujus summi Boni conse - cutione, contemplatione, possessione et fruitione omnis ejus félicitas aut beatitudo consistit hic et in altéra vita, quo sensu etiam anima nihil ulterius pratendere, ad nihil sublimius conari vel pertingere potest; attamen alio sensu potest altius tendere et ascendere, scilicet hoc modo.

Quemadmodum beati in calo generaliter fruuntur perfecta gloria, beatitudine, gaudio et satietate in contemplando, amando, fruendo Deo fade ad faciem, seu in hoc quod sint irradiati lumine gloria et perfusi amore beatifico, in quibus summa ipsorum felidtas et beatitudo sita est, ita tamen ut omnibus notum sit,

/l. L’auteur, le contexte l’indique, ne prétend aucunement que la seule source de diversité et d’inégalité dans la béatitude céleste soit & rechercher dans les joies accidentelles qui accompagnent pour les élus la félicité essentielle. Celle-ci étant mesurée sur le mérite, la diversité du mérite suffit à justifier la diversité de la récompense.

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car l’amour béatifique est plus intense et s’étend à plus d’objets chez l’un que chez l’autre. C’est aussi d’une manière à peu près semblable que dès cette vie Dieu concède à quelques âmes pieuses certaines grâces accidentelles, dons et faveurs, par où en un certain sens elles sont assimilées aux bienheureux, élevées à un mode et degré d’amour unitif plus parfaits et plus sublimes et parviennent peu à peu à une vie plus parfaite d’amour et de jouissance de Dieu.

En ce sens, disons-nous, la vie mariale unie à la vie divine est aussi plus parfaite et d’un degré plus élevé que la commune vie contemplative et unitive, s’il est vrai que cette vie mariale est, de fait, quasi double, à savoir «divino-mariale», en Dieu et en Marie, constituée par un acte simple de contemplation, d’amour et d’une certaine jouissance de Dieu en Marie et de Marie en Dieu. Et quand l’âme pieuse en vient à être mue d’une façon constante et dans le détail de ses actes par l’Esprit-Saint qui habite en elle, au point qu’en tout ce qu’elle fait ou omet elle garde en mémoire, contemple, aime, respire ces deux objets Dieu en Marie et Marie en Dieu, on peut alors dire de cette âme qu’elle mène vraiment une vie «divino-mariale | en Dieu et | mariano-divine 1 en Marie; et par suite cette âme qui dans toutes ses œuvres, dans toutes ses paroles et pensées, a toujours en vue le plus grand amour, le plus grand honneur de ce double objet, Dieu et Marie, et la plus



quod prœter liane beatitudinem seu gloriam essentialem adhuc fruantur aliis gloriiset g audits accidentalibus, quisque juxta exigentiam et mensuram meritorum suorum ac dispositionem Dei remuneratoris, v. g, in contemplatione sacratissima Humanitatis Christi, sacrorum Vulnerum ejus, sanctee Crucis ut causa instru - mentalis sua beatitudinis, gloriosissima Oenitricis Dei, beatissimi Joseph, aliorumque sanctorum, item clara notitia aliquorum mysteriorum Dei, et similia, quorum accidentalium gaudiorum unus beatus plus participât, alius minus; quo sensu etiam unus sanctus est sublimior in gloria quam alius, quia nempe amor beatificus in uno est intensior et ad plura objecta gaudiosa extensior quam in alio : simili fere modo etiam in hac vita aliquibus piis animabus conceduntur quadam occidentales gratia, dona et favores, per quod certo sensu assimilantur beatis et elevantur ad perfectiorem ac sublimiorem modum aut gradum amoris unitivi, et paulatim perveniunt ad vitam amore etfruitione Dei perfectiorem.

Quo sensu vita mariana unita divina etiam est perfectior ac uno gradu altior quam ordinaria vita contemplativa et unitiva, siquidem vita ista mariana est quasi duplex, scilicet divina-mariana in Deo et Maria, per simplicem contemplationem, dilectionem et quamdam fruitionem Dei in Maria et Maria in Deo. Et quando pia anima a divino Spiritu intus habitante constanter et passim movetur, ut hac duo objecta, Deum in Maria et Mariam in Deo in omnibus agendis et omittendis habeat in memoria, contempletur, omet, respiret, tune dici potest ducere vitam divino-marianam in Deo et mariano - divinam vitam in Maria, et consequenter dum anima in omnibus suis operibus, verbis et cogitationibus continua intendit majorem utriusque hujus objecti

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grande soumission possible à leur égard, vit manifestement pour Dieu et pour Marie.

Or cette vie «divino-mariale» est plus parfaite que la simple vie divine, car l’âme est non seulement unie à Dieu, mais encore, sans aucun préjudice causé à cette union, elle est de plus unie à Marie par le même Esprit d’Amour qui la tient ainsi occupée tout ensemble en Dieu et en Marie. Une telle vie est donc, au moins en extension, plus parfaite que celle d’une âme qui reste occupée seulement de Dieu ou en Dieu, de même que la vie des bienheureux est au point de vue de l’extension et accidentellement plus parfaite selon qu’elle trouve ses joies en un plus grand nombre d’objets ou en Dieu seul, pour parler rigoureusement et toutes choses égales d’autre part.

CHAPITRE VII La vie mariale a pour objet Dieu et Marie considérés comme unis ou un entre eux d’une manière sublime, tout comme l’objet d’un autre mode de vie contemplative peut être ou Dieu seul ou Dieu considéré comme personnellement uni à l’homme et un avec lui. Opérations qui en découlent dans l’âme.

Déclarons cette assertion. À côté de la contemplation simple ayant pour objet l’Essence divine seule et dégagée de toute forme ou quelque autre objet purement divin, par exemple la Très Sainte Trinité ou encore les notions, les perfections et attributs divins, il existe une autre contemplation dont l’objet est le Christ, Dieu



amorem, obsequium et honorem, patet quia vivit propter Deum et propter Mariam.

Est autem hcec vita divino-mariana perfectior vita simpliciter divina, quia spiritus amoris prceter unionem anima cum Deo absque ullo hujus impedimento etiam unit animam Maria eamque in Deo simul et in Maria occupatam tenet, sicque est saltem extensive perfectior quam si solum circa Deum vel in Deo se occuparet, eo modo quo vita beatorum est extensive et accidentaliter perfectior qua circa plura objecta gaudiosa versatur, quam qua circa solum Deum, per se loquendo et cateris paribus.

CAPUT VII Objectum vitæ mariante est Deus et Maria ut quodam sublimi modo uniti seu unum inter se, sicut objectum alicujus vitæ contemplativæ est vel Deus solus vel Deus et homo ut personaliter uniti seu unum. Quales hinc in anima huant operationes.

Pro majori declaratione : sicuti reperitur vita simplex contemplativa habens pro objecto solam informem Dei Essentiam vel aliquid plane divinum, puta Sanctissimam Trinitatem vel divinas notiones, attributa et perfectiones ejusdem, et alia vita contemplativa, eu jus objectum est Christus, Deus et Homo, Deus

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et Homme, Dieu dans l’Humanité assumée, et Humanité dans la Divinité qui se L’est unie personnellement. De même à côté de la simple contemplation de Dieu et de la contemplation du Christ, Dieu et Homme, on trouve la contemplation de Dieu en Marie et de Marie en Dieu, occupée d’une façon quasi indivisible à ce double objet, s’épanchant amoureusement vers ces «Deux» en tant qu’unis ensemble d’une manière singulière, non certes personnellement, comme se trouve unie dans le Christ l’Humanité à la Divinité, mais quasi substantiellement selon la grâce, d’une manière qui dépasse de beaucoup l’union de n’importe quelle autre créature avec Dieu, fût-elle des plus nobles. Il s’agit, en effet, d’une union qui dérive de la Maternité; à ce titre Marie, d’une certaine manière, est vraiment une avec son Fils et, comme telle, ne peut être regardée, aimée, honorée sans la Divinité.

C’est ainsi que Marie est proposée à quelques âmes pieuses comme une en Dieu et avec Dieu, sans rien qui paraisse s’interposer; de telles âmes sous l’impulsion de cette grâce, semblent avoir partout devant elles, embrasser, caresser... leur tendre Mère en Dieu avec une étonnante liquéfaction et absorption d’amour, se fondant en elle et en Dieu tout ensemble. Elles sont alors comme prises et enfermées dans le cœur ou le sein très pur, très aimant et très ardent de cette Mère, languissantes, comme ivres et hors d’elles - mêmes sous la tendresse du plus innocent amour qui les porte vers Marie et vers Dieu tout ensemble et s’épanche en eux avec effusion. Ou bien l’âme se tient dans un doux repos, alanguie, s’écoulant vers l’Un et dans l’Un, si bien que cette vie est vie divine à la fois simple et double. Ces âmes reçoivent alors la vie de l’Esprit en Marie, le repos en Marie, la jouissance de Marie,



in assumpta humanitate et humanitas in divinitate? personaliter imita : sic etiam prater simplicem vitam contemplativam Dei et contemplativam Christi, Dei et hominis, datur vita contemplativa Dei in Maria et Maria in Deo, quasi indivisibiliter occupata in utroque, amorose fluens ad hos duos ut singulari modo simul unitos non quidem personaliter, si cuti humanitas in Christo divinitati unita est, sed quasi substantialiter gratiose modo plane süblimiori quam quavis alla creatura etiam nobilissima Deo unita sunt, nempe in qualitate Matris, qua utique certo modo censetur unum cum Filio suo, cum Deo cujus Mater eut, qua ut talis sine Divinitate respici, canari, honorari non potest.

Tali modo Maria proponitur aliquibus piis animabus, nempe ut una in Deo et cum Deo absque eo quod aliquid mediare videatur; quo etiam fit, quod taies anima etiam videantur ubique obviam habere, osculari, amplecti, etc., Ma - trem amabilem in Deo cum mira liquefactione et amorosa occupatione, sui evanescentia in ipsa simul et in Deo. Tune etiam quasi introsumuntur et inclu - duntur purissimo, amantissimo et ardentissimo ejus cordi vel gremio matemo, languentes, quasi ebria et amentes pra teneritudine innocentissimi amoris,

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une certaine liquéfaction amoureuse en Marie et l’amour qui unit à Marie.

Voici comment les choses se passent. Tandis que l’esprit, avec toute la simplicité, toute la paix et la nudité possibles se recueille et se dilate dans l’Essence divine au-dessus de toute forme et se tient intimement absorbé dans la contemplation, l’amour et la jouissance de cette Essence absolument simple, il arrive que l’âme est suavement attirée de l’intérieur à contempler, aimer et embrasser aussi son aimable Mère, à se tenir amoureusement unie à Elle, à jouir avec douceur de sa présence, en un mot à s’attacher avec un très grand amour à Marie, comme une avec Dieu, unie à Dieu d’une manière toute particulière. Dès lors, tout en aimant Dieu et en jouissant de Lui, elle en vient à aimer et goûter en même temps son aimable Mère, tout comme si Marie était une seule chose avec Dieu, si bien que Dieu et Marie, pour l’âme présentement attachée à l’un et à l’autre comme à un seul, paraissent être un objet unique d’amour et de jouissance. Cet état est à peu près semblable à celui de l’âme dévote qui s’attache à l’Humanité du Christ, la contemple en tant qu’unie à la Divinité et tient ainsi pour un seul objet les deux natures unies dans une seule personne.

Dans une attitude très comparable, en effet, l’âme contemple alors et chérit Jésus et Marie comme unis de l’union la plus étroite, en tant que Mère et Fils; elle les considère ainsi comme ne formant qu’un ou tout au moins si elle les a pour distincts c’est en corrélation si étroite qu’elle ne peut connaître ou aimer l’Un sans l’Autre.

(À suivre.)



erga ipsam et simul erga Deum cum effluentia amoris erga utrumque. Vel etiam ibi dulciter quiescendo, absorpta, languida, fluens ad union et in uno, sic ut hac sit duplex et simul simplex vita divina. Tune istis animabus conceditur vita spiritus in Maria, quies in Maria, fruitio Maria, quœdam amorosa lique - factio in Maria et amor unitivus cum Maria.

Qua omnia fiunt hoc modo : Spiritu cum omni possibili simplicitate, nuditate et tranquillitate introverso et expanso in informi Essentia Dei intimeque occupato in contemplatione, dilectione et fruitione istius simplicissima Essentia, anima nonnunquam interius etiam suaviter allicitur, ut simul contempletur, diligat, amplexetur Matrem amabilem, et amorose adhareat eaque dulciter fruatur, uno verbo amabilissime cum ea veluti una cum Deo et Deo singulariter unita occupe tur, ita ut amando et fruendo Deo, etiam omet et fruatur Matre amabili, quasi ipsa esset unum cum Deo, sicque tantum unicum hujus amoris et fruitionis objection esse videatur Deus et Maria ex parte anima pro tune circa utrumque per modum unius occupata. Eo fere modo quo anima devota versatur circa humanitatem Christi, quam contemplatur ut unitam Divinitati sicque duas naturas in una personalitate unitas habet pro uno objecto. Simili enim modo contemplatur et diligit tune Jesum et Mariam tamquam Matrem et Filium arctissima unione conjunctos, et sic per modum unius, vel quidem diversorum sed correlativorum, quorum unum sine altero cognoscere vel amare nequit.

(suite)

16e Année. Vol. II Octobre 1931 Études carmélitaines, textes anciens, Michael a S.Augustino : De Vita Mariæ-Formi et Mariana in Maria, propter Mariam. Texte latin, traduction française (suite et lin). — Marie de Ste Thérèse : Extraits (De la Vie Marie-Forme au mariage mystique). Introduction, texte flamand, traduction française.

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CHAPITRE VIII La vie mariale ne constitue pas un obstacle pour la vie contemplative simple. Comment il la faut exercer en dehors de l’attirance actuelle de l’Esprit-Saint, et comment la pratiquaient de fait saint Pierre Thomas et d’autres Saints.

Les exposés précédents ont montré clairement que cette manière d’aimer la divine Vierge était vraiment le mode excellent, pur et parfait entre tous. Il semble pourtant n’être expérimenté que par un petit nombre; la vie mariale en Marie pour Marie et tout ensemble divine en Dieu pour Dieu, paraît être, en effet, réservée et concédée par faveur spéciale aux seules âmes gratifiées pour Marie d’un amour peu commun, fils très chers qu’Elle choisit Elle-même spécialement pour cette fin.



CAPUT VIII Vita mariana non ponit impedimentum simplici vitæ contemplativæ. Quo - modo illam extra actualem Spiritus tractum exercere oporteat, et a sancto Petro Thoma aliisque sanctis sit exercitar.

Ex dictis patet; quod hic sit excellens, purus et perfectus modus amandi Divam Virginem, etsi forte paucis per experientiam notus, eo quod vita mariana in Maria propter Mariam et simul divina in Deo propter Deum solummodo videatur propria et ex speciali favore concessa singularibus Marice amatoribus et filiis charissimis, quos ipsa ad hoc specialiter eligit.

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Parmi les âmes, celles-mêmes qui tendent à la plus haute perfection, il s’en trouvera donc qui goûteront et apprécieront peu ou pas du tout cette vie mariale en Marie pour Marie, qu’elles se gardent pour autant de la mépriser ou de la considérer comme une vie spirituelle encore imparfaite, bonne seulement pour les commençants ou les progressants; sous prétexte que cette vie paraît quelque peu contraire à la simplicité, à l’anéantissement, au rejet de toute créature, et, de ce chef, encore étrangère à l’état des parfaits. Les spirituels, en effet, doivent savoir que la vie mariale peut fort bien exister avec la vie contemplative parfaite, sans apporter à celle-ci aucun obstacle, nous l’avons dit et expliqué plus haut, bien plus aussi longtemps que l’action divine daigne se manifester ainsi dans l’âme, cette vie mariale se montre très efficace pour favoriser et entretenir la contemplation des parfaits.

Tout cependant doit se faire en son temps. En effet, hors de l’attirance actuelle et de l’opération divine du Saint-Esprit, il n’y a pas lieu de violenter l’esprit ou de le presser pour atteindre cet état de vie, c’est-à-dire de l’occuper à des actes semblables selon toutefois un mode moins délicat. L’âme aimante doit alors se contenter de regarder sa tendre Mère et de l’aimer d’une manière plus réfléchie jusqu’à ce que cette bonne Mère daigne lui infuser Elle - même cet esprit de la vie mariale.

Lorsque les âmes unies à Dieu seront attirées par leur tendre Mère et conduites comme par la main jusqu’à ce degré élevé, elles connaîtront alors par expérience la vérité de ce que nous écrivons ici au sujet de la vie mariale, en Marie pour Marie.

Idcirco licet aliqui etiam ad summam perfectionem tendentes reperiantur, quibtis hac vita mariana in Maria propter Mariant parum aut nihil sapiet aut probabitur, ne tamen ideo illam despiciant aut dijudicent tamquam vitam spiritus adhuc imperfectam ac solis incipientibus vel proficientibus propriant, utpote cum illis videatur nonnihil contraria simplicitati, annihilationi, omnium creaturarum abnegationi atque adeo a perfectione adhuc aliéna. Siquidem scire debent eam valde bette posse consistere absque eo quod causet ullum ei impedi - mentum, uti supra diximus et explicavimus, quin potius e contra, dum Deus tic in anima operari dignatur, vita ista mariana multum juvat et fovet.

Quamquam omnia congruo tempore fieri debeant. Etenim extra actualem ilium tractum et divinam Spiritus operationem non est consultum spiritum ad hoc violentare seu urgere vel grossiori modo eum in similibus occupare, sed sufficit amoroso animo Matrem amabilem respicere et modo maturiori illam diligere, donec ipsa dignetur istum spiritum vitee mariante animes infundere : et quando anima Deo unita a Maire amabili allicientur et quasi manu-ducentur ad hune gradum altiorem, tune experientia'fdiscent esse vera qua hic de vita mariana in Maria propter Mariam scribuntur.

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Elles ne s’étonneront plus de voir un saint Pierre Thomas, religieux Carme, nourrir une affection si tendre à l’égard de cette Mère digne de tout amour, aller vers Elle avec tant de confiance et d’amour, garder toujours d’Elle un souvenir de douceur, et tenir son esprit sans cesse occupé d’Elle, au point qu’il paraissait ne pouvoir jamais plus l’oublier et que son cœur avec toutes ses énergies semblait rempli de sa mémoire, de sa claire connaissance et de son amour. De fait, soit qu’il parlât, qu’il mangeât ou qu’il bût et quelque fût son occupation, tout était comme assaisonné de l’amour de Marie et de son nom si plein de douceur, nom dont il mérita, dit-on, de recevoir l’impression dans son cœur. La longue habitude qu’il avait de porter avec tant d’amour Marie dans son cœur et de la rechercher avec tant d’amoureuse ardeur, l’avait comme liquéfié en Marie, uni à Elle et comme transformé en Elle, sous l’action d’un amour liquéfiant qui se portait tout ensemble à Marie Elle-même et à Dieu. Il en était de même pour saint Bernard qui semblait vivre du sein de notre Mère si tendre. Le Bienheureux Joseph de l’Ordre de Saint Norbert paraît comme nourri par Elle. Sainte Marie Madeleine de Pazzi et beaucoup d’autres saints ont mené de fait cette vie mariale sans aucun obstacle pour leurs divines contemplations et leur union d’amour avec Dieu.

Dire que de tels saints furent imparfaits dans cette pratique d’amour en Marie intérieurement produite par l’Esprit-Saint Lui - même, semble contraire à la droite raison, ainsi qu’au respect dû aux saints, comme nous l’avons exposé plus longuement ailleurs.



Tunc non vidébitur talibus mirum, quomodo sanctus Petrus Thomas Carmelita ad hanc Matrem superamabilem habuerit taon tenerum amoris affectum, tant amorosos et fiduciales accessus, tant suavem ejus memoriam et jugem circa illam occupationem, sic ut nunquam illius videretur passe oblivisci et cor ejus cum omnibus viribus ejus reminiscentia, clora notitia et amore videretur plénum. Equidem sive loqueretur, sive manducaret, sive biberet vel quacumque alia faceret, omnia erant condita amore et suavissimo nomine Maria, cujus proinde in suo corde impressionem merito refertur accepisse; nam diuturna consuetudo tam amorose Mariant in corde gestandi et ardenti dilectionis affecta prose — quendi, eum quasi in Mariam liquefecerat, ei univerat et quasi in illam trarts — formaverat, nimirum per amoretn lique factiorum adipsam et simul in Deum. Idem est de sancto Bemardo, qui de uberibus nostra amabilissima Matris videbatur vivere. Beatus Joseph Ordinis Sancti Norberti ab ea videtur fuisse enutritus. Sancta Maria Magdalena de Pazzi alliique innumeri sancti de facto duxerunt vitam mananam sine ullo impedimenta divinarum suarum contempla —tionum vel amoris unitivi cum Deo. Dicere enim quod hi sancti in his amoris in Maria exercitiis et in internis divini Spiritus operationibus fuerint imperfecti, videtur contrariari recta rationi et débita sanctis reverentia, prout alibi fusius monstratum est.

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CHAPITRE IX La vie mariale tire son excellence de l’union très parfaite de Marie avec Dieu; s’il en était autrement, ce serait une pratique imparfaite qui mettrait comme un écran entre l’âme et Dieu. Marie en tant que Mère de Dieu est plus une avec Dieu et plus déifiée qu’aucune autre créature.

De ce qui précède il est permis de conclure que la vie mariale en Marie pour Marie tire toute sa dignité, toute son excellence, toute sa sublimité et sa perfection de l’union singulière et très parfaite de Marie avec Dieu, et de la participation surabondante de la Bienheureuse Vierge aux charismes, grâces, prérogatives et propriétés divines, etc... qui lui ont été infusés quasi sans nombre et sans mesure de préférence à toute autre créature, d’une manière ineffable et, pour nous, incompréhensible. C’est donc de la contemplation, de l’amour, de l’embrassement et de la jouissance de Marie considérée précisément comme recouverte, irradiée, pénétrée par la divinité et unie avec Dieu à ce point d’ineffable perfection, que la vie mariale tire son excellence et sa sublimité comme d’un abîme inépuisable de tous les biens; et c’est bien là ce qu’il faut dire puisqu’il s’agit de Dieu Lui-même considéré dans son union avec Marie, et, par suite, contemplé, aimé, embrassé avec Elle, dans le même acte unique et simple de contemplation et d’étreinte amoureuse.

S’il n’était plus question, au contraire, de contempler, d’aimer,



CAPUT IX Vita mariana habet suam excellentiam ex perfectissima Mariæ unione cum Deo, alioqui foret imperfectior et animant a Deo mediaret. Maria est magis una cum Deo quam ulla creatura, velut Mater et Dei magis deificata.

Ex ante dictis colligere licet, quod vita mariana in Maria propter Mariam omnem suam dignitatem, excellentiam, sublimitatem et perfectionem habeat ex singulari et excellentissima ejus unione cum Deo et ex superabundantia et participatione divinorum charismatum, gratiarum, prcerogativarum, pro - prietatum, etc... ipsi quasi sine numéro aut mensura pra omnibus aliis creaturis infusarum modo quodam ineffabili et nobis incomprehensibili. Idcirco ex con — templatione, dilectione, amplexu, fruitione Maria ut tàliter divinitate obum — brata, irradiata, imbuta eique tam excellenter unita trahit hac vita mariana suam excellentiam et sublimitatem velut ex inexhausta abysso omnium bonorum, utique ipso Deo ut Maria unito, et ut sic una cum ipsa, simplici et indivisa contemplatione, amore, amplexu, considerato, dilecto, amplexato.

Alioqui sine hac simultanea Maria in Deo et Dei in Maria per modum

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de goûter comme ne faisant qu’un Marie en Dieu et Dieu en Marie, la vie mariale serait encore trop grossière et imparfaite. De fait si l’âme se laissait porter avec tendresse vers Marie considérée comme pure créature et non comme une en Dieu et avec Dieu, la contemplation, l’amour, l’union affectueuse qu’elle exercerait ne pourraient produire qu’un amour naturel ou sensible, en tous cas bien mêlé, qui éloignerait l’âme de Dieu et la ramènerait à la multiplicité. Car tel objet, tel amour. Quand l’objet est naturel et sensible, l’amour qui en procède est du même ordre. Quand l’objet est surnaturel et divin l’amour correspondant est surnaturel et divin. L’âme éprise de Marie doit donc s’appliquer soigneusement à purifier peu à peu et de plus en plus son amour envers Elle, afin de posséder pour Elle cet amour très pur dont l’objet sera cette Bienheureuse Vierge, en tant qu’Elle est très parfaitement et très hautement digne d’amour en Dieu, et qu’Elle est en fait aimée comme telle par les Bienheureux, le Christ et Dieu Lui-même.

Pour descendre plus facilement à la pratique de ces conseils, il sera bon de comprendre pour quel motif notre tendre Mère est plus unie à Dieu, plus irradiée par l’Essence divine, et participe aux perfections et attributs divins plus excellemment que tous les autres saints et esprits angéliques, fussent-ils des plus grands. Voici la cause de cette grandeur unique : Dieu a rendu la Bienheureuse Vierge Marie digne de recevoir dans son sein virginal le Verbe éternel du Père, et, le Verbe demeurant en Elle pendant neuf mois a si parfaitement divinisé sa nature, son corps et son âme, l’a déifiée, pénétrée, absorbée si totalement, se L’est à tel point



unius contemplatione) dilectione jruitione vita mariana exerceretur modo rudiori et imperfection. Nam eam considerare, diligere, amplecti teneroque affecta ferri in illam ut puram creaturam et non ut unitam cum Deo et in Deo, necessario causaret naturalem aliquem aut sensualem vel saltem valde mixtion amorem, et consequenter animam a Deo mediaret et ad multiplicitatem traheret. Nam quale est objectum, talis est amor inde resultans. Quando objectum est naturale et sensuale, talis est etiam amor illius. Quando objectum est supematurale et divinum, illi correspondet amor illius. Quocirca Mariam amans anima ad hoc debet bene attendere, ut suum erga illam amorem paulatim magis ac magis purificet, quatenus eam purissimo amore prosequatur prout in Deo nobilissime et perfectissime est amabilis et de facto a Beatis et ipso Christo et Deo diligitur.

Id quod ut melius in praxim redigatur, bonum erit intelligere qua de causa Mater amabilis sit magis unita Deo, divina Essentia magis irradiata, ac plus de attributis et perfectionibus divinis participet quam ulli etiam maximi sancti vel spiritus angelici. Nempe eo quod a Deo sit dignificata, ut in utero suo virginali susciperet cetemum Verbum Patris, quod novem in ea mensibus re - quiescens ejus naturam, corpus et animam ita divinizavit, adeo deificavit, ita

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unie, transformée et assimilée par le lien indissoluble de l’amour unitif réciproque qui les portait Elle vers Lui et Lui vers Elle que l’âme dévote a pleinement le droit de prendre comme objet de sa contemplation amoureuse Marie considérée comme une avec Dieu et en Dieu pour la goûter ainsi paisiblement en union d’amour | et c’est là vivre tout ensemble une vie mariale en Marie pour Marie et une vie divine en Dieu pour Dieu.

L’âme pieuse y est grandement attirée et affermie quand Dieu daigne lui envoyer quelque rayon de lumière qui vient illuminer l’œil de la foi et lui permette de reconnaître de quelque manière l’excellence, l’ineffable sublimité, la puissance, l’autorité dont Dieu a paré sa Mère, l’établissant en outre dispensatrice de toutes ses grâces, de ses miséricordes et charismes divins. Au titre de Mère de Dieu, Il l’a si pleinement revêtue de ses perfections divines et l’a unie si étroitement à son Essence que pour l’âme aimante Marie semble ne faire qu’un avec Dieu; il convenait qu’il en fût ainsi, car il devait y avoir une certaine proportion entre la Mère et le Fils. Aussi l’âme pieuse ne s’arrête-t-elle pas à croire que l’union de Marie avec l’Essence divine soit du même ordre que la simple union dont jouissent les autres saints, mais éclairée par la lumière intérieure que Dieu lui accorde, elle comprend que l’aimable Mère est unie à Dieu d’une manière spéciale et ineffable et qu’Elle est ainsi déifiée au point qu’on puisse l’appeler en quelque sorte et qu’Elle soit vraiment «Dieu» (Dea), puisqu’Elle paraît être par grâce ce que Dieu est par nature. Certes si l’Écriture dit en parlant



penetravit, ita totaliter in se traxi, sibi univit, transformavit et in se convertit per indissolubilem sui erga ipsam et ipsius reciproci erga se atnoris unitivi nexum, ut anima devota eam ut unam cum Deo et in Deo convenientissime apprehendere possit pro objecto suce amorosce contemplationis, unitivi amoris ac tranquilles fruitionis, atque hoc sensu vivere mariane in Maria propter Mariam et simul divine in Deo propter Deum.

Ad hoc pia anima multum allicitur et confortatur, quando Deus illarn digna - tur irradiare aliquo lumine, quo fidei oculo illuminato utcumque videat et agnos - cat excellentiam, ineffabilem sublimitatem, potentiam, auctoritatem, quibus Deus Matrem suam cohonestavit et omnium suarum gratiarum, divinorum charisma —tum| miserationum constituit dispensatricem, quam etiam tanquam suam Matrem divinis suis perfectionibus vestivit sueeque Essentia ita univit, ut anima amanti appareat quasi quid unum cum Deo : qua omnia ita decebant, ut daretur aliqua proportio inter Matrem et Filium. Ideo pia anima sibi non persuadet, quod in Matre amabili reperiatur simplex unio cum divina Essentia qualis est in aliis sanctis, sed conformiter interno lumini a Deo sibi immisso1 quodam alio modo ineffabili Mater amdbilis est unum cum Deo tota deificata, ita ut aliquo sensu possit nominari et sit Dea, utpote cum per gratiam esse

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des saints/1 : «J’ai dit : vous êtes tous des Dieux et les Fils du Très - Haut», ne convient-il pas beaucoup plus à la Mère de Dieu d’être appelée en un certain sens et d’être de fait «Dieu» (Dea)?

CHAPITRE X Quelques âmes reçoivent un surcroît d’attrait pour la vie mariale grâce à des illuminations intérieures concernant ses excellences grâces, prérogatives, etc..., de là se développe un amour admirable envers Marie.

Quelques âmes pieuses reçoivent sur la prééminence de Marie d’autres lumières intérieures qui les attirent et les poussent d’une manière plus pressante encore vers cette vie mariale en Marie pour Marie. Dans sa bonté en effet, Dieu veut bien leur manifester alors de plus en plus la grandeur, la sublimité, la puissance, la majesté de cette Mère très aimable, Il leur dévoile aussi l’amour vraiment incompréhensible qui Le pousse à puiser aux secrets trésors de son divin Cœur et à combler sa Mère d’une telle surabondance de grâces, privilèges et prérogatives innombrables qu’il ne pourrait rien lui donner de plus ni la faire plus grande, plus belle, plus sublime, plus excellente, plus digne qu’Elle n’est. Nous pouvons dire en ce sens que Dieu par sa toute-puissance, sa sagesse et sa bonté infinie ne pouvait produire une créature plus noble, plus



videatur id quod Deus est per naturam. Et vero si sanctis dicatur/1 : «Ego dixi Dii estis et filii Excelsi omnes», quanto magis Matri amabili convenit certo sensu dici et esse Deam?

CAPUT X Aliquæ animæ magis excitantur ad vitam marianam in Maria per internas illuminationes circa ejus excellentias, gratias, prærogativas etc..., unde mirabilis in illis erga eam excrescit amor.

Nonnullae pia anima adhuc magis alliciuntur et extimulantur ad vitam marianam in Maria propter Mariam per alias internas illustrationis circa ejus eminentiam. Siquidem Dei bonitas subinde dignatur illis magis et magis mani — festare magnitudinem, sublimitatem, potentiam, majestatem hujus amabilissima Matris, similiter incomprehensibilem et prorsus ineffabilem amorem Dei erga illam, ex cujus amoris impulsa Deus ex divini sui cordis penetralibus hausit et Matri infudit tantam superabundantiam innumerabilium gratiarum, privile — giorum et prarogativarum, ut ei nihil ultra dare posset nec eam facere majorem, pulchriorem, sublimiorem, excellentiorem, digniorem quam eam fecit. Atque hoc sensu Deus per suam omnipotentiam, sapientiam et bonitatem non poterat

/1. Psalm. 81, 6.

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pure, plus parfaite ou plus digne que n’est cette Vierge toute aimable, sa Mère et la nôtre.

Ces âmes dès lors comprennent aussi, comment Dieu saisi d’un amour incroyable pour cette «suraimable» Mère, s’est épanché tout entier en Elle et l’a remplie de Lui-même et de ses divines perfections aussi pleinement qu’une pure créature Le pouvait recevoir. Elles voient de plus comment cette Mère, par sa coopération très fidèle répondant exactement moment par moment aux grâces divines qui lui étaient départies progressa à tel point que non seulement Elle ne défaillit jamais, ne fût-ce que sur un point, mais que sous les clartés d’une connaissance lumineuse des choses divines et dans l’ardeur d’un brûlant amour pour Dieu Elle dépassa en perfection tous les chœurs angéliques. Le rayon de lumière divine révèle parfois à de telles âmes que Dieu se repose avec plus de complaisance et trouve de plus grandes délices en cette très sublime Mère toute seule qu’en tous les saints ensembles, et, dès lors, ressent plus d’amour pour Elle seule que pour tous les élus ensemble.

Sous l’influence de ces connaissances limpides et de ces lumières intérieures jointes à d’autres faveurs semblables qui viennent leur découvrir les excellences mariales, de telles âmes voient croître de plus en plus en elles l’estime, le respect et l’amour qu’elles ont pour leur tendre Mère, ces grâces les envahissent en grande stabilité, simplicité et pureté au point que leur esprit semble ne plus pouvoir se détacher de Marie et que leur cœur paraît blessé de son brûlant amour.

Dès lors ces âmes sont parfois comme violemment emportées



creare nobiliorem, puriorem, perfectiorem aut digniorem creaturam, quant sit hac ejtis et tiostra superamabilis Mater.

Tune ha anima etiam intelligunt, quomodo De us incredibili hujus amabi - lissima Matris amore captus se totum effuderit eamque seipso et divinis suis perfectionibus in tantum repleverit, quantum pur a creatura capere poterat,* pratera suavissima hac Mater fidelissima sua cooperatione divinis istis gratiis sibi infusis de momento in momentum adaquate respondendo adeo profecit, ut ne vel in minimo defecerit, sed clarissima rerum divinarum notitia illustrata et ardentissimo Dei amore succensa transcendent in perfectione omnes angelicos choros. Talibus animabus divina illuminationis radius aliquando révélât Deum magis sibi complacere majoresque delicias percipere ex hac excellentissima Matre sola quam ex omnibus sanctis simul, et consequenter majori erga eam solam ferri amore quam erga omnes electos simul.

Ex his et similibus Claris notitiis et intemis circa excellentias marianas illuminationibus, continua magis ac magis in his animabus accrescit astimatio, reverentia et amor erga Malrem amabilem cum magna stabilitate, simplicitate et puritate, adeo ut earum mens ab ilia videatur inseparabilis et cor earum ardenti illius amore saucium; quo fit, ut ilia anima subinde quadam quasi vi

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sur les hauteurs et absorbées dans un transport d’amour, parce qu’une nouvelle manifestation des merveilleuses perfections cachées par Dieu en Marie, de l’amour excessif et inexplicable qu’il a pour Elle, etc... les emporte dans une admiration profonde et sublime; l’esprit illuminé, brûlé d’une flamme d’amour suave, elles contemplent et demeurent là comme absorbées, impuissantes à comprendre les merveilles qui leur sont alors dévoilées.

L’amour cependant n’est pas encore apaisé; souvent il jaillit de l’intime du cœur, au point que l’âme crie d’admiration et trouve des paroles pour faire connaître la magnificence, l’excellence et la dignité de cette «suraimable» Mère, et pour louer, bénir, glorifier, exalter celle qu’elle aime avec tant d’ardeur et de suavité; tout comme le fait d’ordinaire l’amant fou d’amour qui ne sait qu’inventer, imaginer ou concevoir pour louer, magnifier et exalter sa bien-aimée.

CHAPITRE XI Autres actes d’amour envers Marie : la joie causée dans l’âme par les excellences et le très doux nom de Marie, le repos, la respiration et la vie de l’âme en Marie. En quel sens l’âme vit à la fois en Marie et en Dieu et comment elle se liquéfie en Elle et s’unit à Elle.

Les âmes ainsi favorisées en viennent à ne pouvoir presque plus



in altum evehantur et in amoris excessu absorbeantur, eo quod nova queedam manifestatio mirabilium perfectionum a Deo in Maria reconditarum, excessivi et inexplicabilis Dei erga illam amoris etc..., animas illas attrahat ad profundam vel sublimem admirationem, qua fit ut eam contemplentur mente illuminata et suavissimo amoris ardore succensa, ibi manent quasi absorpta non potentes mirabilia ilia comprehendere, qua tune illis manifestantur.

Verum amor per hac needum satisfactus fréquenter quasi ebullit ex intimo cordis, ut quasi anima clamet pra admiratione et inveniat aliquas dictiones, quibus magnificentiam, excellentiam et dignitatem hujus Matris superamabilis possit notificare vel laudare, benedicere, magnificare, exaltare illam quam tam ardenter et suaviter adamat; prout solet demens amator, qui nescit quis ex - cogitare, fingere vel adinvenire, ut dilectam suam laudet, magnificet et exaltet.

CAPUT XI Aliae operationes amoris erga Mariam cum gaudio de ejus excellentiis et suavissimo nomine, cum quiete, respiratione et vita in Maria. Quo sensu anima vivat in Maria et simul in Deo, et quomodo in ipsa liquéfiât eique uniatur.

Hinc etiam venit, ut taies anima vix ad momentum hujus Matris amabilis

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oublier, ne fût-ce qu’un instant, leur bonne Mère, pas plus qu’elles ne peuvent oublier leur Dieu partout présent. Parfois encore, sous l’effet d’un amour trop tendre elles semblent se perdre en cette Mère, se liquéfier, se laisser comme absorber en Elle, et, de fait, cet amour à la fois suave et fort, impétueux et intérieur les jette en un profond oubli d’elles-mêmes et de toutes les créatures.

Parfois, à considérer leur très douce Mère revêtue de tant de majesté et de puissance, élevée à un tel faîte d’honneur et si merveilleusement chérie de Dieu, ces âmes ressentent une grande joie, un plaisir et une jubilation d’esprit si débordants qu’elles ne savent que dire ou que faire pour rendre grâces à Dieu, pour bénir et louer Marie Elle-même et Dieu d’une manière proportionnée aux illuminations et connaissances intérieures qui leur sont alors concédées. Puis sentant l’insuffisance où elles se trouvent d’aimer et de louer dûment, elles restent dans un profond silence et un repos amoureux, car l’esprit défaillant devant de tels mystères dont la grandeur dépasse sa portée succombe, vaincu, laissant la volonté seule s’occuper à aimer.

Parfois l’âme éprise de Marie perçoit, pour ainsi dire, sa respiration et sa vie en Marie, elle ressent alors une extrême douceur à entendre, à dire, écrire ou seulement penser le très doux nom de Marie j son esprit exulte de joie et par une offrande actuelle elle place son cœur entre les mains de sa Mère, pour qu’il se purifie là de tout ce qui déplaît à Dieu et à Marie. Suivent alors de naïves effusions de tendresse envers Marie, et comme, selon l’expression courante,



possint oblivisci, non magis quam possint oblivisci Dei sui ubique pressentis. Subinde etiam près amoris teneritudine videntur sese perdere in hac Matre, in ipsa liquefieri et quasi absorberi, siquidem per fortem ilium et suavem ferven - tem simul et intimum amorem deveniunt in profundam sui omniumque creatu - rarum oblivionem.

Aliquando sentiunt magnum gaudium, jucunditatem et mentis jubilationem, considerando superdulcissimam suam Matrem tam potentem, in tanta majestate, ita exaltatam, honoratam et a Deo tantopere dilectam, ita ut nesciant quid faciant vel dicant, quatenus de his Deo gratias agant ac ipsam et Dettm laudent, benedicant proportionaliter ad internas illuminationes et notitias sibi pro tune concessas. Porro se ad débité laudandum et amandum insufficientes sentientes, marient in intima silentio et amorosa quiete, nam intellectus quasi deficiens près admiratione de magnitudine tantorum mysteriorum captum suum superantium succumbit quasi victus, sinendo voluntatem solam in amando occupatam.

Anima Mariam amans aliquando percipit quasi suam respirationem et vitam in Maria cum summa animi dulcedine in audiendo, nominando vel scribendo vel solummodo cogitando suavissimum nomen Maries quasi cum jubilo et exsultatione spiritus et actuali cordis oblatione matemis ejus manibus, ut ibi mundetur ab omnibus Deo vel ipsi displicentibus. Tune comitantur aliques


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l’esprit est plus dans ce qu’il aime que dans ce qu’il anime, cette âme paraît être plus en Marie avec Dieu et en Dieu qu’au lieu de sa vie naturelle, tant son amour pour Marie et pour Dieu tout ensemble se montre sincère et passionné; aussi peut-on dire de cette âme qu’elle vit d’amour à la fois en Marie et en Dieu. C’est ainsi qu’il faut entendre les expressions suivantes : jouissance de Marie dans l’âme, liquéfaction de l’âme en Marie, union de l’âme avec Marie, ou encore sa transformation en Marie, c’est à savoir en tant que l’amour tend à la similitude et y entraîne l’âme; car le propre de l’amour est de tendre à l’union avec l’aimé comme le montre l’expérience jusque dans l’amour sensuel ou charnel dont l’activité se porte sur les objets sensuels ou charnels.

CHAPITRE XII L’âme peut vivre en esprit la vie mariale en Marie pour Marie avec autant de simplicité et de profondeur que la vie divine en Dieu pour Dieu, surtout dans le recueillement profond de l’oraison. Tout se passe comme si Dieu, Marie et l’âme ne faisaient plus qu’un (doctrine mal comprise par certains mystiques) pourvu toutefois que cette vie procède de l’Esprit divin, comme il est arrivé chez de nombreux saints.

Les âmes parvenues à ce degré d’amour semblent pousser plus avant leur expérience au sujet de cette vie mariale; elles constatent



innocentes ébullitionis amoris erga illam, et, cum vulgo dicatur : anima plus est übi amat quam ubi animat, hcec anima tunç magis videtur esse in Maria juxta et in Deo quam ubi naturaliter vivit, eo quod Mariam juxta Deum tam sincere et tenere diligat, atque hoc sensu vivit amorose in Maria juxta seu simul et in Deo. Quo etiam sensu intelligi debet fruitio Maria in anima, liquefactio anima in Maria, unio anima cum Maria vel etiam transformatio in Mariam, nimi— rum in quantum amor ad similia tendit et animam inclinât; nam amoris indoles est tendere ad unionem cum amato, prout experientia docet etiam sertsualem vel camalem amorem suas operationes habere in omnibus sensualibus et camalibus.

CAPUT XII Vita mariana in Maria propter Mariam potest simpliciter et intime in spiritu agi sicut vita divina in Deo propter Deum præsertim in intima oratione, quasi Deus, Maria et anima tantum essent unum (id quod aliqui mystici male intelligunt), dum hæc vita a divino Spiritu procedit, uti contigit in multis sanctis.

Tales anima Mariam amantes aliquando ulterius circa hanc vitam marianam experiri videntur, quod in Maria propter Mariam per Mariam et simul in

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que la vie mariale en Marie, pour et par Marie et tout ensemble en Dieu, pour Dieu et par Dieu peut être exercée à peu près avec autant de simplicité, de profondeur et de recueillement d’esprit que la simple vie divine dont la seule Déité constitue l’unique objet.

De fait pareille vie leur est parfois donnée; durant tout ce temps leur esprit ne garde que de faibles images sur la personne de Marie, car il sait alors voir Marie dans une union si parfaite avec Dieu qu’Elle paraît s’écouler en l’unité avec Dieu et ne faire avec Lui qu’un seul et même objet de contemplation et d’amour dans la simplicité de l’esprit, nous l’avons exposé déjà traitant de semblable matière.

Dès lors l’intelligence, la mémoire et la volonté sont retenues en Marie et tout ensemble en Dieu, avec tant de calme, de simplicité et de profondeur que c’est à peine si l’âme peut saisir le mode et la qualité des opérations qui se passent en elle. Elle sait bien cependant et sent confusément que la mémoire se fixe sur quelque souvenir très simple de Dieu et de Marie, que l’intelligence garde une connaissance dépouillée, claire et pure de Dieu présent et de Marie en Dieu, elle constate aussi que la volonté ressent pour Dieu et pour Marie en Dieu un amour à la fois très paisible et profond aussi délicieux et tendre que tout spirituel et s’attache par une adhésion amoureuse à Dieu et à Marie en Dieu.

J’ai dit : amour spirituel. En effet, c’est alors surtout que l’amour paraît jeter ses feux et produire ses œuvres à la cime de l’âme, bien loin de la partie inférieure ou des puissances sensitives, il se trouve



Deo propter Deum et per Deum fere cum tanta simplicitate, intimitate et abstractione spiritus possit exerceri quam in simplici divinitate sola. Et de facto subinde quasi ultro sic exercetur, ita ut pro illo tempore exiguës imaginationes de persona Maries in mente remaneantg eo quod tum spiritus sciât eam ita Deo unitam aspicere quasi ipsa et Deus in unum fluerent, sicque unum simplex contemplationis et dilectionis objectum fièrent in simplicitate spiritus, prout adhuc alibi in simili dictum est.

Consequenter memoria, intellectus et voluntas tune ita quiete, simpliciter et intime occupantur in Maria et simul in Deo, ut anima vix possit deprehendere, quo modo et qualiter operationes istes tune in se transeant. Confuse tamen bene scit et sentit memoriam occupari simplicissima aliqua reminiscentia Dei et Maries, intellectum nuda, clara et pura notifia Dei pressentis et simul Maries in Deo, volunlatem vero valde tranquilla, intima, suavi, tenera et simul spiri - tuali dilectione Dei et Maries in Deo ac amorosa ad Deum et Mariam in Deo adhessione.

Dixi spirituali dilectione: eo quod amor tune maxime videatur scintillare et operari in suprema parte animes cum abstractione a parte inferiore vel potentiis sensitivis, adeoque est magis proportionatus ad intimam illiquefactionem,

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ainsi plus disposé à l’intime liquéfaction et absorption en Dieu et en Marie et à l’union tout à la fois avec Dieu et avec Marie. En effet, quand les puissances de l’âme sont arrivées à ce degré de perfection dans le souvenir, la connaissance et l’amour de Dieu et de Marie en Dieu, l’âme tout entière est gratifiée d’une adhésion si profonde et si ferme à Dieu et à Marie que, par liquéfaction ou effusion d’amour elle semble ne plus faire qu’un avec Dieu et Marie, comme si les trois : Dieu, Marie et l’âme se fondaient en un. Cet état paraît être le dernier et le plus haut degré que puisse atteindre l’âme dans cette vie mariale, c’est aussi l’acte principal de cette pratique et de cet esprit d’amour envers Marie.

Bien loin de créer un obstacle pour la vie spirituelle (nous l’avons déjà dit), cette vie mariale constitue plutôt un secours. En effet, Marie sert de moyen et de lien plus étroit pour unir l’âme à Dieu et fournit ainsi à l’âme aimante un soutien et une aide qui lui permettent d’atteindre et de poursuivre la vie contemplative, unitive et transformante en Dieu avec plus de stabilité, de constance et de perfection.

Nous parlons ainsi, bien que, peut-être, nombre d’esprits mystiques et contemplatifs soient d’une autre opinion. Ils se persuadent en effet, que cette vie mariale en Marie s’oppose à l’union très parfaite avec Dieu, au repos intime en Dieu, à la vie mystique, à la jouissance essentielle de Dieu, etc..., car ils imaginent une vie mariale trop grossière, trop active et multiple, et ne perçoivent pas la manière parfaitement adaptée et très simple dont il la faut



absorptionem in Deo et in Maria et unionem cum Deo et simul cum Maria. Nam quando potentice anima tam nobiliter et perfecte occupantur in memoria, notitia et amore Dei et Maria in Deo, tune sequitur tam intima et firma ad - hasio totius anima ad Deum et Mariam, ut per amorosam liquefactionem seu influxum amoris videatur fieri quid unum cum Deo et Maria, quasi hi très : Deus, Maria et anima in unum liquefierent. Atque hoc videtur extremum et supremum ad quod anima pertingere potest in hac vita mariana, estque principalis operatio hujus exercitii et spiritus amoris erga Mariam.

Neque hic oritur aliquod impedimentum in vita spirituali (uti antea dictum est) sed potius adjumentum, siquidem Maria servit pro medio et firmiori vinculo unionis anima cum Deo, sicque anima amanti suppeditat fomentum et auxilium, quo stabilius, constantius et perfectius possit assequi et continuare vitam con —templativam, unitivam et transformativam in Deo. Quamquam fortassis multi spiritus mystici et contemplativi sint alterius opinionis, sibi persuadentes hanc vitam marianam in Maria esse impedimentum perfectissima unionis cum Deo, intima quietis in Deo, vita mystica, essentialis fruitionis Dei, etc..., eo quod istam vitam marianam imaginentur nimis rudem, activam et multiplicem, nec percipiant convenientissimum et simplicissimum modum quo exercenda est, nempe

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exercer, c’est-à-dire purement en esprit, avec retour en Dieu et sous l’action et la direction secrètes du Saint-Esprit.

En vérité, bien que cette contemplation mariale, ces tendres inclinations et autres opérations d’amour envers Marie puissent paraître souvent très mêlées aux puissances sensibles et à leurs opérations; cependant, lorsqu’elles procèdent comme de l’intime de l’âme et sont exercées quasi spontanément sous la motion et la direction de l’Esprit divin, l’âme ne se trouve pas écartée pour autant de l’adhésion ou union immédiate avec le Souverain Bien et la simple Essence de Dieu prise en soi; bien au contraire, de ce chef l’âme se voit attirée en Dieu avec plus de facilité et se tient occupée en Lui avec une stabilité plus grande.

J’ajoute que tout cela est opéré dans l’âme par un seul et même Esprit, le Saint-Esprit, auteur de cette vie mariale qui conduit finalement à la vie parfaitement mystique.

Personne ne doit en être surpris, il suffit de réfléchir à la vie des saints qui tout en excellant dans la vie mystique, au milieu même de leurs ravissements et de leurs extases se voyaient portés vers leur bonne Mère par l’amour le plus tendre. Il n’est pas douteux qu’ils n’aient su pratiquer un tel amour sans imperfection, demeurant tout repliés dans l’unité de Dieu, ou plutôt agis et dirigés par l’Esprit divin, comme il est arrivé notoirement à saint Bernard, sainte Marie Madeleine de Pazzi et une foule d’autres.

Les esprits mystiques dont nous parlons devraient examiner attentivement de pareils faits avant de juger notre vie mariale.



pure in spiritu vel refluenter in Deo et per mysticam operationem et directionem sancti Spiritus.

Et vero licet ista contemplatio Maria, tenera inclinationes et varia opera - tiones amoris erga Mariam sape videantur valde permixta cum potentiis sensitivis earumque operationibus, tamen quando quasi ab intus et sponte exercentur per operationem et directionem divini Spiritus, per illas anima non impeditur ab immediata adhasione vel unione cum Summo Bono et simplici Dei Essentia in se; quinimo inde fit, ut facilius in Deum trahatur et stabilius in eo occupetur. Addo, quod «omnia ista in anima operetur unus atque idem Spiritus sanctus», qui est auctor istius vita mariana, qua finaliter terminatur in vitam perfecte mysticam.

Neque hac cuipiam mira videri debent, si reflectamus ad vitas sanctorum, qui in vita mystica excelluerunt et tamen etiam in suis raptibus et exstasibus tenerrimo ferébantur amore erga Matrem amabilem. Nec est dubium, quin noverint istum amorem exercere sine imperfectione manentes toti introversi in unitate Dei vel potius a divino Spiritu acti et directi, uti notorie contigit in sancto Bemardo, in sancta Maria Magdalena de Pazzi et innumeris aliis. Ad qua dicti spiritus mystici deberent attendere, antequam nostram vitam marianam dijudicent.

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CHAPITRE XIII Cet amour pour Marie est opéré dans l’âme par ce même Esprit de Jésus qui produit en elle l’amour envers Dieu le Père, comme nous le voyons en Jésus. Cet Esprit de Jésus fait vivre l’âme divinement en Dieu pour Dieu et tout ensemble marialement en Marie pour Marie, sans aucun obstacle pour la parfaite union mystique.

Pour plus ample déclaration, nous pouvons emprunter ici les paroles de l’Apôtre; «Parce que vous êtes fils (de Dieu), Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, lequel crie : Abba! Père!/1 Le texte signifie que L’Esprit de Jésus demeure dans les fils de Dieu et produit dans leur âme un tendre amour pour Dieu le Père, selon la capacité de chacun. Or cet Esprit de Jésus, qui a produit en Jésus un amour filial pour le Père étemel, a Lui-même formé dans son cœur des sentiments de fils pour sa très chère Mère et c’est Lui qui a produit ces mouvements de tendresse, ces embrassements pleins d’amour qui unissaient la Mère et le Fils, comme Il ne cessera de les opérer durant toute l’éternité. Dès lors quoi d’étonnant si l’Esprit de Jésus dont le cri «Abba! Père!» jaillit au cœur des fils de Dieu, c’est-à-dire dont l’action fait naître de tendres sentiments d’amour envers le Père de Jésus; quoi d’étonnant si ce même Esprit crie dans ces mêmes cœurs «Salut, Mère!» c’est-à-dire produit des sentiments et des penchants de fils, des colloques et des actes pleins de révérence et d’amour



CAPUT XIII Sicut Spiritus Jesu operatur in anima amorem erga Deum Patrem, ita et ad amabilem Matrem, uti contigit in Jesu, cujus Spiritus facit animam vivere divine in Deo propter Deum et simul mariane in Maria propter Mariam absque impedimento perfectæ unionis mysticæ.

Pro majori declaratiorte hic servire possunt verba Apostoli1 : « Quia estis filii (Dei), misit Deus Spiritum Filii sui in corda vestra clamantem : Abba, Pater. » Hic enim intelligimus Spiritum Jesu manere in filiis Dei ibique operari tenerum amorem erga Deum Patrem juxta eorum capacitatem. Sicut autem Spiritus Jesu in Jesu operatus est filialem amorem erga cetemum Patrem, sic etiam in ipso produxit filiales affectus, amorosos amplexus aliosque actus dilectionis erga suam charissimam Matrem, prout etiam per totam cetemitatem in ipso producet; quid ergo foret mirandum, si quemadmodum Spiritus Jesu in cordibus filiorum Dei clamat : «Abba, Pater», id est teneros amoris affectus operatur erga Patrem Jesu, sic etiam in iisdem cordibus clamaret : « Ave Mater », seu operaretur filiales affectiones, reverentiales et amorosos inclina-

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envers l’aimable Mère, comme Il l’a fait en Jésus durant toute sa vie et continuera de le faire durant toute l’éternité.

Qu’il soit donc permis de dire aux âmes remplies de tendresse pour Marie : «Parce que vous êtes fils de Marie, Dieu a envoyé l’Esprit de Jésus dans vos cœurs pour y crier : Salut, Mère!», c’est-à-dire pour exciter en eux des tendresses de fils, des penchants amoureux, d’affectueux élans, des étreintes naïves et délicieuses et tous les actes de l’amour le plus tendre envers Marie, aimée comme la plus aimable et la plus digne des Mères. C’est en effet, le seul et même Esprit de Jésus qui opère tout en ces âmes, l’amour divin et l’amour marial, sans que l’un fasse obstacle à l’autre.

En conséquence, de même que l’amour de Dieu produit en de telles âmes une vie divine en Dieu pour Dieu, ainsi le même Esprit d’amour embrassant l’aimable Mère dans une même étreinte, leur fait vivre une vie mariale en Marie pour Marie; car c’est un seul et même esprit qui opère en elles de semblables choses, le même Esprit de Jésus les pousse à chérir Dieu Père de Jésus et la Vierge sa Mère, et les fait vivre en Dieu pour Dieu, en Marie pour Marie à la fois divinement et marialement. Remarquez seulement comment cela put avoir lieu dans le Christ sans empêcher aucunement la perfection la plus haute et vous verrez aisément comment cela peut se produire en quelques fils choisis de Marie sans causer aucun préjudice à la vie contemplative la plus parfaite.

Il est assez facile, semble-t-il, de comprendre cette doctrine, car où vit et demeure l’Esprit du Christ, quoi d’étonnant qu’il y exerce



tiones, allocutiones, actiones erga Matrem amàbilem, sicuti fuit in Jesu durante ejus vita et erit per totam ceternitatem?

Itaque ad animas Mariam amantes dicere liceat : «Quia estis filii Maria, misit Deus Spiritum Filii sui in corda vestra clamantem : Ave Mater», id est excitantem in illis filiales affectiones, amorosas inclinationes, amicabiles accessus, innocentes et teneros amplexus et varias tenerrimi amoris operationes erga Mariam ut Matrem amabilissimam et dignissimam; est enim unus atque idem Spiritus Jesu, qui opcratur omnia in istis animabus, nempe simul amorem divinum et marianum sine impedimento alterutrius. Et consequenter sicut taies anima per amorem Dei vivunt vitam divinam in Deo propter Deum, ita per eumdem spiritum amoris se extendentem simul ad Matrem amàbilem, etiam vivunt vitam marianam in Maria propter Mariam : nam unus atque idem spiritus operatur in illis similia, idem Spiritus Jesu facit illas amare Deum Patrem et Virginem Matrem, ac vivere in Deo propter Deum et in Maria propter Mariam divine et simul mariane. Solummodo advertite, quomodo hoc in Christo fieri potuejrit absque prajudicio summa perfectionis et facile per —cipietis, quomodo id in aliquibus specialibus Maria filiis possit fieri sine prajudicio vita contemplativa vel perfecta.

Hoc videtur satis intelligibile ; nam ubi Spiritus Christi xnvit et inhabitat, quid est mirutn quod habeat diversas operationes tam contemplationis et amoris

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diverses opérations tant de contemplation et amour de Dieu que de contemplation et amour de Marie avec plusieurs autres encore! Toutes sont exercées dans l’âme par le seul et même Esprit de Jésus, comme Il lui plait et selon la capacité de chacun. Que personne désormais ne s’cn étonne plus, puisque de fait les choses paraissent avoir bien, que dis-je? ont lieu réellement ainsi pour quelques âmes.

CHAPITRE XIV L’Esprit de Marie dirige, possède, agit et vivifie quelques âmes. En quel sens et de quelle manière. Ces âmes vivent alors par l’esprit de Marie, leur vie est Marie, elles sont comme transformées en Marie.

Certaines âmes, vrais enfants de Marie, soit en raison de l’habitude qu’elles ont de considérer sans cesse Marie comme leur tendre Mère, soit par influence spéciale de l’Esprit de Jésus qui ne cesse de les mouvoir et de les diriger amoureusement vers cette très douce Mère, éprouvent les grâces suivantes. Il leur semble qu’elles se laissent conduire, former, posséder et animer par le propre esprit de Marie. Cette Bienheureuse Mère semble les élever comme de petits enfants très chers, les pénétrer de sa propre nature, les revêtir de son esprit î en ce sens Elle paraît les transformer en Elle et son esprit semble vivre en ces âmes et tout y opérer.

Voici l’explication que l’on peut donner de cette expérience mystique. Indubitablement l’Esprit de Jésus a possédé, agi et vivifié

Dei quam contemplationis et amoris Maries et plttres alias? Atque has omnes in anima operatur unus atque idem Spiritus Jesu, prout vult et secundum cujusque capacitatem. Quocirca nemini deinceps id mirum videatur, cum hoc videatur et de facto in aliquibus sic fieri constet.



CAPUT XIV Spiritus Mariæ dirigit, possidet, operatur et vivificat aliquas animas. Quo sensu et modo. Tune illæ vivunt per spiritum Mariæ, ipsnrum vita est Maria, et quasi transformantur in Mariam.

Videtur aliquibus Maries filiis sive per consuetudinem eam sic in mente habendi ut Matrem amabilem sive per frequentes amorosas operationes et directiones Spiritus Jesu erga hanc suavissimam Matrem, quod sese ab ejus spiritu etiam sinant régi, formari, possideri, animari, ita ut ab ea ut filioli charissimi videantur educari, ejus indolem imbibere, ejus spiritu indui, atque hoc sensu in eam transformari ejusque spiritus in eis vivere et omnia operari.

Quod hoc sensu potest intelligi : Indubie Spiritus Jesu ineffabiliter perfectius possedit, operatus est et vivificavit Matrem amabilem quam ullam aliam

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l’aimable Mère plus parfaitement que toute autre créature, et cela d’une manière que nous ne saurions exprimer. Cet Esprit de Jésus, demeurant en Elle a fait Lui-même ses œuvres, ne rencontrant aucune défaillance dans sa coopération, si bien que l’Esprit de Jésus, grâce à cette coopération très fidèle est devenu le propre esprit de Marie, esprit dont Elle dit Elle-même : «Mon Esprit est plus doux que le miel»./1 Cet esprit, devenu le sien, a resplendi en Elle dans tout genre de vertus et c’est Lui qui a tout opéré en Elle, avec Elle.

Lors donc qu’Elle daigne former des fils de prédilection, Marie attire en eux son esprit, c’est-à-dire l’Esprit de Jésus qui opère en eux les propres vertus de cette Mère, ses dispositions naturelles, sa manière d’agir, jusqu’à ses moindres inclinations. Ils paraissent dès lors transformés en Marie et l’esprit de Marie semble vivre en eux; ou plus exactement c’est l’Esprit de Jésus qui vit et opère en eux comme en Marie. D’ailleurs pourquoi trouver étrange que des fils si chers ne fassent plus qu’une âme avec leur tendre Mère et se laissent pénétrer de sa propre nature ! C’est là précisément la marque des bons fils, c’est là précisément le but que se proposent les mères très aimantes.

De telles âmes voient alors se manifester en elles la vie de Marie conjointement à la vie de Jésus. Alors, de même que l’Apôtre s’écrie : «Je vis, non ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi»/2 c’est-à-dire l’Esprit du Christ vit en moi; ces âmes, à leur tour, peuvent, semble-t-il, s’écrier aussi : «Je vis, non ce n’est plus moi qui vis, c’est Marie qui vit en moi», car tout ce qui



creaturam. Hic Spiritus Jesu in ilia manens ipse fecit ejus opéra in nullo déficiente ejus cooperatione, sic ut Spiritus Jesu per fidelissimam ejus coopera- tionem foetus sit ejus spiritus, de quo ipsa ait1 : « Spiritus meus super mel dulcis ». Hic ejus spiritus in ea emicuit in omnis generis virtutïbus et omnia in ea cum ea operatus est.

Quando autem ipsa dignatur aliquos filiolos formare, eis procurât suum spiritum, id est Spiritum Jesu operantem suas in eis virtutes, suam indolem, suum agendi madum, suas inclinationes; quo fit tà illi videantur in Mariam transformari et spiritus Mariée in illis vivere, vel potius Spiritus Jesu vivit et operatur in illis sicut in Maria. Sed quid mirum si hi filii charissimi cum sua Matre amabili fiant unanimes ejusque imbibant indolem? hoc proprium est bonis filiis, hoc intendunt amantissimee matres.

Tune vita Morice manifestatur in illis juxta et vita Jesu. Tune fit ut, sicut dixit Apostolus *; «Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus», id est, Spiritus Christi vivit in me, etiam taies videantur posse dicere : Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Maria, eo quod nimirum in eis exstinctum sit quidquid illi spiritui Maria contrariatur, et quidquid illi est conforme vivat

/1. Eccli. 34, 37.

/2. Gal. 3, 30.

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s’opposait à cet esprit de Marie s’est éteint en elles et désormais ne vit en elles que ce qui est conforme à cet esprit.

Bien plus, l’esprit de Marie, conformément à l’explication donnée, semble les diriger, les posséder, les vivifier, comme si l’esprit de Marie joint à l’esprit de Jésus ou mieux le seul et même esprit de Jésus et de Marie opérait en eux toutes leurs œuvres, les animait, les dirigeait en tout, de même qu’il a animé et dirigé Marie en opérant toutes ses œuvres.

En ce sens, désormais de telles âmes ne vivent plus, c’est Marie qui vit en elles, agissant, inclinant, dirigeant leurs puissances pour les faire vivre ainsi d’une nouvelle manière en Dieu. Pour eux, vivre c’est Marie, et c’est à bon droit qu’ils lui disent alors : «Salut, ô notre vie, notre douceur, notre espérance».

Terminons ici notre exposé, puisse-t-il suffire à diriger les âmes pieuses dans la vie déiforme et divine en Dieu pour Dieu et tout ensemble mariale en Marie pour Marie, que daigne accomplir en nous Celui qui nous a donné de vouloir par l’intercession de notre bonne Mère, Jésus béni dans tous les siècles. Amen.



in illis. Imo spiritus Maria sensu dato videtur eos dirigere, possidere, vivificare, quasi spiritus Maria cum spiritu Jesu seu unus et idem spiritus Jesu et Maria operaretur in illis omnia eorum opéra, eos animaret, in omnibus dirigeret, sicut Mariam animavit, direxit et omnia ejus opéra fecit. Atque hoc sensu jam ipsi non vivunt, sed Maria vivit in illis eorum potentias agendo, inclinando, diri- gendo, quo sic eos novo modo faciat vivere in Deo. Sicque ipsis vivere Maria est, quam tune mérita salutant : «Vita, dulcedo et spes nostra salve.»

Atque hac sufficiant, ut pia anima instruantur in vita deiformi ac divina in Deo propter Deum et simul mariana in Maria propter Mariam, quam in nobis perficere dignetur, qui dédit velle per intercessionem Matris, Jésus bene —dictus in sacula. Amen.





Autobiographie de Marie de Sainte-Thérèse




L. van der Bossche, Introduction


[Page I]. L’année 1977 marque le tricentenaire de la mort de celle que le Carmel appelle Marie de Sainte Thérèse. C’est l’occasion de faire mieux connaître cette mystique exceptionnelle restée jusqu’ici pratiquement ignorée, du moins en France.

Né à Hazebrouck en 1623, Maria Petyt a choisi le nom de Maria a Sancta Teresia lorsqu’elle devint tertiaire laïque du Carmel à Gand. Plus tard, à Malines où elle vint s’établir en 1657, elle fera le vœu perpétuel de tertiaire régulier et son genre de vie érémitique sera approuvé par le Père Général de l’ordre, probablement vers 1659, après deux ans de probation.

Les trente ou quarante premières années de sa vie sont scrupuleusement relatées dans son autobiographie écrite en flamand en 1668, sur ordre de son directeur spirituel, le père Michel de Saint-Augustin. La relation s’arrête d’ailleurs à la date de cette même année.

Il n’en va pas de même des quelque dix-huit ans qu’elle vécut jusqu’à sa mort à Malines dans «l’Ermitage» avec un très petit groupe de consœurs. Il est vrai que dans cette retraite les faits extérieurs sont rares et peu marquants : la vie extérieure de Marie de Sainte Thérèse ne subit plus aucun changement et seule importe sa vie intérieure. De l’évolution de sa vie d’âme elle a rendu compte au jour le jour dans les nombreux billets et lettres qu’elle adressait à son père spirituel et que celui-ci, dans son édition de 1683, a classés par ordre de matière sans tenir compte de la chronologie.

Mais cet «Ermitage» et la vie qu’y menait la «recluse» était d’un genre assez particulier. Les signes extérieurs de l’Ermitage et du cloître n’y paraissaient guère. C’était une maison attenante au couvent des Pères Carmes; et si elle était aménagée en cellules et salles communes, l’on n’y trouvait cependant ni grille ni vraie clôture. La vie qu’y menait Marie de Sainte Thérèse et ses consœurs était cependant strictement réglée quant aux heures d’oraison, au silence, à l’abstinence d’un ordinaire très frugal et pauvre.

La vraie réclusion de Marie de Sainte Thérèse était toute intérieure et certes aussi sévère que celle des ermites, voire des recluses emmurées. L’essentiel de sa vocation était un appel irrésistible au silence et à la solitude : elle y avait répondu en établissant au plus profond de son âme un authentique désert; et tout son travail ascétique consista toujours à en défendre le moindre accès.

Dans la pratique, — car tous ses écrits sont le témoignage d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine ou méthode de vie intérieure —, cet isolement érémitique est réalisé par une séparation (page II) très marquée des diverses opérations de l’intelligence et de la volonté. Peut-être cette séparation rejoint-elle l’idéologie d’Albert le Grand et surtout de Tauler, et la recluse considérait-elle ces opérations distinctes comme des puissances autonomes de l’âme : l’intelligence naturelle d’une part et le «mens» de l’autre; d’une part la volonté naturelle se portant ou bien particulier et de l’autre, le «vouloir foncier» se portant au Bien.

Il y a là une prédisposition existant depuis la première jeunesse et peut-être accentuée par les circonstances et cultivée par la direction et la philosophie du père Michel de Saint-Augustin.

Cette direction a d’ailleurs été décisive, et providentielle, dans la vie de la «recluse»; aussi semble-t-il nécessaire de situer autant que possible la personnalité de celui qui fut son «Père spirituel» pendant plus de trente ans.

Michel de Saint-Augustin (van Sallaer) né à Bruxelles en 1622, était entré en religion en 1640 chez les grands Carmes, où il occupa dans la suite des charges importantes : lecteur en théologie, maître des novices, définiteur, prieur à Malines, provincial, etc.

L’ordre des grands Carmes, établi en Belgique, était le Carmel primitif, mais son observance, depuis ses antiques origines, avait été mitigée à plusieurs reprises. Si bien qu’à l’époque de Michel de Saint-Augustin (et donc aussi de Maria à Sancta Teresa) en divers pays une tendance s’était déjà manifestée pour réformer l’ordre mitigé et revenir à l’esprit et à la rigueur d’origine des moines du Carmel. La plus connue de ces réformes est certainement celle de (III) Thérèse d’Avila, qui aboutit comme on sait à l’autonomie de la branche séparée des Carmes déchaux : le Carmel Thérésien.

Mais une autre réforme importante fut celle «de Touraine», avec le père Philippe Thibault et le frère aveugle Jean de Saint Samson. Cette dernière exerça une grande influence sur les grands Carmes de Belgique et finit, après bien des discussions, par remplacer les constitutions adoucies par une plus stricte observance dans plusieurs couvents et monastères. Si bien que, grâce aux efforts du père Martin de Hoogne, prieure à Gand en 1622, de Jean de Bavays à Valenciennes et à l’intervention des Archiducs, la réforme se propagea en Flandre et Brabant des 1633 pour se généraliser et s’achever à Malines en 1652. À cette date les provinces flamandes et brabançonnes des grands Carmes vivent sous la stricte observance de la réforme de Touraine.

On lit au début des constitutions nouvelles : «Nous affirmons que la première et principale fin de notre Institut est la prière et la contemplation», et la méthode sera «l’introversion» comme dit le frère Jean de Saint Samson.

Michel de Saint-Augustin, qui travailla activement à l’implantation de la réforme dans nos provinces, écrit dans un de ses traités : «l’entrée à l’union avec Dieu par l’introversion doit aller de pair avec la sortie et séparation de son moi propre ainsi que de toutes choses créées».

On comprend qu’animé de cet esprit, sa direction ait dû correspondre aux aspirations frontières et pour ainsi dire congénitale de Maria a Sancta Teresa : le silence et la solitude. Mais comme l’avait dit déjà l’un de ses confesseurs de Gand : «aucun couvent ne pourrait jamais lui donner la solitude à laquelle Dieu l’appelait». Avec l’appui et les conseils de Michel de Saint-Augustin elle devait la trouver plus profond d’elle-même en isolant le fond de l’âme : le «mens» et le «vouloir foncier», non seulement du matériel et du sensible, mais surtout de la raison et de la volonté naturelles. Dans ce fond de l’âme tout est passivement reçu.

Marie de Sainte Thérèse aurait-elle poussé trop loin cette séparation? Peut-être que oui si l’on s’en tient à la base philosophique; mais la recluse n’a jamais prétendu élaborer une théorie doctrinale. Elle est un témoin de l’action du Saint-Esprit. Sa fidélité à pratiquer l’isolement du fond de la serra donner à celui-ci sa parfaite «pureté», selon sa terminologie habituelle. (IV) [….]

Notre édition. Cette traduction suit le texte original flamand édité en 1683 à Gand en deux volumes par les soins du père Michel de Saint-Augustin, alors provincial des Carmes.

[…. J’omets la suite.]



NDE, «Envoi»


Voici le texte suivi du compte-rendu par Marie de son cheminement intérieur au cours des années de découvertes mystiques – surtout de défauts cachés qui se révèlent petit à petit, de la limitation d’un projet personnel visant à perfection qui n’est pas possible par réalisation personnelle et qui sera nécessairement abandonné (par arrachement dans la nuit) au profit d’une remise totale à l’action de la grâce.

Ce journal demandé par son directeur Michel de Saint-Augustin est honnête par son souci de ne pas enjoliver la réalité durement vécue par une âme en peine loin de l’achèvement mystique — elle vivra longtemps encore, mais nous n’avons pas d’autre source pour cette dernière période que les lettres reçues par ce directeur et rangée thématiquement, ce qui interdit d’y retrouver la progression intérieure de Marie (cette seconde partie de ce que publia Michel semble étrangement et souvent «revenir en arrière» par rapport à la «foi nue» exposée dans la première partie – peut-être par suite d’une précaution – éviter l’accusation de panthéisme ou de quiétisme).

Le grand intérêt du projet non publié par van der Bossche que je transcris entièrement réside dans l’imperfection — avouée — de la postulante envers les grâces mystiques offertes par son «Bien-Aimé». Le caractère «très humain, trop humain», est si rare dans les témoignages qui nous sont parvenus des mystiques soit indirectement — biographies édifiantes passant sous silence les «défauts» de leurs héros —  soit directement — ne livrant rien de l’intimité! Elle agace dans l’exposé répétitif des douleurs, de la nuit, etc.

Laissons Marie exposer sa grande «maladie» dont elle sortira victorieuse. Il lui fallut quitter tout l’appareil d’époque, représentations et appréciations religieuses, certitudes, doutes (sur elle-même), attachements...

Récit traditionnel et assez contraint de l’enfance pieuse et serrée d’une future mystique. Pour l’instant la petite fille rêve dévotement tout en subissant des «tentations». Celles-ci traduisent une juste vitalité de l’adolescence par appréciation de chevaliers imaginaires — et du monde.

À l’époque on devait protéger les filles de famille contre tout accident. Le plus raisonnable n’était-il pas de les convaincre en ayant recours à l’Honneur et à la Morale? Vertus qui ne sont plus vaines dès lors qu’elles dérivent d’un vécu intérieur religieux véridique. C’est ce que s’efforcent de faire aux yeux de Maria son père (sévère, mais auquel elle est très attachée) et surtout sa mère : ils seront trop bien suivis du moins à leurs yeux.

On trouvera un récit parallèle dans la Vie par elle-même de madame Guyon. Les ressemblances sont frappantes au point que l’on pourrait croire à des emprunts — mais ils ne pouvaient se produire. Toutes deux étaient cultivées et bonnes lectrices : donc Augustin et/ou Teresa sont des modèles.

L’autobiographie a été rédigée par Maria Petyt antérieurement à son plein épanouissement mystique. De beaux textes mystiques tardifs seront livrés dans la correspondance avec le directeur spirituel qui les redistribuera par thèmes mais sans dates.

Je transcris ici la Vie, texte continu, première moitié du projet de publication de van der Bossche.

Pour la seconde moitié de volume comparable, choix discontinu opéré par van den Bossche dans l’immense fonds présenté par le confesseur Michel de Saint-Augustin, je me limiterai à quelques passages glanés lors d’une première lecture. On en a déjà lu ce qui est peut-être un essentiel sous forme des citations relevées, traduites et commentées par l’excellent Albert Deblaere, notre «troisième mystique»!

Marie Petyt, I. Autobiographie


En l’honneur et à la gloire de la T.S.Trinité, de Jésus, de Marie et de Joseph : j’ai entrepris et achevé d’écrire cette relation pour me conformer à la sainte obéissance. Amen.

I. Enfance et jeunesse

1. La famille93.

(I/Ch.1) Mon père naquit à Hazebrouck, ma mère à Poperinghe. Mon père s’appelait Jean Petyt et ma mère Anna Folque. Lorsqu’elle épousa mon père, ma mère était veuve et de son premier mariage il avait deux fils : l’aîné s’appelait Ignace et le plus jeune Jacques Warneys.

Premier enfant du second mariage de ma mère, je suis venu au monde à Hazebrouck le jour de l’an 1623, à minuit. On m’appela Maria. De cette union naquirent six filles. Deux d’entre elles sont mortes très jeunes, avant d’avoir atteint l’âge de raison; une autre, appelée Sosina, est morte adolescente; une autre encore, Claire, est morte lorsqu’elle venait à peine de se marier. De ces six filles il ne reste aujourd’hui que ma sœur Anne-Marie et moi.

Que Dieu soit à jamais béni de m’avoir fait être de parents si vertueux, craignant Dieu et le servant avec fidélité. Leur vie exemplaire et dévote aurait fait rougir bien des religieux. Mon père et ma mère étaient l’un et l’autre rempli de zèle pour le service de Dieu, pour défendre son honneur et l’honneur de ceux qui lui sont consacrés. Ils tenaient l’état religieux en grande considération, surtout lorsque ceux qui l’ont embrassé mènent une vie édifiante et parfaite. Ils ne supportaient pas les paroles tendant à déprécier cet état. Mon père qui alliait une intelligence ferme à l’ardeur du zèle, répondait avec vivacité à ceux qui parlaient mal de l’état religieux. Il les obligeait à se taire ou à parler avec respect des serviteurs de Dieu.

Il ne supportait pas davantage que l’on médise du prochain en sa présence. Il avait une façon de réduire au silence les médisants, en leur disant : «s’il est vrai que ces personnes ont le défaut que vous dites, nous en avons certains autres». Il ne me souvient pas d’avoir jamais entendu médire du prochain dans la maison de mon père. On ne s’y occupait pas des faits et gestes d’autrui, pas plus que si nous avions vécu seuls (2) dans quelque désert. C’est ainsi que nous avons été élevées en parfaite innocence, droiture et simplicité. Pour moi, j’étais si ignorante et peu soucieuse des gens que je ne m’imaginais même pas qu’il put se commettre un péché dans notre village. Je n’avais aucune connaissance du péché.

2. Grandes qualités de son père et de sa mère.

(I/Ch.2) Mon père était très porté à défendre le droit des veuves et des orphelins, à faire naître dans les cœurs la crainte de Dieu. Animé d’un grand zèle, il lui arrivait de se rendre chez certaines personnes pour les inciter à se repentir de leurs péchés et pour les préparer à faire une sainte mort. Il en agissait de même avec les malades frappés par l’épidémie. Il les visitait, les consolait, les réconfortait comme l’eut fait un père. Il se rendait d’ailleurs librement dans les maisons contaminées par ce que, par deux fois déjà, nous avions nous-mêmes été frappées par l’épidémie.

Ma mère était une femme simple, retirée, pieuse. Elle aimait faire la charité aux pauvres. Elle aussi était comme la mère et le refuge d’un grand nombre de personnes honnêtes, mais pauvres. Elle leur procurait des secours et souvent, par pure charité, leur confiait une petite somme d’argent pour leur permettre de la faire fructifier et réaliser quelque gain. Cela leur assurait une vie honnête et la possibilité d’élever leurs petits enfants. Aussi les gens du peuple l’aimaient-il beaucoup. Un jour qu’elle était gravement malade, notre maison fut entourée d’une foule de malheureux qui avaient reçu d’elle l’un ou l’autre bienfait. Ils ne cessaient de pleurer et de se lamenter parce qu’ils craignaient de perdre leur mère et bienfaitrice. À cette époque plusieurs ont cru que la guérison de ma mère fut obtenue par la prière de tous ces malheureux.

De toute ma vie, je ne n’ai vu impatiente ou fâchée, saufs deux fois : lorsque l’un de ses domestiques avait offensé Dieu et transgressé ses commandements et qu’un autre y avait trouvé l’occasion de pécher à son tour. Ces faits l’avaient émue au point qu’elle en était toute tremblante.

Le dimanche et les jours de fête, après l’office divin et la prédication, elle se retirait seule dans sa chambre pour y lire les vies des saints. Rarement, pour ne pas dire jamais, elle se rendait à la promenade ou faisait quelque visite. On la trouvait toujours chez elle, comme la colombe, ou bien à l’église. Elle m’y emmenait habituellement, quoique je n’eusse pas comme elle le goût de la dévotion.

Je me suis toujours étonnée de ce que je lui entendis dire un jour : elle se plaignait, avec force soupirs, d’avoir été troublée pendant son (3) oraison par certaines pensées ayant trait à son ménage. Elle considérait cette distraction comme une faute grave; ce qui me faisait supposer que ces sortes de distractions lui arrivaient rarement. Cependant elle devait avoir bien des choses en tête et bien des soucis, car notre maison était une maison de commerce et comme mon père s’occupait d’autres affaires, qui lui prenaient tout son temps, le soin de notre commerce était à la charge de ma mère.

Si le négoce dont elle s’occupait l’inquiétait et l’absorbait si peu, je crois qu’elle avait une façon d’agir parfaitement libre. Elle ne semblait jamais se laisser lier par ses occupations ou même s’y attacher. Elle agissait toujours avec calme et pondération, avec une égale sérénité d’humeur et de visage. Elle faisait toutes choses au moment voulu. Avant comme après, elle en était parfaitement détachée et comme vidée. Elle n’était pas avare et ne recherchait jamais les gros bénéfices, se contentant d’un petit bien au taux fixé. Dans son commerce elle parlait fort peu, offrant toutes ses marchandises à leur prix exact, sans en rabattre jamais : «ceci coûte autant, ni plus ni moins». Aussi avait-elle vite fait avec tous, car les marchands comme les acheteurs connaissaient sa manière : c’était oui ou non, sans détours ni tromperies. Pour tout l’or du monde elle eut menti ou manqué de quelque façon à la sincérité.

L’attitude de mon père et de ma mère en présence des enfants et des domestiques était toujours très digne et forçait le respect. Les domestiques et, nous avions pour eux, — et surtout pour mon père —, la véritable crainte révérencielle. C’est à peine si nous osions parler en leur présence. Et cette crainte n’a fait qu’augmenter à mesure que je grandissais.

3. Une enfant douée et agréable.

(I/Ch.3) J’ai souvent entendu dire par mes parents que, dès la plus petite enfance, j’avais été gratifié de beaucoup de dons naturels. (Il n’en reste plus trace aujourd’hui!) Ils prétendaient que Notre-Seigneur m’avait donné un extérieur plaisant, de la gentillesse dans mes façons de parler, une certaine politesse aimable, des manières naturellement agréables et douces... Que sais-je encore. Tout cela, paraît-il, m’attirait la sympathie de ceux qui s’approchaient de moi. Mon père me témoignait une affection toute particulière et extrême. Il aimait jouer avec moi pour se délasser. D’après ce que l’on m’a dit plus tard, j’étais une enfant agréable : tout le monde m’attirait, s’occupait de moi. Moi-même j’ai remarqué ce fait dans le couvent où j’allais en classe. Ces religieuses — dont le couvent était tout proche — étaient des tertiaires régulières de Saint-François. (4)

Elles me gardaient souvent chez elles, pendant plusieurs jours de suite. Je prenais mes repas avec elles au réfectoire, dormait dans une de leurs cellules. J’étais comme l’enfant de la maison, plus que je ne l’étais chez nous. Elles s’amusaient à me faire répéter que je serais religieuse plus tard, mais dans un autre cloître. Pour me taquiner, elles m’engageaient à entrer chez elles. Elles me disaient qu’on me réserverait la cellule qu’avait occupée une de mes tantes défunte qui fut religieuse dans cette communauté. Mais je ne me laissais pas persuader et, quoique je n’eusse alors que cinq ou six ans, je m’étais déjà rendu compte que j’étais appelée à une vie d’observance plus stricte et de plus grande solitude.

4. Culture de la piété et de la discipline.

(I, Ch.4) Dès ma plus tendre enfance, mes parents ont toujours eu soin de cultiver en moi des sentiments de piété. Je ne pouvais leur faire plus grand plaisir qu’en me rendant à l’église et en me comportant de façon dévote. Ils s’efforçaient d’ancrer définitivement dans mon cœur la piété et la vertu. Aussi veillaient-ils à me détourner de toute fréquentation douteuse, de toute camaraderie avec des enfants mal élevés ou grossiers. Ils avaient peur de me voir prendre leurs façons. [....]

Pour m’inciter à la piété et à la dévotion, ma mère me promettait beaucoup de jolies choses, des robes neuves et ainsi de suite. Souvent quand je l’accompagnais à l’église, elle me donnait un peu d’argent de poche, me recommandant toutefois de le déposer dans ma tirelire afin d’acheter plus tard quelque objet qui me plût. Elle n’aurait pas supporté de me le voir dépenser à des friandises comme le font la plupart des autres enfants. Elle tâchait de nous faire partager son horreur du gaspillage. À l’en croire tous ceux qui gaspillent l’argent de cette manière ne sont que vauriens et dépensiers.

De cette manière et dès le plus jeune âge, elle a sévèrement discipliné en moi l’appétit sensible. Elle me faisait réprimer les envies que je pouvais avoir soit de quelque fruit ou de quelque autre douceur. J’ai toujours dû me contenter de celles qu’elle nous donnait parfois et qu’elle partageait entre tous ses enfants en parts bien égales, sans donner plus à l’un qu’à l’autre. Personne de nous n’eût jamais osé demander une friandise : il fallait attendre avec patience qu’elle se décidât à nous en gratifier. Pour elle, ceci devenait un moyen d’acheter en quelque sorte notre piété. Nous étions si jeunes encore et elle voulait encourager notre bonne volonté.

Chaque samedi soir, notre mère nous engageait à chanter des litanies (5) de la Sainte Vierge devant un petit autel qu’elle avait fait orner avec beaucoup de soin. Elle nous y rassemblait tous. Mon frère y avait pendu une petite clochette qui servait de signal et nous avertissait qu’en l’heure était venue de nous réunir. Mon frère remplissait les fonctions de Cantor et nous répondions Ora pro nobis tous ensemble. Chaque fois que nous nous réunissions pour cette pratique, chacun de nous recevait un gros sou. À cette époque cela représentait notre argent de poche pour toute la semaine.

Ah, combien ne suis-je pas redevable à Dieu qui m’a donné de si bons parents! Ce sont eux, bien sûr, qui ont déposé en moi le germe de la vertu et de la piété. Quelle chose importante que d’avoir été poussée, dès l’enfance, à l’amour de Dieu! Au seul souvenir de tout ce que mes parents ont fait pour moi je me sens remplie de confusion et les larmes me viennent aux yeux tandis que j’écris. [....]

5. La variole.

(I, Ch.5) Notre père, pour affermir et augmenter nos sentiments de piété, nous disait souvent des fragments de la vie des bienheureuses jeunes Vierges. Il voulait nous inculquer ainsi l’admiration et le désir de l’état de virginité. On ne saurait dire avec quelle conviction il nous faisait l’éloge de la pureté virginale. Il nous faisait comprendre le bonheur de celles qui choisissent Jésus comme seul époux : un époux immortel. À l’exemple de ces bienheureuses petites vierges il réussissait à enflammer notre cœur au point que nous ne pouvions plus penser à quelque autre époux que Jésus. En même temps notre père nous dépeignait la fragilité et la vanité de tout ce que le monde est capable d’offrir. Il répétait sans cesse cette phrase : «tout est vanité de vanité; le monde est tout vanité».

J’ai conservé jusqu’à l’âge de sept ou huit ans ces sentiments de simplicité, de candeur et de piété. Vers cette époque il plut à Dieu de permettre que je fus atteinte par la variole. Ce mal me fit perdre toute la beauté et le charme que je pouvais avoir eu. J’en sortis laide et plus ou moins défigurée. Mes parents en furent fort attristés; mais je crois que Dieu avait permis ce malheur pour modérer un peu l’amour excessif qu’ils me témoignaient. La tendresse qu’ils avaient pour moi était vraiment trop grande.

En me voyant tellement défigurée par le mal, mon père s’écria : «est-ce là mon enfant !» Il semblait même ne plus me reconnaître. Comme sa piété était grande, il parvint cependant à se soumettre au bon plaisir de Dieu; mais à dater de ce jour il ne s’occupa plus de moi (6) autant qu’il avait accoutumé. Peut-être aussi étais-je fort changée intérieurement. C’est en effet depuis cette maladie que j’ai perdue beaucoup de ces grâces que j’avais reçues. Il me vint une certaine sauvagerie ou rudesse. Mon attrait pour le jeu augmenta. J’aimais jouer aux cartes; et des journées entières je m’amusais sur la glace au lieu d’aller à l’école. Au contraire, j’étais devenue très lente et tiède au service de Dieu et aux pratiques de dévotion. Petit à petit je prenais de mauvaises habitudes et m’abandonnait à de mauvais penchants. Tout ceci mécontentait fort mes bons parents.

6. Le goût de la pureté virginale.

(I Ch.6) Ma mère me surveillait avec beaucoup d’attention : aucune de mes fautes ne passait sans punition ou réprimande. Elle me corrigeait, me conduisait de force à l’église, etc. Parfois cependant elle usait de douceur et, avec une discrétion vraiment maternelle, tâchait de me gagner au bien et de me détourner du mal à tout prix. Aujourd’hui je vois bien que si elle n’avait pas exercé une aussi stricte surveillance sur ma conduite, je serais devenue sans aucun doute une enfant mauvaise et grossière. Si mauvaise que j’aurais risqué d’aller en enfer.

Béni soit Dieu de m’avoir donné des parents vertueux et vigilants. À cet âge les petits enfants prennent facilement l’habitude du mal s’ils n’en sont empêchés par une surveillance attentive, des admonestations et la direction des parents.

Toutes ces années-là, je les ai passées tantôt me corrigeant un peu, tantôt retombant dans des habitudes de dissipation. Je ne pensais guère qu’à jouer avec d’autres petites filles et parfois même avec des petits garçons dont les penchants n’étaient pas très bons. Il arriva alors que je fus invitée à certaines façons inconvenantes de jouer; mais comme grâce à Dieu, ma nature ne m’inclinait pas à ces sortes de choses, leurs jeux ne me plaisaient pas et je tachais toujours de m’y soustraire. En réalité ils m’effrayaient, car j’ai toujours éprouvé une aversion naturelle de tout ce qui est contraire à l’impureté, si insignifiants que ce pût être. Bientôt ces garçons cessèrent de s’occuper de moi; et je remercie le bon Dieu de m’avoir préservée de ce danger.

À partir de cette époque, notre Seigneur a commencé de me montrer qu’il prenait soin de moi. Il créa autour de moi certaines circonstances qui devaient me faire retrouver mes sentiments passés de piété et de dévotion. Je veux dire qu’à ce moment il m’a clairement manifesté qu’il m’avait choisie pour être un jour son épouse. Tout cela se fit à l’intervention et grâce aux efforts une très pieuse fille qui vint se placer (7) chez nous comme servante. Âme dévote, elle menait une vie tout intérieure. Poussée par son zèle et par l’affection qu’elle avait pour moi, elle essaya de m’orienter vers Dieu et de me donner le goût de la pureté virginale. À cet effet elle me racontait souvent certains épisodes de la vie de bienheureuses jeunes vierges qui s’étaient entièrement consacrées à Dieu. C’est à cause de cela, me semble-t-il, que mon affection se reporta de nouveau vers Dieu et que je pris à cœur de le servir dévotement.

De jour en jour Jésus m’attirait davantage et m’invitait à l’aimer. (Il est vrai que tout ceci se passait encore à la manière des enfants). Cependant lorsque j’eus atteint l’âge de dix ans je fit à mon bien-aimé le vœu de chasteté perpétuelle, à l’insu de tout le monde. Je m’offris tout entière à mon bien-aimé Jésus, lui promettant fidélité et le choisissant lui seul comme époux. J’étais trop innocente pour savoir au juste ce que signifiait de garder ou de perdre la pureté; mais je savais bien que les jeunes filles qui se choisissent Jésus comme époux ne peuvent épouser personne et doivent appartenir à lui seul.

Vers le même temps, lorsque j’eus dix ans, ma mère s’occupa de me faire faire la sainte communion. Elle m’instruisait elle-même et me faisait instruire pour m’y préparer dignement.94 [….]

(I Ch.7) [….]

8. En pension à Saint-Omer.

(I Ch.8) À cette époque j’éprouvais souvent le désir de me retirer au désert dans quelque grotte ou caverne, pour y mener la vie d’ermite et ne me nourrir que d’herbes et de plantes. Souvent la tentation m’était venue de m’échapper tout doucement de la maison de mes parents et d’accomplir mon dessein. Plus tard lorsque je fus plus âgée, cette même tentation m’est souvent revenue. Ce qui me retenait de tenter l’aventure c’était la crainte des malfaiteurs et des bêtes sauvages. Ma foi et ma confiance en Dieu n’étaient pas assez forte pour me faire passer outre.

Cependant j’aimais beaucoup lire ou écouter la lecture de la vie des saints moines et moniales, surtout celle des ermites. Leur genre de vie me plaisait tout particulièrement. Dès ce temps notre Seigneur me faisait signe et m’indiquait qu’il m’avait choisi pour vivre un jour cette vie recluse que nous menons ici (à Malines). Ce genre de vie a toujours exercé sur moi un réel attrait. J’en reparlerai plus au long. De nature j’avais un penchant pour la solitude et j’ai toujours aimé m’isoler. (8)

À l’âge de 12 ans, ma mère me mit en pension dans un couvent à Saint-Omer. Elle voulait que j’y apprenne la langue et les bonnes manières. Mais elle espérait surtout que ma piété et ma dévotion s’y développeraient et s’affermiraient. C’était là son vrai dessein et elle l’a avoué à certaines de ses amies. À cette époque mon frère et sa femme habitaient à Saint-Omer. Ils proposèrent à ma mère de m’héberger chez eux, mais elle leur répondit qu’elle préférait me placer dans un couvent où je serais mieux formée à la piété. Aujourd’hui j’ai honte d’avoir si mal profité de toutes les possibilités que m’offraient la prudence et les soins de ma mère.

9. La piété au pensionnat

(I/Ch.9) Je suis restée dans ce couvent jusqu’à mes douze ans et demi. Les religieuses étaient très bonnes et pieuses. Elles m’étaient très attachées parce que je prenais fort à cœur leurs instructions et avis spirituels. À cette époque notre Seigneur m’avait donné la grâce de l’oraison mentale. Parfois ma prière était nettement surnaturelle. Il me semblait être attiré et élevé à un état d’attention éminente de l’âme. Je ne saurais dire de quelle façon et dans quelle région de l’âme cela se pratiquait; mais cet état durait parfois deux heures d’affilée. Pendant tout ce temps, je demeurai en oraison sans le moindre effort et sans travail actif. Si je me souviens bien j’étais alors enflammée d’un doux et brûlant amour.

Cette oraison consistait habituellement en une considération de la vie et de la Passion du Christ. J’y trouvais goût et satisfaction. Cependant comme je viens de le dire, notre Seigneur me faisait parfois dépasser cette méditation et m’élevait plus haut. Je jouissais souvent, me semble-t-il, de cette sorte de recueillement. Je me trouvais habituellement dans un état d’oraison mentale entrecoupée de prières vocales. À cette époque j’avais une réelle facilité à la méditation, au recueillement des puissances. C’est que de nature j’étais fort paisible et simple; mon esprit était simple et mon imagination sans vivacité. Pour le surplus je ressentais à cette époque une tendance naturelle au bien.

Vers le même temps, il me vint aussi un certain désir de pratiquer des mortifications, afin de suivre l’exemple des saints. Tout cela se faisait évidemment à la façon des enfants : je me ceignais d’une corde nouée à même le corps. Je demandais à mon confesseur la permission de coucher sur la dure; mais il ne voulut pas m’y autoriser. Il confia même (9) la chose aux religieuses, qui se moquèrent de moi. J’en fus très confuse et n’osai plus dans la suite lui parler de ces sortes de choses. D’autre part je n’osais pas m’adonner à ces pratiques sans autorisation, car les maîtresses nous parlaient sans cesse de l’obéissance et nous disaient qu’il n’était pas permis de rien faire si ce n’est par obéissance.

Peut-être est-ce de là que m’est venu le grand désir de vivre dans l’obéissance et de ne jamais rien entreprendre qui ne me fut commandé. Il est vrai que cette tendance s’est affaiblie dans la suite et pour quelque temps, à l’époque où ma vie intérieure s’est de nouveau faite plus tiède. J’en reparlerai plus tard.

Lorsque j’eus quitté ce pensionnat et fut rentrée à la maison de mes parents, je suis resté bonne pendant un an, — peut-être un peu plus. Je me comportais comme une enfant bonne et pieuse, bien disposée et polie. Je respectais mes parents, les aimait, leur rendait service. Ils s’en montraient fort satisfaits et heureux.

L’attrait que j’avais ressenti pour les pénitences persista aussi d’une certaine façon. Je continuais de me ceindre parfois d’une corde et, si j’ai bon souvenir, de m’en servir pour me donner la discipline de temps en temps. Ma mère s’en était aperçue et me demanda si cela me faisait réellement mal; et comme je lui répondis affirmativement, elle ne me dit rien pour me détourner de cette pratique et ne me l’interdit pas. Elle aimait voir chez ses enfants l’attrait de la piété et de la dévotion. Aussi me laissa-t-elle toute liberté d’agir à ma guise en cette matière.

10. La liberté à Poperinghe.

(1 Ch.10) Un peu plus tard une épidémie de peste s’abattit sur notre village. Nos parents soucieux de nous y soustraire conduisirent tous leurs enfants chez un de nos oncles habitant à Poperinghe. Cette mesure était certainement prudente et dans l’intérêt de notre santé physique. [....]

Pour la santé de l’âme, elle fut cependant très préjudiciable. Privée des exhortations et des exemples de mes parents, soustraite à leur autorité et livrée entièrement à moi-même, je ne tardai pas à devenir lente et paresseuse au service de Dieu, n’assistant plus guère à la sainte messe hors les dimanches; et encore y étais-je alors pleine de distractions et de négligences. C’est à peine si le matin et le soir je faisais quelque prière, par habitude. Au cours de la journée, je n’élevais plus guère mon âme vers Dieu. Je ne pensais presque plus au bon Dieu. Je n’ai pas souvenir de m’être confessée une seule fois ni d’avoir communié pendant toute cette demi-année que dura (10) notre séjour chez mon oncle. Je ne me sentais pas portée à tel ou tel mal particulier, mais l’état où je me trouvais alors me disposait au péché et j’y serais certainement tombée si Notre Seigneur ne m’avait retenue d’une main ferme. La vie superficielle et tiède que je menais m’éloignait de Dieu et de la piété. Cela pouvait suffire à me faire tomber dans toutes sortes de péchés. Il me semble avoir eu pour lors les trois défauts bien connus : j’étais vaine, frivole et peu serviable. Je passais une grande partie de mon temps en conversations avec des jeunes gens et des jeunes filles; j’aimais jouer aux cartes, flâner, faire la grasse matinée, et ainsi de suite.

De toutes manières je me transformais tellement il était devenu comme une autre personne. La grâce de Dieu m’a gardé de commettre l’une ou l’autre faute notoire; mais cependant mon cœur et mes yeux étaient tout tournés vers les choses du monde. J’avais oublié la foi que j’avais jurée à Jésus. Je n’y pensais même plus. Les plaisirs, les richesses, les biens de la terre me sollicitaient et je ne pensais plus qu’à l’état de mariage. L’oncle chez qui nous habitions était d’ailleurs d’esprit un peu trop mondain. Il ne supportait pas qu’un de nous marquât son intention d’entrer en religion. Il nous vantait les avantages de la vie dans le monde et se moquait de mon frère aîné Ignace (celui qui s’est noyé plus tard en Espagne). À cette époque mon frère avait pris la résolution de se faire religieux et c’est son oncle qui l’a détourné de ce projet. Ma mère en eut d’ailleurs beaucoup de chagrin. [....]

11. Attrait du monde. Grave maladie.

(I Ch.11) Revenue chez mes parents, j’ai repris d’une certaine façon mes pratiques de dévotion; mais il me semble avoir agi de la sorte plus par respect pour mes parents que par amour pour Dieu et désir de lui plaire. Mon cœur restait attaché aux choses du monde. Tous mes efforts tendaient à me rendre jolie, à m’arranger au goût du monde. Je voulais être plaisante à regarder. Pour le surplus, j’aimais toujours la promenade, les jeux de cartes; j’étais curieuse de voir jouer la comédie, danser, et ainsi de suite. Grâce à Dieu tout cela se pratiquait en toute honnêteté, car mon père nous avait profondément inculqué l’horreur de tout ce qui peut blesser la dignité et les convenances dans les conversations et les rapports avec des personnes de l’autre sexe. Il nous parlait souvent du grand mal qui peut en résulter. Il nous mettait en garde contre l’astuce des jeunes gens et nous inspirait une grande frayeur à ce sujet. «Si jamais, disait-il, pareil malheur devait nous arriver, jamais nous ne (11) pourrions reparaître devant lui, car il nous aurait rompu les os, ou quelque chose d’approchant». Ces menaces ont été fort utiles pour moi dans la suite, lorsque je me trouvais en péril de fauter gravement.

À cette époque le Seigneur m’a visité en m’envoyant une longue et grave maladie. Je fus même en danger de mort. Ma mère m’avertit que je devais me préparer à me confesser et à recevoir le saint Sacrement. Mais, hélas, mon aveuglement était tel que je ne voyais même pas le mal qui était en moi; et je ne trouvais rien à confesser. Je ne me souviens pas d’avoir jamais confessé toutes ces fautes passées, car je ne les considérais pas comme des péchés. Si Dieu m’avait laissé mourir alors et au cas où des péchés auraient été mortels, je serais allé droit en enfer. Qu’il soit loué pour sa miséricordieuse bonté. Il m’a épargnée pour lors et m’a conduit à voir plus clair et à m’amender. Lorsque j’appris que je me trouvais en danger de mort, je ne cessais plus de pleurer et de me lamenter. Je me plaignais de devoir mourir en pleine jeunesse. Je ne parvenais pas à me faire une raison et à accepter la mort. Ce qui me troublait ce n’était pas l’état de mon âme au regard de Dieu ni le sort qui lui serait réservé. Tout cela je n’y pensais guère, mais je tenais à la vie. Elle m’était agréable et je ne l’aimais pas parce qu’elle pouvait être bonne et salutaire, mais parce qu’elle offrait des biens que je voulais goûter.

12.95

(I/Ch.12) plus tard, vers l’âge de seize ans, je fus encore une fois éloignée de la maison. Les parents me placèrent à lire. Je crois qu’il voyait un certain danger pour moi dans la présence d’un officier de notre armée cantonnée chez celui-ci semblait me poursuivre de ses assiduités peut-être astucieuses. Mon éloignement devait me soustraire au danger.

À Lille je me trouvais chez des gens pieux et de conduite fort édifiante. Ils prenaient soin de moi comme s’ils avaient été mes vrais parents. Ils ne me permettaient guère de sortir seule; je les accompagnais sois à l’église, soit à la promenade et il évitait toute occasion de faire quoi que ce fut qui ne convenait pas.

Cette discipline m’a été d’un grand profit, car sans elle j’aurais sans doute usé mal de la liberté et me serait dissipée en bavardages dommageables. Comme la dame était fort dévote et se rendait beaucoup à l’église, je pris l’habitude d’assister fréquemment aux Offices religieux; mais j’y allais sans grande dévotion. Je passais le plus clair de mon temps à lire des histoires de chevaliers et ainsi de suite. Ces lectures m’émouvaient souvent jusqu’aux larmes. Jéprouvais pour mes héros une compassion naturelle en lisant les aventures pénibles qu’ils avaient traversées. Au contraire les choses divines me laissaient parfaitement insensible et je ne versais pas une seule larme à la pensée de tout ce que mon doux Jésus a souffert pour moi. Ah, quel immense aveuglement était le mien!

Ma mère ne me privait ni de jolies robes ni de bijoux : elle me donnait tout ce que je désirais et ne me refusait rien. Mon cœur naspirait plus qu’à l’état de mariage et, pour mieux réussir a atteindre mon idéal, je me rendis un jour en pèlerinage à une statue miraculeuse de la Sainte Vierge et lui fis une sotte prière qui m’a souvent fait rire dans la suite pour son aveugle stupidité. Je priai donc notre bonne Mère de me rendre jolie et bien faite et agréable afin de pouvoir plaire à quelque jeune homme et me faire aimer de lui! Je me rendais compte qu’il y avait quelque chose dans ma personne qui ne pouvait plaire aux gens du monde. J’avais une épaule plus haute que l’autre et ce défaut m’était venu à force de me tordre le bras vers l’arrière pour mieux lacer mon corset. J’espérais que la sainte Vierge m’aurait guérie de ce défaut et je la priais de m’exaucer afin de pouvoir mieux plaire au monde.

Mais je crois que mon aimable Mère m’a exaucée d’une autre façon; une fa­çon que je ne désirais pas et à laquelle je ne m’attendais guère. À partir de ce jour en effet, elle s’occupa de me rendre plaisante et agréable à Jésus mon fiancé, à qui, six ans plus tôt, j’avais fait une promesse de fidé­lité à laquelle je ne pensais plus.

(1/Ch. 13) Il arriva, peu de temps après ce pèlerinage, que mon âme fut touchée brusquement et illuminée soudain d’un rayon de lumière divine. Dans cette clarté je vis avec évidence la détestable abjection des choses pé­rissables et de tout ce qui est dans le monde. Je vis en même temps toute la dignité, l’éminence, la délectable bonté des biens éternels que l’on acquiert en détestant et en abandonnant tout ce qui est du monde, pour l’a­mour de Jésus. Cette manifestation évidente de la vérité fit naître dans mon âme un puissant désir de quitter le monde et d’entrer au couvent pour y servir Dieu.

Si je ne m’abuse, Dieu m’a donné là un certain goût de la gloire et des jouissances du ciel afin de mieux détacher mon cœur des amours terrestres et l’attacher amoureusement aux joies éternelles. Ceci se passait le jour de la vigile de saint Étienne. Cette fête se célèbre en grande solennité à Lille dont la cathédrale est placée sous le vocable de ce saint. En cette vigile je fus émue jusqu’aux larmes en écoutant les cloches que l’on sonnait pour la fête. Il me vint à l’esprit de considérer la haute et

grande dignité des Saints dont l’Église nous invite a méditer l’émi­nence par la célébration solennelle de leur fête.

À dater de ce jour je demeurai fort attachée à la pieté et à la dé­votion. Je commençai à prendre goût aux choses de Dieu. Il me vint aussi un nouvel attrait pour faire certaines mortifications. Pendant un assez long temps, j’ai dormi sur la dure, cultivant en moi un sentiment de sainte haine de moi-même. Cela dura jusquau jour où la dame chez qui j’habitais s’aperçut de la chose et m’y fit renoncer. Jaimais entendre la parole de Dieu : je l’écoutais avec attention et plaisir. J’aimais être seule et trouvais grande satisfaction dans la prière. Les images pieuses m’inspi­raient une dévotion sensible et je faisais volontiers mes prières de­vant elles. Mon cœur se détachait du monde de plus en plus, mais non pas d’un seul coup ni tout à fait. Il m’arrivait encore de ressentir un cer­tain attrait pour les choses du monde, car ma résolution de renoncer entièrement à lui et de le mépriser n’était pas encore fortement ancrée dans mon cœur. C’est pourquoi j’avais toujours plaisir à porter de jolies robes.

Après un séjour d’un an à Lille je suis rentrée chez nous. J’avais alors dix-sept ans. Par la grâce de Dieu l’attrait que j’avais pour Lui et pour la piété m’a été conservé depuis. Mais malgré tout je restais fort occupée des choses du monde, des biens de la terre, de l’argent. Dans la maison de mon père, je vivais au milieu de tout cela. Les images y étaient celles de la richesse, de l’abondance. Mon cœur s’y portait avec ardeur pour les posséder, pour en jouir.

Mon Bien-Aimé voyant bien que tout ceci agissait sur moi comme un appât qui aurait fini par m’éloigner de Lui, ne me permit pas de nager plus longtemps dans des eaux de plaisirs et de jouissances terrestres. Comme j’y prenais goût, j’aurais certainement fini par m’y noyer.

(I/Ch.14) Une fois de plus, il prit à Dieu de me toucher fortement au secret de mon cœur. L’instrument de la grâce fut un prédicateur. Je l’entendis exalter l’état religieux et sa parole ne perça le cœur comme une épée. Pendant le sermon même j’entendis au plus secret de mon âme les paroles de mon Bien-aimé. Elles étaient moins suaves que fortes et me semblaient être des réprimandes, voire des menaces. Elle m’enjoignaient de choisir l’état religieux; et moi je résistais à cette inspiration. Je combattais le mouvement intérieur avec une réelle violence. J’étais comme celui qui se dresse face au vent.

Je faisais la sourde oreille et ne voulais écouter ce qui m’était dit. Voyez combien j’étais malapprise et mauvaise : de propos délibéré je refusais de répondre à l’appel quand Dieu, par pure bonté et par un excès de son amour m’avait attirée si souvent déjà. D’une certaine façon je me parjurais, car j’a­vais déjà fait promesse à Dieu. Je ressentais donc plus d’inclination pour les biens et les joies de la terre que pour Celui qui les a créés. Quel affront fait à Dieu! Je fermais la porte de mon cœur à ce très doux et très aimable ami. Je Lui barrais l’accès. Je me montrais incivile au point de le laisser vainement frapper à la porte, alors qu’il m’invi­tait avec une si douce insistance à partager son intimité et ses ten­dresses. Je ne daignais même pas lui donner un seul mot de réponse.

Mais la bonté de mon Bien-Aimé ne connaît pas de limites. Tel est l’amour qu’il porte à l’ingrate et mauvaise créature que je suis qu’Il ne s’est pas lassé et que, par trois fois bien distinctes, Il m’a touché le cœur avec une force extrême. Alors il ne me fut plus possible de ré­sister. Sa main était trop puissante : sa grâce me terrassait. Il me fit sentir qu’il était le plus fort. Ah, quand Il le veut personne ne pourrait résister à sa puissance. Le coup décisif était porté : Dieu m’avait touché le cœur d’une telle manière qu’il ne demeura plus en moi qu’une nausée à la pensée du monde et de ses biens.

Il faut que j’ajoute un mot à propos de cette dureté de cœur dont j’ai fait preuve en cette occasion. La première fois, lors que j’avais été si fortement émue par le sermon (comme je viens de le dire; mon Bien-Aimé savait qu’un certain religieux avait l’intention de me passer un petit livre relatant la vie de quelques moniales de son Ordre. Ma malice et mon attache aux choses mondaines étaient telles que je refusai d’accepter ce livre.

J’avais peur que cette lecture ne me donnât le goût de la vie religieuse. Je sentais que ce petit livre était comme un filet où j’allais être prise. Et c’était bien cela. Comme ce religieux insistait beaucoup pour me le faire accepter et lire, je finis par céder, quoiqu’à contrecœur. J’entrepris la lecture et à mesure que je lisais mon cœur perdait sa dureté et s’assouplissait pour mieux accueillir les motions divines. Je ne tardai pas à prendre goût à cette lecture au point que je ne pouvais plus m’en détacher. La méditation de cette vie des moniales enflammait mon cœur et me tenait éveillée la moitié de la nuit.

De plus en plus mon cœur s’enflammait à l’amour de mon Bien-Aimé. Aucune chose extérieure ne me touchait plus. Bien que notre maison fut une maison de commerce où souvent des marchands et d’autres personnes recevaient l’hospitalité, je me comportais cependant d’une façon très retirée. J’y vivais comme dans une maison étrangère, ne m’attirant rien de ce qui s’y passait, comme si cela ne me regardait pas. Je ne restais à table que tout juste le temps qu’il fallait. Dès que j’avais achevé mon repas, je prenais mon assiette et, tirant ma révérence, je sortais de table sans dire un mot. Puis je me retirai dans ma chambre et là je restais seule pendant toute la journée sans adresser la parole à qui que ce fut, familier ou étranger. Je vivais comme une ermite. Je descendais pour les repas et pour me rendre à l’église. Parfois aussi je m’isolai dans le jardin et m’asseyait au bord de l’eau. Je prenais grand plaisir à me trouver dans des endroits isolés : je considérais le monde créé et par les créatures je m’élevais à la connaissance et à l’amour du Créateur. Là, au bord de l’eau, il me semble avoir reçu certaines consolations intérieures de mon Bien-Aimé et avoir éprouvé sa présence. Il me parlait intérieurement comme un fiancé parle à celle qu’il aime : douces paroles et caresses d’amour qui m’invitaient à répondre à l’amour.

(I/Ch.16) Je me sentais fortement attirée à pratiquer la prière intérieure, l’oraison mentale. J’y passais un temps considérable. Pour y trouver plus de saveur et pour en prolonger la durée j’utilisais certaines images de piété représentant la douloureuse passion du Christ. Je les considérais de temps en temps avec attention et une tendre dévotion. Je les contemplais avec amour. Ces images me servaient à alimenter ma prière. Je consacrais habituellement plusieurs heures du jour à l’oraison, car la prière et le service de Dieu n’étaient devenus doux et pleins d’agrément. Je crois que de toute la journée que je ne faisais pas autre chose que de prier, contempler dévotement les images saintes et lire de bons livres. J’emportais partout avec moi une petite image du couronnement d’épines. Dans quelque endroit que je fusse, à l’église ou ailleurs, je plaçais cette image devant moi et la regardais. Toute mon âme se concentrait à la contempler avec une foi si vive et des mouvements du cœur si ardents que je fondais habituellement en larmes. Lorsque je n’avais pas quelque image devant les yeux je ne pouvais guère prolonger mon oraison. Quand mon ardeur s’attiédissait, j’avais recours à ce moyen pour la raviver, pour soutenir mon attention, etc. Je n’étais qu’une enfant qui apprend à marcher et qui s’accroche à toutes sortes d’objets pour aider sa faiblesse et s’empêcher de tomber. Ces images d’ailleurs me donnaient une représentation si vivante de mon Bien-Aimé que je croyais le voir en chair et en os.

Pour le surplus, j’avais pris goût à la lecture de certains livres de spiritualité et tout particulièrement ceux de Thomas a Kempis et de Canfeld. Quoique j’eusse peine à comprendre ce dernier ouvrage, je tirais cependant profit de sa lecture, surtout de la première partie. Celle-ci me donna quelque lumière quant à la pratique de la mortification des sens externes. D’ailleurs j’étais presque constamment averti intérieurement quand il fallait mortifier la vue, le goût, l’ouïe, l’envie de parler, et ainsi de suite.

La pénitence aussi exerçait de l’attrait sur moi; mais ne sachant trop comment faire pour la pratiquer, j’utilisais cependant un certain temps, pour y dormir, une sorte de claie faite comme les paniers d’osier. Parfois aussi je ne m’étendais pas pour dormir, mais, assise sur une chaise, j’appuyai simplement la tête au bois de mon lit. Il m’arrivait d’en agir ainsi pendant plusieurs semaines d’affilée, car je passais très peu de temps à dormir. En effet, mon Bien-Aimé me tenait fort tendrement occupée de lui et m’enflammait du désir de me cloîtrer.

(I/Ch.17) Ma mère ne savait plus que penser de moi. Elle me voyait changer, vivre seule et retirée, indifférente à tout ce qui se passait chez nous, aux choses du ménage comme à celles du commerce. Elle se doutait bien que tout cela tendait à une bonne fin; c’est pourquoi elle ne me défendait rien. Elle faisait même semblant de ne rien remarquer. Parfois cependant elle entrait brusquement dans ma chambre pour voir ce que je faisais. Quand elle me trouvait occupée à prier ou à lire, elle se retirait sans rien dire. Pour en avoir le cœur net, elle finit pourtant par interroger une de mes cousines qui habitait chez nous et couchait dans ma chambre. Cette cousine était elle aussi une fille très pieuse et elle s’est fait religieuse dans la suite. Ma mère lui demanda quelles pouvaient être mes intentions et elle lui répondit, je crois, que «cousine Marie» avait choisi la meilleure part, comme Madeleine. Je ne lui avais cependant jamais rien confié de mes intentions, mais notre façon de converser, etc. lui avait tout fait comprendre.

Un jour je me résolus à faire part à mes parents de mes désirs et de mes intentions. Un soir je m’approchais de leur lit et tombant à genoux je les suppliai humblement de vouloir me donner leur consentement. L’accueil que me fit mon père ne fut pas encourageant du tout. Ses paroles étaient dures : il repoussa ma demande, non sans mépris, me disant que tout cela n’était qu’enfantillages et qu’il ne voulait plus en entendre parler. Ces paroles me mirent à rude épreuve; mais je crois qu’il agissait ainsi pour m’éprouver, parce que j’étais encore très jeune.

Je n’osai plus parler de ces choses à mon père, mais je suppliai ma mère d’intercéder pour moi auprès de lui. De son côté ma mère faisait tout ce qu’elle pouvait pour éprouver ma vocation. Elle s’y prenait d’une manière adroite et détournée. Elle voulait savoir d’abord quel était le motif qui me poussait et si peut-être quelque chose m’avait peinée. Elle me demanda si j’avais envie de quelque nouvelle robe ou d’une parure : elle me les eût données très volontiers. Peut-être me déplaisait-il d’épouser un marchand? Dans ce cas elle m’eût trouvé pour mari un avocat!

Je lui répondis fort courageusement : «ma chère maman, lui dis-je, toutes ces choses que vous m’offrez ne pourraient me contenter ni satisfaire mon cœur. Je sens que les désirs de mon cœur ne seraient pas comblés. Plus vous me donneriez de robes, de bijoux, etc., plus j’en voudrais d’autres et je ne veux pas d’autre époux que Jésus. Tout ce qui est du monde est incapable de me satisfaire».

(I/Ch.18) Voyant que ma résolution était si bien prise, ma mère se mit à me supplier : «puisque je ne voulais pas renoncer à des projets, — me dit-elle, en pleurant — Nîmes résoudra quelque autre choix, elle me demandait de satisfaire tout au moins un seul de ses désirs et de lui donner la consolation d’entrer dans un couvent rapproché de chez nous soit à Ypres soit ailleurs. De cette manière elle aurait la joie de pouvoir me faire une visite chaque année. Elle avait été très peinée du choix que j’avais fait d’un couvent situé à Gand. Elle aurait aimé me voir entrer chez les urbanistes à Ypres où ma tante était religieuse. Mais mon Bien-Aimé me donna la force de rester insensible à ses larmes et aux plaintes de son cœur maternel. Le seigneur m’a donné le courage de franchir ce petit obstacle et de briser le lien d’affection naturelle qui m’attachait à ma mère. N’était-ce pas pour le bon plaisir de mon Seigneur, pour pouvoir lui donner en plénitude mon cœur et mon amour, pour m’attacher toute entière à Lui dans un détachement plus complet de tout? Je répondis donc : «ma chère mère, je désire entrer dans un couvent situé loin de tous ceux que j’aime afin que leur visite ne soit pas une occasion de distractions et un empêchement au progrès spirituel. J’ai entendu dire que les amis occasionnent de graves distractions aux religieux, et c’est ce que je voudrais éviter». Je crois que Notre Seigneur m’a dicté cette réponse, car je ne savais pas très bien ce que ces paroles pouvaient signifier. Mon Bien-Aimé avait suscité en moi un désir instinctif que je suivais à l’aveuglette

: de vivre quelque part très loin de ceux que j’aimais. Dès cette époque le Seigneur avait résolu de m’attirer à un genre de vie très solitaire. Sans cette disposition je n’aurais pu suivre ma vocation — comme il est apparu clairement dans la suite. En effet, ma mère devait mourir peu de temps après mon départ pour le couvent et si j’avais été à ce moment moins loin de la maison paternelle j’aurais certainement dû y rentrer pour un temps assez long. J’aurais dû remplacer ma mère et faire le ménage, car j’étais l’aînée et mes sœurs étaient encore bien jeunes. Moi-même je n’avais que 17 ans. Mon père se serait dit que j’étais suffisamment jeune pour retarder ma vocation de quelques années; et dans l’intervalle je me serais fourvoyée dans le monde et m’y serais noyée. Combien sages sont les conseils de Dieu qui dispose toutes choses à la fin la meilleure. Qu’il en soit loué!

II. Une vocation qui cherche son vrai cadre.

(I/Ch.19) comme ma mère était pieuse et craignait Dieu elle n’osa plus résister à ma résolution. Quoi qu’il en coûtât à sa tendresse maternelle de me voir partir si loin d’elle, elle se soumit néanmoins à la volonté divine. Elle sacrifiait volontiers son inclination propre pour me permettre de suivre l’appel du Seigneur. Pour le surplus, elle obtint de mon père que je pourrais aller me présenter à Gand dans un couvent appelé «Groenen Briel» afin d’y être reçue. C’était un couvent de chanoinesses régulières de Saint-Augustin. J’emportais avec moi une lettre de recommandation de mon confesseur dont une des sœurs était religieuse dans ce couvent. Déjà il avait fait une démarche personnelle en ma faveur et c’est sur sa parole que j’avais été accepté d’avance.

Et les religieuses ne plurent beaucoup et je leur plut beaucoup aussi, surtout parce que ma voix était bonne et qu’il me serait possible de bien chanter au chœur. Je crois bien que ce détail les décida plus que les autres qualités qu’elles auraient pu découvrir en moi. Ces dernières étaient en effet fort médiocres. Je fus donc admise au consentement de la communauté entière. Les religieuses m’ont confié dans la suite que toute la communauté s’était rendue chez l’Abbesse pour la prier de m’accepter immédiatement. Elles s’y furent évidemment poussées par leur bonté naturelle et par le bon Dieu. J’ai compris plus tard que Dieu en avait ainsi disposé et m’avait voulu placer d’abord dans ce couvent pour me conduire ensuite au genre de vie ou il m’a fixé maintenant. Par l’intermédiaire d’une novice de ce couvent, j’allais être conduite à notre saint Ordre. Sans cela je ne serais jamais arrivé au Carmel, car je ressentais une grande affection pour les Augustins et ne connaissais personne dans les autres Ordres religieux.

*

Cependant dès que je fus revenu de ma visite à Gand, les Français commencèrent à envahir la Flandre pour assiéger Saint-Omer. Nous fûmes tous forcés de fuir en grande hâte et de nous cacher dans un bois, car les Français pillaient notre village et molestaient tous les habitants. Mon père ne voulut plus me permettre d’aller au couvent, tout d’abord parce que le pillage lui avait fait subir de gros dommages et aussi parce que toute la contrée était dans l’agitation. Je fus donc forcé d’attendre encore une année entière. Il était exigé une dot importante et dans les circonstances où nous étions mon père n’aurait pu disposer d’une telle somme.

Mes parents nous firent habiter à Menin chez une de mes tantes en attendant que l’ordre fut rétabli dans le pays. À Menin je fus placée dans l’occasion de converser avec des personnes de l’autre sexe et d’aucuns voulurent me demander en mariage. Je n’osais dire que j’avais l’intention d’entrer en religion. De crainte de provoquer des railleries je me comportais comme les autres et faisait semblant de me plaire à leurs conversations et leurs avances. Petit à petit je finis par m’y complaire réellement et bientôt je ressentis de l’affection pour un de ces jeunes gens. Si mon Bien-Aimé n’y eût mis bon ordre et que nos parents ne nous eussent brusquement rappelés à la maison, je courais grand risque de m’embourber dans le monde et de ne plus penser à me faire religieuse; car l’affection croissait de part et d’autre. Cependant lorsque je fus rentrée chez mes parents et que je n’eus plus l’occasion de m’entretenir avec ce jeune homme tout fut aussitôt fini, toute affection disparut. Parfois il venait dans notre village, mais je ne m’en souciais guère. Il m’écrivait des lettres que je ne lisais jamais et auxquelles je ne répondais pas. Je remercie Dieu de m’avoir tenu par la main, car étant à la maison j’y fus menacée d’un danger bien plus grand. Le Malin tendait un piège après l’autre pour y prendre ma pauvre âme. Mais mon bien-aimé a rompu le filet et j’ai été délivrée.

(I/Ch.20) Le siège Saint-Omer me força de demeurer chez mes parents en attendant l’autorisation de me rendre dans ce couvent où j’avais été acceptée. Cependant j’avais abandonné mes toilettes et parures et portait une robe très simple et usagée, voulant signifier par là que le monde n’avait plus aucune prise sur moi. Je voulais montrer à tous mon intention de le quitter bientôt.

Ma façon de m’habiller était celle d’une espèce de petite bigote; et mes parents y consentaient.

Pendant tout ce temps je m’exerçais modérément à la piété, à l’oraison, en pratiquant la solitude, en me tenant à l’écart de tout le monde. La solitude d’ailleurs m’était toujours douce : retirée dans ma chambre je m’y occupais à coudre l’une ou l’autre chose pour l’église. Parfois sans qu’on le vît, je me laissais enfermer dans l’église et quand je m’y trouvais seule, je nettoyais l’autel et les confessionnaux. J’y prenais grande satisfaction. Mais quand on se fut aperçu de ma façon d’agir, je n’osais plus récidiver.

Lorsque j’eus pris la résolution de ne plus avoir ni toilettes ni parures, je portais tous mes petits bijoux d’or et pendentif à ma douce et bonne Mère pour orner sa statue. Je crois que cette petite offrande lui fut agréable et que dans la suite elle m’a payée en surabondance par les grâces divines qu’elle m’a obtenues.

Quoique je fusse très silencieuse et retirée du monde, évitant surtout de converser avec des laïcs, le Malin ne manqua pas de pousser quelqu’un à m’aimer. C’était un jeune homme riche, beau et honnête. Ces intentions étaient droites et il me demanda en mariage. Il m’avait déjà recherché je dis et je l’aimais bien pour sa politesse, son honorabilité et son bon naturel. Mais l’amour de mon bien-aimé tenait mon cœur. Je parlais donc à ce jeune homme très librement avec une courageuse franchise, et je lui dis que j’avais choisi de vivre désormais une vie toute angélique et qu’il ne m’était plus possible d’aimer quoi que ce fut des choses du monde. Le reste de mon discours ne me revient plus d’une façon très précise, mais je sais bien qu’il y était question du mépris des biens terrestres [qu’elle ne connaît pas!] et de l’amour de Dieu. Le jeune homme qui ne s’attendait pas à de telles paroles, se montra tout confus et prit congé de moi. Dans la suite il ne m’a plus jamais importunée.

(I/Ch.21) Ce temps d’attente dura environ un an et cependant mon attrait et mes désirs de vie religieuse devenaient de plus en plus vifs. Souvent je me plaignais à ma mère et pleurais amèrement parce qu’il me tardait de pouvoir contenter mon désir. Je lui disais combien il m’était pénible de devoir rester si longtemps dans le monde et je la suppliais d’obtenir de mon père la permission souhaitée. Enfin je parvins à la persuader si bien qu’elle intervint auprès de mon père et lui dit que s’il ne me permettait pas de quitter la maison elle en mourrait. Ces paroles touchèrent le cœur de mon père qui partit aussitôt pour Gand afin de conclure l’accord. À son retour il m’autorisa à partir quand je voudrais. Ma bonne mère estimant qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud, m’emmena aussitôt avec elle et elle me sacrifia joyeusement au service de Dieu, tel Abraham et son petit Isaac. Ma joie était grande, surtout quand le moment du départ fut venu. Je m’agenouillai devant mon père et lui demandai de me bénir. Il m’embrassa avec une grande tendresse et des larmes lui mouillaient les joues. Me voyant si ferme et si calme, il me demanda si ce départ pour jamais de la maison paternelle ne me faisait rien, ne me brisait pas le cœur? Je lui répondis joyeusement que l’amour de Dieu est plus fort que tout cela. Mon père a dit à certaines personnes qu’à son avis, si je ne persévérais pas et ne restais pas en religion, personne n’y resterait jamais, car, ajoutait-il, je l’ai assez éprouvée.

Ma mère m’ayant donc conduite en ce couvent elle prit congé fort affectueusement et satisfaite de son sacrifice. La coutume de ce couvent voulait que les filles gardent pendant un an leurs vêtements habituels avant de recevoir l’habit religieux. Pendant cette année on leur enseigne le chant. Elles suivent l’office au chœur et participent à presque tous les actes de la communauté. Mais comme je savais bien le chant, je fus admise à la vêture après huit mois. On dit que ma mère, en apprenant cette nouvelle, en eut une telle joie qu’elle en devint malade et mourut après quelque temps. Cette mort me causa une grande tristesse non tant pour la perte d’affection et parce que je lui étais très attachée, mais il me semblait que j’aurais encore eu besoin de son aide maternelle tant que je n’aurais pas fait ma profession. L’Abbesse me consola beaucoup : elle me dit que désormais elle me servirait de mère et que d’ailleurs je devais prendre comme mère la Très Sainte Vierge Marie.


1. Au couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin96.

(I/Ch.22) Avant d’avoir été admise à la vêture, j’avais ressenti de temps en temps un certain trouble de la vue. J’avais très peur que ceci ne fût un empêchement pour persévérer dans la vie conventuelle [ici une note pour référer à Deblaere]. Je cherchais donc refuge auprès de mon aimable Mère et lui confiai ma détresse. Je cachai autant que je le pouvais ce défaut de ma vue, si bien que personne ne s’en aperçut. Et je reçus le saint habit. Mais après un mois ou deux, les religieuses finirent par remarquer le défaut, car il m’arrivait de devoir m’arrêter pendant la lecture au chœur ou au réfectoire. Il m’était parfois impossible de poursuivre. Cependant extérieurement on ne voyait rien à mes yeux; et comme ce trouble de la vue ne se manifestait par aucun indice extérieur, plusieurs religieuses crurent que je simulais afin de trouver un prétexte raisonnable pour quitter le couvent. Ces soupçons me firent beaucoup souffrir. On eut recours à bien des remèdes; il y eut de nombreuses consultations. Mais rien n’y fit.

J’avais porté l’habit pendant cinq ou six mois lorsqu’on prit la résolution de me faire sortir. Je ne pouvais plus m’acquitter convenablement de l’Office et ne pouvait en être dispensée, disaient les religieuses, puisque l’Office était un point des constitutions de leur fondation. Ce fut pour moi une tristesse que je ne puis exprimer. Je pleurais toutes les larmes de mes yeux, à en devenir aveugle. J’aimais toutes les sœurs et le couvent et le genre de vie qu’on y menait. Tout m’y plaisait à l’extrême. Il y régnait une atmosphère d’amour et de grande paix. Les religieuses étaient très adonnées à l’oraison mentale, à la mortification. Elles étaient très régulières pour l’observance. Leur façon d’être était simple et dévote. Elles ne possédaient absolument rien, aucun objet inutile ou curieux ne se trouvait dans les cellules et le couvent, avec son aspect de pauvreté, ressemblait à quelque couvent où le vœu de pauvreté était beaucoup plus rigoureux. Jamais je ne pourrais louer comme il convient ce couvent dont j’ai pu constater la vertu et la vie édifiante. Toutes les sœurs étaient animées d’un même zèle pour progresser dans la voie de la perfection et comme elles étaient si bonnes et généreuses (et moi si mauvaise et lâche) je n’étais pas digne de demeurer en leur sainte compagnie. Cependant mon désir était très grand de rester parmi elles. Je les priai donc très humblement, puisque je ne pouvais être une moniale du chœur, de demeurer tout au moins comme sœur converse, pour les servir. Mais elles me le déconseillèrent, par affection pour moi disaient-elles.

J’étais jeune et de constitution assez délicate, incapable d’exécuter les travaux exigés des converses, surtout dans ce couvent où la besogne était rude et convenait plutôt à des hommes qu’à des femmes. «Mon enfant, me disaient-elles, vous ne savez pas ce que vous demandez. Si vous deviez voir ce que c’est vous ne pourriez vous plaire dans cet état». Et moi je croyais mourir de chagrin à l’idée que je devrais rentrer dans la maison de mon père.

(I/Ch.23) Notre Seigneur me fit trouver quelque consolation auprès d’une religieuse que l’on considérait comme une sainte. Pendant quelques sept ans elle avait vécu recluse dans une petite cellule, sans voir personne et sans converser avec qui que ce fût. Elle s’était nourrie exclusivement de légumes. Parfois un croûton de pain lui suffisait pour deux jours. Son âme était souvent ravie. Elle endurait de grandes souffrances, était très simple, etc. Cette religieuse semblait m’aimer beaucoup et se sentait singulièrement poussée à m’éclairer. «Marie, me disait-elle, consolez-vous; Notre Seigneur vous a préparée et appelée à autre chose».

Une de mes compagnes, novice comme moi, me confia aussi une certaine chose qu’elle n’avait jamais dite à personne, de crainte qu’on n’en déduisît certaines conclusions. Cependant à cet instant décisif, elle s’en ouvrit à la supérieure et à moi-même pour me consoler et pour déterminer une décision favorable.

Voici de quoi il s’agissait : un certain père de notre Ordre (le Carmel) qui fut plus tard mon confesseur pendant quatre ans, était venu voir un jour sa cousine, dame Victoria, du temps où celle-ci était scolastique et novice comme moi. Elle était d’ailleurs ma grande amie. Me voyant passer par hasard près de la grille, ce Père avait dit à sa cousine : «cette fille ne persévérera pas». Sa cousine, étonnée, lui avait répondu qu’elle n’en croyait rien, que toute la communauté était satisfaite de moi et que je me plaisais au couvent. Malgré tout il s’en était tenu à son opinion, quoique ne me connaissant pas, ne m’ayant jamais vue avant ce jour-là et n’ayant jamais entendu parler de moi.

Lorsque je fus admise à la vêture cette religieuse dite à son cousin : «qu’en pensez-vous maintenant? Cette fille est admise à la vêture? Croyez-vous encore qu’elle ne restera pas?» Il répondit qu’il ne changeait pas d’opinion. Après la vêture la religieuse insista encore : «cette fille a reçu l’habit, mon cousin; il est certain qu’elle restera parce qu’elle s’adapte parfaitement ici». Le père lui avait alors répondu : «Elle ne restera pas, car Dieu l’a choisi pour vivre dans un autre endroit».

Je ne sais si ce père était éclairé de quelque lumière surnaturelle. Plus tard je lui ai parlé de cet incident et lui ai demandé quelle raison l’avait poussé à affirmer d’une manière si catégorique que je quitterais ce couvent. Il m’a répondu qu’il avait senti comme une certitude intérieure.

(I/Ch.24) La résolution fut donc prise définitivement de me faire sortir. Depuis ce moment je fus séparée de la communauté. Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps [……][ds l’original] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation, je le sais, était de tradition dans le couvent lorsqu’une conventuelle devait rentrer dans le monde. Elle me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement. D’aucunes me raillaient disant que si je m’étais montrée plus zélée on ne m’aurait pas forcée de quitter le couvent. Il leur semblait que je ne possédais pas l’ardeur qu’il eût fallu; et sans doute avaient-elles raison en cela. Les novices, me disaient-elles, doivent être si ardentes qu’il est nécessaire de modérer leur zèle. Elles ne doivent pas se contenter de suivre les prescriptions de la Règle, mais se montrer avides de faire toujours plus qu’il n’est imposé. Il est vrai que cette sorte de zèle n’était pas en moi. Je ne cherchai guère à faire autre chose que ce qu’imposaient les constitutions religieuses; et je me plaisais à obéir exactement à la maîtresse des novices. Cela je l’effectuais ponctuellement et, me semble-t-il, avec zèle. Comme la modération est chez moi un caractère de nature et que les passions avaient peu de prise sur moi, je me conformais assez facilement à toutes mes obligations. Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

























































































































































































² —

L’amie dont j’ai parlé — dame Victoria — me recommanda donc à une certaine béguine du petit béguinage de Gand. Elle lui demanda de préparer un logement convenable où je pourrais servir tranquillement le Seigneur.

Elle croyait avoir réussi; mais il n’en était rien, car la béguine chez qui elle avait voulu me placer était tombée malade. Lorsque je me présentais chez elle il lui fut impossible de me loger et je ne savais plus où aller. Elle accepta cependant de m’héberger pour une nuit. C’était pure charité de sa part, car elle habitait un couvent (ou plusieurs béguine étaient réunies). Le lendemain, à grand-peine, elle réussit à me trouver une autre demeure. Je m’y trouvais toute seule, désolée, abandonnée et comme repoussée de tous. Le couvent d’où j’étais sortie de m’offrait aucun refuge, bien au contraire.

Mais tout me semble s’être fait par une très spéciale permission de Notre Seigneur. Il en avait ainsi disposé afin de m’attirer plus fortement à Lui grâce à ces pénibles contrariétés. La suite l’a bien prouvé. Comment expliquer sinon que ces religieuses que j’avais dû quitter et qui s’étaient toujours montrées si bonnes et si aimables eussent agi en cette circonstance avec tant de rigueur? Je le sais bien, je ne méritais pas mieux; mais je crois cependant que si elles m’ont repoussée, si elles m’ont interdit de venir converser avec elles, c’était simplement pour détourner mon affection et pour éviter des difficultés, des tristesses, des soucis inutiles. On ne saurait leur reprocher d’avoir mal agi à mon égard.

Le moine à qui mon amie m’avait recommandée avait adopté, lui aussi, une attitude très réservée. Loin de m’attirer et de s’occuper de moi, il ne consentait guère à m’écouter sinon en confession je lui avais cependant demandé à diverses reprises de bien vouloir me diriger et me conduire. Je ne sais pas pour quelle raison il m’a laissée pendant tout un mois abandonné à moi-même, alors que je faisais preuve de tant de bonne volonté.

(I/Ch.25) Le diable s’était mis en campagne et se servait de cette occasion pour me pousser au découragement, au désespoir. J’étais tentée d’abandonner tout espoir et de renoncer à l’état religieux. J’aurais pu rentrer à la maison paternelle et diriger le ménage. Ma mère était morte depuis quelques mois déjà et comme j’étais l’aînée il me semblait qu’il m’incombait de la remplacer. Je me sentais si seule aussi, abandonnée de tous et repoussée. Je ne connaissais personne dans cette ville et m’y trouvais comme si j’étais tombée du ciel tout à coup. Je ne savais que faire ni à qui m’adresser. J’étais tirée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, comme une balance dont le plateau penche et se relève. Parfois j’aurais voulu me tourner entièrement vers Dieu et finir ma vie à son service en parfaite solitude et retraite du monde. Parfois au contraire je me sentais porté à rentrer chez mon père, — comme je viens de le dire. C’était là d’ailleurs le seul motif qui aurait pu me décider à vivre dans le monde pour lequel je ne ressentais plus aucun attrait.

Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Je trouvais en la compagnie de mon bien-aimé tant de satisfaction et de contentement que je ne demandais ou n’attendais plus rien, ne m’inquiétant plus des hommes et de ce qu’ils pouvaient faire ou dire ou penser. Je n’en faisais pas plus de cas que du vent qui souffle.

Il me semble que la grâce que j’ai reçue à ce moment ne m’a plus quittée depuis; c’est pourquoi je n’ai plus jamais attaché d’importance à la faveur ou à la défaveur des gens. Dès ce temps-là au cœur fut détaché des choses humaines et libre. Il n’avait plus d’autre souci que de fixer son regard sur le bien-aimé qui m’attirait avec tant de force et de tendresse. Cette liberté du cœur détache de toutes préoccupations et affections humaines [et] m’a été d’un très grand secours pour le progrès de la vie intérieure. Je me sentais si peu gênée et troublée par les choses extérieures qu’il me semblait presque ne plus vivre dans le monde. J’étais tellement recueillie et tournée vers l’intérieur que je ne prêtais plus attention à quoi que ce fût et ne m’attirais plus rien. La plupart du temps, à l’église, à la maison, en rue, à l’ouvrage, mes sens étaient comme fermés; si bien que je ne connaissais pour ainsi dire personne.

(I/Ch.26) Cette grâce divine croissait en moi de jour en jour, si bien qu’en l’espace d’un mois ou deux, j’étais devenu une autre personne. Mon confesseur avait aussi pris à cœur mes progrès spirituels. Il commença de m’éprouver et de m’exercer posant un grand nombre de mortifications et d’actes de pénitence. Mon bien-aimé me fit la grâce de pouvoir les accomplir joyeusement et avec entrain. Je me sentais intérieurement animé d’un grand zèle et j’avais soif de perfection. Il me semble que mon directeur n’aurait rien pu m’imposer qui fut trop lourd, trop difficile ou trop pénible. J’aurais tout accepté avec joie. Il brûlait en moi comme un grand feu qui me poussait à courir avec ardeur dans le chemin des vertus, des mortifications et surtout dans la voie de l’oraison. J’étais bien décidée à sacrifier tout ce que je possédais, ma chair, mon sang et même ma vie, pour obtenir de vivre une vie très intérieure et très parfaite.

Mon confesseur ayant remarqué le grand accroissement de la grâce divine en moi et son action puissante hésitait sur la façon de me diriger : il se demandait quels exercices spirituels il devait me proposer. Il me commanda de me retirer dans l’une ou l’autre église, de m’y tenir tranquille devant le très saint sacrement et d’y prier bien dévotement à fin de connaître, par la grâce divine, le chemin par lequel Sa Majesté voulait me conduire et m’attirer. Lorsque j’aurai reçu cette illumination de l’âme, il me faudrait écrire tout ce que j’avais appris et soumettre cet écrit à mon confesseur. C’est aussi ce que je fis.

Au cours de cette oraison, mon bien-aimé me donna une connaissance si claire du genre de prière qu’il voulait, des exercices spirituels que je devais pratiquer, de la voie par où il voulait me conduire que je n’eus aucune peine à couvrir de mon écriture une page entière. Cependant l’état qu’il m’avait été montré dans cette lumière était d’une si haute perfection, d’une simplicité si pure; au moment où j’écris ceci, je ne l’ai pas encore expérimenté d’une manière parfaite. Ce que mon bien-aimé m’avait montré c’était la fin à laquelle il m’appelait. À cette époque je ne comprenais pas comme je le comprends aujourd’hui le vrai sens de ce qui m’était montré. Il me semble d’ailleurs que pour vivre en perfection la doctrine qui m’était montrée alors par Notre Seigneur, les efforts de tous les jours de ma vie entière seraient à peine suffisants.

(I/Ch.27) Lorsque mon confesseur eut pris connaissance de ce que j’avais écrit, il ne manqua pas de m’humilier fortement et de me mortifier. Il me dit : «Vous ne savez pas ce que vous avez écrit et vous n’y comprenez rien…», etc. Au fond il disait vrai. Dans la suite je me suis moquée de moi-même à la pensée de mon invraisemblable audace. Comment avais-je osé parler d’une doctrine d’aussi éminente pureté alors qu’en somme j’avais à peine fait les premiers pas dans le chemin des vertus et de la vie intérieure? Je suppose que mon bien-aimé voulait me proposer à cette époque la fin où je devais tendre. Peut-être voulait-il orienter quelque peu mon confesseur et lui montrer la conduite qu’il aurait à suivre pour me guider. Mon confesseur me dirigea en effet selon la grâce qu’il avait reçue. Il commença par m’imposer un grand nombre de pénitences, une stricte mortification des sens, surtout quant à la vue et à la parole. Comme la maison où j’habitais alors était située à un bon mille de notre église, il me commanda de faire tout le trajet aller-retour sans lever les yeux une seule fois, ni dans la rue ni même à l’église. Je ne pouvais même pas faire attention à l’image du sol et des pavés sur lesquels je marchais. Il m’avait ordonné de tenir constamment mon esprit élevé en Dieu, sans faire attention à quoi que ce fût. À la maison il ne m’était pas permis de regarder personne, pas même lorsqu’une personne étrangère entrait ou sortait. Je devais me comporter comme si j’étais aveugle.

Par la grâce de Dieu, je parvins à accomplir très exactement ce qui m’était commandé. Je ne crois pas avoir jamais négligé en rien d’obéir aux ordres de mon confesseur. Je serais plutôt morte. Je ne songeais même pas à faire quelque objection ou à montrer quelque préférence pour ceci ou cela. La nature en moi semblait ne plus exister. Mon âme, oui tout mon être ressemblait à une cire molle : il se laissait rouler, tordre, redresser, défoncer comme bon semblait à mon directeur. J’étais comme une enfant innocente, sans volonté, sans intelligence, sans préférences sans malice; douce et tranquille comme un petit pigeon. C’était la grâce de Dieu qui opérait tout cela en moi; je n’y avais aucun mérite.

(I/Ch.28) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donnait l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc.

Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. Les petites pointes entraient dans la chair. Ces ceintures me faisaient aussi souffrir lorsque j’avais à faire une course un peu longue, lorsque je m’agenouillais ou que je voulais m’étendre pour dormir, etc. Pourtant je n’osais révéler par aucun signe extérieur la douleur que je ressentais à ces occasions. Je craignais de manquer ainsi à la plus élémentaire obéissance; car mon confesseur m’avait ordonné de porter ces instruments de pénitence tant qu’il ne m’en aurait pas dispensé.

Après trois semaines il me demanda comment je les avais supportés. Je lui dis : «mon Père, je me sens très affaiblie par ces pratiques». Je ne sais pas s’il a bien compris ce que je lui disais. Toujours est-il qu’il m’ordonna de continuer jusqu’à nouvel ordre; et très simplement j’ai continué. Quand ces pratiques eurent duré six semaines, il me demanda si je portais toujours ces ceintures et comme je lui répondais affirmativement il fut très perplexe et comme atterré. Il s’excusa disant qu’il avait oublié de rapporter son ordre.

Je pense que Notre Seigneur a permis tout ceci pour m’habituer dans la suite à mortifier l’amour déréglé que j’aurais pu avoir pour ma propre personne et aussi pour me faire comprendre par cette expérience qu’on ne saurait se tromper ni mal faire en obéissant humblement et simplement à ses supérieurs, uniquement pour Dieu. En effet lorsque le cœur est attentif aux ordres des Supérieurs (puisque les Supérieurs tiennent la place de Dieu lui-même) il n’est pas possible que Dieu puisse permettre que ses supérieurs aux confesseurs se trompent. Que si même Dieu permet quelquefois qu’un directeur donne un ordre imprudent ou mal fondé il saura bien arranger les choses de façon qu’il s’ensuive un plus grand bien et que l’ordre inconsidéré n’ait pas, pour l’âme ou le corps, la suite nuisible qu’on aurait dû en attendre selon toute vraisemblance.

Tout cela je l’ai bien compris alors et plus tard cette vérité est devenue de plus en plus évidente pour moi. Il est certain que cette pratique imposée par mon confesseur aurait normalement dû porter un réel préjudice à ma santé. Il n’en fut pas ainsi et cependant, bien des années plus tard, je portais encore dans ma chair des cicatrices des blessures faites par les petites pointes de ces ceintures.

(I/Ch.29) Mon confesseur m’exerçait fortement à mortifier mon intelligence. Tout ce qu’il me commandait, il voulait que je le fasse aveuglément. Je dois avouer d’ailleurs que cela ne me coûtait guère et je n’y éprouvais aucune répugnance ou difficulté. Ce n’était pas vertu, car cette soumission simple et sans arrière-pensée était, je crois, dans la ligne de ma nature. C’est ainsi qu’un jour il me fit transcrire un long écrit. Ce travail me prit bien trois semaines, mais j’y avais pris goût, car cet écrit traitait d’un certain exercice de la présence de Dieu en nous, d’une désappropriation totale de toutes choses créées, ainsi que du pur amour de Dieu. Lorsque j’eus terminé ce travail il me donna l’ordre de le brûler, sauf la dernière page. Revenu à la maison je jetai tout au feu, le cœur joyeux et satisfait. J’en fis le sacrifice à Dieu sans qu’il m’en coûtât; et cependant j’avais trouvé grande satisfaction à cette lecture. C’est d’ailleurs ce qu’avait remarqué mon confesseur. Croyant que je m’y étais très attachée il avait voulu m’éprouver en ordonnant de brûler ce que j’avais transcrit. Mais lorsqu’il apprit que j’avais jeté ces papiers au feu comme il l’avait ordonné de le faire, il me réprimanda vertement disant que j’étais une sotte, et ainsi de suite.

Notre Seigneur me fit la grâce, en cette occasion comme en d’autres, d’accepter ses réprimandes sans le moindre trouble et fort paisiblement. Je ne ressentais même aucune mortification. Mon confesseur semblait m’étudier pour tâcher de trouver quelque occasion de me mortifier. Mais je crois qu’il aurait pu tout me dire et commander sans que j’eusse ressenti la moindre peine mortifiante.

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà. Malgré tous mes efforts pour résister au sommeil il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant; et cela m’était un véritable tourment.

Une nuit du Vendredi saint j’étais allée méditer les stations au chemin de la Croix avec mes compagnes du béguinage. Tandis que je baisais la terre devant une station en méditant dévotement le mystère qui s’y trouvait représenté, je m’endormis, le front contre les pierres et demeurai ainsi pendant plusieurs heures sans avoir conscience d’exister [......][ds l’original] Toutes celles qui passèrent près de moi, et en particulier mes compagnes d’habitation, crurent que j’étais tellement perdue dans ma méditation que j’en avais oublié de me relever et de rentrer au logis. Elles m’ont souvent demandé ce qu’il en était et lorsque je leur disais que je m’étais endormie elles ne me croyaient pas. Quant à moi, tantôt je croyais m’être endormie d’un sommeil naturel, tantôt je me prenais à douter. Je n’ai jamais bien su ce qu’il en avait été au juste.

*

(I/Ch.30) Vers cette époque, mon père fut pour moi une occasion de souffrir. Lorsque j’avais dû quitter le couvent (des chanoinesses), voyant mon chagrin il m’avait demandé si je voulais entrer dans un autre couvent. J’avais dit oui et que j’en avais le plus vif désir, — ce qui était vrai. Il s’était alors adressé aux Urbanistes d’Ypres ou ma tante (la sœur de mon père) était religieuse. La mère Abbesse promit volontiers de m’accepter. Elle avait compassion de mon père dont elle voyait le chagrin et pour le surplus, elle craignait de me voir reprendre goût à la vie mondaine. Elle dit que leur Règle permettait de dispenser de l’Office et de le remplacer par la récitation d’un certain nombre de Pater lorsque les circonstances l’exigeaient. La faiblesse de ma vue ne devait donc pas être un empêchement à l’acceptation au couvent.

Mon père m’écrivit pour m’annoncer qu’une place m’y était offerte et pour m’inviter à venir immédiatement. Je communiquais cette lettre à confesseur, mais il ne consentit pas à me laisser partir. Il me dit que j’étais appelée à une vie plus silencieuse et solitaire que celle des couvents. Je lui obéis et renonçai à ce couvent. J’écrivis à mon père que j’avais l’intention de demeurer à Gand pour y servir Dieu, doucement et dévotement, sous l’obédience et la direction de mon confesseur. Cette réponse mécontenta mon père. Il lui vint des soupçons et il crut que j’avais l’intention de reprendre la vie du monde; qu’échappant à sa surveillance et à son autorité, la vie de dévotion dont je lui parlais n’était qu’un prétexte pour reprendre ma liberté. Il n’écrivit une lettre fort amère où se lisait le trouble et l’inquiétude où il était. Il me reprochait en outre de l’avoir couvert de confusion en lui demandant de me trouver une place dans un couvent.

Mais mon bien-aimé me fortifiait de sa grâce; Il me fit accepter tout ceci sans trouble. Je remis toute l’affaire entre ses divines mains, Lui demandant d’arranger tout au mieux selon sa seule convenance. C’est ce qui est arrivé. Malgré tout le respect que j’avais pour mon père et ma crainte, son mécontentement ne me touchait pas très fort. Je me suis demandé parfois comment j’avais pu laisser passer toutes ces contrariétés et peines sans m’en inquiéter, conservant une douce confiance en Notre Seigneur et ne cherchant qu’à lui être agréable. C’est bonté de Dieu qui m’a donné cette force et qui, en même temps, adoucissait le cœur de mon père. Sans que j’eusse rien fait pour le mériter mon père me rendit bientôt toute l’affection de son cœur paternel. Il me préférait à toutes mes sœurs qui lui rendaient pourtant de grands services, tandis que je n’étais pour lui d’aucune utilité. Il ne fit plus jamais aucune objection à projet bien au contraire il encouragea disant plus je tâcherais de servir Dieu avec fidélité, plus il me chérirait; et qu’aussi longtemps qu’il lui resterait ne fût-ce qu’un denier, j’en aurais la moitié. [........]

(I/Ch.31) Je crois que Dieu a rendu à mon père, en grâces et bénédiction dans cette vie et dans l’autre, le sacrifice joyeux qui lui avait fait par pur amour, de sa propre joie et satisfaction personnelle. Père possédait d’ailleurs un grand nombre de vertus éminentes et surtout la patience et la résignation vouloir de Dieu. Il en avait fait la preuve dans les souffrances que Dieu lui avait envoyées par les grandes pertes de fortune à l’occasion de la guerre ou pour d’autres raisons, par les longues et pénibles maladies qu’il accepta avec une exceptionnelle patience et, comme il disait «en expiation de toutes ses fautes». C’est pourquoi notre seigneur l’a maintenu très peu de temps dans les souffrances du purgatoire. En effet, peu de jours après sa mort, lorsque j’en appris la nouvelle, je voulus me mettre en prière pour le repos de son âme. Mais il me fut montré qu’il était déjà dans la gloire du ciel. Ce fait se passa le jour de la Chandeleur et si je ne me trompe, la mort de mon père est survenue le dix janvier. [.........] il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on lit ce que m’écrivait mon frère au sujet des dispositions dans lesquelles mon père était mort. [.........]

Au cours de la dernière maladie de mon père, quelques mois avant sa mort, je lui avais écrit une lettre très affectueuse pour lui dire adieu. Cette lettre lui fut une grande consolation. Mes sœurs m’ont confié plus tard qu’il avait toujours grande satisfaction à recevoir mes lettres parce qu’elles étaient écrites dans le ton de la dévotion et de la piété. Elles ressemblaient un peu à des sermons. Ma tante, du couvent des Urbanistes m’avait même mise en garde et conseillé de ne pas écrire des lettres aussi spirituelles. Elle avait appris que mon père les lisait à tout le monde et qu’il y prenait trop de plaisir et de satisfaction. Elle craignait que cela ne devînt pour moi une occasion de vaine gloire. C’est pourquoi elle me conseillait d’être prudente en cette matière. [..........]

(Dans cette dernière lettre à mon père) je lui disais que, puisqu’il avait été pour moi un si bon père pendant sa vie, je lui demandais, s’il venait à mourir avant moi, de m’entourer encore du haut du ciel, des mêmes soins paternels. Je le priais intercéder pour moi et de m’obtenir de persévérer jusqu’à ma mort dans le genre de vie que je pratiquais actuellement, servent Dieu en toute pureté de cœur, et je crois avoir vraiment ressenti dans la suite les effets de cette sollicitude paternelle.

Quelques mois après que j’eus écrit cette lettre, mon père mourait saintement comme je viens de le dire, en l’année 1663.

3. Chez une compagne

(I/Ch.33) cependant la grâce de Dieu avait commencé de travailler mon âme d’une façon constante elle me transformait en une autre personne. Aussi mon confesseur ne manque-t-il pas de faire des reproches aux sœurs du couvent que j’avais dû quitter, leur demandant où elles avaient eu la tête lorsqu’elles m’avaient forcée de sortir, alors que je possédais toutes les qualités et les grâces pour mener la vie religieuse, etc. sans doute lui manifestèrent-elle alors le désir de me voir et de s’entretenir avec moi. Il m’envoya chez elle et elles me reçurent avec beaucoup d’amitié de bienveillance. La mère Abbesse fit venir toutes les religieuses à la grille pour m’écouter. Dieu voulut qu’en ce moment la grâce échauffât tellement mon cœur en illuminant aussi mon esprit que je pus parler d’abondance des choses divines et de la vie spirituelle, comme si j’en avais eu l’expérience depuis de longues années.

Elle s’entre-regardaient, étonné de m’entendre parler de la sorte, de me voir si changer, éclairer des choses de la vie intérieure en secours espace l’une d’elles me demanda à voix basse (et sans que les autres puissent l’entendre) si je venais demander d’être acceptée de nouveau. Mais je lui répondis que non. Je me sentais attirée pour lors à une vie plus intérieure et silencieuse. Depuis ce jour les religieuses de ce couvent me restèrent très dévouées et attachées.

Je demeurais depuis cinq mois au béguinage lorsque mon confesseur m’envoya une de ses filles spirituelles qui me demanda de me rendre avec elle à Bottelaer, en pèlerinage à Saint Anne. Et tandis que nous faisions côte à côte, pour revenir à Gand, il nous vint à chacune au même moment et sans que l’autre le sût, une même pensée. Ma compagne me dit : «Ma sœur, il me vient une idée à propos de nous deux, mais je n’ose pas la dire». À quoi je répondis aussitôt : «Moi aussi je viens d’avoir une idée». Et comme elle insistait et me priait de m’expliquer je lui dis : «Il me paraît que le bon Dieu a disposé les choses de façon que nous puissions vivre ensemble». Elle me répondit qu’elle venait d’avoir la même pensée; mais elle ne voyait pas que la chose fut réalisable parce que plusieurs cousines, auquel sa mère tenait beaucoup, habitaient avec elle.

Cette fille fit part à notre confesseur de l’idée que nous avions eue toutes les deux sur la route de Bottelaer. Il approuva le projet et 20 ans par l’lui-même à la mère de ma compagne. Elle fut immédiatement d’accord et fit déménager les cousines; ce qui donna lieu à bien des commentaires, car les amis de la maison s’étonnaient qu’on fît déménager ces personnes pour me céder la place.

(I/Ch.34) Dès le premier jour où je fus installée dans cette maison, notre confesseur nous donna un ordre du jour régulier : deux heures de méditation par jour, les jeûnes et les disciplines conformément aux prescriptions de notre saint Ordre (du Carmel), des leçons spirituelles, le silence et les colloques dévots. Tout cela devait se faire aux heures déterminées. Nous suivîmes très exactement ces prescriptions. Mon bien-aimé m’inspirait un tel zèle à observer ponctuellement tous les points de cette règle que pour rien au monde je n’aurais omis le moindre détail. L’idée ne me serait même pas venue de ne jamais pouvoir transgresser une seule prescription. Mon observance était si stricte au moment du silence ma bouche se fermait quelque fut l’endroit où je me trouvais dans la rue, quand je me rendais à l’église avec ma compagne, nous n’osions ni l’une ni l’autre dire le moindre petit mot même lorsque l’occasion nous y poussait; ce qui arrivait assez souvent.

Afin de pouvoir observer exactement les heures régulières et suivre ponctuellement l’ordre du jour fixé, j’emportais partout un sablier. Pendant les récréations ou lorsque je me rendais à l’église, je le fixais sous mon tablier; si bien que ma compagne me disait en riant que si jamais on devait peindre le portrait l’artiste ne pourrait manquer de me représenter muni de mon sablier.

Cette exactitude de la vie régulière m’a été d’un très grand appoint pour mon progrès spirituel. La fidélité dans l’observance jointe à l’attrait de la solitude, du silence et de la retraite a été le fondement essentiel, l’assise sur laquelle fut édifiée dans la suite toute ma vie intérieure. Pour chaque acte d’observance régulière ou d’obéissance j’avais la certitude de faire la volonté de Dieu le renoncement incessant à ma volonté propre pour faire celle de Dieu m’a valu une abondance de grâces qui m’ont permis de me rapprocher de Dieu. De cette manière je parvins à une certaine disposition ou façon d’être qui me permettait de faire tous mes exercices spirituels avec zèle et sans trop de relâchement.

(I Ch.35) Afin de me mettre en état de suivre avec plus de constance et de liberté l’ardent attrait intérieur pour la perfection, mon bien-aimé m’accorda une faveur qui me fut très utile à cet effet. Il n’inclina à me charger, par amour, de toutes les besognes ménagères : la cuisson, la lessive, etc., chaque fois que ma compagne avait quelque difficulté à s’en occuper. Quoique je n’y étais obligé d’aucune façon, mon bien-aimé m’inspira de m’en charger par condescendance et affection fraternelle. C’est d’ailleurs en raison de cette obligeance que je lui témoignais que ma compagne et sa mère se conformaient entièrement à mon attrait pour la dévotion et la vie intérieure. Par les attentions que j’avais pour elles, je crois avoir gagné leur cœur. Elles me furent bientôt attachées par une singulière affection : à tel point qu’elles voulurent s’en remettre à moi pour toutes leurs affaires de famille et me demandèrent de les arranger comme il me semblait bon. Je saisis cette occasion, qui me paraissait voulue par Dieu, pour fixer la marche habituelle du ménage selon ce qui me semblait être la volonté divine. Je commençais par supprimer radicalement les visites et les invitations à dîner faites à des amis ou à des étrangers. La seule exception était faite pour le fils de la maison qui venait dîner chez sa mère une fois l’an. Je réglais ensuite l’ordinaire de la table conformément aux exigences de la sobriété et de la pauvreté, n’admettant aucun extra, aucune friandise. On prenait un seul repas complet par jour et le soir nous nous contentions d’une simple tartine. Les dimanches et jours de fête faisaient exception. Petit à petit nous nous privâmes aussi de fruits. M’accompagner sa mère, — qui était une pieuse veuve —, se plièrent donc entièrement à mes préférences et à mes désirs, avec une réelle joie et satisfaction de l’âme. La mère de ma compagne était cependant une femme d’un certain âge déjà et jamais elle n’avait été habituée à ce genre de vie. Elle s’y conforma avec une humilité d’enfant sans jamais formuler la moindre objection et sans montrer de quelque façon son déplaisir. Tout ce que je faisais ou disposait, elle le trouvait toujours très bien.

Quant à moi, j’étais honteuse en voyant sa grande vertu et la satisfaction qu’elle avait à tendre au bien. Je savais que sa nature l’inclinait dans un autre sens; mais elle réprimait courageusement ses penchants naturels afin de ne pas nous déplaire et de ne pas faire obstacle au genre de vie que nous voulions mener. Parfois même elle encourageait sa fille à se conformer totalement à nos façons. Car ma compagne se sentait un peu plus disposée que moi à la vie active. De nature elle était d’un tempérament plus actif. Mais sa mère l’engageait à se plier à notre attrait pour la solitude, etc. Et comme elle avait de l’affection pour moi et qu’elle avait pris goût à nos colloques et à mes conseils, elle fit tout à son possible pour s’adapter à notre esprit et n’y point faire obstacle.

En évoquant tous ces souvenirs, je me sens poussé à louer Dieu et à le remercier de sa sollicitude paternelle. Il a écarté tous les obstacles, disposant toutes choses selon mon attrait et dans la ligne de ma vocation. C’est à moi seule que je dois m’en prendre d’être restée si longtemps en chemin sans faire de progrès plus rapides. Que j’ai honte en écrivant ceci!

(I/Ch.36) Lorsque tout fut ainsi réglé dans le ménage, notre maison se mit à prendre l’aspect d’un petit ermitage, tout séparé des choses du monde. Nous n’avions plus aucune connaissance de ce qui se passait dans la ville, pas plus que si nous avions été dans un désert. Dans la solitude constante de cette vie régulière, notre désir de perfection et le zèle de l’atteindre ne semblèrent croître sans cesse. Rien, en Dieu et pour lui, ne me semblait impossible ni même difficile. En entendant parler de l’éminente sainteté de sainte Thérèse, je me disais, innocente que j’étais, «moi aussi je désire devenir sainte!» C’est que je sentais en moi la ferme volonté de ne m’épargner aucun effort, aucune peine pour acquérir la vertu et y persévérer. J’avais aussi l’espoir que la grâce de Dieu ne me manquerait jamais, pas plus qu’elle n’avait fait défaut aux saints.

Notre Seigneur m’avait donné en partage une grande candeur et simplicité d’esprit. Aujourd’hui je m’étonne et me demande comment il a été possible que mon esprit fût alors à ce point simplifié, car j’en étais à mes débuts dans la vie spirituelle et personne ne m’avait rien appris à ce sujet. Un jour, au moment d’entrer au confessionnal, ma compagne avait oublié les fautes dont elle voulait s’accuser. Comme elle ne savait plus que dire notre confesseur la mortifia quelque peu, lui disant : «Pieuse sotte, seriez-vous donc si simple que vous n’ayez plus rien à confesser? Allez donc trouver le sacristain et qu’il vous place sur l’autel!» En sortant du confessionnal, elle me raconta ce que le confesseur lui avait dit et commandé. Plus sage que moi, elle savait bien qu’il n’avait pas pris la chose au sérieux. Mais moi, ne comprenant pas ce qu’il y aurait eu d’inconvenant à exécuter un tel ordre, je l’engageai à obéir simplement sans avoir égard à la foule qui emplissait l’église, — car c’était un dimanche. Comme elle refusait de s’adresser au sacristain je m’étonnai très sincèrement, prenant pas comment elle osait se dispenser d’exécuter un ordre reçu. Ne cessant de la pousser je lui dis que l’obéissance doit être aveugle, sans considération ni réflexion d’aucune sorte. Ma compagne me dit en riant : «comment ferais-je bien pour me hisser sur l’autel?» Croyant toujours bien faire, je lui dis : «Prenez cette chaise et vous pourrez y monter». Et comme elle me demandait encore ce que j’aurais fait si j’avais reçu un tel ordre, je lui répondis en toute sincérité que j’aurais escaladé l’autel le plus simplement du monde, comme s’il n’y avait eu personne dans l’église.

(I/Ch.37) A l’occasion de ce petit incident et en d’autres circonstances encore, notre confesseur avait fini par remarquer mon excessive candeur et ma simplicité d’esprit. Aussi fut-il obligé de se surveiller et de prendre garde à ce qu’il me disait ou commandait. Je ne me demandais jamais si ce qu’il m’ordonnait de faire était bien ou mal et je crois que s’il m’avait commandé de sauter à l’eau de faire telle ou telle chose inconvenante j’aurais immédiatement exécuté l’ordre croyant bien faire et pensant que la chose était bonne.

Afin de nous exercer méthodiquement à renoncer à notre sens propre et à notre propre volonté, notre confesseur nous ordonna de nous soumettre l’une à l’autre, tour à tour. Je veux dire que ma compagne et moi, à tour de rôle et pendant quinze jours, devions exercer l’une la charge de supérieure, l’autre celle de subordonnée. Il voulait ainsi nous habituer à ne jamais rien faire ou omettre de notre propre autorité. Quand ma compagne était en charge, elle s’efforçait de me mortifier, surtout pour voir si je ne manifesterai pas quelque préférence ou déplaisir. Elle voulait savoir si mon obéissance était aussi simple que celle que je préconisais et si réellement j’étais aussi exempte de respect humain que je le semblais être. C’est ainsi qu’un jour elle me fit prendre des vêtements de servante, sales et de mauvais goût et me mettant une cruche entre les mains, le commanda d’aller acheter du lait au marché. Ce marché se tenait un endroit fort éloigné de la maison je sortis fort simplement ne pensant guère à la façon dont j’étais accoutrée et sans faire attention aux personnes que je croisais, — comme si la rue avait été déserte. Mais je ne pouvais m’empêcher cependant de remarquer qu’en m’apercevant certaines personnes s’arrêtaient pour me dévisager, — faite comme je l’étais! Elles semblaient douter que ce fût bien moi, car elles me connaissaient de vue, mais ne m’avaient jamais rencontré vêtue de cette façon. À mon insu ma compagne m’avait suivie dans la rue et jouissait du spectacle. Lorsque j’eus parcouru une première rue et la moitié d’une autre, elle me tira par la robe et me fit rentrer sans me permettre d’aller plus loin. Elle me demanda quelles avaient été mes impressions et je lui répondis que j’avais agi tout simplement et que si j’avais éprouvé quelque répugnance naturelle celle-ci avait été très facilement surmontée par le renoncement à ma volonté propre et par ma soumission à l’autorité d’autrui.

(I/Ch.38)

Notre confesseur nous ordonna aussi de changer de chambre et de lit chaque semaine pour supprimer en nous toute attache ou satisfaction des sens, — au cas où il en aurait eu. Il m’enleva aussi mon crucifix et toutes mes petites images où s’alimentaient ma dévotion. Il voulait éviter que je m’y attache d’une affection trop sensible. Il est vrai qu’au début je ressentais pour tous ces objets une dévotion fort sensible, jusqu’au jour où je fus entièrement mortifiée et dégagée. Ces mortifications et d’autres semblables m’ont fait grand bien. Je parvins ainsi et petit à petit à une indifférence telle que tout ce qui était manifestation extérieure ne m’inquiéta plus guère. Je pris l’habitude de chercher uniquement à l’intérieur et je finis à la longue par y trouver tout.

Pour des raisons que j’ignore, notre confesseur jugea bon de nous commander de temps en temps, au cours de l’année, un certain relâchement de notre stricte observance. Par manière de récréation il nous faisait prendre un peu plus de nourriture, boire un peu de vin, ajouter un plat un peu plus soigné à notre ordinaire. Il me semble avoir toujours éprouvé une certaine répugnance à ces sortes de récréations, aussi, pour leur donner quelque valeur spirituelle, nous avions pris l’habitude d’inviter l’une ou l’autre bonne âme qui se trouvait dans le besoin. Ces réfections leur étaient bien nécessaires et nous, considérant ces personnes comme des épouses pauvres du Christ, prenions plaisir à les choyer, à leur procurer quelque joie. C’était là notre vraie récréation.

4. Tertiaire du Carmel et direction de Michel de Saint-Augustin.

(I/Ch.39) Après avoir eu ce père comme confesseur pendant une année et qu’il m’eût exercé et éprouvé par la mortification, comme une novice, il voulut bien contenter mon désir et m’admettre à faire profession dans le tiers ordre de Notre-Dame du mont Carmel. Je fis donc profession entre ses mains un Vendredi saint, faisant vœu d’obéissance et perpétuelle chasteté suivant les prescriptions de la règle du tiers ordre. Je choisis, pour l’ajouter au mien, le nom de Sainte Thérèse : sœur Maria a sancta Teresia. Je ressentais pour cette sainte un très particulier attrait.

Quoique je n’eusse fait vœu d’observer que la règle du tiers ordre, notre confesseur nous fit suivre l’observance des religieuses (du second ordre) quant aux jours de jeûne et d’abstinence, quand on pénitence, au silence, etc. Il nous était facile d’observer tout cela puisque personne n’y venait jamais mettre obstacle. À cette époque la règle du tiers ordre n’avait jamais n’avait pas encore été imprimée; et pour le surplus, je me sentais porté à une observance plus stricte que celle des tertiaires. La règle du tiers ordre a été prévue en effet pour toutes sortes de personnes qui peuvent l’observer tout en vivant dans le monde.

Plus tard, pour certaines raisons, il parut opportun de me faire renouveler la profession que j’avais faite. Sous la direction d’un nouveau confesseur que j’eus alors, — et qui est resté toujours dans la suite mon père spirituel —, je recommençais en quelque sorte un nouveau noviciat. Ce directeur devait entreprendre de labourer le sol de mon âme et le rendre fertile dans l’exercice de la vie intérieure. À cet effet il m’enseigna l’esprit de l’ordre, montrant ce qu’il est, en quoi il consiste, à savoir une perpétuelle prière et conversation avec Dieu, une pratique attentive de la présence de Dieu, alimentée et fortifiée par la mortification incessante et le renoncement à toute chose créée; la pratique enfin des trois vertus théologales de foi, d’espérance et d’amour.

(I/Ch.40) Notre premier confesseur nous avait dirigé pendant quatre ans. À ce moment il plut à Dieu qu’il fût déplacé et nous nous demandions à qui nous pourrions nous adresser pour le plus grand bien de notre âme. Pendant quelques jours ma compagne et moi nous priâmes notre seigneur de nous faire connaître sa volonté. Nous fûmes tous deux poussées à nous adresser à un Père, lecteur en philosophie. Nous nous présentâmes à lui, nous confiant absolument à sa conduite et direction. Depuis longtemps déjà j’avais eu l’impression que ce Père pourrait être très bon pour moi et qu’il comprendrait notre esprit. Je le considérais comme un homme très vertueux, mortifié, silencieux et solitaire, pratiquant intensément la vie intérieure. Je pensais qu’il n’aurait pas manqué de me faire progresser dans la voie de la perfection et de l’oraison. Je ne désirais pas autre chose. D’autre part j’avais l’impression d’avoir besoin d’être guidé vers Dieu d’une façon un peu différente de celle qui m’avait été proposée jusqu’ici. Mon opinion et mon espoir ne furent pas déçus. Ce que je trouvais chez mon nouveau directeur dépassa mon attente. Lorsque je commençais à comprendre et à goûter sa doctrine, je vis bien que Dieu m’avait adressé à lui et qu’il était le directeur spirituel tout indiqué conduire où Dieu le voulait.

(I/Ch.41) lorsque ce révérend père eut entrepris de me faire avancer dans le chemin de la vie spirituelle, il s’aperçut qu’il me manquait une certaine base solide pour la pratique parfaite des vertus. De temps à autre certaines choses parvenaient encore à me troubler ou à m’enlever la paix intérieure. Étant d’avis qu’un édifice s’écroule à la moindre tempête si ses fondations ne s’appuient pas sur le sol ferme, il me dit qu’il fallait commencer par établir fortement le fondement d’une vie vertueuse pour y élever ensuite la tour de la perfection évangélique. «Je vois bien, me dit-il, que vous avez construit en hauteur d’une certaine façon, mais sans creuser en profondeur». Il lui semblait bon de reprendre le travail dès le début. Quant à moi j’y étais bien résolue, car je ne demandais que de me rapprocher de Dieu. Il me fit d’abord méditer la vie et les vertus du Christ, me proposant de tâcher de les imiter et de les vivre à mon tour. Il me dit que je devais travailler à me rendre toute conforme à la sainte humanité de Jésus, tant pour ce qui est du comportement extérieur que pour l’humilité, la douceur, l’amour et l’amitié, en un mot : pour toutes les vertus et façons d’agir. Il nous engagea fortement à réaliser cette conformité au degré le plus parfait et à imiter tellement le Christ dans nos façons de vivre, d’agir et de converser, que la vie de Jésus soit manifestée en nous par une imitation parfaite. Lorsque nous serions parvenus à incarner en quelque sorte en nous la sainte humanité de Jésus, il nous aurait proposé, — disait-il —, une nouvelle étape. Celle-là tendrait à nous rendre conforme à l’esprit du Christ, à ses qualités d’âme, à ses saintes intentions, afin qu’ainsi nous fussions unis au Christ en totalité.

(I/Ch.42) Lorsque nous fûmes appliquées pendant deux ou trois mois à cet exercice, il nous amena petit à petit à la pratique d’un recueillement plus simple. Il me fut permis alors d’abandonner les activités de la méditation. (Je n’avais jamais été très à l’aise quand il me fallait faire travailler mon intelligence). Il nous fit adopter la pratique des trois vertus théologales. Cette pratique devait être continue, pendant et hors le temps de la prière, entretenue par quelques actes simples et sans effort, sous forme d’aspirations, orientations de la pensée attention à la présence de Dieu, ce père plein d’affection qui tient sans cesse le regard fixé sur nous, prêt à nous assister, nous aider, nous tendre la main quand nous lui demandons sa grâce.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa Révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

(Cette nouvelle pratique me coûtait aussi) parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatigué de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I/Ch.43) L’oraison m’était très difficile : je m’y sentais froide, sans consolation ni goût. Aucun bon mouvement ne se faisait sentir. Malgré cela je persévérais dans l’oraison sans jamais en abandonner la pratique ni écourter le temps [.......] Bien au contraire, j’y consacrais plus de temps que jamais et autant qu’il m’était permis. Je demeurai souvent plusieurs heures en oraison. Grâce à cela l’esprit finit par prendre petit à petit le dessus sur les sens, parvenant d’une certaine façon à s’introduire et à se maintenir dans une contemplation de la présence de Dieu par la seule foi. Parfois l’esprit parvenait à demeurer en repos en Dieu. Par degrés la nature et les sens perdaient leur force et leur vivacité, par une mortification ininterrompue et rigoureuse de tout l’humain. Quant à la sensibilité, je demeurai certes dans un état de sécheresse et de déréliction; mais il restait dans mon âme impuissant désir de perfection et la volonté d’acquérir les vertus en mortifiant ma nature. Cependant ce m’était un grand tourment de sentir en moi la force et même la violence du désir de me rapprocher de Dieu par la pratique de toutes les vertus et par l’oraison mentale, et d’autre part de me sentir en même temps privé du secours de mon bien-aimé. J’aurais voulu recevoir ses lumières, être fortifié par lui, ressentir un attrait sensible pour celui que d’autre part je désirais de toute la force de ma volonté. Mais au lieu de cela je me sentais comme retenue de force et il me semblait ne pas pouvoir avancer malgré tous mes efforts et toute mon application. Mon confesseur lui-même s’est parfois étonné de voir comme je saisissais mal sa doctrine. Je ne progressais pas aussi vite qu’il l’avait attendu, malgré le désir extrême que j’en avais et malgré l’application avec laquelle je travaillais à mon progrès spirituel.

(I/Ch.44) ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

La privation de l’action coopérante de mon bien-aimé fut très utile pour mortifier ce qu’il y avait de déréglé dans mon désir de perfection, etc. Il se mêlait à tout cela beaucoup trop de recherche personnelle, trop d’amour-propre, trop d’impatience et d’agitation, trop d’inquiétude naturelle. Les bons désirs dont j’ai parlé n’étaient ni bien ordonnés ni bien modérés. Ils n’étaient pas équilibrés par un véritable abandon à la volonté de Dieu. Je me cherchais moi-même en aspirant à Dieu, aux vertus, à la perfection; et je n’agissais pas purement et simplement pour plaire à Dieu en accomplissant sa volonté. C’est pourquoi j’éprouvais cette tristesse, cette souffrance, cette inquiétude, cette peine intérieure de me sentir privé des grâces sensibles. Ce qu’on possède ou désire avec une affection déréglée et avec esprit d’appropriation, on n’en est jamais privé sans éprouver regrets, tristesse et souffrance.

(I/Ch.45) Ce qui prouve que ces désirs n’étaient pas bien réglés, qu’il s’y mêlait trop de recherche personnelle, c’est qu’il m’arrivait parfois de ressentir un vrai chagrin en voyant que Dieu prévenait quelqu’un de plus de faveurs que moi ou que telle personne faisait des progrès plus rapides dans l’oraison, dans la pratique des vertus et de la vie parfaite. Je supportais difficilement qu’on pût me surpasser en cette matière. Il me semblait que notre seigneur me faisait tort en ne m’accordant pas ces sortes de faveurs, étant donné l’intensité de mes désirs et de mes efforts. C’était certes une grande faute contre l’humilité. Qu’avais-je donc mérité du bon Dieu plus qu’une autre? Si les efforts semblaient généreux, ne s’y mêlait-il pas beaucoup recherche personnelle et de confiance en ma propre activité?

Je ne sais s’il n’y avait pas aussi quelque tentation de l’Ennemi. Ces pensées, en effet, et ses mouvements d’amour-propre étaient pénibles et me faisaient mal au cœur. Ils me plongeaient dans la tristesse et me faisaient souvent pleurer. Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres plus favorisées de grâces m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui Lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Cependant ce n’était pas encore la véritable humilité, où ne se mêle ni trouble ni découragement. L’humilité vraie ne décourage jamais ni ne trouble l’âme d’aucune façon. L’âme vraiment humble peut se sentir tourmentée, malade, infirme, privée de la grâce divine, etc., mais quelle que soit sa peine elle y trouve la paix et le repos. Elle conserve la tranquillité dans tout ce que Dieu lui envoie, pour l’intérieur comme pour l’extérieur;

(I/Ch.46) En outre, j’éprouvais en moi un autre combat et qui m’était fort pénible. Il m’était devenu impossible d’écouter une instruction spirituelle sans qu’il me vînt une grande tristesse accompagnée d’une surabondance de larmes. Je ne parvenais pas à me faire une raison et aucune considération n’étais capable de me calmer, tant était grande la passion et intense le désir qui me portaient aux choses spirituelles. Quand j’écoutais ces sortes d’instruction, mes désirs s’enflammaient; mais en même temps je me sentais comme retenue et impuissante à réduire ces désirs en actes. Je crois que Dieu le permettait ainsi. Parfois je priais mon confesseur de ne rien me dire qui pût m’attirer à la perfection spirituelle, puisque je ne parvenais pas à mener à bien ces aspirations et qu’ainsi s’augmentaient simplement les souffrances et les tourments de mon âme. Malgré cette prière il continua néanmoins, me disant qu’il ne cesserait point et que si je ne parvenais pas à ce moment à saisir ses indications spirituelles et à les mettre en pratique, un jour viendrait où je les comprendrais et saurais les réduire en actes.

Il continua donc, faisant tomber avec plus d’abondances que jamais la parole de Dieu et les enseignements du Christ dans la terre aride et stérile de mon cœur. Non sans succès d’ailleurs; car dans la suite la graine d’une si parfaite doctrine a produit dans mon âme une abondance de fruits.

(I/Ch.47) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession. Arracher de mon cœur toutes affections déréglées, toutes attaches, tout désir trop violent, toute recherche égoïste des biens spirituels. Modérer tous mouvements désordonnés, etc., vers les choses de la vie intérieure. J’étais en effet si pleine de désirs, d’aspirations : je voulais atteindre les plus hauts degrés de la perfection. Un état moins relevé n’aurait pu me donner satisfaction et paix. C’est pourquoi mon confesseur m’a pris à pratiquer la mortification intérieure. Pour les mortifications extérieures, je ne trouvais plus guère à m’y exercer, car mes sens semblaient assez bien mortifiés quant aux passions et mouvements déréglés.

Mon confesseur m’enseigna donc la pratique de la pauvreté en esprit : comment il faut se priver volontiers de toutes faveurs spirituelles et divines et se contenter non pas du don, mais uniquement de Celui qui donne. Il m’enseigna de même à renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu. Il me montra comment je devais me renoncer à moi-même, à tout amour-propre, à toute recherche personnelle; et supprimer une fois pour toutes et totalement tout regard jeté sur mon propre moi. Ma volonté avait à se plier humblement et à se soumettre aux vouloirs divins, acceptant toutes ses dispositions quant à ma personne et à celle des autres. Apprenant à me connaître et me voyant indigne de recevoir la moindre grâce, je devais acquérir par cette connaissance une profonde humilité.

Il me montra ce qu’est le véritable amour de Dieu, un amour pur et droit, me poussant à servir Dieu pour lui-même, parce qu’il en est digne, - et non dans l’espoir de quelque récompense ou de quelque satisfaction personnelle.

Il me fallait, — disait-il —, réduire l’importance des créatures, les supprimer en quelque sorte en oubliant qu’elles existent; se comporter comme s’il n’y avait pas d’autres créatures que moi. Mais aussi adhérer à Dieu l’adorer en esprit et en vérité par une foi pure et dépouillée en la présence de Dieu au secret de mon âme et dans toutes les créatures. Mépriser, enfin, les douceurs de la dévotion sensible; mais et la force de l’amour qui pousse l’âme à demeurer fidèle à faire en toutes circonstances ce qui plaît le plus à Dieu.

Ayant ainsi vidé mon fond de toutes attaches déréglées, de toutes recherches impatientes de la nature, confesseur me dit qu’il me serait facile d’acquérir alors une constante paix intérieure dans la pureté du cœur et le silence de la sensibilité, me disposant ainsi au recueillement attentif à saisir le bon vouloir divin, etc. Ainsi devait se réaliser en moi un commerce intérieur ininterrompu avec Dieu, étant sans cesse occupé de lui seul par la foi et dans l’amour. À cela, — me disait mon confesseur —, se réduit l’esprit du Carmel, tout le contenu et toute la pratique de la vie carmélitaine. Tous les efforts de mon confesseur n’avaient tendu qu’à cela : imprimer dans notre esprit le véritable esprit du Carmel.

(I/Ch.48) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. Grâce à celle-ci aucun découragement résultant de causes externes ou internes, aucune variation de l’état de mon âme, aucun changement ne serait plus capable de m’attirer et de me faire redescendre dans la nature. Cette liberté de l’esprit doit nécessairement produire une indifférence à tous ceux qu’il plaît à Dieu de faire ou de ne pas faire en moi : indifférence à la possession comme à la privation, à la pauvreté spirituelle comme à la surabondance, au doux comme à l’amer, etc. Tout accueillir avec égalité d’âme comme venant de Dieu et partant, comme étant le plus utile.

Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, — me disait-il —, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux [......] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

(I/Ch.49) Pour mieux retenir les directives spirituelles de mon confesseur, je pris alors l’habitude de les transcrire presque mot pour mot chaque fois que j’avais été à confesse ou que j’avais pu converser avec lui. Après les seize mois qu’il avait été notre confesseur un cahier presque entier se trouvait rempli. Il s’y disait toutes sortes d’instructions touchant diverses matières, mais ayant quelque rapport avec la manière de faire oraison et de s’y perfectionner. [.......] Tout cela était exprimé à peu près dans les mêmes termes que dans les traités que ce révérend père a écrits plus tard. [.......] Il me demanda en effet de lui confier ces notes et lorsqu’il les eut revues, il me dit d’en faire une copie qu’il emporta.

Parce que les instructions doctrinales de mon confesseur étaient si profondes, si justes et si pures, je tenais sa vertu et sa dignité en très singulière estime. Le respect que j’avais pour lui était si grand que me trouvant en sa présence, c’est comme si je m’étais trouvée devant Dieu. C’est à peine si j’osais le regarder. Lorsqu’il m’arrivait de lever les yeux sur lui, quand il disait la messe ou pendant l’office divin, cette seule vue m’élevait vers Dieu, m’incitait au bien ou à la vertu. Cependant il m’était venu un scrupule à cette occasion et je ne savais pas si je pouvais agir comme je le faisais. Ne s’y mêlait-il pas peut-être quelque sournois attrait sensible? Je m’en ouvris donc à lui et comme je lui demandais quelle était en cette occurrence la conduite la plus parfaite, il me répondit que le plus sûr était de se mortifier.

J’avais fini par comprendre qu’en toutes circonstances et occasions il avait sans cesse à l’esprit et dans le cœur la mortification de l’homme intérieur et extérieur. Toutes ses directives tendaient à dégager l’âme d’elle-même et de tout le créé, à la séparer des créatures et d’elle-même pour la conduire toute et en toute pureté à Dieu seul. Et je compris alors le bienfait que j’avais reçu lorsque le bon Dieu m’avait fait trouver ce confesseur. J’avais l’impression que mon bonheur ne pouvait consister qu’à vivre sous sa conduite et son obédience. La moindre parole, le moindre geste où je pouvais entrevoir une manifestation de sa volonté, je les considérais comme s’ils avaient été adressés par Dieu lui-même. Un jour sa révérence ayant remarqué ce comportement, il me demanda quelle raison m’avait poussé à m’attacher à lui; et je lui répondis : «Père, il n’y a pas d’autre raison que la grande intégrité et pureté de votre façon de vivre».

5. Départ du père Michel de Saint-Augustin

Le moment approchait où il plairait à notre seigneur que mon confesseur fût déplacé. J’en éprouvais quelque tristesse parce que je m’imaginais que je ne trouverais personne qui pu me conduire à la vie parfaite de la même manière que lui et selon le même esprit. Pour le surplus, je me trouvais encore plus ou moins dans un état d’aridité spirituelle et de peines intérieures; et j’aurais eu besoin de son assistance qu’au temps des faveurs spirituelles. Le Malin me tentait aussi et me tourmentait de diverses façons. Mais mon confesseur me dit d’abandonner toute inquiétude à ce sujet et d’avoir confiance en Dieu. Il m’arriverait, — me disait-il —, une des trois choses suivantes : ou bien Dieu m’enverrait quelqu’un qui pourrait m’aider; ou bien lui-même se chargerait de m’aider; ou bien il me délivrerait de toutes les peines intérieures. Il arriva ce qu’il avait prévu, car, peu de jours après le départ de mon confesseur, notre seigneur fit cesser toutes les peines et les difficultés. L’obscurité et l’aridité prirent fin. D’un seul coup je passais de la nuit au grand jour : mon esprit était éclairé, ma mémoire ouverte et souple, ma volonté pleine d’ardeur. Je me rappelais et comprenais parfaitement toutes les instructions dont le Révérend Père m’avait si abondamment comblée. Mon âme commença de jouir d’une paix profonde; les exercices spirituels et l’oraison étaient doux et faciles. Les instructions de mon confesseur agissaient et produisaient leurs premiers fruits en moi. Je semblais voler plutôt que de marcher dans le chemin de la perfection. Il y avait en moi quelque chose de divin qui me poussait sans cesse vers mon bien-aimé et m’encourageait à surveiller attentivement mes façons d’être et de faire. Je me sentais infatigable autant qu’insatiable dans mes aspirations vers Dieu. Je ne pouvais trouver aucun repos tant que je n’aurais pas rejoint celui que mon âme désirait. Tous mes soins comme toutes les pensées avaient comme seul objet de lui plaire le mieux possible et de le servir le plus parfaitement.

(I/Ch.51) À partir de ce moment, l’oraison devint quelque peu surnaturelle. Le plus souvent elle se réduisait à un silence intérieur, un repos en Dieu par la foi nue et vivante en la présence de Dieu. Toutes les activités grossières et multiples des puissances internes avaient cédé et il ne restait plus qu’un regard simple de la foi, une douce et silencieuse inclination de l’amour orienté vers Lui.

Tous les actes de mon activité naturelle m’ennuyaient et me fatiguaient à l’extrême. Ils me semblaient sans utilité et ne servaient guère qu’à troubler le repos intérieur, à obscurcir la lumière qui était en moi, à faire sortir l’esprit de sa silencieuse simplicité pour le jeter, non sans dommage, dans le tourbillon du multiple.

Lorsque l’occasion se présentait de pratiquer quelques actes intérieurs de vertu je le faisais avec autant de calme et de simplicité qu’il m’était possible, afin de maintenir l’esprit dans son état de simplicité, bien dégagé de la sensibilité et des sens.

(49) Tout cela je le pratiquais pour lors dans la mesure où la grâce de Dieu me révélait les secrets de cette pureté et liberté de l’esprit. Pendant les premiers temps en effet, la lumière divine était encore relativement faible. C’était comme une aube qui commençait à poindre et dont la lumière devenait plus intense par degrés.

(I/Ch.51) Les derniers jours qui précédèrent le départ de mon confesseur, je me sentais poussée à lui demander de me diriger en restant toujours mon père spirituel. Je souhaitais surtout de me laisser conduire dans la même voie et selon le même esprit. Son premier mouvement fut de m’opposer un refus très net. Il craignait que le fait de s’occuper d’une personne habitant une autre ville puisse être d’un mauvais exemple pour d’autres. Ce n’était pas, croyait-il, une chose à conseiller et il pourrait lui devenir difficile d’accorder ou de refuser la même faveur à d’autres.

Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. Je devais décrire brièvement les changements qui auraient pu se manifester dans ma façon de prier et éventuellement, les grâces ou lumières que j’aurais reçues. Tout cela devait lui être soumis afin qu’il pût me faire connaître son avis à ce sujet et me donner son approbation. Il le fallait, me disait-il, pour éviter tout risque d’erreur et pour que je ne prenne pas l’habitude de me fier à mon propre jugement. Car ce Père m’avait toujours conduite par une voie de grande simplicité, de soumission et de renoncement aux lumières de ma propre intelligence.

Cet arrangement me donna satisfaction. Les trois ou quatre lettres par an que je recevais de lui m’instruisaient et me rassuraient quant au chemin spirituel où j’étais engagé. Je ne demandais pas davantage. Je m’évertuais alors à mettre en pratique ce que ses lettres m’indiquaient. Je travaillais à atteindre parfaitement la fin qui m’était proposée par sa Révérence, sans désirer quoi que ce fut d’autre. Cette assurance, cette paix, ce recueillement en son fond, cette simplicité à m’en tenir à l’exercice et à la doctrine qui m’était proposé me furent d’un grand secours et d’un réel profit. Grâce à cette attitude, j’ai pu faire des progrès sérieux en très peu de temps. Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, l’attention et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels; et je m’en trouvais fort bien.

En cette matière aussi je me mortifiais, refusant à la nature le plaisir et la satisfaction qu’elle aurait pu y puiser. Car la lumière intérieure qui m’éclairait semblait m’inviter à poursuivre en toutes circonstances la mort de la nature en lui retirant tout aliment et toute chose où elle aurait pu trouver un regain de force et de vitalité. Je n’étais pas parvenue à trouver la paix et le repos intérieurs avant d’avoir désavoué et abandonné tout cela par esprit de mortification. En cette matière de lectures je m’en tenais strictement à la règle et n’y consacrait que le temps fixé par la sainte obéissance. Pour le surplus, j’employais le temps de la lecture non pour y puiser quelque plaisir ou satisfaction et pour suivre mon attrait naturel, mais uniquement par obéissance et pour accomplir la seule volonté de Dieu. Je m’efforçais plutôt de nourrir mon esprit d’une façon plus intérieure par une fidèle adhésion à la volonté divine. Cette méthode ne semblait plus pure.

Mon âme reçut alors des grâces de plus en plus nombreuses et insignes dans l’oraison. La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturés de son être. Ah, qu’elle n’est pas la bonté de notre seigneur qui vient en aide à l’âme de bonne volonté lorsque celle-ci prend les choses au sérieux et se montre prête à sacrifier tout ce qu’elle possède! Plaçant toute sa confiance en Dieu, l’âme est assurée qu’Il fera tout Lui-même et qu’Il voudra suppléer aux déficiences de la nature humaine, etc. Car il n’est pas possible que Dieu abandonne une âme qui ne se fie qu’à lui et se borne à faire ce qu’elle peut. Dieu saura bien prévoir les moyens, — n’importe lesquels —, qui viendront la soutenir comme il convient. J’en ai fait l’expérience pendant les premières années qui suivirent le déplacement de mon Père spirituel. Et pourtant, en matière de vie spirituelle, je n’étais qu’une débutante, me tenant à peine sur mes pieds, sans grande lumière et presque sans expérience.

(I/Ch.53) C’est ainsi que notre seigneur a utilisé un moyen très efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. Elle me stimulait sans cesse à me tenir attentivement sur mes gardes. Mon père spirituel semblait en effet me réprimander quand je faisais ce que je ne devais pas; et il semblait m’encourager à la vertu et à la mortification. Quand il m’arrivait d’être tentée ou en lutte avec moi-même; quand occupée de quelque objet j’éprouvais des difficultés dans l’oraison ou dans les exercices spirituels; quand ma nature me donnait du fil à retordre (car ma nature ne voulait pas toujours admettre qu’elle fut exclue de tout et soumise à toutes les privations), alors mon Père spirituel me semblait être là pour me montrer à surmonter discrètement toutes ces difficultés. Il m’indiquait la ligne de conduite à suivre en telle ou telle circonstance, dans telle ou telle difficulté intérieure.

Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu. Non, mon bien-aimé n’a jamais laissé mon cœur et mes affections s’abaisser à ce point ni chercher ailleurs qu’en Lui seul quelque satisfaction ou quelque affection. Lorsque mon cœur trouvait quelque joie dans l’affection d’une créature, ce sentiment servait plutôt d’échelle pour monter jusqu’à mon bien-aimé. Jamais je ne m’y suis reposée ou accrochée. Tout ce que je découvrais dans ces sentiments était pour moi comme un coup d’éperon et me faisait voler vers Dieu dans un élan d’amour et de reconnaissance pour la bonté qu’il me témoignait en soutenant ma débilité par un si doux moyen.

Je commençai petit à petit à expérimenter la très haute pureté et l’insigne perfection où tendait la doctrine qui m’avait été donnée. Je me sentis alors si désireuse de posséder cet esprit que mon cœur en était tout ardent et s’enflammait de désir. C’est alors que j’entendis distinctement en moi ces mots : «Si tu es fidèle, je t’élèverai au même esprit que ton père spirituel». Il me semble pouvoir croire en toute humilité que notre Seigneur a daigné réaliser cette promesse. Qu’il en soit béni éternellement, Lui qui a tout fait Lui-même, se contentant du rien que j’y ajoutais.

(I/Ch.54) Il me souvient encore de quelques autres grâces que mon bien-aimé m’a données tout gratuitement. Elles me furent d’un grand secours pour le progrès de mon âme et me permirent de faire un long trajet en peu de temps. Elles me donnaient par surcroît une certaine facilité pour progresser en me déchargeant du poids des attaches aux choses créées et au bien-être ou la commodité physique. La grâce divine me poussait fortement à chérir la sainte pauvreté et à la pratiquer de toutes façons, autant que le permettait ma condition. Tout ce qui sert à l’usage du corps devait être de médiocre qualité et réduit au minimum. Je recherchais les choses peu coûteuses et les plus grossières : tout juste ce qu’exigeait la nécessité et rien de plus. Tout objet utile ou commode dont cependant je pouvais me passer, je tâchais de me l’interdire; et je ne cessais d’être troublée intérieurement tant que je ne m’en étais pas privée. Dans notre cellule je n’employais pas de prie-Dieu pour y placer mon crucifix, me contentant d’une planchette que j’avais fixée au moyen de deux clous et à laquelle de temps en temps je m’appuyais un peu au cours de l’oraison. Il me vint à l’esprit que je pourrais me passer même de cela. N’était-ce pas contraire à l’esprit de pauvreté et de détachement du créé qui ne permet l’usage des choses que pour autant qu’il est nécessaire, aussi bien quand on est malade qu’en bonne santé?

Il en était de même pour toutes les choses que j’utilisais pour le bien de mon corps. Je ressentais comme une aversion naturelle de tout le superflu, ou le précieux, ou l’agréable, tant pour le vêtement, pour le mobilier que pour la nourriture et la boisson. S’il m’arrivait à l’occasion de devoir user de ces choses, je montrais ouvertement que cela ne me plaisait pas et que j’eusse préféré des choses plus communes et plus mauvaises. Effectivement j’éprouvais plus de satisfaction à user de choses viles et pauvres parce qu’il me semblait qu’une âme qui aime Dieu ne doit aimer que ce qui sent la pauvreté et la sainte simplicité.

Cette stricte sévérité à n’user de rien qu’en cas de nécessité ne m’a jamais troublée intérieurement, car mon bien-aimé m’a toujours gratifiée d’une certaine résolution de l’esprit écartant toute angoisse et tout scrupule. Il me donnait en outre une lumière intérieure me permettant de distinguer avec aisance ce qui était nécessaire de ce qui ne l’était pas. En outre il rendait ma volonté souple et généreuse pour me permettre de pratiquer ce que cette lumière intérieure m’avait fait voir et comprendre. Chaque fois que je suivais les indications intérieures, je ressentais aussitôt un surcroît de grâce divine, une augmentation de paix et de repos dans l’âme, une plus douce inclination d’amour pour Dieu, etc. S’il en avait été autrement, la sévérité de mes mortifications eût certainement gêné la sainte liberté de l’esprit. C’est le propre de l’Esprit de Dieu quand Il travaille une âme et la pousse soit à la pénitence, au jeûne, à l’abstinence, aux veilles passées en prière ou à quelque autre chose, d’agir toujours en fixant une mesure. Il donne à cette âme un discernement et une direction qui la force à ne pas nuire irrémédiablement au corps, à ne pas l’abattre, afin qu’il reste en état de suivre l’esprit et de se tenir à son service.

Les motions de l’esprit de Dieu sont toujours accompagnées d’un silencieux apaisement de la sensibilité, d’une paix ou tranquillité de l’âme, d’une certaine assurance intérieure ou paisible certitude que ces sortes de motions ou inspirations viennent du bon esprit. Elles s’accompagnent aussi d’un humble abandon, d’une calme soumission à la volonté et au bon plaisir de Celui qui en est l’auteur. S’il en va autrement la chose devient suspecte et pourrait être l’œuvre du Malin ou de l’esprit propre. En un mot : là où agit l’Esprit de Dieu il y a liberté, humilité, soumission, amour et discrétion.

(I/Ch.55) Par la grâce de Dieu je me suis habituée à me montrer d’ordinaire assez dure pour moi-même. Je me gardais attentivement d’avoir trop de compassion et d’amour pour mon propre corps. Je voulais l’habituer à se contenter de peu. Quand il se plaignait un peu d’une incommodité quelconque, — comme par exemple le froid —, je n’y prêtais guère attention. Quelque glaciale que fut la température je ne m’approchai du feu qu’une seule fois la semaine, quand je ne pouvais éviter de le faire. Les autres jours j’en restais éloignée, même quand je venais de passer quatre ou cinq heures à l’église et que, d’être resté à genoux si longtemps, j’avais les membres tout raidis et glacés. Si je me tenais à l’écart du foyer ce n’était pas uniquement par amour de la mortification. Je craignais d’y trouver en outre une occasion de distraction et de paroles inutiles; et je voulais conserver à tout prix le recueillement intérieur de toutes les puissances. Je n’employais pas non plus de chaufferette si ce n’est lorsque j’avais à faire quelque travail à l’aiguille. En dehors de ce cas il me semblait que l’usage de la chaufferette n’était qu’une satisfaction accordée à la nature et contraire à l’esprit de pénitence. Il faut d’ailleurs que la nature prenne patience, en ceci comme en bien d’autres choses, et qu’elle obéisse à l’esprit, que cela lui plaise ou non. Et l’esprit au fond de moi se sentait attiré ou poussé par je ne sais quoi de divin qui le stimulait à n’accorder aucun répit à la nature, en rien, et à la faire mourir sans cesse pour l’amour de Dieu.

Je croyais avoir remarqué en outre que l’habitude de s’approcher du feu hors les cas de nécessité (comme je viens de le dire) provoque habituellement un amollissement du cœur : l’amour effectif, l’attention à Dieu et l’orientation vers Lui faiblissent en nous. Aussi me semblait-il préférable de sentir mon corps tout raidi et glacé que de voir l’amour pour mon bien-aimé s’attiédir dans mon âme.

I/Ch.56) Plus tard lorsque mes forces physiques eurent diminué et que ma santé ne fut plus aussi bonne, au temps où je vins habiter en communauté avec un petit nombre d’autres sœurs, j’ai dû tempérer quelque peu la rigueur de ma conduite en cette matière. Je ne voulais pas que cette rigueur pût troubler les sœurs et les faire souffrir inutilement. Peut-être n’avaient-elles pas reçu les grâces suffisantes pour refuser à la nature toute espèce de soulagement. Et d’autre part il me semblait qu’à cette époque mon esprit n’était plus tellement poussé à mortifier le corps. Peut-être l’amour-propre était-il déjà mieux dominé par l’amour divin qui avait pris la première place dans mon âme. Cela donnait à l’âme une plus grande liberté et suffisamment de force pour pouvoir user du créé en Dieu et pour Lui.

Lorsque le corps ne se porte pas très bien ou qu’il est affaibli, notre seigneur permet à l’esprit de rendre un peu la main et d’accorder quelque commodité au corps : un peu de repos, un peu de nourriture pour refaire ses forces, etc. L’âme fait tout cela purement en Dieu et pour Lui, avec une sainte liberté d’esprit. Intérieurement éclairé elle sait jusqu’où elle peut aller : autant et rien de plus. Elle vit dans un esprit de foi et d’amour et c’est dans cet esprit qu’elle fait ou omet tout ce qu’il faut. J’ai souvent remarqué ceci : dès qu’a pris fin l’état maladif et que le corps est un peu soulagé, l’esprit se sent de nouveau poussé par l’amour à se priver de toute commodité, de tout ce qui est dans la ligne de la nature et qui lui serait agréable. Il me semblait alors qu’il m’était dit : «Tu dois porter dans ton corps la mort du Christ». Et je comprenais qu’il me fallait en quelque sorte crucifier tout mes sens, tous les membres de mon corps en les privant de tout ce qui leur plaisait. Je devais demeurer dans un continuel esprit de mortification et le renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu.

Tant que durera ma vie ici-bas je crois qu’il ne me sera jamais permis de m’écarter de cet esprit de mortification ni croire que cela suffit et que la nature est bien morte à toute créature. La nature n’est jamais morte tout à fait. À la moindre occasion, quand on y pense le moins, elle peut revivre. Le bien-aimé aime que son épouse le suive dans les choses dures et pénibles à la nature et qu’elle embrasse la croix des souffrances en esprit d’amour. Elle expie ainsi ses fautes et celle des autres, comme il plaît à Dieu d’en disposer.

(I/Ch.57) Tandis que j’écrivais ces pages, j’ai eu la pensée que certains pourraient se scandaliser en les lisant et en m’entendant faire ma propre louange. Peut-être pourrait-on croire que tout cela a été dicté par l’orgueil ou que tout au moins il y paraît une insupportable estime de moi-même. C’est pourquoi je n’ai plus osé continuer. Mais il me fut dit intérieurement : «Poursuit ton travail en toute simplicité, je m’occupe du reste». Aussi bien je me suis souvent étonnée de la façon dont j’obéissais en cette matière. Je sens qu’en ceci quelqu’un me vient en aide tout particulièrement. Mais je ne sais quel est celui qui m’aide : est-ce mon bien-aimé ou son aimable Mère ou son aimable Père Saint-Joseph où mon saint Ange? Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme; et les sujets se présentent à point nommé : «ceci et rien de plus». [.......] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet [......] Avant comme après je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire97. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, - même ce qui y s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années.

Quand j’écris je me comporte d’une façon plus passive qui actif. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcé d’écrire sur d’autres sujets. Il me semble bien permis de croire que je ne me suis pas trompé lorsque j’ai cru que mon bien-aimé et ma bonne Mère promettaient de m’aider à accomplir cette tâche imposée par l’obéissance et de m’apporter doucement à la mémoire tout ce que je devrais écrire, sans que mon cœur en soit un seul instant distrait de son amour. Tout cela je l’ai éprouvé constamment. Qu’ils en soient tous loués et bénis à jamais! J’ai compris une fois de plus ce que peut l’obéissance.

(I/Ch.58) J’ai dit déjà que l’esprit me permettait d’user d’un peu plus de tolérance pour le corps lorsque celui-ci était affaibli ou malade. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit ici que d’atteintes assez graves, lorsque je sentais vraiment que mon corps n’en pouvait plus. Quand il s’agissait de faiblesses ordinaires ou de légères maladies, — dont j’ai presque toujours été affligé depuis de longues années —, il ne m’était jamais permis d’y faire attention; et j’ai été rarement sans ressentir quelque souffrance physique. Mais je sentais bien que je ne pouvais rien concéder à la nature quant au repos à la nourriture : je devais m’en tenir strictement à l’ordinaire. Il me faisait tout supporter à fond en esprit de pénitence et de mortification et par amour pour notre seigneur. Ces petites difficultés et ses peines je les surmontais courageusement sans écouter ce que pouvait me souffler mon imagination. Quand on commence à faire attention à ces malaises et à prendre son mal au sérieux l’esprit perd aussitôt de sa vigueur et nous nous replions sur notre pauvre moi.

*

(I/Ch.59) Au temps voulu par notre seigneur il jugea bon de m’affliger de quelques soucis et de quelques souffrances extérieures. Je dois avouer cependant que, par sa grâce, j’ai senti très peu de peine. Ma conscience rendait témoignage de mon innocence et de mes bonnes intentions. En cette occurrence j’avais agi pour l’amour de Dieu, pour aider une âme qui craignait Dieu et pour la soustraire à certaines occasions de péché. Cette personne d’ailleurs s’était plainte à moi et m’avait demandé de la tirer de ce péril. J’avais compris que son âme était en danger et c’est pourquoi je jugeais bon et même nécessaire de prévenir sa mère. C’est aussi ce que j’ai fait, lui conseillant de reprendre sa fille chez elle dans sa maison. La mère suivit mon conseil. Mais notre seigneur permit que le maître de la maison d’où cette fille avait été retirée sur mon conseil prît la chose extrêmement mal, se jugeant offensé et diffamé. Je n’étais coupable de rien puisque j’avais nettement spécifié que le danger ne venait absolument pas de lui. Sans doute notre seigneur permettait-il tout cela pour m’éprouver un peu et sans doute aussi, pour m’apprendre à ne me mêler de rien sans avoir d’abord pris conseil de mon confesseur. De cette façon seulement on est sûr d’agir par obéissance.

Cet homme offensé m’écrivit une lettre d’une inexprimable méchanceté. Outre les paroles blessantes et des reproches qu’elle contenait, cette lettre me menaçait d’un procès en diffamation. Cet homme voulait me citer devant un tribunal ecclésiastique pour que lui soit rendu l’honneur qu’à son avis je lui avais pris. Je n’oserais pas transcrire ici tout ce qu’il écrivait. Mais à l’intervention de mon confesseur et grâce aux bons renseignements qu’il voulut bien donner de moi, (illis.) put être calmé et la tempête s’apaisa.

Peu de temps après, mon bien-aimé me gratifia d’une autre croix. Une demoiselle dévote désireuse de laisser tous ses biens pour le culte de Dieu et de la Sainte Vierge, ainsi que pour le soulagement des indigents, voulut me faire sa légataire testamentaire et me charger d’exécuter ses pieuses intentions après sa mort. J’y consentis volontiers; mais après sa mort, ses amis m’entraînèrent dans un vilain procès. Ils menacèrent de me ruiner par leurs procédures et de me laisser sans même une chaise où je pourrais m’asseoir. Leur intention était de me fatiguer par leurs menaces, par les ennuis et les affronts qu’ils me prodiguaient. Ils voulaient ainsi me pousser à renoncer à mon action. Ils savaient combien j’aimais le silence, la retraite, et ils me croyaient incapable de poursuivre une action en justice.

Cependant mon bien-aimé me donna le courage nécessaire. À mon avis, je le dois à l’intervention de cette bonne demoiselle défunte qui voulait que fussent exécutées ces pieuses dispositions. Les adversaires s’écrient c’est de plus en plus et je fus même averti qu’ils avaient formé le projet de me jeter à l’eau. Notre seigneur ne permit pas mon cœur fut troublé de quelques craintes ou que je fusse ému par cette menace. Pendant la prière je n’y pensais même pas et leur souvenir ne me causa jamais une seule distraction. Je ne fus jamais troublé à l’idée qu’il pouvait s’en suivre un vilain procès. D’ailleurs un juriste éminent m’avait affirmé que ma cause était bonne et que je ne pouvais perdre ce procès. En outre j’avais confié mes intérêts à un très honnête procureur qui traita toute cette affaire par pure charité et pour la gloire de Dieu, sans demander ni accepter aucun honoraire. Mais surtout : Dieu agit puissamment en cette affaire poursuivie à sa gloire. Il ne tarda pas à la mener à bonne fin par un accord des parties. Et c’est ainsi que, par la spéciale intervention de Dieu et par un effet de sa bonté, j’ai pu me tirer de cette agitation sans préjudice pour la paix de mon âme et pour le recueillement de mon esprit.

(I/Ch.60) À l’époque où je résidais encore à Gand notre seigneur permit que j’eusse à porter une lourde croix à cause de l’estime exagérée de certaines personnes qui venaient de toutes parts vers moi et me considéraient un peu comme une demie-sainte! Je n’y étais pour rien, me semble-t-il; je ne faisais rien de spécial ni d’extraordinaire, car j’ai toujours été et suis encore ennemie des choses ou des attitudes qui vous singularisent. Je déteste tout ce qui peut donner l’apparence de sainteté ou d’insigne dévotion. L’affectation de la dévotion dans les expressions du visage ou dans les paroles, je l’ai toujours eue en horreur, car elle est sœur de l’hypocrisie. Mes façons d’agir, mes attitudes, mes expressions étaient simples et sans détour. J’avais Dieu devant les yeux, à qui je cherchais à plaire, et non pas aux hommes. Je crois bien que dans toutes les façons de faire je me montrais très réservée et mortifiée, très retirée des choses du monde. Cela, je ne pouvais pas le cacher, car notre seigneur m’avait bien fixée dans cette attitude. Mais ces choses ne suffisent pas à motiver l’estime exagérée que les gens me témoignaient. Bien d’autres que moi ont reçu des grâces pareilles. C’est pourquoi cette opinion du monde me pesait comme une lourde croix : je savais qu’il n’y avait rien de particulier en moi. Parfois j’avais l’idée que ces gens se moquaient de moi tout simplement; et quand je remarquais qu’on me manifestait de l’estime, il me semblait que l’on voulait me faire injure.

D’aucuns me demandaient de leur promettre de les assister à l’heure de la mort, comme s’ils espéraient que ma présence leur obtiendrai quelque consolation et assistance de Dieu pour leur âme.

D’autres, — même des religieuses —, me prièrent plusieurs fois de les bénir et de les instruire de certaines choses ayant trait à leur vie intérieure et à leur conscience. Je n’ai jamais voulu faire cela (sauf une seule fois, il y a peu de temps, parce qu’il m’avait été commandé de le faire par obéissance). Je tâchais de fuir et d’éviter tout cela, comment fait d’un serpent.

Les enfants dans la rue, les mendiants à l’entrée de l’église criaient en voyant (était-ce nos cris ou bien le croyait-il vraiment?) : «Voilà la Sainte; faites place; saluez-là!» Parfois cela ne me faisait rien, quand je croyais qu’ils se moquaient de moi. Mais plus souvent ces choses me rendaient tellement triste que je ne pouvais m’empêcher de pleurer abondamment. J’avais l’impression de tromper tout le monde. Et puis, l’estime des gens me faisait souffrir. Je disais à ma compagne, en pleurant amèrement : «Ne pourrais-je donc jamais vivre dans un endroit où on me mépriserait?»

*

III. l’Ermitage» à Malines.

Quand elle quitte Gand pour s’établir à Malines, Marie de Sainte Thérèse était simple tertiaire du Carmel. Elle ne trouva pas immédiatement à se fixer à l’«Ermitage», avec une petite communauté, après avoir fait des vœux de tertiaire régulière.

Les faits relatés à cet endroit du récit biographique se sont produits effectivement dès les débuts du séjour à Malines (1657), pendant une période de préparation. Mais ils se sont poursuivis pendant 10 ou 11 ans (vers 1667) quand Marie de Sainte Thérèse était «recluse» à l’«Ermitage» et y rédigeait son autobiographie. Les textes qui suivent constituent donc en partie une anticipation chronologique. (Note du traducteur)

1. Les débuts

(I/Ch.61) Il a plu au bon Dieu de combler ce désir, car peu de temps après, il fit pleuvoir sur moi tant de mépris, de calomnies et de mensonges que j’y fus comme submergée. Ceci a duré quelque dix ou onze ans. Notre seigneur s’est servi à cette fin de divers instruments; mais l’épreuve fut pleine de consolation et elle a été d’un grand profit pour mon âme. Le seigneur m’a appris à m’en servir pour acquérir toutes sortes de vertus. Cela s’est passé quand je suis venu me fixer à Malines, tout au début (1657). Parce que Dieu le permettait, il s’est trouvé là quelques personnes inspirées du diable, qui ont aiguisé leur langue pour me nuire. Tant qu’elles pouvaient, elles crachaient des choses abominables pour souiller mon honneur et ma réputation. Aux yeux d’un grand nombre je devins bientôt un objet de mépris et de dérision, car ces personnes avaient une grande audience. Elles avaient la langue si bien pendue! Dieu permit le triomphe de leur malice ou de leur aveuglement. Elles affirmaient avec tant d’assurance des choses qu’elle dépeignait d’ailleurs en couleurs si vives qu’on les croyait généralement sur parole.

Cependant je les ai vaincus, non en me disculpant, mais par une humble patience et en me taisant. Je leur laissais dire ce qui leur plaisait, et elles finirent par se lasser. Je laissais au seigneur le soin de me disculper après ma mort. Cela me permettait de passer ma vie dans le mépris et l’humiliation. Quand on me rapportait quelque infamie qui se racontait sur mon compte mon cœur se remplissait habituellement de joie et de satisfaction et je m’écriais : «Ma gloire n’est pas dans la bouche des hommes, mais dans celle de Dieu». Aujourd’hui je dirais plutôt «ma gloire est de me sentir entourée de honte, de mépris, d’opprobre; de vivre dans une perpétuelle humiliation, pour être rendue conforme à mon bien-aimé Jésus torturé, méprisé, humilié, calomnié.»

(I/Ch.62) On disait de moi que la vie que je menais n’était pas honnête et pour le prouver, on inventait toutes sortes de choses manifestement fausses. Des personnes qui nous connaissaient et ne pouvaient ajouter foi à ces racontars venaient cependant de temps en temps chez nous pour mieux examiner la maison. Poussées par la curiosité elles fouillaient les plus petits coins et ne trouvant pas ce qu’on leur avait dit elles semblaient tout interdites. C’est pour la même raison, je crois, qu’un homme de qualité vint nous faire plusieurs visites à des heures insolites. Sans doute voulait-il voir si d’aventure il n’aurait pas rencontré quelqu’un chez nous. Parfois il arrivait très tôt le matin, vers 5 h 30, d’autrefois dans la soirée quand il faisait déjà presque nuit, d’autres fois encore dans le courant de la journée. Mais il n’y rencontra jamais que les personnes de la maison.

Un jour on nous avertit qu’un groupe de personnes était en route pour visiter la maison et pour nous séparer, sous prétexte que notre vie n’était pas honnête. On prétendait nous expulser de la ville parce que, disait-on, l’évêque de Gand déjà nous avait chassés de sa ville à cause de notre conduite honteuse. Tous mes voisins se trouvaient sur le pas de leur porte pour voir comment allait se dérouler cette scène. Quant à nous, rien de tout cela ne nous troublait. Notre conscience ne nous reprochait rien; qu’avions-nous à craindre? Aussi nous préparions-nous en silence à subir l’assaut sans trouble, prêtes à accepter les pires affronts par amour pour notre seigneur. Mais il ne vint personne et tout en resta là. Je ne sais comment ni par qui cette chose a été arrêtée.

Pendant toutes ces années, on a raconté beaucoup de choses sur mon compte, ce qui nous a rendues odieuses et méprisables aux yeux du monde. Il y avait de quoi nous faire craindre de tous. Ces calomnies venaient de quelques personnes qui nous avaient prises en aversion et que le diable instiguait et excitait contre nous. Voyant qu’il n’avait pas réussi à nous nuire dans la communauté même, le Malin avait choisi de nous tourmenter par des moyens venus de l’extérieur, et il inspirait toutes sortes de mensonges et d’accusations. Je passerai sous silence ce que furent ses mensonges et ces calomnies. Notre Père spirituel nous avait conseillé de saisir cette occasion pour pratiquer la vertu de la façon la plus parfaite; de ne présenter aucune défense ni justification, mais de tout supporter en silence. Remettant toute l’affaire entre les mains de Dieu qui saurait bien faire éclater la vérité en temps voulu, il nous restait en attendant de prier pour ceux qui nous persécutaient et poursuivaient de leurs calomnies.

(I/Ch.63) Vers la fin de cette période dont je viens de parler, il y eut une personne qui m’avait été adressée par l’Obéissance et avec qui j’avais dû parler parfois à cœur ouvert. En réalité elle agissait sans franchise et jouait double jeu. Elle était moins attentive à tirer profit de mes paroles qu’à y chercher matière à me nuire, me faisant dire des choses que je ne voulais pas. Il y avait en elle un fonds de malice et de duplicité; c’est pourquoi elle jugeait les autres à sa propre mesure. Elle m’avait posé bien des questions insidieuses, soumis des objections, espérant tirer quelque venin de mes réponses. Ma simplicité et ma droiture naturelle m’empêchèrent de la soupçonner le moins du monde et je traitais avec elle en parfaite bonne foi. Et pendant tout ce temps cette personne s’occupait à me noircir comme un corbeau, en ville, hors ville, auprès de religieux et de laïcs, voire chez les membres d’un autre Ordre monastique. Elle jouait sa partie avec un art si parfait qu’elle ne tarda pas à surpasser toutes les autres mauvaises langues. J’ai été littéralement encerclée ou inondée de honte, de mépris, d’humiliation, de dérision et de souffrance intérieure, jusqu’au jour où il plut à notre seigneur de me prêter main-forte pour surmonter tout cela et pour m’élever d’un élan par-dessus la nature et les créatures. En effet cette épreuve me fit faire un grand bond en Dieu : elle me détacha merveilleusement de tout ce dont je n’étais pas encore entièrement libéré.

Notre seigneur avait permis que cette personne me noircît aussi auprès de mon Père spirituel. Elle lui rapporta tant de choses vraisemblables, lui fournit matière à tant de soupçons et sut présenter ses affirmations d’une manière façon si vive, avec toutes les apparences de la vérité, qu’il y ajouta foi, tout au moins en grande partie. Il vint même me trouver pour me réprimander. Sa mine était grave et sévère. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Je me disculpai lui disant que rien n’était vrai de ce que cette personne lui avait dit; que j’avais été accusée faussement; que j’étais innocente et que je pouvais affirmer mon innocence en toute vérité; etc. Malgré mes affirmations il semblait ne pas me croire. Ses réprimandes et son attitude dure, si différente de celle qui lui était habituelle, m’allèrent droit au cœur. Lourde était ma peine en voyant que mon seul ami me faisait défaut à son tour et se tournait contre moi. Ce qui m’était le plus pénible était de sentir qu’il ne me croyait plus. Cependant en sa présence je parvins à ne pas montrer que je souffrais. La partie supérieure de mon âme se maintenait fermement établie dans la pratique de la vertu et dominait les peines sensibles de la nature. J’apostrophais mon âme et la soutenait par des actes de vertu. Je lui suggérai qu’on ne doit pas s’appuyer sur les hommes. Je disais : «Mon âme, prends ton vol; ne demeure pas dans ces bas-fonds. Il est temps : Dieu a permis cette rencontre pour te ménager une sortie, pour te faire passer par-dessus les créatures est au-dessus de toi-même, en lui. Voici le moment de mourir à toi-même et à toutes choses qui sont au monde. Tiens-toi tranquille dans ta médiocrité et ton humiliation : aux yeux de Dieu tu ne seras pas amoindrie quoique les hommes te méprisent et te rejettent. Qu’importe cela? Remercie Dieu de cette grâce insigne et ne la gaspille pas. Voici la matière et voici la possibilité : progresse en Dieu, merveilleusement».

(I/Ch.64) Ayant donc repris courage avec vigueur je me suis jetée dans les bras de Dieu, lui abandonnant ma personne et toutes choses. Et depuis ce moment il m’est venu dans l’âme d’une telle force que je suis restée depuis lors comme un roc inébranlable au milieu des vagues de la mer. Je n’ai plus perdu la paix intérieure. Bien au contraire : lorsqu’une épreuve similaire arrive encore je ressens en mon fond une joie durable. J’ai compris que notre seigneur a permis toute cette peine, ces informations calomnieuses et les sévérités de mon Père spirituel pour mon plus grand bien et pour le progrès de mon esprit. Le lien ténu et subtil qui m’attachait encore à ce Père spirituel, à ma propre personne et à autre chose a été rompu. Avant d’avoir subi cette épreuve, je ne le savais même pas que ce lien existait : c’était si subtil et caché. La nature est extraordinairement secrète. Les mouvements d’amour-propre nous sont si cachés qu’il est difficile de les reconnaître, à moins que notre seigneur dans son incommensurable miséricorde ne suscite quelque occasion de répondre généreusement à sa bonté.

Ce lien subtil dont je venais d’être libéré consistait en ceci : qu’il me semblait jouir de quelque crédit et de quelque estime auprès de sa Révérence et, sournoisement, la nature y trouvait une nourriture.

(I/Ch.65) On disait aussi de moi que l’esprit qui m’animait n’était pas l’esprit du Christ, mais celui du démon : un esprit d’orgueil, de vaine gloire, de concupiscence, etc. Il est vrai que j’aurais pu être souillée de tous ces péchés, sans le savoir, car les autres voient bien mieux nos défauts que nous-mêmes. Aussi aurais-je dû remercier le bon Dieu d’avoir montré à autrui mes fautes cachées et mes mauvais penchants. Je pouvais de cette façon les connaître et m’en corriger. Mais quand bien même le monde entier serait venu me l’affirmer, je ne pouvais m’imaginer ni croire que l’esprit qui était en moi fut celui de Satan. Je portais au secret de mon âme le témoignage trop clair et trop certain que l’esprit de Jésus vivait en moi; et ces deux esprits ne sont-ils pas radicalement opposés l’un à l’autre? Pleine de joie et d’allégresse je dis donc à mon âme : «Un autre Compagnon est en toi que celui que l’on prétend. Soit en paix et réjouis-toi de sa présence».

Depuis que je me suis établie à Malines, le Seigneur m’a fait suivre des chemins tout différents de ceux où je marchais à Gand. Là ce n’était qu’estime, considération, affection, faveur de la part de ceux qui me connaissaient. J’avais peine à écarter tous ceux qui voulaient entrer en relation avec moi. Tout était bien : on admettait tout ce que je faisais, louant mes actes comme les omissions. Les filles de notre paroisse étaient édifiées par mon exemple et voulaient le suivre autant que possible. À Malines au contraire, et dès le début, tout ce que je faisais ou ne faisais pas été blâmé, condamné, méprisé. Grands et petits, connus ou inconnus, tous trouvaient à me critiquer. J’y reviendrai plus tard lorsque j’écrirai la relation de l’état de sécheresse, d’obscurité, de privation de grâces où j’ai été plongée durant quelques années. Ployant sous les humiliations et le mépris, j’étais comme immergée dans les souffrances externes et internes, jusque par-dessus la tête comme on dit. Mes yeux étaient de vraies fontaines de larmes, mon cœur était un puits de soupirs angoissés, de torturantes craintes.

(I/Ch.66) Tous ces chemins de peines et de souffrances quoiqu’il fussent hérissés de ronces, ont fini par me sembler doux et facile et j’y ai marché allègrement. Certes il en a coûté beaucoup à la nature avant d’être arrivé à cet état. (J’y reviendrai plus tard). Cette peine m’a assuré une route large et facile vers Dieu; elles m’ont ouvert un accès permettant de progresser vers Lui en rejetant derrière moi toutes les choses créées. Elles m’ont valu de trouver Dieu, de le contempler dans la paix, de m’élever vers Lui. Grâce à ces épreuves, je suis devenue comme insensible à toutes choses, mon cœur étant immunisé contre les traits des hommes et ceux du démon. Elles m’ont conduit à la connaissance de mon néant et m’y ont fixée à demeure. Et dans cette connaissance et possession de mon rien j’ai trouvé tout bien.

Aussi les âmes sont-elles redevables d’une très grande reconnaissance quand Dieu leur fait la grâce d’être éprouvées par des peines extérieures et intérieures, des tribulations, persécutions, tentations, sécheresses et ténèbres, privation de biens spirituels ou matériels, calomnies, mépris, humiliatiosn et souffrances de toutes sortes. Ces âmes prédestinées se trouvent ainsi purifiées merveilleusement, comme l’or par le feu. Elles deviennent des vases précieux où Dieu peut verser le baume insigne de ses dons et de son amour, pour sa joie et sa satisfaction.

Et plus difficiles sont les chemins, plus pénibles à la nature, plus durement ronge l’âme ce feu purificateur, meilleur aussi sera la purification. Que ces âmes ne recherchent ni soulagement ni adoucissements naturels : qu’elles laissent le feu faire son œuvre, qu’elles ne tâchent pas de l’éteindre en demandant aux créatures quelque consolation sensible, sans proportion à Dieu. Que leur seul exercice soit de pâtir à fond leur souffrance; et surtout, qu’elles s’estiment trop heureuses et choisies de Dieu lorsqu’Il leur permet de s’approcher de Lui par ce chemin. Car cette voie est la plus sûre, la plus parfaite et la plus courte. La voie la plus utile est celle où la nature meurt radicalement à tout le créé et à elle-même pour vivre uniquement par l’esprit en Dieu.

(I/Ch.67) Il m’a été dit souvent que j’avais un caractère trop renfermé et triste, que dans la conversation je manquais d’amabilité et de gentillesse. On me reprochait des manières trop réservées, ce qui empêchait les gens de trouver satisfaction à traiter avec moi. Et on me critiquait parce qu’on me jugeait incivile, grossière, incapable de me conformer aux usages du commerce avec les hommes. Mais tout cela, il m’était bien difficile d’y rien changer.

Intérieurement il m’était montré à suivre les illuminations de la grâce, conformément à ma vocation et à ma profession; et cette lumière ne me permettait pas de faire ou d’omettre certaines choses pour les yeux du monde et pour lui plaire. [........] Sans me soucier d’aucune autre considération, il ne fallait suivre et pratiquer à fond ce que la lumière intérieure me présentait comme étant le plus agréable à Dieu et par conséquent le plus parfait. Ce qu’on en pourrait dire ou croire ou juger, je le laissais à la grâce de Dieu. Cette conduite m’a coûté souvent de pénibles efforts et une mortification incessante, car je devais sans cesse obéir à cette lumière intérieure qui m’invitait à me séparer de tous, à renoncer à tout ce qui est humain et naturel. Cela me forçait souvent à paraître incivile ou grossière à ceux qui vivaient selon la nature. D’aucuns étaient d’avis que je me rendais odieuse et que, puisqu’il faut vivre en société, il convient de se plier aux usages. Ils disaient encore que l’amitié pouvait être bonne et que je n’accordais pas assez à la raison naturelle, etc.

Il y a peu de jours encore je fus ennuyée à ce propos parce que je m’étais abstenue de visiter ou de faire visiter en mon nom une personne que nous connaissions et qui était malade. Elle n’était d’ailleurs pas si malade qu’elle dût garder le lit. D’autre part, j’avais refusé de recevoir une autre personne qui venait parfois jusque deux fois la semaine uniquement pour causer de choses, bonnes ou indifférentes, par pur délassement et pour entretenir une amitié simplement naturelle. À l’une comme à l’autre de ces visites il ne pouvait y avoir aucun avantage d’ordre spirituel.

Voyant qu’il y avait là une grande perte de temps, un danger de troubler la paix du cœur et un empêchement de s’entretenir sans cesse avec Dieu selon ma profession, mon âme se sentit fortement poussée à me dispenser de ces obligations, dût-il en résulter quelque peine ou souffrance pour ces personnes et peut-être, la perte de leur amitié. (Elles nous rendaient parfois certains services d’amitié; mais je sentais qu’il ne m’était pas permis de m’arrêter à cette considération).

(I/Ch.68) Je proposais cette difficulté à l’une de nos sœurs, chargé de m’assister en ces matières. Mais comme elle ne savait pas bien ce que c’est que de mortifier la raison naturelle et les considérations humaines, elle ne partagea pas ma façon de voir en ces deux occasions. Elle me présenta plusieurs arguments que j’aurais pu facilement réfuter par de bonnes raisons naturelles, mais mieux encore par des raisons d’ordre spirituel. Il n’empêche qu’à cette occasion j’eus à subir un certain combat intérieur. Ma nature me montrait que, par ma conduite, je m’attirais la disgrâce, l’inimitié, le mépris des autres. Pourquoi, — m’objectais-je —, ne pas me montrer plus conciliante, plus sociable? D’autres âmes qui cherchent Dieu ne le font-elles pas? Et je me plaignais à mon bien-aimé qu’il m’eût gratifié d’un caractère si sombre et si étrange, me rendant désagréable au prochain, surtout aux étrangers à la maison. Car pour celles qui habitent avec moi et généralement pour ceux qu’un véritable amour de Dieu unit à moi je n’éprouve aucune difficulté à me montrer aimable et affectueuse. Dans mon commerce avec eux, mon naturel revêche ne paraît guère. C’est que l’attrait divin qui nous unit fait s’épanouir le cœur et crée tout naturellement une bonne amitié. Tout alors va de soi, sans idée préconçue et sans effort.

Mais en dehors de cela toute compagnie, toute conversation me sont odieuses : j’ai peine à m’y joindre et elles ne me laissent que tristesse. Il en résulte une certaine façon d’être désagréable et sombre, comme il arrive lorsqu’on agit à contrecœur et par contrainte. Car mon esprit ne veut pas se plier à cette contrainte. Il ne le veut ni le peut, car il se sent attiré par l’esprit divin au désert de son propre fonds pour y goûter l’aimable présence et communauté divine, libre et séparée de toutes choses créées. Pour goûter cette présence au secret de l’âme il est requis une très grande purification intérieure et celle-ci ne peut s’atteindre ni se conserver si l’on continue d’entretenir quelque commerce avec les hommes ou d’avoir des préoccupations humaines; – surtout lorsque ce commerce et ces préoccupations ne sont pas toujours orientés vers Dieu.

Dans ces occasions je sens très nettement que Dieu arrête l’influx de sa grâce et me retire sa présence. Il semble s’enfuir de moi ou se cacher tant que durent ces conversations ou visites. Il semble même alors m’enlever tous mes biens spirituels et je me sens toute différente de ce que j’étais. Je suis comme une autre personne, jusqu’au moment où je me retire dans ma chambre et me retrouve en parfaite solitude, isolée de tout ce qui est du monde. Alors mon bien-aimé vient à ma rencontre et remplit mon âme de tous biens, de toutes ses bénédictions divines. Il veut, sans aucun doute, m’attirer à Lui seul, renouveler et confirmer l’appel à la vie érémitique. Il veut que j’apprenne à connaître ainsi ce qui Lui plaît et Lui déplaît.

(I/Ch.69) Je vais reprendre ce que j’ai commencé de relater concernant le combat intérieur que j’avais ressenti à l’occasion de ces visites que je ne pouvais tolérer.

Je sentais intérieurement que l’esprit s’opposait à la nature et celle-ci à l’esprit. Sans doute notre seigneur savait-il que l’esprit aurait été trop faible et je fus comme enveloppée d’une lumière ou clarté divine, comme si j’avais été placée au centre d’un soleil. Et dans cette lumière quelqu’un parlait et m’instruisait de la part de mon bien-aimé. Je ne voyais pas celui qui parlait ni ne savait qui il était. Le lendemain seulement, tandis que je réfléchissais à ce qui m’était arrivé et me demandait qui pouvait m’avoir instruite d’une façon si claire et si douce illuminant mon intelligence et fortifiant mon âme, j’ai cru comprendre, étant en oraison, que celui qui avait parlé était mon bon père Saint-Joseph. [Non!]

Il m’avait dit qu’une âme qui abandonne à Dieu tout ce qu’il veut qu’elle abandonne n’est jamais abandonnée de Lui. Jamais, m’avait-il dit, pour rien au monde ni par crainte de l’opinion ou du jugement de qui que ce soit je ne pouvais me dispenser de suivre et de vivre en perfection la vie à laquelle j’avais été appelé : la vraie vie solitaire des ermites.

Il m’avait fait comprendre que la vraie vie érémitique était une mort au monde et aux créatures; que les œuvres extérieures de miséricorde envers le prochain ne devaient pas être pratiquées par ceux qui mènent cette vie, si ce n’est exceptionnellement, sur un ordre spécial du bon Dieu. Il arrive en effet que Dieu leur commande telle ou telle œuvre pour le bien de quelque âme déterminée. Il faut alors s’adonner à cette œuvre pour un temps très court afin de tâcher de sauver cette âme que Dieu a confiée à leurs soins et de la conduire à la béatitude par leur travail, mais davantage encore par leurs prières.

Mais pour entreprendre une telle œuvre il faut une lumière exceptionnelle qui permet de discerner quand Dieu nous la commande et en faveur de qui. Car souvent, — pour ne pas dire presque toujours —, il ne s’agit que d’une tentation destinée à troubler notre solitude et introduire la multiplicité et la dispersion dans la simplicité de notre retraite.

2. La solitude

(I/Ch.70) Saint-Joseph m’a fait comprendre aussi et de façon très claire la différence qui existe entre les âmes appelées qui font profession de mener la vraie vie érémitique solitaire et retirée du monde, et celles dont la vocation est de pratiquer la vie active ou la vie mixte.

Ce qui pour celles-ci est vertu, mérite, chose agréable à Dieu, devient défaut ou imperfection pour les vrais solitaires. C’est pourquoi les âmes appelées à la vie érémitique ont à subir les critiques de ceux qui ne connaissent pas la voie par où Dieu conduit ces âmes. Ils ne sauraient comprendre quelle inexprimable pureté et quel détachement d’esprit sont exigés de ces âmes solitaires; comment il est requis d’elles une mort totale à la nature. On les condamne disant qu’elles sont personnes sans amour, n’ayant aucun égard pour leur prochain. On leur reproche de manquer de discrétion, d’être bizarre et égoïste, en un mot étrange, ne servant à rien et préoccupées seulement de leur propre repos.

Pour la plupart des gens l’excellence et la fécondité de cette vie toute divine reste chose inconnue. C’est que, dans cette sorte de vie les vertus essentielles, l’esprit et les grâces qu’il a reçues sont extrêmement intérieures et ne se manifeste à l’extérieur par aucune apparence brillante. Dieu connaît ces âmes, mais le monde les ignore. Tous leurs soins d’ailleurs se réduisent à demeurer ignorer des hommes afin que le trésor qu’elles portent ne leur soit ravi.

(I/Ch.71), Mais si ces âmes nobles et cachées ne sont pas connues ni appréciées à leur juste valeur, si on les juge parfaitement inutiles, elles sont cependant les colonnes de la communauté chrétienne. Dans leurs cellules solitaires, elles produisent plus de fruits pour la Sainte Église, par l’indicible pureté et par la puissance de leur ardente oraison, que ceux qui s’adonnent à de nombreuses œuvres extérieures au service de l’Église. Ceux-ci ne possèdent pas généralement une aussi parfaite purification intérieure ni un amour aussi désintéressé; et par conséquent, leur union à Jésus est aussi moins parfaite.

Les âmes solitaires sont les meilleurs intermédiaires entre Dieu et les hommes. La prière évite à l’humanité bien des maux, bien des châtiments dont Dieu menace le monde. Grâce à leur prière, beaucoup d’âmes se convertissent à une vie meilleure. Elles obtiennent des grâces pour les autres dans la mesure où elles sont agréables à Dieu. Les vivants et les morts expérimentent la puissance de leur amour et de leur zèle. Souvent, ici-bas, les hommes ne savent pas d’où leur est venu tel secours, par quelle intersession tel malheur leur a été évité, comment la grâce de Dieu a été augmentée dans leur âme et les a poussés au bien. Eh bien, ce sont ces bonnes âmes solitaires qui ont intercédé pour eux auprès de leur bien-aimé, par pure charité chrétienne.

Ces âmes sont en vérité des Mères ou des Pères qui souhaitent engendrer tous les hommes au Christ pour leur salut. Et réellement elles engendrent une foule d’âmes par l’ardeur de leur amour et par les amoureux gémissements qu’elles adressent au bien-aimé dont elles sont si rapprochées et qui les traitent avec une si intime familiarité. Comment prétendre que ces âmes sont inutiles et stériles et sans amour pour le prochain? Si la fécondité de leur amour ne paraît pas à l’extérieur elle existe néanmoins et plus qu’on ne saurait croire. Tout ceci je puis l’affirmer parce que j’en ai fait l’expérience, – pour autant toutefois qu’il m’est permis de croire à mes propres perceptions.

Tous les trésors que les âmes solitaires ont acquis, la vertu, les grâces, les biens spirituels, elles les tiennent cachés sous les cendres d’une humilité profonde, d’une sainte et silencieuse solitude. C’est ce dont elles font profession et qui leur permet de progresser en toute sécurité.

(I/Ch.72) Cet esprit de solitude conduit mon âme avec discrétion et discernement. C’est ainsi qu’il me laisse toute liberté de me montrer sociable et un peu moins silencieuse et retirée avec mes consœurs, tout au moins lorsque les circonstances semblent le demander. Au contraire dans toutes les autres occasions mon bien-aimé veut m’avoir toute à lui. Il veut que je fasse place à sa grâce et suive entièrement ses divines motions. Il se montre extrêmement jaloux et ne tolère pas que je passe mon temps à quelque autre chose ou que je m’occupe de ce qui n’est pas Lui seul. Pour vivre en perfection la vie des ermites, il faut demeurer orienté vers lui de toute son âme et de tout son cœur.

Et cependant notre seigneur permet certes quelques adoucissements en temps voulu pour nos petites sœurs. Par exemple, si je remarque que l’une d’elles ressent quelque difficulté intérieure, si je la vois d’humeur chagrine ou mal disposé de corps ou d’esprit, quand bien même j’éprouverais en ce moment un fort attrait au silence et à la solitude, l’amour m’enjoint de l’appeler chez moi et de la réconforter par quelques bonnes paroles. [Note = + elle écrit pour les autres] Ou bien je leur permets de prendre ensemble quelque délassement. L’esprit se plie avec souplesse à ces choses et m’accorde de leur témoigner un peu plus d’amitié et de tendresse, de m’entretenir aimablement avec elles et même de leur dire l’une ou l’autre chose qui puisse les amuser et les récréer. Ces modérations de rigueur sont nécessaires pour remonter un peu l’âme et le corps et les rendre plus aptes à l’oraison.

(I/Ch.73) Que votre Révérence me pardonne : je m’aperçois qu’une fois de plus je viens de faire une digression et que j’ai perdu de vue mon propos. Ce que mon bon père Saint-Joseph m’a donc fait comprendre c’est qu’il ne m’est pas permis d’accorder aux bienfaits reçus, à l’amitié des hommes une importance telle qu’ils me feraient de quelque façon transgresser notre Règle ou les Constitutions. Le commerce avec le monde ne doit non plus devenir tel qu’il pourrait nuire à la pureté et simplicité de l’esprit, qui appartient tout à Dieu. Saint-Joseph semble me montrer que nul bienfait des hommes n’est comparable à ceux du bon Dieu, lesquels sont insondables et inexprimables. Mon bon Père semblait me dire : «Voilà tout ce que Dieu t’a donné. Ne te sens-tu pas obligée de te conformer à fond à son bon plaisir et à fermer ton cœur et tes sens à tout ce qui est du monde?»

Il m’était proposé en même temps l’exemple d’une reine : quelle insupportable indignité, quelle indifférence, quelle grossièreté ne manifesterait-elle pas si, aimablement invité par le roi et tandis qu’il l’attend pour lui réserver un amoureux accueil, s’attarderait à causer avec les domestiques et gens de l’office? Ce roi n’aurait-il pas raison de s’indigner, de repousser cette reine et de lui retirer son amour? Il en va de même pour moi lorsque je m’attarde à m’entretenir avec des créatures quand il ne plaît pas à mon bien-aimé ou sans son ordre.

(I/Ch.74) Mon bien-aimé m’a dit, pour me consoler et me réconforter, que mon naturel lui plaisait et que je ne devais pas en désirer d’autre. Il m’a fait comprendre que mon caractère naturel était fort utile pour suivre ma vocation à la vie solitaire. Mon âme alors comme soulevée par une main puissante au-dessus de la nature, au-dessus des impressions et états mouvants des puissances inférieures, au-dessus de tout ce qui pourrait la troubler ou tourmenter, soit par le fait des hommes soit par celui du Malin qui dresse la nature corrompue contre l’esprit –, mon âme s’est trouvée tout soudain placée comme dans une région céleste où ne souffle aucun vent.

Mon bien-aimé m’a fait aussi comprendre que je dois être tout entier à lui seul et pour toujours, qu’il veut posséder mon âme en totalité. Ce jour-là et plusieurs jours de suite Il a rempli mon âme de joies si célestes, de délices si divines qu’il ne m’était pas possible de les décrire. Je me sentais contrainte de m’écrier : «O Dieu jaloux! O feu qui dévore! À combien juste titre ainsi nommé! Combien jaloux Vous montrez-vous à l’âme que Vous voulez vôtre entièrement et exclusivement, et comme le feu d’amour que Vous allumez en elle sait consumer tout ce qui n’est pas exclusivement pour Vous, vers Vous et en Vous. Vous ne tolérez rien, non, pas même les choses les plus anodines!»

Souvent je me suis sentie comme remplie d’un feu, je ne sais comment, et maîtrisée par une force divine, et poussée à satisfaire tous les désirs de Dieu. Intérieurement il m’était montré avec évidence que je devais m’unir à lui par un constant amour, par un dépouillement radical de tout le créé. L’attrait que je subis et si puissant que je serai prête, ce me semble, à passer par le feu et l’épée pour atteindre ce bien que Dieu présente à mon âme avec tant de bonté. Comment alors ne pas mépriser quelques critiques des hommes? Comment m’empêcheraient-elles de suivre la route par où Dieu me conduit? Plaire à Dieu, que faut-il d’autre? Tout le reste n’est rien.

3. Suite du récit biographique

(Note du traducteur. Les textes que Marie de Sainte Thérèse place au début de son séjour à Malines furent écrits par elle quelque dix ans plus tard. Ils sont en quelque sorte le résumé d’une assez longue évolution intérieure dont il est évident que Marie de Sainte Thérèse a rendu compte à son père spirituel par des billets et des lettres. Ceux-ci furent classés par le Père Michel de Saint-Augustin et réunis dans la deuxième partie de son édition. Il traite de la mortification extérieure et intérieure, de la conformité à la volonté divine. Ils ont trait en outre à l’appel puissant à la vie érémitique. La traduction de ces billets qui donnent le détail du résumé biographique qui précède a été publiée déjà par «La vie spirituelle» et par «Les études Carmélitaines».)

(I/Ch.75), Mais revenons maintenant au récit de ma vie.

Il me faut dire encore qu’étant sorti depuis quatre ans (du couvent des chanoinesses à Gand) j’ai renouvelé une fois encore ma profession de tertiaires de Notre-Dame du mont Carmel, entre les mains du révérend père Gabriel qui était prieur à Gand à cette époque. J’avais été poussée à le faire d’abord à cause d’un sentiment de spéciale dévotion, mais aussi parce que vers cette époque j’étais mieux instruite des obligations et des engagements d’humble obéissance des sœurs tertiaires régulières vis-à-vis de leurs supérieurs. Jusqu’à ce jour je m’étais imaginé appartenir à l’Ordre; mais mon cœur n’était pas uni à l’Ordre par le lien de l’amour. C’est pourquoi notre seigneur fit en sorte qu’un nouveau confesseur plus occupait de ma direction. Il m’a pris fort bien en quoi consiste l’esprit de notre Ordre et comment on les doit vivre si l’on veut être carmélites et vraie fille de notre aimable Dame.

Plus tard, quand j’habitais encore à Gand, étant allé à Malines pour trouver auprès de mon Père spirituel un peu de nourriture spirituelle et les instructions quant à la conduite intérieure, sa Révérence me demanda après quelques jours si je ne me sentais pas poussée intérieurement à lui faire une demande. Je lui dis que non; il renouvela cette même question trois jours en suivant sans expliquer toutefois ce qu’il voulait dire et ce qu’il attendait de moi. Chaque fois je lui répondais négativement. La troisième fois cependant je lui dis que je me sentais inclinée à me priver désormais de viande, et comme je lui demandais si c’était cela qu’il attendait de moi il me répondit que c’était cela en effet. Mais néanmoins sa Révérence ne voulut pas me donner cette permission; à moins, me dit-il, que notre seigneur ne manifeste par un signe certain que tel était son bon plaisir.

Revenu à Gand, je me préparais à manger de la viande comme à l’accoutumée, mais cela me fut impossible. Je m’affaiblis et devins malade. J’éprouvais un réel dégoût de la viande, car cette nourriture me causait de pénibles dérangements d’estomac. Avant ce jour je n’avais jamais ressenti pareille chose. Ma compagne qui n’avait jamais remarqué ce dégoût auparavant crut qu’il s’agissait d’un manque d’appétit, sans doute parce que la nourriture ne me plaisait pas. Aussi s’évertua-t-elle de préparer la viande de diverses façons. Mais le résultat était toujours le même. Au contraire les jours où nous dînions de légumes cuits je me sentais en parfaite santé, alerte et bien disposée, comme si j’avais été une autre personne que la veille. Ma compagne et sa mère furent contraintes d’avouer que notre seigneur désirait que je m’abstienne de viande. Il faut ajouter que j’éprouvais presque la même aversion et les mêmes malaises à manger du poisson.

J’écrivis donc à mon Père spirituel pour relater ce qui s’était passé et pour lui demander l’autorisation de me priver désormais de viande et poisson. Il refusa me disant d’essayer encore, pour éprouver la réalité du signe divin. Je m’efforçais pendant environ six semaines encore, faisant tous les efforts possibles pour surmonter mon aversion et supprimer les malaises. Cependant lorsque sa Révérence eut reçu les témoignages de ma compagne et sa mère je reçus l’autorisation et je pus, par obéissance, me priver de viande et de poisson. Je m’en suis tenue à ce régime, si j’ai bon souvenir, pendant six ou sept ans. Pendant tout ce temps je me suis fort bien portée, tandis qu’avant cela j’étais souvent malade.

(I/Ch.76) Lorsque j’eus pratiqué cette abstinence de viande et poisson pendant quelque deux ans, mon âme se sentit profondément désireuse d’une vie plus retirée, solitaire et cachée, une vie vraiment pauvre à la façon des solitaires et des ermites. La solitude et le silence n’étaient jamais assez complets à mon gré. C’est en eux que je trouvais toute paix et toute satisfaction.

Vers cette époque j’eus la visite d’une personne pieuse dont le grand désir était de servir Dieu en perfection dans la solitude. Nous nous ouvrîmes l’une à l’autre. Nos désirs, nos aspirations intérieures concordaient parfaitement. Toutes deux nous désirions mener ensemble un genre de vie où il serait possible d’observer sans atténuation la règle primitive de Notre-Dame du mont Carmel. Cette observance différait d’une certaine façon de celle des Carmélites déchaussées et se rapprochait davantage de celle que suivirent les saintes Euphrasie et Euphrosine.

Cette observance à laquelle nous aspirions consistait en une retraite plus absolue, sans parloir ni visite. Quant à l’ordinaire : jamais viande ni poisson, même en cas de maladie; jamais de vin; pas de fruits : pommes, poires, cerise, noix, raisins, etc. ; ni sucre ni épices dans la préparation des mets, hors le cas de maladie; rarement des œufs. Se nourrir essentiellement de légumes de notre jardin. Vivre en perpétuel silence dans la solitude de notre cellule avec deux fois une heure de colloque par semaine. (Cette récréation étant d’ailleurs supprimée pendant l’Avant et le Carême).

Tout cela nous paraissait encore fort peu de choses au gré du zèle qui enflammait pareillement mon cœur et le sien. Nous ne pouvions imaginer observance plus stricte et sévère que notre cœur n’en désirât de plus rigoureuses encore. Nous avons donc fait part de nos désirs à mon Père spirituel qui ne rebuta pas en principe notre projet surtout en ce qui me concernait personnellement. Quant à cette autre dame pieuse, bien des indices semblaient montrer que Dieu l’appelait aussi à ce genre de vie. Je ne parlerai pas ici de ces indices, quitte à y revenir une autre fois.

(I/Ch.77) Si mes souvenirs sont exacts, il m’est arrivé plusieurs fois, après la communion et tandis que j’étais intimement recueillie, de voir que certaines bonnes âmes se joindraient à moi pour pratiquer cette rigoureuse manière de vivre et qu’elles formeraient avec moi comme une association spirituelle. Une fois je vis que Jésus prenait grande satisfaction en ses âmes; qu’elles étaient comme des temples ou des demeures où il se reposait. Mais il se plaisait particulièrement en l’une d’elles qui se trouvait à la tête des autres. Celle-ci, Il la prenait familièrement par la main et semblait l’amener en divers endroits où elle était chargée de Le représenter et de prendre sa place.

Après avoir éprouvé ces choses je demeurais si tranquille et réconfortée que j’eusse volontiers accepté de mourir. J’étais prêt à tout et ne semblait craindre aucune souffrance qui aurait pu m’être imposée.

Pourtant il ne me souvient pas de m’être jamais fortement appuyée sur ces sortes de communications. Je ne me demandais pas si tout cela était purement d’ordre surnaturel. À cette époque je n’avais pas grande expérience pour discerner les activités que Dieu opère dans l’esprit qui lui, subit passivement. Dans la suite il m’est toujours resté quelque arrière-pensée à ce sujet et me suis demandée si l’intelligence naturelle n’avait pas ici joué quelque rôle. En effet cet esprit suscité en moi en ces occasions et qui me représentait dans le futur une communauté complète complète autour de moi, n’a pas continué d’agir sous cette forme dans la suite. Plus tard j’ai désirée pouvoir réunir quelques âmes seulement qui, sans former une véritable communauté régulière, en auraient été plutôt l’esquisse et la préparation.

Il me semble cependant que dans la suite et pendant l’oraison, il me fut souvent demandé de me présenter spontanément pour gagner des âmes à Dieu; et il est vrai aussi que je me suis souvent sentie enflammée de zèle à cette fin. Mais notre seigneur semblait se contenter de cette bonne disposition sans montrer de quelque façon qu’Il voulait donner à notre zèle l’occasion de s’extérioriser dans une œuvre.

(I/Ch.78) Au début, lorsque le seigneur semblait m’attirer à ce nouveau genre de vie, j’eus la visite d’un grand serviteur de Dieu. Il était venu tout spontanément ou peut-être sous la motion du Saint-Esprit. Avant ce jour je n’avais jamais rien entendu de lui. Lui-même ignorait tout de mes projets et du travail que Dieu opérait pour lors dans mon âme. Il était venu simplement pour me dire de prendre garde et de bien veiller à coopérer à la grâce divine. Il me faudrait être bien attentive à la grâce, me disait-il, d’autant plus qu’il discernait en moi des dispositions et conditions que Dieu pourrait utiliser pour réaliser de grandes choses à sa gloire. «Je ne vous dis pas cela, — poursuivit-il —, pour vous inciter à une vaine gloire, mais afin que vous ne négligiez pas les dons de Dieu». Ces paroles me parurent étranges, car j’avais le sentiment très vif de ma petitesse, de mon insignifiance et de l’absolue inutilité de ma personne.

Cependant mon bien-aimé ne cessait plus d’enflammer mon cœur et de l’attirer à pratiquer cette vie rigoureuse dont j’ai parlé. Mais mon Père spirituel qui était très humble ne voulait pas prendre la responsabilité d’une décision. Il trouva bon que je m’adresse à quelques autres spirituels expérimentés. Je devais leur ouvrir mon cœur, leur dire le travail qui s’opérait dans mon âme, les mettre au courant, en outre, de la vie que j’avais menée depuis ma profession religieuse et comment j’avais servi Dieu pendant ces dernières années. Ils pourraient mieux juger alors si l’esprit qui opérait en moi et l’attrait intérieur suscité étaient ou non de Dieu.

J’eus grand-peine à me résoudre à ces démarches. Aussi bien je ne connaissais personne et je n’aimais pas frayer avec les gens. D’autre part, je savais bien que les opinions sont habituellement divergentes, ce qui peut devenir très crucifiant pour une âme. Je savais aussi que l’utilisation d’un grand nombre de clés différentes détraque une serrure. Enfin je me disais que sa Révérence possédait assez de lumières pour juger les choses qui se passaient dans mon âme et pour se rendre compte si elles étaient ou non du bon esprit.

Mais pour complaire à ce désir qui lui était dicté par son humilité, je me confiais cependant à ce grand serviteur de Dieu dont je viens de parler. Il venait me voir de temps en temps, par charité. Il me paraissait posséder beaucoup de lumières pour discerner les esprits et juger des choses de l’âme. Il était un homme simple ayant l’expérience de l’oraison et de la vie intérieure. À mon sens, il n’avait pas son pareil dans la ville entière.

M’ayant donc écoutée et interrogée il estima que toutes ces choses venaient du bon esprit. Il me confirma dans mes bonnes intentions et m’encouragea à poursuivre courageusement dans cette voie en me confiant entièrement à Dieu. Il me dit que Dieu réalise parfois de grandes choses en se servant d’âmes simples et humbles, pour confondre ainsi la sagesse et la science du monde.

Je me tins pour satisfaite sans plus chercher conseil ailleurs. Je n’attachais pas grande importance au fait de m’engager personnellement à suivre cette voie. M’abandonnant au cours des événements je laissais à notre seigneur le soin de décider si d’autres âmes encore viendraient ou non se joindre à moi dans la suite. Mon intention n’avait jamais été de fonder une communauté. À supposer que personne ne viendrait adopter notre genre de vie, je pourrais finir mes jours en compagnie de cette personne pieuse dont j’ai parlé déjà. Quant à celle-ci, j’étais intérieurement certaine qu’elle était appelée à vivre ce genre de vie, qu’elle serait notre fille et sœur malgré ceux à qui Dieu permettrait de s’y opposer. J’avais reçu de tout ceci de nombreuses assurances intérieures que je m’abstiendrai de relater ici.

(I/Ch.79) Tandis que je recommandais toute cette affaire à Dieu, le priant de susciter quelque bonne occasion pour me permet de réaliser convenablement mes projets, il arriva qu’un vieillard qui occupait une maison à Malines vînt à mourir. Cette maison appartenait à nos Révérends Pères et se trouvait située près de leurs couvents, attenante à leur église. On l’appelait «l’Ermitage» parce qu’une recluse y avait habité jadis.

Les supérieurs estimèrent que cette maison se prêtait parfaitement au genre de vie recluse et solitaire que je désirais pratiquer. On pouvait en effet y demeurer entièrement séparé du monde. Il suffirait d’y aménager un petit oratoire où nous pourrions faire nos dévotions et y suivre, de jour comme de nuit, l’office chanté par les religieux.

Ce projet me plut beaucoup et je me hâtais de me rendre à Malines. En même temps j’avais demandé le consentement de mon père, qui vivait encore à cette époque. Je n’osais pas changer de manière de vivre sans avoir obtenu son consentement. Connaissant sa générosité et ce sentiment de piété je ne doutais pas de sa permission. En effet, dès la première lettre que je lui écrivis il m’accorda joyeusement la faveur que je lui demandais en toute humilité.

Lorsque ma résolution fut arrêtée d’aller prendre possession de cette maison, ma compagne de Gand et sa mère décidèrent de m’accompagner et d’aller vivre avec moi à Malines. Elles regrettaient de me voir les quitter, car elles s’étaient habituées à ma présence auprès d’elles. Pour le surplus elles croyaient, je ne sais pourquoi, qu’elles ne pourraient plus se passer de moi. Quant à moi, j’appréhendais que cette décision ne bouleversât quelque peu notre projet. Elles ne se sentaient pas particulièrement attirées à ce genre de vie solitaire et voulaient me suivre plus par affection naturelle que par attrait divin. On acquiesça cependant à leur demande de m’accompagner parce qu’elles faisaient preuve de tant de bonne volonté et se déclaraient prêtes à tout ce qui serait exigé d’elle. Et c’est ainsi que nous sommes parties ensemble de Gand en octobre de l’année 1657. Je n’ai cependant jamais consenti à admettre ma compagne à faire profession et à s’engager comme les autres sœurs. À elle et à sa mère j’ai simplement permis de vivre et d’habiter avec nous, comme les enfants de la maison. Notre seigneur arrange tellement les choses qu’une occasion honorable leur permit à toutes deux de retourner à Gand après avoir vécu chez nous pendant environ un an et demi.

La première année de mon séjour définitif à Malines, notre seigneur me fit de nombreuses et grandes grâces. Il travailla mon âme par des illuminations très pures et lumineuses me poussant à un genre de vie très simplifiée et d’oraison très élevée. C’est ce dont je vais parler maintenant.

4. Établissement à l’«Ermitage» et profession98

(I/Ch.80) A cette époque où mon bien-aimé inondait mon âme de sa lumière céleste et de ses grâces, me comblant de ses faveurs et joies spirituelles, mon cœur s’enflamma d’un grand zèle pour faire pratiquer par d’autres âmes qui cherchaient Dieu la vie de bonheur dont je jouissais. Ce bonheur, je l’avais trouvé dans la solitude tant désirée, dans une manière de vivre dans la retraite, dans la sainte pauvreté et dans l’abstinence de tout ce dont la nature peut se priver raisonnablement et avec discrétion. Toutes ces mortifications étaient douces et agréables à pratiquer, comme si la nature n’y avait éprouvé aucune répugnance. Rien ne me semblait trop dur ou trop lourd; en rien je ne parvenais à trouver objet de mortification et je ne goûtais de saveur qu’aux choses ayant trait à Dieu et capables de me rapprocher de lui.

J’avais sans cesse en tête cette vérité que plus on se prive de choses naturelles et d’êtres créés, plus on obtient Dieu. Tant selon la nature, tant plus selon l’esprit. Moins on possède de choses créées, plus on possède Dieu; plus éloigné du créé, plus rapproché de lui. Je courais alors dans le chemin de la perfection, poussé par une faim que rien ne pouvait rassasier. Quoi d’étonnant? Le feu de l’amour me faisait brûlante. Une force me poussait et j’étais infatigable à pratiquer les exercices spirituels et à m’adonner à l’oraison mentale.

Chaque jour j’expérimentais le bien qui en résultait pour mon âme. C’est pourquoi je priais et suppliais souvent notre seigneur qu’il daignât susciter quelques bonnes âmes et les inciter à Le servir en toute pureté. Il me semblait en effet que dans le monde entier il ne se pouvait trouver manière de vivre mieux faite pour le servir en plus grande perfection et simplicité. C’est qu’ici tout ce qui empêche d’atteindre la perfection est radicalement supprimé et exclu.

Je croyais cependant qu’il se trouverait très peu d’âmes dont la piété et le courage seraient suffisants pour pratiquer ces choses toute leur vie durant et sans aucun relâchement. Peut-être y aurait-il quelques hommes choisis, animés d’un grand zèle pour la pratique de la vertu et de la mortification. Je pensais surtout à cette pieuse personne dont j’ai parlé déjà. Elle me semblait capable de mener cette sorte de vie et du premier instant où je l’avais connu j’avais été intérieurement assuré que Dieu nous l’avait prédestiné et réservé. C’est pourquoi je demandais parfois à notre seigneur de vouloir l’attirer fortement et de ne point la laisser en repos qu’elle ne réponde à ses motions. Et c’est ce qui est arrivé. De crainte de trop m’étendre sur ce sujet, je ne dirai pas comment elle a été tirée et incitée par Dieu. Les signes évidents de l’appel divin ont été manifestés merveilleusement en elle. Peut-être un autre un jour seront-ils relatés.

La grâce de Dieu travailla donc si bien cette âme pieuse et la poussa si loin qu’elle finit par briser tous les obstacles. Rejetant toutes les considérations d’ordre naturel et les vaines craintes, elle se résolut à la fin. Ayant demandé et obtenu d’habiter ici, elle mit aussitôt en pratique la résolution qu’elle avait prise de mener une vie de recluse. Dès qu’elle se fut fixée chez nous et qu’elle commença de goûter ce qu’est la solitude et la vie de renoncement à tout ce qui est du monde, notre seigneur la dédommagea des morts et souffrances de la nature qu’elle avait subies pour lui plaire. Il la gratifia de très douces onctions de l’esprit, d’un brûlant amour et de fruitions divines.

*

Après une probation de quelque deux ans dans ce genre de vie et comme dans l’entre-temps nos Constitutions et formes d’observance avaient été approuvées par notre Révérendissime Père Général, nous avons toutes deux fait profession avec vœux perpétuels d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, pour autant que la pauvreté absolue puisse être pratiquée en dehors d’un couvent régulièrement organisé.

Un an plus tard, notre seigneur nous envoya encore une sœur destinée au service et qui serait aussi chargée de nous procurer les choses nécessaires. Cette sœur a fait aussi une profession simple sans s’engager davantage.

(I/Ch.81) Après que la grâce divine et sa lumière eurent augmenté dans mon âme pendant un temps assez long et qu’elles l’eurent placée comme en plein midi, il plut à notre seigneur de faire diminuer petit à petit cette grande clarté intérieure. (Peut-être était-ce bien de ma faute. N’avais-je pas été inattentive à coopérer comme il aurait fallu à ces grâces et avais-je bien tout fait pour les conserver?)

*

IV. Nuit et déréliction

Le travail surnaturel qui s’opérait dans mon esprit cessa donc petit à petit. Les infusions de la grâce divine, etc., ne s’arrêtèrent pas tout d’un coup, mais par degrés et si doucement que je ne m’en aperçus à peine. Jusqu’au jour où, ayant tout perdu, je me trouvais livrée à mes seules forces naturelles et sans appui. Je ne sentais plus aucun secours d’en haut. Ce fut la nuit complète dans mon âme.

Les choses s’étaient à peu près passées comme pour la lumière du jour. Le soleil arrivé au sommet de sa course, en plein midi, commence à décliner. Le soir vient, le soleil perd quelques degrés de lumière sans que nous puissions le percevoir; jusqu’au moment où, privé de clarté, nous nous trouvons dans la triste obscurité de la nuit.

Cet état d’abandon m’était nécessaire. Il me fallait être éprouvée et purifiée comme l’or, dans le feu de nombreuses peines extérieures et intérieures, dans les tentations, les souffrances et les luttes.

Et sans doute, dans l’état de joies spirituelles ou j’avais été placé précédemment, j’avais été instruite de la pratique parfaite des vertus, de la simplicité intérieure, du détachement de tout ce qui n’est pas Dieu, de l’amour de Dieu pur et sans image, de la connaissance de mon propre néant, du renoncement à mon moi, etc. Mais pour pratiquer tout cela et l’atteindre en perfection, il m’avait manqué jusqu’à présent l’occasion de mettre en œuvre ce que j’avais appris par illuminations divines. Autre chose est connaître tout cela et s’y sentir inclinée, autre chose le pratiquer et mettre en œuvre quelque soit l’état où l’on se trouve, dans toutes les occasions et rencontres.

(I/Ch.82) Il est d’une perfection médiocre et incomplète de pratiquer généreusement les vertus, de se montrer fidèle à Dieu, de tendre vers lui par amour, de se détacher du créé, de ne trouver joie et satisfaction qu’en Dieu seul, quand tout cela se pratique au temps des faveurs spirituelles. Dieu attire l’âme et la comble amicalement; Il la submerge des faveurs spirituelles et lui fait goûter ses touches divines. Alors tout se fait comme de soi, sans effort ni peine. L’amour sensible que l’on éprouve rend tout facile; et la grâce pousse l’âme à tout bien, à toutes vertus, en lui faisant doucement violence.

Dans cet état toutes ces faveurs sont fort utiles et profitables pour l’âme et la font progresser rapidement, tant que Dieu la maintient dans cet état et ne la dispose pas à quelque degré plus élevé. Mais quand Dieu décide de la conduire par des chemins plus escarpés et réservés, lorsque le temps est venu de la placer dans une nuit obscure privée de tout secours sensible et de toute infusion perceptible de grâce divine il reste cependant dans cette âme quelque chose des faveurs surnaturelles dont elle a joui précédemment. Ces grâces persistent dans l’âme qui ne les perçoit plus et l’empêche, quoique mortifiée et privée d’affections sensibles, de trouver quelque satisfaction dans les créatures. L’âme demeure incapable de se tourner vers les choses créées.

C’est pourquoi lorsque les faveurs divines lui sont prodiguées, l’âme doit les tenir en grande estime et remercier Dieu de les lui avoir données. Qu’elle les accepte en toute humilité, attentive à s’y montrer fidèle et à les conserver par une généreuse coopération.

(I/Ch.83) Il a donc semblé bon à mon bien-aimé de me conduire par un chemin très dur et fort pénible à la nature et à l’esprit. Il m’a placé dans un état de dénuement extrême et de désolation de l’âme. Il fallait bien que je sente et que j’éprouve le fait de mon impuissance, de mon incapacité au bien, de mon néant, de ma fragilité, de ma misère et de mon abjection. Notre seigneur a voulu me faire sombrer dans une humilité profonde et me fixer dans la connaissance de mon néant. Pour arriver à cette fin il a employé tant et de si divers moyens qu’il ne m’était plus possible de ne pas être foncièrement écrasé et anéanti.

Car mon bien-aimé a infligé à ma nature coup sur coup blessures sur blessure. Ma nature a été comme forcée de mourir totalement à toutes ses inclinations, à toutes les subtiles adhérences qui la maintenait en vie, et tout particulièrement au goût des faveurs divines. Jamais je n’avais remarqué cette attache aux dons surnaturels avant d’en avoir été privé.

Il était nécessaire, comme je l’ai dit, que ce nouvel état me fût envoyé. En moi les vertus théologales de Foi, d’Espérance de Charité devaient en arriver ainsi à opérer d’une façon parfaite. En outre les rafales et les tempêtes que je subissais devaient mieux enraciner dans mon âme toutes les autres vertus chrétiennes. C’est de cette manière qu’un arbre secoué de toutes parts par les vents pousse plus profondément ses racines dans la terre.

(I/Ch.84) Auparavant, j’avais dans l’intelligence la connaissance de toutes les vertus et ma volonté était suffisamment inclinée à les pratiquer; mais je n’avais eu aucune occasion particulière de mettre réellement en pratique cette connaissance et ces bons mouvements. Je ne possédais pas non plus la vraie connaissance de mon néant. Pour établir en moi réellement cette connaissance et l’incorporer en quelque sorte à ma nature même il était nécessaire de me faire passer par certaines épreuves et expérimentations. Pour avoir l’expérience de ce que c’est vraiment je devais être précipité dans une totalité de misère et de douleur. Il me fallait être dépouillée de toutes les grâces, de toutes les opérations sensibles de la vertu, etc., comme si je n’avais jamais rien possédé de tout cela. C’est aussi ce qui m’est arrivé pendant un temps assez long. Je crois bien que cette nuit de l’âme, cette privation de toute grâce sensible ont duré quatre ou cinq ans. La privation n’était pas sans cesse aussi extrême et violente. Parfois elle s’éclairait de quelque lumière divine; parfois une grâce sensible me réconfortait.

Quand je percevais ces sortes de faveurs, je pensais que la nuit avait pris fin avec toutes ses souffrances antérieures; mais je me trompais, car bientôt je me retrouvais en pleine obscurité. De même que cet état de privation s’était lentement établi en moi et qu’il s’était mis à faire nuit dans mon âme sans que je m’en fusse aperçu, de la même façon il a pris fin. Petit à petit le jour renaissait dans mon âme et le ciel se fit beau, calme et serein.

Sous leur forme la plus extrême, les peines intérieures, les angoisses, les aridités, la déréliction de l’esprit durèrent environ deux ans. De Dieu je n’obtenais rien ou presque. De personne ne me venait aucune consolation, aucun réconfort. Le ciel me semblait fermé. Pas une goutte de rosée. Nulle pluie sur la terre aride de mon âme qui se desséchait de plus en plus et semblait condamnée à disparaître.

(I/Ch.85) Avant de poursuivre la description de cet état de déréliction intérieure, il me semble utile de relater ce qui m’était arrivé quelques semaines plus tôt, avant que je ne fusse placée dans cet état de peines et de souffrances. Parfois pendant l’oraison il m’avait été montré une représentation des péchés commis par quelques religieux d’un certain Ordre. Aux yeux de Dieu, ces religieux étaient comme des fruits de Sodome, brillants en apparence, mais à l’intérieur tout rempli de chancre [?] et de pourriture. Aussi la colère de Dieu s’était-elle enflammée contre eux. Notre seigneur semblait menacer de leur envoyer un grand mal, de retirer d’eux sa main et ses bénédictions, permettant qu’il survienne quelque grand scandale qui les aurait couverts de confusion. Les bons allaient pâtir avec les autres et, à leur grande honte, recevraient des coups douloureux. Le Seigneur ne voulait pas tolérer plus longtemps leur malice cachée sous d’aussi beaux dehors.

Je redoutais fort l’exécution de cette menace, mais plus encore m’affligeait du tort fait à la Majesté divine par ces péchés. D’une part mon zèle me portait à désirer le châtiment, mais d’autre part je voyais le grand mal qui en résulterait et le tort qui serait fait à l’honneur de cet Ordre religieux. Je me sentis donc poussée à m’offrir à mon bien-aimé afin qu’il se venge sur moi par toutes les souffrances qui lui plairaient de me faire endurer. Je priais mon bien-aimé et la bonne Mère, avec beaucoup de tendresse, leur demandant de détourner cette main menaçante et de ne point frapper d’une manière visible.

Ils me promirent de retenir la main de la justice divine et de tendre à ses religieux une main miséricordieuse et bienfaisante afin que les bons puissent maintenir le bien et le bon ordre dans leur religion. Et vers le même temps, il est arrivé comme l’avaient promis le seigneur et ma sainte Mère. En effet, contrairement à toutes les prévisions humaines et d’une façon pour ainsi dire miraculeuse, les bons ressentirent tout à coup l’intervention de notre seigneur et de la bonne Mère dans une importante affaire dont devait dépendre le salut de la province entière.

(I/Ch.86) peu de temps après ce fait mon bien-aimé permit que mon corps fut affligé de douleurs insupportables. Personne ne comprenait la nature de ces souffrances. D’aucuns étaient d’avis qu’elles n’étaient pas naturelles parce que les remèdes usuels demeuraient sans effets. D’autres disaient qu’il devait y avoir là quelque diablerie, car ils n’avaient jamais constaté chez personne des douleurs de cette nature. Moi non plus, je n’en avais jamais ressenti de pareilles; et je suis porté à croire que le Seigneur avait donné puissance au démon pour m’assaillir, pour me torturer l’âme et le corps, extérieurement et intérieurement, en m’affligeant de toutes sortes de douleurs. Tout est arrivé en même temps : et l’aridité, et la déréliction de l’esprit, et les souffrances physiques et celles qui me venaient des hommes.

Ces douleurs étaient telles que je ne saurais les comparer à rien. C’était comme une grande torture, un martyre. Si dans ces circonstances mon bien-aimé ne m’avait pas assistée sans que je le sache j’aurais succombé, je crois, sous la douleur ou me serais abandonné au désespoir. Ma chair était comme traversée et percée de toutes parts de couteaux ou de glaives. Parfois mes entrailles me semblaient brusquement arrachées. Les sœurs pleuraient de compassion en me voyant dans cet état lamentable. Les plaintes et souvent les cris que la souffrance m’arrachait ne leur permettaient plus de se reposer, ni de jour et de nuit. Ces crises duraient parfois pendant plusieurs heures et les sœurs étaient forcées de me maintenir pour empêcher de me déchirer et lacérer les membres. Car la douleur me rendait comme folle.

Après avoir subi cette torture pendant des heures j’étais à bout, le corps épuisé comme après une longue et grave maladie. Je devais alors prendre quelque nourriture pour refaire mes forces avant de me remettre encore une fois sur le chevalet de torture. Habituellement il m’était donné chaque jour quelques instants de répit, comme pour me permettre de reprendre haleine. Ces douleurs durèrent quelques semaines, mais je ne sais plus au juste combien. Je crois que jamais je ne pourrais les oublier; et aujourd’hui encore mon amour est si médiocre que la nature tremble de peur à ce seul souvenir.

Afin que cette souffrance me fut encore plus lourde à porter, mon bien-aimé permit qu’elle fut mal jugée par d’aucuns qui y voyaient un signe de malédiction. Pour eux la chose était certaine puisque, disaient-ils, le Malin me tenait sous son pouvoir pour torturer ma chair et troubler mon âme de toutes sortes de tentations bizarres. Ces appréciations étaient d’autant plus pénibles qu’elles émanaient parfois de certains ecclésiastiques. Ils disaient aussi que j’empêchais Dieu d’étendre ses bénédictions sur notre maison.

Un ecclésiastique en particulier me causa beaucoup de tracas et d’ennuis en exerçant de mille manières et en me contrariant. Il voulait, je pense, éprouver la valeur de ma vertu et de mon esprit de ce mortification. Il semblait m’étudier pour trouver de nouveaux moyens de faire souffrir ma nature et la pousser à se révolter. Mais hélas, comme ce personnage ne comprenait pas ou guère mon état intérieur et ce que le Seigneur me donnait à souffrir, il me traitait avec beaucoup de rudesse, portant ses coups à l’aveuglette et me causant blessure sur blessure. Et le pire était qu’à ce moment-là je n’avais personne à qui me confier. Les luttes intérieures, les tentations, etc., je devais tâcher de m’en tirer toute seule comme je pourrais; car à cette époque mon Père spirituel était absent pour un temps assez considérable.

(I/Ch.87) il semblait étrange à plusieurs, et même à des ecclésiastiques, de me voir éclater en sanglots lorsqu’ils me faisaient quelque peine. Ils s’étonnaient et ne pouvaient comprendre qu’une âme abandonnée de Dieu pût être attristée et troublée par quoi que ce soit. Surtout quand il s’agissait d’une âme qui s’était exercée à l’oraison et à la mortification depuis de si longues années déjà. Au fond ils n’avaient pas tort et le fait est réellement étonnant, mais cette impassibilité qu’ils auraient voulu trouver en moi n’existe que chez les âmes qui sont dans la lumière et qui goûtent les faveurs divines. Celles-là sont en effet impassibles et insensibles à tout ce qui leur arrive à elle-mêmes et aux autres. C’est parce qu’elles tiennent pour ainsi dire toute chose sous leurs pieds. Grâce à cette lumière divine qui les enveloppe de toutes parts elles demeurent élevées en Dieu, ravies au-dessus de tout ce qui pourrait les émouvoir et les troubler. Rien n’a de prise sur elles, tout fait ricochet.

Mais il en va tout autrement pour les âmes placées dans un état de nuit obscure, de déréliction et de privations spirituelles. Elles restent plongées dans une mare de tortures intérieures, dans une fournaise d’anéantissement. Dans cet état de purification et d’épreuve, Dieu permet que toutes les passions de l’âme retrouvent un regain de vie et elles renaissent plus vivaces qu’au temps de la première conversion de cette âme. Celle-ci se voit contrainte de reprendre les armes pour combattre ses passions, pour les réduire, pour les fouler sous les pieds. Et cela lui demande maintenant plus d’efforts et d’application et de force qu’au temps où elle ne faisait que commencer.

Tout cela je l’ai expérimenté moi-même, dans l’état où Dieu m’avait placé. Je ne savais plus que penser de moi, car je me sentais rétive et sensible au moindre mal qui m’était fait. Auparavant je ne savais guère ce qu’étaient les passions, la susceptibilité, l’énervement. Dès l’enfance j’avais joui d’un tempérament doux et facile, modéré. J’étais très accommodante de caractère. Je ne me souviens pas qu’avant le temps dont je parle maintenant, j’ai éprouvé jamais des mouvements de colère, d’impatience, d’agacement nerveux. Ni tristesse ni joie excessive non plus, pour rien au monde. Je faisais tout naturellement toutes choses de la même façon, si bien que rien ne semblait pouvoir me troubler ou m’énerver. Et maintenant, voici que j’étais devenue sensible et délicate autant qu’un enfant qui vient de naître et qu’un fétu peut blesser.

(I/Ch.88) Je n’en reviens pas encore aujourd’hui de l’hypersensibilité dont j’avais été affligée tout à coup. Une attitude un peu sévère, un mot dit d’une façon qui ne me plaisait pas, une appréhension, une simple idée : tout cela suffisait à me blesser intérieurement, à me faire mal, à me torturer. Je ne parvenais pas à rejeter cela, à le dominer en pratiquant quelque acte de vertu. Jadis cela m’aurait fait rire. Je n’y aurais même pas fait attention. Et maintenant j’en pleurais et gémissais!

Plus je faisais des efforts et me tortillait pour me dégager de ma sensibilité naturelle et de l’agitation des passions qui remplissaient mon cœur de tristesse, d’amertume et de terreur, et plus je m’y enfonçais, plus je m’y empêtrais. Je n’étais pas assez abandonnée ni soumise à la volonté de Dieu; ce qui m’empêchait de supporter toutes les souffrances de cet état sans adoucissements, sans consolations divines, sans assistance de ceux qui dirigent mon âme. Et j’étais impuissante à résister comme il eût fallu aux mouvements imparfaits qui troublaient mon âme.

Dans le triste état où celle-ci avait été mise, elle semblait prêter le flanc à toutes sortes de peines et de tourments, ouverte aussi à toutes les tentations, croix, angoisse et inquiétude. Ouverte hélas à toutes les mauvaises inspirations, à toutes les mauvaises motions. Avant ce temps mon âme ne s’ouvrait guère qu’aux clartés surnaturelles, aux motions et impressions divines, aux aspirations du Saint-Esprit et aux mouvements de l’amour. Quel changement et quelle différence d’un état à l’autre! Dans l’état de faveur spirituelle, la grâce semblait soulever mon âme. Comme l’aigle elle volait en fixant le soleil pour vivre en Dieu comme une créature céleste n’ayant plus rien de commun avec ce qui est sur terre. Mais dans l’état de déréliction voici que j’étais devenu comme un ver de terre : je rampais sur le sol, me tortillait dans ma nature agitée de mille pensées étranges, troublée par les doutes, les peines, les inquiétudes de mon âme. Et comme un ver misérable, je me sentais foulée aux pieds, écrasée, incapable de me tirer d’embarras.

(I/Ch.89) Malgré cette délicatesse exagérée de la sensibilité, etc., les mouvements fonciers de ma volonté n’avaient jamais cessé de tendre au bien. Jamais ma volonté n’avait consenti à s’incliner vers quelque mal. Dieu m’a toujours préservée de pareille inclination. Ma grande souffrance et son vrai tourment était d’ailleurs de percevoir en moi des mouvements contraires à la vertu et à la perfection. Mais Dieu avait aussi mis en moi une horreur du mal, que je craignais comme l’enfer. Dans la partie supérieure de mon âme, le désir de Dieu était aussi intense que jamais. Cependant ce m’était un martyre de me sentir privée de la grâce divine et des effets sensibles de la vertu.

Il me semble bien à présent que pendant ce temps d’épreuve et de déréliction je pratiquais les vertus par la volonté et conformément aux exigences de notre état et des circonstances. Mais à cette époque il me semblait que je ne les pratiquais plus parce que les révoltes de la nature persistaient, que les passions ne s’apaisaient pas, que la paix sensible de l’âme ne se rétablissait pas. [.......] Aussi me semblait-il que je ne pratiquais aucune vertu, que j’étais incapable de les pratiquer à cause de cette impuissance au bien que je ressentais. La révolte de la nature était si sensible et si vivace qu’elle couvrait les opérations de la volonté tendue vers le bien et vers Dieu.

(I/Ch.90) Pendant longtemps, je me suis sentie emprisonnée dans les limites étroites de ma nature, comme dans un cachot obscur, liée, bâillonnée, chargée de fers. Je ne pouvais mouvoir les puissances intérieures pour les orienter vers Dieu ou pour les intéresser à quelque bien. L’oraison et les exercices spirituels me rebutaient. J’en avais le dégoût et je redoutais les heures qui leur étaient réservées.

Cependant malgré l’aversion que je ressentais je ne m’en suis jamais dispensée. Jamais je n’ai écourté le temps, mais le redoublait au contraire, pour porter un coup au Malin et à la nature. Je ne voulais pas me départir de la régularité qui est requise de quiconque veut être un jour une âme de prières. Toutefois une heure passée en oraison était un véritable tourment. Il me fallait constamment ramer contre le courant. Souvent il m’était impossible de recueillir mes pensées et de les rendre attentifs à Dieu. Je n’y parvenais même pas le temps d’un Ave Maria. Une muraille de fer semblait s’être élevée entre Dieu et mon âme. Surtout pendant l’oraison je me sentais si séparée de mon bien-aimé et si loin de lui qu’Il me paraissait se trouver à mille lieues. C’est ainsi tout au moins que je percevais les choses par l’expérience sensible; car ma volonté n’était jamais séparée de Lui.

Dans la prière je m’évertuais comme je pouvais afin de me tenir sans cesse occupée de Dieu. C’était en vain. Que de fois me suis-je relevé de l’oraison sans avoir pu former une seule bonne pensée. Je ne faisais que chercher sans trouver jamais. Le seigneur m’avait si bien enlevé le don de la prière que je ne savais même plus ce qu’elle est et comment il faut s’y préparer. C’était comme si je n’avais jamais pratiqué l’oraison. J’estimais avoir obtenu un grand résultat déjà lorsque je parvenais à établir un peu de silence et de paix dans mon cœur. Car mon âme était comme une mer aux vagues mêlées par la tempête. Pourtant j’avais toujours été d’un naturel calme, nullement agité. Ma pensée ne s’était jamais attachée à la multiplicité des choses. Maintenant mon oraison et ma solitude n’étaient plus que vacarme et agitation. J’étais assaillie de pensées multiples et parfaitement inutiles. Elles emportaient mon âme je ne sais où. Il ne me venait pas, il est vrai, beaucoup de pensées mauvaises, mais pas de bonnes non plus. Je devenais stupide et ignorante pour les exercices de la vie intérieure. Je n’aurais su qu’en dire et j’étais aussi incapable de la pratiquer que si je n’y avais eu aucune expérience.

(I/Ch.91) Cet état misérable me fit craindre bientôt d’avoir perdu pour toujours, et par ma faute, la grâce de Dieu. J’avais l’impression combien douloureuse que mon bien-aimé s’était définitivement écarté de moi et m’était devenu étranger. J’éclatais en sanglots, je gémissais et me lamentais disant à notre seigneur : «Ah, pourquoi m’avez-vous à jamais repoussée loin de votre regard? Serais-je privée de votre face divine pour l’éternité? Ayez pitié de l’œuvre de vos mains, de cette œuvre que vous avez créée à votre ressemblance!»

Mes craintes étaient parfois si vives et je désespérais tellement de mon salut éternel que mon cœur était prêt de se briser de douleur. Souvent il a défailli sous le coup de ses impressions angoissantes. Il me semblait que depuis longtemps déjà il m’avait été dit que Dieu m’avait certainement condamné à la damnation éternelle; et je ne parvenais pas à rejeter cette tentation. La terreur et l’angoisse brisèrent tellement mon corps en l’espace de huit ou dix jours que j’en avais vieilli de vingt ans. Mes orbites et mes joues s’étaient creusées au point qu’en me voyant si changée en quelques jours, les sœurs ne savaient plus que penser.

Je crois qu’aucune tentation ne m’a jamais tourmentée avec autant de vigueur et si longtemps que cette tentation de désespoir. J’étais insupportable à moi-même. Je me voyais comme un abîme de défauts et d’imperfections sans nombre. Il me semblait que les sœurs aussi ne pouvaient plus me supporter. Parfois je me sentais si méprisable et dégoûtante que je me jugeais digne d’être chassée par les sœurs. Et je m’étonnais de leur bonté, de leur patience : comment pouvaient-elles me tolérer si longtemps parmi elles? Et cependant ces sentiments n’étaient pas l’effet d’une véritable et foncière humilité, car il s’y mêlait encore beaucoup de découragement et de pusillanimité.

Le malin faisait tout son possible pour éveiller en moi toutes sortes de mauvais penchants en même temps qu’un dégoût du bien, de la confession, de la sainte communion, de l’observance régulière, des sermons, de lecture spirituelle, etc. Je ne pouvais plus entreprendre une bonne œuvre quelconque sans me faire violence et quand je l’avais entreprise j’assistais sans goût et restais froide comme la pierre. Rien ne parvenait plus à éveiller en moi quelque bon mouvement : ni la confession, ni la communion, ni les sermons ou instructions spirituelles. Il ne m’est pas possible de donner une idée de la souffrance et de la tristesse que me causaient les exercices de piété. Je crois que l’enfer avait été déchaîné pour m’attaquer avec une violence redoublée pour me vaincre et me pousser à tout abandonner. C’était surtout pendant l’oraison et pendant l’Office que j’avais à souffrir. À ces moments il m’était suggéré d’horribles pensées de blasphème contre Dieu et les saints, des railleries méprisantes pour le culte et les cérémonies de l’Église, des doutes quant au Saint-Sacrement de l’autel et même quant à l’existence de Dieu. Et ces doutes étaient présentés avec des arguments plus forts qu’on ne saurait dire.

(I/Ch.92) Parfois je me sentais poussée à une telle extrémité par ces souffrances, ces angoisses, ces peines de l’esprit, que le monde ne paraissait se resserrer sur moi. C’était comme si mon âme avait été prise entre deux grosses meules, comme si des épées la traversaient, comme si elle avait été suspendue entre ciel et terre sans trouver d’appui ni par le haut ni par le bas. Nul soutien ni de Dieu ni des hommes. Parfois j’éclatais et disais en pleurant à mon confesseur : «Le ciel et la terre se dressent contre moi. Où dois-je me tourner? Dieu me crucifie. Les hommes me crucifient. Les démons me tentent jour et nuit, sans un moment de répit et mieux que tous les autres, ma propre nature me crucifie le plus durement».

Pendant un certain temps, je fus tentée d’attenter à la vie : les raisons et les moyens m’ont été suggérés, comme si l’on me disait : «A quoi bon passer ta vie dans un pareil tourment. Choisit plutôt la souffrance la plus courte. Tu feras tout ce que tu voudras : jamais tu ne seras sauvée». Le suicide m’était représenté comme si facile que cela ne semblait plus rien du tout. Cependant comme le Malin ne réussissait pas aussi bien qu’il aurait voulu, il me suggéra de nuire à ma santé physique en ne mangeant plus rien; mais je lui répondis : «Ne vous en déplaise, je mangerai pour soutenir ma vie et la consacrer au service de Dieu et de la bonne Mère; quand bien même je devrais être maintenue dans ces souffrances toute ma vie durant. Je ne manquerai pas à ce que je dois faire, parce que je sais que cela plaît à Dieu».

Une nuit, tandis que je dormais, je me vis entourée de diables. Ils tenaient une longue banderole de papier où se trouvaient inscrits les nombreux péchés qu’ils prétendaient que j’avais commis. On y voyait, me semble-t-il, mes plus légères fautes contre la pureté du cœur; mais ils me les représentaient comme de très graves péchés, des péchés impardonnables. J’étais remplie d’angoisse. Je ne savais où me tourner tant j’avais peur. Sans doute les démons agissaient-ils ainsi me pousser au découragement et au désespoir.

À plusieurs reprises le Malin a tenté de m’étouffer en pesant sur mon cœur ou de m’étrangler en me serrant la gorge. Je me sentais alors en péril de mort. Je l’ai souvent senti peser sur moi pour m’étouffer : c’était comme une montagne qui pesait sur moi et j’avais la gorge serrée.

(I/Ch.93) Il me tombe sous la main une relation que j’ai dû faire par obéissance au sujet de cet état de déréliction intérieure. Je ne savais pas que je possédais encore ce papier et je crois utile de le transcrire ici, en le complétant. Cette relation commençait ainsi : «j’ai cru comprendre que notre seigneur a résolu de me faire boire le calice de la souffrance, tant quant au corps qu’à mon âme. Je me sens fortifiée et encouragée à accepter ce calice, joyeusement, et à embrasser la souffrance avec amour. Intérieurement je suis instruite de la manière dont je devrais me comporter en cette occurrence.

Pendant plusieurs jours j’ai subi une grande déréliction avec sécheresse et obscurité de l’esprit. Les ténèbres semblaient si profondes, et si sensibles aussi qu’on aurait cru pouvoir les toucher de la main. En outre je subissais une peine intérieure qui torturait mon âme d’une manière à la fois spirituelle et sensible. Plus je me tournais vers Dieu, intérieurement, plus je m’efforçais de former des actes d’amour, d’humilité, d’abandon, plus aussi augmentaient les souffrances intérieures, les obscurités, les aridités de l’esprit.

Je ne sais comment je passais le temps de l’oraison. Je n’étais pas occupée de Dieu et cependant aucune autre chose ne venait me distraire. Mes pensées ne semblaient fixées nulle part. En moi il n’y a plus ni vie ni affection : rien ne m’attire ni vers Dieu ni vers les choses créées. Et de ma propre personne je n’ai que dégoût et horreur, ayant peine à me supporter avec patience.

Quant à mon intérieur, je me sens comme enfermée dans un cachot obscur, liée à je ne sais quoi. Je ne puis plus bouger. Parfois seulement je perçois comme de très loin une pauvre lueur de bonne volonté désireuse de plaire à mon bien-aimé, à lui rester fidèle, à ne l’irriter en rien. Mais ce bon vouloir me paraît si débile et faible qu’il ne résisterait pas à la moindre occasion, à la plus petite tentation. Cependant durant toute cette période j’ai été harcelée de tentations et je ne sais comment j’y ai pu résister avec la grâce de Dieu.

Le sentiment que j’éprouve pour lors est celui de n’avoir jamais aimé ni goûté. J’ai l’impression qu’il n’y a plus d’espoir pour moi de retrouver jamais tout cela. Il me faut alors pratiquer le renoncement, le détachement et le complet abandon au bon plaisir de Dieu. Mais ces pratiques elles-mêmes ne me donnent aucune consolation et n’atténuent pas les souffrances intérieures, au contraire, comme je l’ai dit déjà, ses souffrances semblent augmentées par ces pratiques. Je tâche de me tenir comme morte sous les coups de ces terribles souffrances intérieures, sans désirer qu’elles prennent fin, prête à les supporter jusqu’au dernier jour de ma vie, pourvu qu’il plaise à Dieu.

(I/Ch.94) En ces occasions, la vue, la compagnie, la conversation des hommes me sont extrêmement pénibles. Il m’est impossible d’ouvrir mon cœur à qui que ce soit. J’ai expérimenté qu’en le faisant les souffrances, obscurités, tentations s’en trouvaient fortement accrues. Le mieux est de pâtir en silence. Tout ce qu’on peut me dire pour me consoler ou me réconforter n’a aucune prise sur moi : je ne crois rien de ce qu’on me dit. La seule pensée que notre communauté puisse devenir plus nombreuse et que je devrais continuer de la diriger remplit mon cœur d’angoisse tellement que je me sens sur le point de défaillir. Je me sens si vaine, si vide de toute grâce divine, privée de lumière, de soutien. Je ne perçois plus les influences de la grâce et c’est comme si Dieu m’avait repoussé.

Comment pourrais-je fortifier les autres, les inciter à la pratique des vertus, les instruire de la manière de faire oraison, enflammer leur amour pour Dieu, quand en moi l’amour est comme glacé, que ma foi est pleine d’obscurité, que mon espérance vacille et que je ne sais même plus par où commencer? Ces sentiments reprennent vigueur dès qu’une personne semble vouloir demander d’entrer chez nous. J’ai peur de scandaliser et de troubler tout le monde; car je ressens pour moi-même un tel mépris qu’il me semble être la dernière des dernières, indigne de vivre, d’être placée au rang des autres créatures et de partager avec elle les bienfaits du bon Dieu. Comment la terre peut-elle encore me porter?

Je me sens indigne de la place que j’occupe et je voudrais la quitter s’il n’était permis. Il me semble que l’on ne peut plus rien attendre de moi qu’une vilaine chute et le scandale public qui couvrirait de honte notre Ordre et notre famille religieuse. J’ai averti mon confesseur et les sœurs et les ai mis en garde contre moi. Les supérieurs se trompaient à mon sujet, me semble-t-il : ce qui les attendait n’était que honte et confusion.

Je fus tentée de manquer à l’obéissance et de partir sans rien dire. La place que j’occupais m’était devenue intenable : je n’y pourrais plus vivre ni mourir, surtout s’il devait y arriver un plus grand nombre de postulantes.

Je doutais tellement de moi-même que je ne parvenais plus à me persuader que l’esprit où je vivais était bon. Si même un ange était descendu du ciel pour me l’affirmer je ne l’aurais pas cru. Une grande peur, une véritable angoisse emparait de moi lorsque je poussais mes soupirs vers Dieu et le nommais mon Dieu ou mon bien-aimé. Je croyais faire injure à Dieu de l’appeler ainsi quand je me sentais si froide et séparée de son amour. Mon cœur tremblait de crainte lorsque je priais Dieu et lui faisais quelque demande.

(I/Ch.95) Un jour en recevant la sainte communion, il me vint à l’esprit qu’avant d’avoir été placée dans cet état je m’étais offerte pour endurer beaucoup et de grandes souffrances afin d’apaiser sa divine Majesté irritée par les péchés de quelques-uns. Il semblait m’être dit : «Réfléchis donc et comprends que Dieu a accepté ton offrande volontaire et que l’état où tu te trouves est un effet de sa sainte volonté. Il a été fait selon ton désir». Cette pensée était en moi très vivante et me donnait une certaine certitude. Elle me donna le courage de m’offrir une nouvelle fois à Dieu. Pour atteindre le même but, je me déclarais prête à souffrir encore davantage, s’il plaisait à Dieu. Dans la suite j’ai souffert plus paisiblement, attentive à ne rechercher en rien ni soulagement ni adoucissement à ces peines intérieures, etc. Je m’appliquais avec plus de simplicité à subir totalement cet état douloureux, quand bien même il aurait duré jusqu’à la fin de ma vie. Cependant l’éloignement de mon bien-aimé et le refroidissement de mon amour restaient pour moi une peine immense. Mais je me réjouissais néanmoins à la pensée d’être digne du souffrir un peu pour le bon Dieu.

(Vers cette même époque, elle écrit à son directeur :)

(I/Ch.96) notre seigneur me maintient dans un état de souffrance et de déréliction. Celui-ci semble même augmenter en intensité. La crainte de voir s’augmenter le nombre de nos sœurs s’est un peu calmée depuis que votre Révérence m’a réconfortée à ce sujet. Mais les autres peines et cette angoisse qui serre mon esprit ont augmenté. Tout n’est que doute dans mon esprit et crainte d’être abandonnée et rejetée de Dieu. L’aridité et l’obscurité sont si sensibles que je croirais pouvoir les toucher. Et chaque jour j’éprouve de mieux en mieux que la grâce de Dieu diminue en moi, que mon désir et mon zèle d’atteindre la perfection faiblissent. Ce qui diminue aussi c’est le courage physique de supporter les grandes souffrances pour l’amour de Dieu, car un fétu me pèse autant qu’une poutre. Je demeure froide et insensible comme une pierre pour tout ce qui concerne la vertu, l’esprit, Dieu.

Il en va de même d’ailleurs pour tout ce qui a trait aux choses extérieures, aux créatures, car plus rien ne me tient à cœur. Je vis comme si je ne vivais pas, tant selon l’esprit que selon la nature. Toutes les puissances naturelles sont comme écrasées, pressées, privées de tout appui, assaillies et dominées de toute part. Je n’y vois plus d’issue.

Je crois que les peines de que mon bien-aimé me donne à souffrir sont une sorte de purgatoire où l’âme se trouve, d’une manière spirituelle, torturée et purifiée. Lorsque ma nature me fait mal et qu’elle gémit de douleur il semble qu’on me dise : «Prends garde : ne descend pas de la croix. Garde-toi de chercher consolation ou soulagement en rien. Offre tes souffrances pour la fin que Dieu s’est proposée. Si la nature commence à faiblir et que le poids lui devient trop lourd à porter, lève les yeux sur le Christ-Jésus, crucifié, abandonné. Lui aussi a été pauvre et privé le tout soutien, au point de ne pas trouver où reposer la tête».

Dans une lumière intérieure, je médite les peines, les souffrances, la déréliction de Jésus crucifié, souffrant dans son âme et dans son corps par amour pour nous. Cette méditation m’encourage pour quelque temps et je veux souffrir pour son amour. Mais cette clarté intérieure ne demeure guère en moi. Elle disparaît très vite; et avec elle la certitude que j’avais de souffrir cette peine pour les péchés des autres. Cette certitude, en effet, soulage et adoucit les souffrances intérieures, etc., et ainsi elle vous empêche de souffrir nuement comme Jésus a souffert sur la croix. C’est ce que je comprends maintenant mieux que jamais.

Au temps de cette souffrance totale, les forces physiques défaillant, on ne peut plus parler ni presque respirer. L’intelligence est incapable de former une seule pensée ni la volonté aucun acte. Seule me reste le vouloir de me soumettre à Dieu pour souffrir et m’abandonner à ce qu’Il voudra faire de moi. Mais ce qui cause mon plus grand tourment c’est de sentir l’absence de mon bien-aimé.

(I/Ch.97) Mon bien-aimé continue de me laisser dans un état de lourdeur et de non-compréhension. Mon intelligence reste incapable de ne rien saisir, tant de l’intérieur que des choses extérieures. Je me sens impuissante à converser avec qui que ce soit. De là, je crois, ma timidité et la crainte que j’ai de devoir paraître au parloir. On dirait que j’ai passée ma vie entière dans quelque désert. Il me semble que cet état doit me conduire une grande purification et simplification de l’intelligence.

J’éprouve une réelle aversion pour tout ce que j’entreprends. Presque constamment j’ai le cœur plein de dégoût et d’amertume en faisant ce que je dois faire. Si je lis une chose bonne, je ne la saisis pas. Tout se butte à moi, sans pénétrer. Parfois, — et même souvent —, mes puissances naturelles sont pleines de mouvements mauvais. Sans fin je pleurerais de tristesse sans savoir pourquoi. Je dois faire un effort pour me retenir. D’autre part je sens une inclination à l’énervement, aux paroles inconsidérées. Mais heureusement la grâce de Dieu me retient. Pour le surplus je me rends à l’oraison comme si j’allais à la torture, tant ma nature y répugne. Je ne sais plus d’ailleurs comment faire pour m’y occuper de Dieu. Les puissances intérieures sont en moi comme des bêtes sauvages déchaînées : je ne parviens pas à les maîtriser. Parfois cependant, et pour un court instant, l’esprit reprend sa domination sur la nature. Alors je parviens à me tenir recueilli en Dieu. Oublieuse de ma propre existence, il ne demeure plus qu’une simple orientation vers Lui.

Parfois aussi un puissant désir m’attire vers Dieu et mon amour s’enflamme; mais cela ne dure guère plus que le temps d’un miserere. D’autres fois la présence de Dieu se manifeste dans mon âme. Quand je perçois cette présence, j’imagine que l’état de sécheresse a pris fin, que désormais le temps va se maintenir au beau. Mais bientôt mon bien-aimé se cache de nouveau m’abandonnant dans les ténèbres, les anxiétés, les douleurs, et mon cœur soupire après lui.

Je m’étonne et n’y comprends plus rien. Comment ces diverses choses peuvent-elles exister en même temps et se concilier? Je me sens placé dans un état de privation et de déréliction, pauvre, pleine de sécheresse et d’obscurité. Dans ma nature je perçois les mauvais penchants, les mouvements désordonnés, les révoltes. Je me sens faible et impuissante, sans zèle et sans élan. L’esprit est comme étouffé sous le poids des peines intérieures. La plupart du temps il est comme rejeté à droite, à gauche, par les vagues d’une mer déchaînée et projeté contre le roc de toutes sortes de récifs. Car les pensées et mouvements divers s’agitent dans mon intelligence comme des vagues labourées par la tempête. [? littéraire!]

Et d’autre part, quant aux effets, la pratique de la vertu est très en progrès, je veux dire : quant à l’humilité, la douceur, la patience. Je supporte bien mieux les défauts des autres, les difficultés, les ennuis, les paroles malveillantes. Les infidélités diverses ne me troublent plus ni ne me chagrinent, malgré les raisons que j’en pourrais avoir. Notre seigneur n’accorde même la grâce de se montrer aimable en ces circonstances et de répondre par de bonnes paroles. Il m’est aussi donné de me soumettre réellement aux autres, de me renoncer, de me priver pour plaire à autrui, etc.

Et de même quant à la pratique effective (non quant au goût que j’en éprouve), je suis devenue beaucoup plus mortifiée. Je me comporte avec plus d’indifférence étant plus abandonnée, plus tranquille et plus calme quant à la sensibilité. La nature semble toute dominée et mortifier. Je dois être un des meilleurs fruits produits par cet état : les puissances naturelles paraissent tellement apaisées, ordonnées, mortifiées que toute vie des sens semble éteinte, n’éprouvant plus ni goût ni attrait pour rien.

Aujourd’hui, pendant la récollection, notre seigneur a éclairé l’esprit d’une âme pieuse, S.T., et lui a montré l’état où je suis placée. Elle a pu voir d’une façon claire et distincte quels sont les fruits et les mérites produits en moi par cet état de déréliction99. Elle a vu la perfection qu’implique une persévérance fidèle lorsqu’on se trouve dans cet état de dépouillement et de mort spirituelle, livrée à toutes sortes de peines intérieures et de souffrance de la nature. [........] Après la récollection elle vint me trouver, toute joyeuse, pour me féliciter et me communiquer ce qu’elle avait vu. Elle m’a dit que notre état surpasse en valeur, en mérite, en fécondité et perfection tous les états de faveurs et de fruitions spirituelles parce qu’il y est pratiqué un abandon si total de soi et une mort si complète de la nature.

(Vers le même temps, elle écrit encore à son directeur :)

(I/Ch.98) Je me suis mal exprimée quand j’ai répondu à Votre Révérence que, dans ces grandes souffrances, j’étais abandonné de mon bien-aimé autant qu’une âme qui ne connaît pas Dieu. Il faut bien comprendre que j’ai voulu parler des consolations sensibles, joies intérieures, courage sensible dans les souffrances, amour sensible, zèle, ardeur qui vous pousse à embrasser la souffrance par amour du bien-aimé. Il s’agissait dans ma pensée des satisfactions, joies et tous mouvements sensibles qui émeuvent habituellement le cœur amoureux surtout lorsque, éclairé de quelque façon, il comprend que notre seigneur lui impose une souffrance pour expier les péchés d’autrui et que tel est son bon plaisir.

Toutes ces choses sensibles dont je viens de parler, je ne les ressens d’aucune manière dans l’état de déréliction. Elles seraient en effet d’un trop grand secours. Elles offriraient à la nature un réconfort sensible; et ce serait alléger singulièrement la douleur et la souffrance. Il ne s’agirait plus alors de cette souffrance nue telle que l’a endurée notre bien-aimé Jésus au temps de sa passion. La souffrance nue doit être dépouillée de tout ce qui peut entrer dans la sensibilité et lui servir de consolation, satisfaction, adoucissement, etc. Notre seigneur me fait éprouver au maximum l’étreinte de la souffrance. La nature entière est saturée de douleur. Elle est comme jetée dans le pressoir. Des pieds à la tête elle se sent remplie de douleur et rien ne peut la soulager. Mon bien-aimé me donne à goûter l’amertume totale. La volonté de Dieu et son bon plaisir n’ont pour moi aucune saveur et je n’éprouve aucune satisfaction à les accomplir.

Malgré cela et quant à la partie supérieure, je demeure dressée et orientée vers Dieu. Ma volonté résignée se conforme et s’unit au vouloir divin. Quant à cette partie supérieure, je ne perçois absolument rien qu’une conformité de volonté à celle de Dieu. Et cette conformité de volonté de vouloir exclut tous actes de résignation ou de soumission, car la volonté étant unie à celle de Dieu ces actes n’ont plus de raison d’être. Il est inutile de souffler sur les braises quand le feu flambe déjà.

Ma volonté et tout mon être, voici que je les ai donnés si souvent déjà à mon bien-aimé et ne les ai jamais repris. Aussi mon bien-aimé a-t-il fondu ma volonté tout entière en la sienne. Il l’a faite une avec sa volonté. Et cependant la nature continue de souffrir et de gémir; mais quoiqu’elle soit dans les plus grandes peines, elle ne souhaite plus en être dispensée.

Quant à ses douleurs excessives, ces crises de souffrance, comme Votre Révérence a pu s’en rendre compte quelque peu : quand les entrailles semblent m’être arrachées avec violence ou quand les douleurs me percent comme des couteaux ou des aiguilles –, à ces moments il m’est impossible de fixer le moins du monde mon attention en Dieu. Impossible aussi de faire quelque exercice spirituel si court soit-il. Je ne puis alors que supporter cette souffrance dans l’état de conformité de volonté que je viens de décrire. Je suis alors comme une barque dans la tempête, roulée sens dessus dessous par les vagues déchaînées, et comme elle est incapable de se maintenir sur les flots, je suis incapable de maîtriser mon corps et de le réduire à l’immobilité ne fût-ce que pendant quelque temps100.

(I/Ch.99) Pendant quelques mois, j’ai été torturée par une autre sorte de peines intérieures. Cette souffrance était telle que je n’en puis imaginer de plus forte. C’était un insupportable tourment, comme de l’enfer, et j’en étais affligée intérieurement. J’étais comme livrée à des bourreaux diaboliques et chacun d’eux s’évertuant à me traiter le plus brutalement qu’il pouvait. Le souvenir est resté vivant dans ma mémoire comment parfois, et même souvent, ils semblaient me déchirer le cœur avec des tenailles de fer. Cette douleur était si sensible, elle me faisait un mal si indicible que si je n’avais pas été soutenue, sans le sentir, par la grâce de Dieu, je serais certainement morte de douleur et de souffrance.

[.........] Mais ces terribles blessures, en réalité, n’étaient pas faites à mon corps. Cependant ma sensibilité les percevait ainsi. En fait la blessure était invisible et elle était faite intérieurement, à mon âme. [...............] Très souvent j’ai été comme étendue sur un chevalet de torture. Tous mes membres étaient comme étirés. Tous les nerfs de mon corps étaient tendus à se rompre. Pendant tout le temps que durait cette torture j’éprouvais une grande et douloureuse anxiété. [.........] mon corps participait aux souffrances et douleurs de l’âme; et celles-ci était plus forte qu’on ne le pourrait dire. Lorsque j’étais délivrée de cette torture je me retrouvais à bout de force, épuisée comme si j’avais exécuté un travail bien au-dessus de mes forces.

(I/Ch.100) dans le pénible état que j’ai décrit j’étais habituellement affligée d’un grand nombre de peines intérieures et extérieures, assaillie de dures et subtiles tentations qui me blessaient douloureusement. Je me sentais attaquée de toutes parts et ne savait où fuir et trouver secours. Dans l’extrême détresse où j’étais placée j’étais privée des conseils et du réconfort de mon Père spirituel. Celui-ci avait dû s’absenter pour la visite de la Province et pour se rendre ensuite à Rome.

Dans cette bataille j’avais été abandonnée, seule, sans appui, sans consolation ni réconfort. Le ciel et la terre, Dieu et les hommes, tous m’abandonnaient. D’ailleurs si j’avais dû chercher quelque consolation auprès des hommes je n’en aurais pas trouvée car mon bien-aimé avait permis qu’ils se montrassent durs pour moi, amers et sans pitié. Notre seigneur voulait m’empêcher de chercher un appui naturel. J’aurais pu m’y attacher et il fallait que je pâtisse toutes les souffrances de cet état, sans consolation et sans adoucissement.

Mes consœurs aussi se montraient dures pour moi, oui, très dures. Je sentais leur aversion et leur hostilité. Elles étaient comme des bêtes venimeuses. Si je l’avais pu, j’aurais voulu m’enfuir loin d’elles. J’avais peur de me trouver en leur présence; et malgré cette impression que j’avais, j’étais forcé de converser avec elle et de les diriger. Je ne crois pas qu’elles ont pu remarquer ce que j’éprouvais, car, grâce à Dieu, je parvenais à ne rien montrer de tout cela. Il se peut qu’à mon insu et quand je n’y prenais pas garde je leur ai montré parfois un visage chagrin. Tout cela me coûtait de gros efforts. En réalité les sœurs ne me donnaient aucune raison d’aversion. C’était le Malin qui troublait ma nature. Il me travaillait tellement à m’exciter contre elles que j’avais toutes les peines du monde à me dominer.

Quand il m’était arrivé de manquer de douceur ou de patience, je m’humiliais aussitôt devant les sœurs, les priant de me pardonner et de m’imposer quelque pénitence. Parfois je leur demandais de me repousser à coups de pied parce que j’étais indigne de demeurer en leur compagnie et surtout d’être leur supérieure. [..................] D’autres fois je leur donnais l’ordre de m’appliquer, chacune, quelques coups de discipline sont sur les bras, soit sur la nuque.

(I/Ch.101) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence m’étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. Parfois, entraîné par ma nature, je regardais les murs de cette cellule et n’imaginait être emprisonné dans un vilain cachot d’où il n’y avait plus moyen de sortir. Ma nature se sentait comme un petit oiseau enfermé contre son gré dans une cage et qui vole à droite et à gauche pour trouver une issue.

Il m’arrivait alors de me moquer de moi-même et de ma nature parce que je la voyais si proprement ligotée. Car sans qu’elle me fût sensible, la grâce de Dieu continuait de me donner une grande force. Aussi ne serais-je jamais sortie de ma cellule pour satisfaire mon penchant naturel. Cependant lorsque j’entendais que l’on sonnait à la porte de la maison, j’écoutais dans l’espoir que quelqu’un m’aurait demandé au parloir. C’eût été un motif honorable de m’échapper de ma prison. Lorsqu’en effet j’y étais appelée, ma nature s’en réjouissait; car le Malin me tourmentait et me tentait le plus fortement quand je me trouvais en cellule ou à l’oraison.

J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelé à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie. L’idée ou l’impression que j’avais d’avoir entrepris tout cela sans ou même contre la volonté de Dieu me tourmentait à l’extrême. D’autant plus qu’un homme religieux et spirituel avec qui je conversais quelquefois à cette époque, était du même avis et tâchait de m’en persuader de plus en plus. Ce fut une occasion de grandes difficultés et craintes. Ne serais-je pas, à la fin de ma vie, trouvée sans mérites, malgré la vie si pénible et dure que j’avais menée?

Je me mis à réfléchir cependant et la pensée me vint que je n’avais jamais rien fait pour suivre ma volonté propre, mais que je m’étais laissée conduire par la sainte obéissance et par mon Père spirituel. Écoutant en lui la voix de Dieu, j’avais toujours obéi avec la candeur d’un enfant. Je rejetais donc tous les doutes et les craintes; je les savais sans fondement. Cette pensée suffit à me consoler et à rétablir la paix en moi.

(I/Ch.102) Souvent encore dans la suite, et longuement, j’ai été tentée de quitter cette maison, de m’en aller sans rien dire. Mon imagination me représentait cette vie comme insoutenable, pleine de tristesse, voire dangereuse pour mon salut. Le Malin peignait toutes ces images et les représentait à ma sensibilité sous des couleurs si vives et avec une telle vraisemblance que j’étais prête à y croire.

Et pour rendre la peinture plus vraisemblable encore il augmentait en même temps les douleurs, mais peine, mais tourments. Il rendait plus vive mon aversion de la vie régulière. Il commença par me faire croire que je ne pourrais manger ma ration sans éprouver un grand dégoût et sans haut-le-cœur. Je me mis alors à manger très peu, et bien que mes forces physiques s’affaiblirent bientôt et que je ne pouvais plus me tenir debout qu’à grand-peine. Le Malin provoqua alors en moi le goût d’autre chose, qui n’était pas de l’ordinaire. Des mets dont nous avions fait vœu de vous abstenir me mettaient en appétit. Il évoqua vivement à mon odorat, qui croyait les sentir, les odeurs de toutes sortes de plats chauds et de cuissons. Je croyais surtout percevoir réellement l’odeur de viande bouillie ou rôtie au four. Le temps de réciter un ou deux Pater, l’envie me prenait d’en goûter. Jusqu’au moment où je recherchais et refusais ces sollicitations agréables et appétissantes pour les offrir à mon bien-aimé, en offrande d’amour.

Lorsque je me levais le matin ou la nuit pour prier et louer Dieu, le Malin alourdissait mon corps et le rendait indisposée comme si je relevais d’une grave maladie. Il espérait me voir céder et prolonger mon repos. Mais j’étais tenue par l’obéissance à ne céder en rien, à ne me dispenser d’aucune observance, quelque malade que je me sentisse. Mon Père spirituel avait bien compris en effet qu’il s’agissait là une ruse du démon. Certes mon corps en pâtissait durement, car il était forcé sans cesse d’obéir et de se mettre en route, qui lui plût ou non.

Habituellement la violence que je devais faire pour me lever était telle qu’il me semblait devoir tirer un bœuf de quelque fossé, tant mon corps me paraissait lourd. Et les efforts devaient être d’autant plus violents que mon esprit, impuissant et débile, ne me poussait pas à agir. Quand je m’étais mise debout, je vacillais, m’appuyant tantôt à un mur tantôt à l’autre, car mes jambes avaient peine à me porter. Je ne parvenais pas non plus à tenir les yeux ouverts tant ma tête était alourdie. Dans cet état je ne traînais jusqu’à l’oratoire, comme je pouvais; mais je ressentais une amère tristesse et une grande douleur. Ma chair regimbait à se sentir traitée avec tant de rigueur et proprement tyranniser. D’être forcé comme il l’était paressait à mon être physique un traitement inhumain.

Parfois je faiblissais et les sœurs me reconduisaient en cellule. D’autres fois, quand je me faisais violence pour rester sans faire attention à mes maux, le Malin m’indisposait tellement que je croyais ne plus avoir la force d’articuler les paroles de l’Office. Cependant je ne cédais pas. Malgré lui je continuais à réciter avec les autres, tout en restant assise. Parfois je me sentais si mal je croyais mourir. Pour autant qu’il m’en souvient les choses se passaient ainsi jour après jour, sans allégement. Le Malin mettait en œuvre tout ce qu’il pouvait pour me décourager et me faire abandonner la partie. Il ne cessait de me tenter de cette façon.

(I/Ch.103) J’ai subi une autre forme encore de déréliction, de sécheresse, d’obscurité. Ceci était accompagné d’une forte tentation de quitter la maison et d’abandonner mon Père spirituel. Le Malin me tourmentait en inspirant une forte aversion de mon directeur. Il suscitait en moi une foule d’impressions mauvaises, de jugements, d’appréciations malveillantes. Il aigrissait mon cœur. Je ressentais une horreur naturelle, qui me bouleversait, lorsqu’il me fallait me confesser à lui ou l’écouter lorsqu’il parlait ici ou là.

J’étais aussi tentée de me faire quelque mal, de l’une ou l’autre manière. Je glissais au désespoir, car il n’était vivement représenté que, dès à présent et pour toujours, j’étais repoussée de Dieu. J’étais persuadée qu’il n’y avait plus remède ni secours, que tout était fini pour moi et perdu. N’était-il pas évident que j’étais du nombre des damnés? Le démon ne cessait de m’inciter à toutes sortes de mouvements mauvais et de penchants pervers au point que toutes les passions et presque tous les péchés semblaient grouiller dans la partie inférieure de mon être. Seuls les péchés contre la pureté faisaient exception, car notre seigneur n’a jamais permis jusqu’à présent que je fusse tenté de cette manière.

Il me semblait que le démon ne me quittait pas un seul instant. Il provoquait en moi des tourments inexprimables et des peines intérieures. Je souffrais d’une indicible torture d’enfer. Mon cœur se serrait et je ne parvenais plus guère à prendre aucune nourriture. Le Malin me suggérait vivement de ne plus rien manger, dans l’intention de nuire à ma santé. Je parvins à le vaincre en mangeant pour l’amour de Jésus et Marie, afin de pouvoir user mes forces à les aimer et les servir. Je réussis à agir ainsi malgré le Malin. Mais j’avais besoin parfois d’exprimer ma résolution à haute voix parce que, intérieurement, j’étais si insensible et perdue que je ne croyais pas que ces résolutions fussent sincères.

Les tourments intérieurs que j’endurais provoquèrent parfois dans ma nature des accès de rage furieuse. À ces moments je me serais volontiers lacéré la chair et détruit le corps. J’étais forcée de fuir et de courir à mon crucifix. Je l’embrassais avec autant de confiance qu’il m’était possible. Alors les violences tombaient, mais je continuais de subir les peines intérieures.

(I/Ch. 104) J’ai été placée parfois dans un état de déréliction d’une autre forme encore. C’était une privation totale de toute grâce sensible. Toutes les puissances intérieures semblaient supprimées. J’étais comme liée et ne parvenais plus à les mettre en branle pour pratiquer la vertu. J’étais comme une paralytique, privée de ses forces physiques et incapables de mouvoir ses membres101.

Je ne trouvais plus en moi la force nécessaire pour faire un seul acte de renoncement à ma personne ou d’abandon ni le moindre acte d’humilité, d’amour, de louange, etc. Seule demeurait dans la partie supérieure de mon âme une disposition passive d’abandon à la volonté de Dieu et l’anéantissement en Lui.

Ce qui me restait n’était, je crois, qu’une petite lueur de bonne volonté : la volonté de chercher en toutes choses à plaire à Dieu, à ne pas dévier en cédant à quelque mouvement imparfait. Mais cette petite lueur, cette étincelle de bonne volonté ainsi que les vertus acquises ou infuses et l’habitude du bien demeurent pour lors si profondément enfouies au plus secret de mon âme que je ne perçois plus leurs opérations, ou guère. Je suppose donc que leurs opérations sont imperceptibles et qu’elles se font d’une manière toute spirituelle au plus intérieur de l’âme. Elles s’accompagnent du secours de grâce non sensible et non perceptible qui ont soutenu mon âme et l’ont maintenue dans une fidèle orientation vers Dieu. D’une manière insensible et qui échappe à l’expérience, elles m’ont poussée à vouloir Dieu, à chercher Dieu, à détester tout le reste. Elles m’ont donné la force, que je ne pouvais percevoir, de pratiquer telle ou telle vertu au moment voulu : comme l’humilité, la patience, la prévenance charitable pour plaire aux autres et l’supporter en Dieu des choses qui heurtent la nature. Elles me donnaient en temps opportun la force d’accepter les accusations fausses, les mépris, les difficultés, les humiliations, etc.

Ces vertus étaient opérées en moi je ne sais comment; car ma nature était pleine de révoltes, de souffrance, de tristesse et d’aversion. De toutes parts lui venaient les douleurs. Une peine excessive affectait mon âme, et mon cœur blessé était comme percé d’un glaive ou écrasé entre deux pierres. J’avais peine à respirer.

La nature ne pourrait résister longtemps aux souffrances de cet état. Quelques jours suffiraient à la faire succomber. Elle semblait avoir perdu toutes ses forces et il s’en suivait souvent des syncopes. Je ne trouvais plus de soutien, de réconfort ou de consolation en rien. C’était comme s’il n’y avait pas de Dieu. Réduite à cet état, je m’y comporte comme un petit mouton sous la conduite du berger. Je me laisse faire. Je souffre et subis sans récriminations la puissante main de Dieu posée sur moi.

(I/Ch.105) Lorsque l’état que je viens de décrire eut un peu perdu de sa violence et que mes puissances intérieures (à ce qu’il me semble) avait retrouvé quelque liberté d’opération, je m’efforçai aussitôt de faire, à temps et à contretemps, des actes de foi en la présence de Dieu, d’espérance et d’amour. J’invoquais les saints, etc., mais tout cela se pratiquait avec si peu d’onction que j’avais peine à croire à la sincérité de mes intentions. C’est à peine si, au prix de beaucoup d’efforts et de travail, je parvenais à former une seule bonne pensée ou à la méditer le temps d’un Ave Maria. Mon intelligence, ma mémoire, mon imagination était distraite, instable, changeante, capricieuse. On eût dit des oiseaux qu’il est impossible d’attraper. Ceci m’était cependant une occasion nouvelle de m’abandonner toute à Dieu, tout en éprouvant une dure mortification de la nature.

Chaque fois que j’avais réussi à subir les souffrances de ces diverses sortes de déréliction, fidèlement et sans demander de soulagement aux créatures [..........] j’expérimentais dans la suite et goûtais une douce paix du cœur, une tranquillité de la conscience, un sentiment de calme et silencieuse retraite. La nature se trouvait domptée, mortifiée, tandis que mon esprit rendu plus robuste et plus courageux se sentait prêt à supporter toutes sortes de nouvelles souffrances, d’humiliations, de mépris, de calomnies, etc., par amour pour mon bien-aimé.

Je me sentais prête aussi à subir les absences de consolations intérieures, les dérélictions, les aridités, obscurités, tortures extérieures et intérieures, etc. J’y étais d’avance toute disposée, les désirant même avec une joie intérieure. Elles me semblaient maintenant douces comme le miel, si bien que je pouvais dire de tout mon cœur et de tout mon esprit : «Mon bien-aimé vous êtes tout bien et je suis toute vôtre. Vous seul pouviez me suffire. Vous savez mon cœur : les paroles et les jugements des hommes ne sauraient ne diminuer en rien à vos yeux»102.

Oh, combien généreuse est la main de Dieu qui verse ses grâces intérieures dans une âme en compensation des peines et souffrances intérieures qu’elle a généreusement acceptées sans rien concéder à la nature, ni en paroles, ni en actes, ni dans ses attitudes, souffrant sans qu’il y paraisse sur son visage et dominant la nature autant qu’il est possible.

(I/Ch.106) Et cependant parfois, lorsque j’avais été maintenue pendant un temps assez considérable dans cet état de paix et de mortification de la nature, me sentant humble, patiente à souhait, abandonnée à Dieu et n’adhérant qu’à Lui seul en foi nue [.........], il arrivait que notre seigneur permît que je ressentisse soudain quelque brusque retour de la nature. Je l’avais crue morte pour toujours et je pensais que désormais elle n’aurait plus guère donné de difficultés. Mais au moment où je m’y attendais le moins, mon bien-aimé lui permettait d’entrer en révolte contre l’esprit. Ces assauts étaient alors plus durs que par le passé. La nature lançait à l’attaque toutes ses sollicitations aux vices et aux passions, au point que je ne savais plus où me tourner, où me réfugier, où fuir.

En imagination je me voyais pareille à une barque perdue en mer, lancée à gauche et à droite par les flots et parfois recouverte par les vagues. Une barque sans gouvernail ni voilure. On n’en est plus le maître; on ne peut plus la diriger. Tous les moyens que je tentais d’employer restaient vains. Et j’étais forcée d’abandonner la barque de mon âme à la conduite et à la garde de Dieu. Résignée je subissais la violence des flots. Parfois lorsqu’il m’était possible, je tâchais de jeter l’ancre et d’immobiliser l’embarcation.

[.............]

Ah, tous ces mouvements d’imperfections, tous ces appels de passions déréglées que ressent avec un trouble aussi vif l’âme qui veut Dieu, vraiment et uniquement! [.........] Ils sont comme des chiens de chasse qui cherchent à mordre. Leur rage, leurs aboiements, leurs attaques troublent sa paix et l’empêchent de reposer doucement en son bien-aimé.

Parfois notre seigneur a permis que ces révoltes et mouvements désordonnés fussent beaucoup plus forts qu’au temps de ma première conversion. Le Malin y trouvait occasion de m’inviter au découragement et au désespoir. Je sentais en moi une loi opposée à la loi et à la lumière de l’esprit. Et je ne parvenais pas à la rejeter. C’est un vrai martyre pour une âme qui a goûté l’esprit absolument dépouillé, de percevoir encore les mouvements non mortifiés et imparfaits, tout au moins lorsque ceux-ci possèdent assez de violence pour empêcher l’âme de s’en dégager ou de les laisser passer sans y prêter attention. Je m’imaginais alors que tout ce que je faisais ne valait rien, que je reculais sans cesse et que la nature en moi allait reprendre plus de vivacité que jamais.

Je ne comprenais pas quelle est en cette occurrence la prudence divine ni quelles sont les réussites de sa Sagesse. Quand Dieu traite ainsi une âme, il veut lui montrer, lui faire expérimenter son néant. Les états si divers et divergents par lesquels elle doit passer lui montrent comme du doigt ce dont elle est capable par sa seule force et livrée à elle-même. L’âme sait alors que tout ce qu’elle peut faire et toutes les satisfactions qu’elle peut en avoir lui viennent uniquement de Dieu.

(I/Ch.107) Mon bien-aimé m’a donné cette même expérience, mais d’une façon plus claire encore, dans un certain état de privation intérieure. Voici comment. Parfois je me suis trouvée si pauvre, si dénuée de tout, si incapable de tout bien, qu’en rien je ne parvenais à trouver secours. Ni la lecture de livres de spiritualité, ni les pratiques et exercices de piété, rien ne soutenait ou n’alimentait mon esprit. Malgré toute mon application et mes efforts, je ne parvenais à rien produire.

Pourtant tout mon être, avec toutes les tendances de l’âme, semblait orienté vers Dieu et avide de Le posséder. Rien en moi ne se portait vers quelque créature distincte de Lui. De là une souffrance et la tristesse de mon cœur amoureux en sentant que mon bien-aimé se tenait si loin de moi. Il me laissait me débrouiller seule sans me tendre la main pour m’aider à me rapprocher de Lui. C’était Lui seul que je désirais. Par mes seules forces et mes seuls efforts, il m’était impossible de L’atteindre, de m’unir à lui. De cette incapacité j’avais une expérience claire, évidente, distincte et pour ainsi dire tangible.

C’est pourquoi je soupirais; et la voix de mes désirs criait vers mon bien-aimé : «Sans vous je ne puis rien; attirez-moi. Si vous ne m’attirez, je ne puis vous atteindre!» Il m’a semblé souvent que l’Epouse du Cantique a dû éprouver ces mêmes sentiments lorsqu’elle s’écriait : «Attire-moi, bien-aimé; et nous courrons à l’auteur de tes parfums». Sans doute avait-elle expérimenté qu’il est impossible d’atteindre le bien-aimé si d’abord il ne vous attire à Lui. Et c’est aussi ce qu’exprime l’apôtre saint Paul quand il dit que personne ne peut prononcer le nom de Jésus si ce n’est par l’Esprit saint; ou encore : Nous ne sommes capables de rien par nous-mêmes; tout ce dont nous sommes capables est de Dieu. Et enfin ce que dit la Sagesse éternelle : Sans moi tu ne peux rien faire.

(I/Ch.108) Il est certain qu’au temps de ces épreuves, lorsque l’âme est placée dans la sécheresse et la déréliction, tous nos efforts, tout ce qui vient de notre activité propre ou de celle d’autrui sont insuffisant à nous donner accès à Dieu et repos en lui. Jusqu’au moment où notre seigneur nous aide en me tendant une main secourable. Alors tout va de soi. On s’en aperçoit immédiatement : on ressent une force intérieure qui permet de faire en toutes choses ce qui plaît à Dieu ou d’éviter ce qui lui déplaît. Et l’on agit alors dans un esprit de foi nue, demeurant parfaitement recueilli et capable de laisser toutes choses et toutes images sans y prêter attention. On s’oriente vers Dieu, on l’adore en esprit et en vérité, on pratique doucement toutes les vertus à mesure que l’occasion s’en présente; et tout cela s’opère sans travail, paisiblement et avec facilité.

Dans l’état précédent, tout n’était que difficulté et effort; et malgré tout il restait mal aise de se tenir debout, de ne pas trébucher successivement sur toutes sortes d’imperfections, de ne pas tomber d’un mal dans un autre. La braise du péché n’était pas éteinte et la nature corrompue nous inclinait encore au mal. Tandis qu’à présent l’âme se sent presque constamment auprès de son bien-aimé. Elle domine parfaitement la nature, car elle est aidée par la grâce qui stimule et coopère. L’âme sans qu’une main lui est tendue.

(I/Ch.109) J’ai parlé déjà de certains mouvements non mortifiés, de certaines tendances de mauvaise volonté que je ressentais en moi et malgré moi. Il s’agissait de mouvements de désobéissance, d’appropriation; ou encore de mouvements de colère, d’aigreur contre le prochain; mouvements aussi de débit. Il s’agissait parfois de façons impatientes de parler aux sœurs et d’un certain éloignement que j’éprouvais pour elles et pour mon Père spirituel. Je me sentais incitée à mépriser son esprit et sa doctrine, à ne pas y croire. J’étais tentée de ne plus lui ouvrir mon cœur et même de l’abandonner. Parfois j’éprouvais pour lui une telle aversion que j’avais horreur de l’entendre, de le voir, de penser à lui. Un jour cette tentation avait été si forte que je lui dis sans ambages que je renonçai à sa direction. Je le remerciais de l’établissement qu’il m’avait procuré, de l’habit que j’avais porté et aussi de la peine que Sa Révérence s’était donnée pour moi pendant tant d’années. Mais je lui dis aussi que j’étais tout à fait résolu à abandonner et la maison et l’habit et Sa Révérence elle-même.

Voyant bien que j’étais poussé à bout et prête à succomber dans cette lutte trop dure, Sa Révérence mis tout en œuvre pour me rendre le calme et pour me faire comprendre qu’il s’agissait de coups portés par le Malin qui me tourmentait et me tendait ce piège afin de me placer dans un état où mon âme se serait perdue. C’est bien en effet ce qui serait arrivé si le Malin avait réussi à me soustraire à la direction de celui qui était mon soutien dans l’état de déréliction où je me trouvais.

Jamais encore je n’avais vu mon Père spirituel dans un tel état de tristesse. Il voyait bien le danger que je courais. Car cette opposition et cette aversion que je ressentais risquèrent de me faire perdre tous les fruits de sa doctrine, où j’aurais cependant dû trouver force et consolation. [.........] Il était étonné de me voir si insoumise et même obstinée; car il me semblait impossible de plier ma volonté à lui obéir aveuglément. Ma raison demeurait en révolte. C’est que le Malin me soufflait des pensées de méfiance et je ne pouvais plus croire aux paroles de mon Père spirituel en qui cependant j’avais eu tant de confiance jadis.

Le Malin ne savait que trop bien qu’il était pour moi le bâton sur lequel je m’appuyais, la colonne à laquelle je me cramponnais au plus fort des tempêtes. Il savait qu’il ne parviendrait pas à me tromper tant qu’une humble et soumise obéissance me tiendrait attachée à cette colonne, tant que je n’aurais pas rejeté la conduite de ce directeur averti. De là ses violences et ses pièges. De toutes manières il tâchait de me séparer de mon Père spirituel ou tout au moins, de m’éloigner de lui. Il n’y réussit pas cependant. Par sa patience et sa discrétion, mon Père spirituel parvint à faire traîner les choses en longueur et à me soutenir jusqu’au jour où la tempête s’apaisa. Voyant clairement le jeu et la ruse du Malin, je demeurais sous la direction de sa Révérence. L’obéissance fut la colonne où je m’accrochais et grâce à Dieu, toutes les répulsions que j’avais éprouvées furent surmontées petit à petit.


(I/Ch.110) Les tentations d’orgueil et de dépit que j’éprouvais me venaient du fait qu’on m’avait enlevé la charge de supérieure. Il est vrai que cela s’était fait à ma demande. Je crois que j’avais été de bonne foi en suppliant avec insistance qu’on me déchargeât du commandement. Il me semble que ce fut par humilité et parce que je me sentais parfaitement incapable de commander. La charge de supérieure me paraissait insupportable, non pas parce que les sœurs me l’auraient rendu difficile. Toutes les difficultés venaient de moi; car toutes les sœurs étaient bonnes et bien meilleures que moi. Cependant, lorsque la charge me fut enlevée, tandis que je me trouvais dans cet état de déréliction, le Malin trouva l’occasion de me tenter. J’exposerai un peu plus en détail comment il s’y est pris.

J’avais le sentiment d’être totalement inutile, d’aucun secours pour les autres; que je ne possédais pas la manière de gouverner (ce qui d’ailleurs était vrai); que non seulement je ne pouvais rien pour les autres, mais qu’en outre, le commandement m’était préjudiciable. Ma charge en effet me donnait souvent l’occasion de m’inquiéter, de me troubler, de m’attrister, de me tourmenter. D’autre part les incessantes tentations et vexations du démon me faisaient beaucoup souffrir. Mon âme était dans un tel état de déréliction que mes souffrances personnelles suffisaient amplement à m’occuper. Il m’en venait plus que je ne pouvais porter. J’avais peur de moi-même et n’osait plus me livrer à rien. Lorsque je devais adresser la parole aux sœurs, j’étais rempli de crainte et d’angoisse, car je craignais de parler mal et de ne pas me montrer aussi affectueuse, douce et aimable qu’il faudrait. Car tout, en mon intérieur, n’était qu’amertume et agitation. C’est pourquoi j’ai cru bien faire en me soustrayant aux soins maternels qui incombent à la supérieure et en ne disant rien. Je voulais être déchargée jusqu’à ce qu’eût pris fin l’état de souffrance et de déréliction où je me trouvais ou tout au moins jusqu’au jour où j’aurai réussi à me modérer et à acquérir des vertus plus solidement établies.

L’autre raison pour laquelle je désirais être relevée de ma charge était que je me sentais plongée dans l’obscurité et privée de toute connaissance quant à la vie spirituelle. Je ne savais plus rien des exercices spirituels et de l’oraison mentale. Je m’y sentais aussi lourde, stupide, ignorante que ceux qui n’ont jamais eu ni le goût ni l’expérience de ces choses. Quand les sœurs ou d’autres personnes venaient me trouver pour me dire leur état intérieur et demander des éclaircissements à ce sujet ou des conseils, je ne savais que dire. J’hésitais comme celui qui ne sait quel chemin prendre. Au début tout cela me semblait très mortifiant et me forçait à renoncer; car je voyais bien que personne n’était satisfait de ce que je me disais. Elles avaient bien raison de ne pas être satisfaites.

Mon père spirituel savait mes prières insistantes et les plaintes incessantes que je lui adressais de mon incapacité et de cet état de privation spirituelle. Peut-être avait-il aussi reçu les doléances des sœurs qui avaient peine à traiter avec moi. Elles ne trouvaient aucune satisfaction aux paroles que je leur adressais au Chapitre ni aux visites que nos constitutions me forçait à leur faire en cellule pour fortifier et aider les âmes. Aussi jugea-t-il bon de me relever pour quelque temps de ma charge de supérieure. Il voulait voir si les choses iraient mieux lorsque j’aurais été débarrassé du devoir de faire des instructions au Chapitre et de tout le reste. En attendant Sa Révérence consentit à se charger lui-même de mes fonctions, pour le bien des sœurs.

(I/Ch.111), Mais à l’expérience il m’arriva tout juste le contraire de ce que j’attendais. Au lieu d’acquérir ainsi une plus grande paix et un vrai repos je me retrouvais en pleine bataille et dans un combat plus acharné que jamais. Ce fut d’ailleurs une disposition particulière de la Providence divine. Il me fut révélé de cette façon un certain défaut d’humilité qui se trouvait en moi et que je ne me connaissais pas. L’humilité que je croyais posséder n’était pas véritable. Ce n’était pas une humilité réelle qui m’avait poussée à faire cette requête non plus que la demande d’être humiliée encore davantage par son Père spirituel et par mes sœurs.

Je crois bien que j’avais agi avec une intention droite et le désir sincère de plaire à Dieu; mais je croyais être plus mortifiée que je ne l’étais et plus vertueuse en ces deux points. Je ne m’imaginais pas que ces choses m’auraient été si sensibles. Car je ne puis dire combien ma nature m’a fait des difficultés en ces matières avant qu’il me fût possible de la réduire au calme par une pratique constante de la vertu.

Le Malin me suggéra que j’avais tort fort mal agi en me démettant de ma charge; que cet acte entraînait une humiliation trop forte et un trop grand mépris de ma personne; que j’avais ainsi perdu l’autorité qui m’avait été imposée par les Supérieurs. D’autant plus que mon Père spirituel m’avait placée sous l’obédience d’une sœur, sans me laisser aucune liberté ni aucune autorité en rien. Sans doute avait-il agi de cette façon parce qu’il croyait à cette apparence d’une humilité qui semblait ne désirer que la mortification et le mépris, surtout quant aux choses qui ont trait à la partie supérieure de l’âme.

Et alors mon bien-aimé a permis que je ressentisse à ce sujet des regrets, des mouvements d’impatience, de la nervosité et de l’orgueil. Grâce à Dieu, cela n’a pas duré longtemps. J’ai réussi à dominer ces sentiments d’orgueil en pratiquant la vertu contraire. Et le démon d’orgueil fut forcé de battre en retraite. Mais tout ceci m’avait coûté de durs combats et des souffrances fort amères à la nature.

(I/Ch.112) Les mêmes amertumes ne vinrent à l’occasion d’une autre demande que j’avais faite. J’avais prié mon Père spirituel de donner l’ordre aux sœurs de m’observer en toutes matières, d’examiner tout ce que je faisais ou omettais de faire pour m’accuser ensuite au Révérend Père et en ma présence de tout ce qui leur semblait imparfait dans ma conduite ou contraire à la vertu. Afin que la mortification fût plus dure, j’avais demandé d’en être blâmée en leur présence et de me voir imposer quelque pénitence.

Pour ma nature c’était là une nourriture difficile à digérer.

Mon Père spirituel accepta néanmoins la proposition et commanda, ainsi qu’aux sœurs, d’exécuter le projet. Mais grand Dieu! Ce que j’ai eu de difficultés quand il s’est agi de mettre tout cela en pratique! Toute la partie sensible de ma nature était prête à éclater de fureur. La partie sensible seulement, car en ce qui concerne la raison, je persévérais sans faiblir, recevant les admonestations et les pénitences en toute humilité et en silence. Cette attitude était extérieure et je la voulais; mais incapable de maîtriser mes sentiments, ce que je ressentais alors était terrible.

Mon doux Jésus! Combien de chefs d’accusation les sœurs n’ont-elles pas découverts en moi! Était-ce défaut de lumière m’empêchant de voir mes propres fautes et mes imperfections? Toujours est-il qu’il me semblait qu’elles m’accusaient à tort et sans fondement réel. Mon bien-aimé permettait qu’elles découvrissent en moi ces défauts et m’en accusassent, afin de mieux mortifier et humilier. Elles avaient en effet la conscience trop délicate pour dire ce qui n’était pas et elles n’auraient pas aimé me faire quelque peine en exagérant ou en aggravant mes défauts. Elles étaient si bonnes que toutes m’aimaient et ce fut certainement pour elles une dure nécessité de l’obéissance que de devoir m’accuser comme elles le faisaient.

Ce fut une disposition spéciale de la Providence que toutes mes actions ou omissions leur apparaissaient tout autres qu’elles n’étaient en réalité et dans mon intention. Elles affirmèrent que je leur avais dit ou fait des choses que je n’avais jamais eu l’intention de faire ou de dire. Ces malentendus se produisaient pour ainsi dire chaque jour, pour la plus grande souffrance des unes et de l’autre. Mais c’était pour moi surtout qu’ils étaient douloureux, car à cette époque j’avais très peu de crédit auprès de mon Confesseur. La Providence divine en avait ainsi disposé. Il ne me croyait guère et, quelques fausses que fussent les accusations, quelque mal interprétés que fussent mes actes, il n’admettait de ma part aucune justification.

Je crois qu’en cette occurrence le Malin a supérieurement joué son rôle pour jeter le trouble dans le cœur des unes et des autres et pour les faire souffrir. Il leur faisait entendre des paroles dans un sens mauvais, qui les attristait. [..........] Et de même, il leur présentait certains de mes actes sous une apparence de malice qui n’avait jamais été dans mon intention. Et tout cela paraissait à chacune si évident qu’elles auraient toutes délibérément attesté sous serment la véracité de leurs accusations.

(I/Ch.113), mais un jour notre Père spirituel étant venu occasionnellement chez nous, il fut témoin de ces discussions et les fit d’un autre œil que nous. Il savait bien, car il en avait l’expérience, quelle était la droiture de toutes les sœurs. Il était persuadé qu’aucune de nous, pour rien au monde, n’aurait voulu mentir, ni surtout, enrober la vérité dans le but de nuire à l’une de nous la faire souffrir. Sa Révérence reconnut aussitôt les agissements astucieux du Malin. Il était éclairé intérieurement, mais en outre, son expérience l’avertissait. Il avait déjà rencontré des cas analogues dans d’autres communautés religieuses [..........] où parfois le Malin avait pris la forme des Supérieurs pour tromper les religieux. [.........]

Notre Révérend Père jugea que la mésentente chez nous avait été suscitée de la même manière et que le démon ayant pris ma forme extérieure avait agi de façon déraisonnable avec les sœurs afin de faire naître le dissentiment. Cet avis de notre Père spirituel nous fut certes une consolation et me permit de mieux supporter dans la suite toutes les contrariétés sans me laisser troubler par rien.

(I/Ch.114) Avant que ne fût découvert le jeu du Malin, j’avais eu à souffrir plus que je ne saurais et pourrais dire, car les souffrances me venaient de toutes les directions. Les sœurs semblaient fatiguées de vivre avec moi. Toutes cherchaient uniquement à bien servir Dieu, en toute paix et tranquillité de l’âme. Elles souffraient d’être privées de ce calme et de devoir subir les vexations qu’à leur avis, je leur imposais. N’étaient-elles pas en droit d’attendre de moi des consolations et l’aide maternelles? Ce secours leur était nécessaire pour vivre et supporter une vie aussi solitaire et perpétuellement silencieuse que celle qu’elles menaient ici.

Elles avaient bien raison de vouloir se débarrasser de moi, car elles étaient persuadées que j’étais pour elle un empêchement plus qu’un secours à leur progrès spirituel. Comment dire mes regrets et les efforts que j’ai dû faire pour me vaincre? Je savais que je n’étais pas coupable, en bien des choses, mais on ne me croyait pas. À cette époque mon Confesseur lui-même ne me croyait plus et lui aussi m’a causé bien des déceptions. Dieu le permettait ainsi. Le Révérend Père accordait plus de créances aux affirmations des sœurs qu’aux miennes. La souffrance que j’éprouvais à cause de son attitude était d’autant plus sensible à ma nature qu’il avait accoutumé jadis de faire grand cas de ce que je disais.

Il n’y a pas lieu de lui faire reproche, car les apparences lui donnaient raison. Pendant tout ce temps d’ailleurs il avait constaté chez moi une apparente diminution de la grâce et peut-être a-t-il eu des doutes à mon sujet. Il a pu croire qu’en bien des choses, dans l’heureux état de faveurs spirituelles où j’avais été, il y avait eu tromperie du Malin. Ne voyait-il pas en effet un changement subit opéré dans mon âme? Notre seigneur lui cachait sa lumière et il lui était impossible de discerner les desseins providentiels de Dieu en cette occurrence. Dieu m’avait placée dans cet état de déréliction pour le plus grand bien de mon âme : il était nécessaire que mon Père spirituel me fît, lui aussi, souffrir quelque peu. Jusqu’au jour où, comme je l’ai dit, Dieu l’éclaira et lui fit découvrir la tactique du démon.

(I/Ch.115) Tout ce que je viens de relater n’est pas survenu à l’improviste. Mon bien-aimé m’avait averti d’avance que j’aurais à souffrir par le fait de mon Père spirituel et d’autres personnes qui m’étaient des plus attachées. Dans cet état de souffrance passive, j’avais été averti qu’il ne me viendrait aucun secours, aucune consolation de personne, afin que cette souffrance fut toute pure et sans mélange. Je suppose que notre seigneur m’avait averti afin de me permettre de m’armer contre cette souffrance, pour l’heure où elle surviendrait. On dit habituellement que les coups auxquels on s’attend font moins mal. Il n’empêche que lorsque je les ai reçus ils m’ont cruellement blessée et que j’en ai beaucoup souffert. J’avais peine à supporter cette raideur inaccoutumée de mon Père spirituel. Il m’adressait à peine la parole et son attitude restait sévère.

Un jour même je m’en plaignis à lui, amèrement renversant un torrent de larmes. Je le suppliais humblement de ne pas me repousser, de ne pas me refuser l’aide de sa main paternelle. Je lui dis que je me sentais attaquée de toutes parts, abandonnée du ciel et la terre, de Dieu et des hommes et que, sans son aide, je ne parviendrais jamais à soutenir l’état de privation où mon âme se trouvait plongée.

Afin que ma souffrance fût plus intense, notre seigneur permit que je n’obtinsse de mon directeur ni secours ni réconfort. Son accueil sévère ne fit supposer que ma demande ne lui plaisait pas, qu’il n’avait plus pour moi que de l’aversion. Cette impression me brisait le cœur. Alors, ne sachant plus où me tourner103 je pris dans mes deux mains la petite croix de mon chapelet et me mis à lui parler tout en versant des larmes en abondance : «Mon bien-aimé Jésus, dis-je, Vous savez mon innocence et qu’on m’accuse sans raison. Vous savez la droiture de mon cœur et que mon seul désir est de chercher à Vous plaire. Vous savez que tous et toutes me condamnent et le repoussent. Mais si tel est Votre bon plaisir je me résoudrai volontiers à mourir avec Vous sur la croix. Laissez-moi souffrir en Votre compagnie. Vous êtes mon seul ami, le seul compagnon qui me reste dans l’extrême et dur abandon où j’ai été laissée». [.......]

O divines inventions de l’amour! Notre seigneur voulait m’attirer à lui, tout entière, par un détachement radical de toute créature. Car une âme, lorsqu’elle ne trouve plus d’appui chez ses plus chers amis, chez ceux qui, après Dieu, étaient ses vrais soutiens, se sent admirablement stimulée à détacher son cœur de toutes choses, à ne plus faire attention aux hommes pour se réfugier en Dieu, pour se presser en lui avec force. Désormais elle ne cherche plus son repos et son refuge qu’en Lui seul; car c’est en Lui seulement que l’âme peut trouver la stabilité et la paix. Tout le reste n’entraîne que tourments, inquiétudes et angoisses du cœur.

(I/Ch.116) Mon bien-aimé voulait m’éprouver davantage et me purifier comme l’or par le feu. Le temps n’était pas venu de me libérer de cette dure et triste prison où l’état de déréliction, d’obscurité et de souffrance passive avait enfermé mon âme. Il se passa donc un temps assez long avant qu’il me fut possible de trouver, par la Foi, quelque accès en Dieu et de goûter la paix intérieure et la tranquillité du cœur. Dieu sait cependant si je m’efforçais d’y parvenir! Jamais je n’ai cessé de faire tout ce que je pouvais et je me préparais, par la pratique des vertus, par une stricte attention à me mortifier en toutes choses, à renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu.

J’avais désiré faire : je ne parvenais pas à me rapprocher de Dieu. Je restais tout entière dans mes propres limites. Mon bien-aimé demeurait loin de moi, caché par des voiles, comme s’il ne m’avait pas vu, comme s’il se désintéressait de moi. Il s’était enfui au loin et semblait prendre plaisir à me voir lutter toute seule aux prises avec ma nature mal mortifiée. Celle-ci me donnait du fil à retordre, plus que je ne saurais dire, et le soir il m’arrivait d’être plus fatiguée d’avoir lutté contre moi-même et de m’être fait violence que si j’avais bêché et creusé la terre pendant toute la journée.

Aussi bien il me fallait achever mon terme et mourir de morts cruelles et répétées. Ainsi en avait disposé notre seigneur. Et j’ai appris de cette manière que tous nos efforts, tous nos travaux sont vains quand le bien-aimé, par sa grâce, ne met pas Lui-même la main à l’ouvrage. Aussi sommes-nous contraints d’affirmer en toute certitude et de conformer notre conduite à cette vérité : que tout bien et tout mérite en nous vient uniquement de Dieu.

L’avertissement que tous me feraient souffrir lorsque je serai placé dans cet état de privation et de déréliction, notre seigneur me l’avait donné plus d’une demi-année à l’avance. Au moment où Il me l’annonça, il n’était question de rien de tout cela. Le fait surtout que mon Confesseur et ceux qui m’étaient le plus attachés me ferait souffrir était invraisemblable à cette époque.

(I/Ch.117) Je voudrais citer ici quelques dures épreuves et quelques difficultés que notre seigneur me fit supporter :

J’étais alors tentée de ne point faire profession dans le genre de vie que nous menions. Il me semblait que je m’en repentirais après coup; que ce n’était pas là ma vocation et que je ferais mieux de conserver ma liberté; que si je m’engageais par vœu il en résulterait un grand dommage pour mon progrès spirituel et qu’au lieu de suivre les conseils de votre Révérence je ferais mieux de n’écouter que mon propre sentiment. Au contraire, — me semble-t-il —, si je devais persévérer dans cette voie, mon salut y serait compromis, je risquerais d’être damnée, car je sombrerais certainement dans le désespoir, ne serait-ce qu’au moment de la mort. Et quel jugement sévère ne devrais-je pas m’attendre alors à cause de cette charge d’âmes que j’aurais assurée sans nécessité? Devais-je obéir en cette matière? Mon vœu d’obéissance ne me liait pas à ce point.

Ces pensées me causaient une souffrance et une anxiété indicibles. Je ressentais certes une certaine bonne volonté pour m’acquitter comme il fallait de mes obligations; et je voyais très bien ce que j’aurais dû faire et que je ne faisais pas. Mais d’autre part il me semblait ne pas pouvoir agir autrement, quels que fussent mes efforts. Tout cela se produisait à l’occasion de ces états de déréliction, d’obscurité, d’aridité où j’étais plongée si souvent. Je ne savais plus rien; j’oubliais les exercices de la pratique des vertus, de l’oraison, de la présence de Dieu. Et j’avais l’impression d’en avoir été privée par ma faute, à cause de mes négligences et manquements. Pour le surplus, je devenais ainsi la cause que les sœurs ne progressaient plus comme il le fallait dans le chemin de la perfection. Je les laissais dans l’ignorance, sans les éclairer. Elles ne recevaient plus non plus ni consolation, ni réconfort, ni aliment spirituel. Quand pouvait-il résulter à la longue si ce n’est un scandale? Car je serais finalement forcée de tout abandonner si je voulais éviter de sombrer dans le désespoir.

En outre, les sœurs ne trouvant aucune satisfaction chez moi, elles seraient bientôt rongées, consumées par leur mécontentement. Se sentant trompées, surtout par moi, elles porteraient dans leur cœur un véritable enfer de trouble et d’insatisfaction. Je croyais leur donner mauvais exemple en toutes choses, les scandalisant par ma vie grossièrement naturelle et imparfaite. [......]

Parfois j’éprouvais un sentiment très vif, — et combien pénible à supporter —, de la rudesse, de la malice, de la méchanceté que je croyais découvrir en moi. En pleurant je m’adressais à moi-même des paroles de haine et de mépris, disant : «Si quelqu’un, si les sœurs, si les Supérieurs me connaissaient telle que je me sens être, ils me jetteraient dehors. Comment peuvent-ils me tolérer ici?» «Mais je m’abandonne à votre très chère volonté, mon bon Jésus, pour l’éternité. Faites de moi selon votre divin bon plaisir. Si Votre Majesté en a ainsi disposé et que votre juste jugement me condamne au feu éternel, que Votre volonté se fasse, pourvu que là je ne doive pas Vous haïr, Vous irriter et blasphémer, mais que je puisse au contraire Vous aimer, Vous qui êtes si digne d’amour».

(I/Ch.118) L’autre tentation que j’avais à subir était de souhaiter que je n’eusse jamais existé. Pendant l’office divin j’éprouvais une sorte de haine ou d’aversion pour les religieux. Il se formait en moi mentalement des paroles injurieuses à leur adresse, comme si leurs chants et la louange de Dieu m’avaient ennuyée ou agacée. Mon cœur était plein d’amertume pour eux et pour mes sœurs. Quoique leur innocence fût entière et qu’elles ne me donnaient aucune raison, j’avais peine à supporter leur présence et leur conversation. En outre il me venait des tentations de gourmandise, d’envie, de colère, de découragement, de mélancolie, de blasphème. J’étais tentée de désespérer de mon salut, d’attenter à ma vie ou de m’enfuir et de quitter honteusement la maison.

Pendant tout le temps que durèrent ces tentations violentes, j’entendais ou sentais en moi les reproches et les critiques de «quelqu’un». Il disait : «Voyez donc la supérieure qu’on a placée ici pour conduire les autres, les édifier, les enseigner! O toi apparence sans consistance réelle! Comment les gens ont-ils pu s’y tromper? Qu’on te jette dehors : tu es indigne de cette maison. Voilà donc la méchanceté qui règne en maîtresse chez toi. Distingues-tu bien ton véritable fond? De ce fonds il ne peut remonter à la surface que boues, fanges, etc.»

Mais votre Révérence saisit-elle bien l’état où j’étais pour lors dans l’oraison et chaque fois que je me tournais vers Dieu? Plus je faisais effort pour me tourner vers lui et pour faire oraison, plus j’éprouvais de souffrances et de peines de l’esprit. J’étais comme suspendue à quelque gibet, entre ciel et terre, pieds et poings liés, abandonnée, repoussée par Dieu, par les hommes, par tout ce qui est au ciel et sur la terre. De toutes parts je me sentais torturée, tourmentée; et rien ne pouvait m’aider, rien ne pouvait soulager ou adoucir l’excès de ma souffrance. Cependant je m’efforçais de pratiquer quelques actes de foi, d’espérance, d’amour, des actes d’abandon et de (illisible), et ainsi de suite. Cela n’y changeait rien. Rien ne semblait capable de me procurer le moindre réconfort. Ce remède que j’avais employé jadis au cours des tentations et des assauts et qui m’avait aidée à me maintenir au milieu de la tempête ne produisait plus son effet.

Tous les moyens de secours m’étaient enlevés et je semblais livrée à une foule de mauvais esprits qui me tourmentaient et me torturaient autant qu’ils pouvaient et auquel Dieu avait donné puissance sur moi. Parfois je croyais entendre leurs cris : «Voici, — me disaient-ils —, un petit avant-goût de ce que tu devras souffrir dans l’éternité!»

Cependant, au cours de ces souffrances, je ne crois pas qu’un seul instant me fit défaut la volonté foncière de me résigner au bon plaisir de Dieu, même s’Il avait décidé de me faire souffrir ainsi éternellement.

Mais le temps d’un Ave Maria me semblait long comme un jour. Pour le reste je ne savais plus ce qu’est le bien, la vertu. Tout était voilé, recouvert par les vagues déchaînées et les hurlements de tempête des mouvements mauvais, des inspirations perverses qui ne me laissaient guère de répit. J’ai dit qu’il me restait une résignation foncière à la volonté divine; car pour la résignation sensible je ne l’apercevais presque jamais.





(I/Ch.119) Je me sens inclinée à relater ici les forts dégoûts et les révoltes de la nature que j’éprouvais pour tous les exercices spirituels, de jour comme de nuit. Le lever, les veilles, le jeûne, l’oraison : pour pratiquer tout cela, j’étais comme forcée de pousser mon corps ou de le traîner. Il était comme une bête récalcitrante qui ne veut pas vous suivre. Il m’arrivait, la nuit ou le matin, de me faire autant de violence pour me lever que s’il s’était agi de tirer un bœuf de quelque fossé. Je devais mettre en œuvre tout ce que je possédais de force, car sinon mon corps serait devenu le maître. Parfois, pour me donner du courage, j’interpellais mon âme et lui disait : «Tâche seulement de vaincre ton corps,, sinon c’est lui qui te vaincra».

Tous ces efforts pour me dominer me faisaient ressentir une souffrance si vive que mon corps semblait tout meurtri et douloureusement sensible. Mon bien-aimé me laissait endurer tout cela et me rendait la souffrance amère à l’extrême, sans me faire ressentir la moindre aide sensible de sa grâce. Je me sentais entièrement livré à mes propres forces. Je sais bien qu’II m’assistait d’une façon imperceptible et que Sa main puissante et bonne me soutenait. Sans cela j’aurai succombé et le fardeau trop lourd que je devais porter m’aurait écrasé. Aussi est-ce par la grâce de Dieu que je n’ai jamais rien fait, pour autant qu’il me souvient, ni rien omis qui ne fût selon les prescriptions de la Règle.

(I/Ch.120) J’éprouvais les mêmes dégoûts et révoltes de la nature lorsque je me retirais dans la solitude de notre cellule. Mon sang semblait se figer et tout mon être se crispait d’angoisse et d’horreur. Comment, me disais-je, passer le temps dans une telle déréliction, dans une si grande sécheresse de l’esprit? Sans compter les distractions, les tentations, les tortures du cœur.

Parfois je reprenais courage, acceptant de boire le calice amer, embrassant la croix. Je prenais la résolution de persévérer et de souffrir à fond, sans consolation et sans chercher en rien le moindre adoucissement voulant nuement le bon plaisir de Dieu. Mais il m’est impossible de dire combien cette souffrance m’était cuisante, dure, amère, et avec quelle acuité je la ressentais.

Il me semble que l’état où je me trouvais pourrait se comparer à celui des âmes du purgatoire, qui sont privées de consolation, soulagement adoucissement de leur souffrance. De quelque côté qu’elle se tourne elle ne ressente partout que peine tristesse insoutenable. Et cependant elles ne cessent de pousser des gémissements d’amour, dans leur désir d’être auprès de Dieu. Car la privation de la vision face-à-face est leur plus grand tourment. Ainsi de même j’avais beau me tourner de n’importe quel côté, je me trouvais seule, comme une repoussée. J’étais privée de tout sentiment de la présence de mon bien-aimé vers qui, dans la triste solitude où j’étais, j’élevais mes plaintes d’amour. Mais Il ne me répondait jamais. Et la privation de Sa présence rendait bien triste et lourde à porter la solitude de notre cellule.

V. Fin de la nuit obscure.

(I/Ch.121), Mais voilà : notre seigneur est fidèle et ne charge personne au-delà de ses forces. Aujourd’hui je puis m’écrier avec le saint prophète David : Il m’a mené à travers l’eau et le feu et il m’a conduit au lieu du rafraîchissement. Voici que les plaies sont pansées, les blessures guéries. Le petit enfant est né, les douleurs sont oubliées. Et les fruits que je crois avoir récoltés de cet état de souffrance et de déréliction me semblent très grands.

Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.

Aussi Dieu est-il devenu l’objet de mes aspirations d’une façon plus pure et plus essentielle, j’entends : selon son être et non selon ses attributs.

La subtile recherche personnelle et l’amour-propre naturel sont presque entièrement morts. Je n’abandonne plus aveuglément à Dieu. La foi est devenue plus vivante et plus nue. Je fuis plus habituellement tous les objets où ce n’est pas le bien-aimé seul que l’on veut, que l’on trouve et que l’on aime exclusivement.

Il y a maintenant plus de soumission à Dieu et à des supérieurs. Il y a moins de préférences, de désirs, de refus. Il me suffit de distinguer un signe, si léger soit-il, de la volonté de notre seigneur. Je me sens parfaitement disposée à tout ce qui sera exigé de moi par mon bien-aimé ou par l’obéissance. En un mot : une parfaite indifférence à tout, toutes choses étant égales. Mais en même temps une disposition foncière à me quitter, à me dépouiller de mon moi, à me renoncer, sans chercher en quoi que ce soit repos ou soutien.

(I/Ch.122) Depuis ce temps, mon bien-aimé a commencé de me traiter d’une façon plus aimable et plus douce. La nuit de l’âme n’était pas encore entièrement passée, mais cependant mon bien-aimé me faisait parfois une visite inattendue. Cela durait une demi-heure, une heure parfois. Il me laissait percevoir sa présence en moi. Sans doute voulait-il me consoler, me réconforter, afin de ne pas me laisser sombrer dans le découragement où m’eût inclinée une trop longue privation de sa présence perçue. Il semblait avoir pitié de ma pauvre nature, malade et tourmentée, qui me faisait élever vers lui mes plaintes et mes soupirs amoureux.

Pour me consoler, il me fit comprendre alors que ces souffrances passées et cette déréliction de l’âme n’étaient pas la punition de quelques fautes, comme je l’avais craint parfois. Je vis qu’il n’était pas irrité et ne m’avait pas repoussé ni rejeté, comme le démon tentait de me le faire croire afin de me pousser au désespoir.

Notre seigneur me fit comprendre que tout cela n’était qu’un effet d’une bonté et d’un amour sans limite; qu’en me faisant souffrir il voulait obtenir satisfaction pour les péchés et les infidélités de certains. Car ces péchés étaient, aux yeux de Dieu, plus graves que ne le croyaient ceux qui les commettaient.

Ceci ne fit entrevoir la grande malice du péché puisqu’il entraîne des souffrances et des châtiments si durs à supporter. Ces souffrances, je n’aurais pas consenti à les endurer un jour seulement si même j’avais ainsi pu gagner un empire. Mais s’il s’agit de satisfaire ainsi la justice divine et faire amende honorable à Dieu, je suis prête à les souffrir encore. Je considérerais comme une faveur et un honneur de pouvoir le faire. Notre seigneur me laisse entendre que cet état de souffrance et de déréliction perdurerait encore quelque temps, mais qu’il aurait moins de rigueur. Comme on le verra par la suite, les choses se sont ainsi réalisées.

(I/Ch.123) Pour le surplus notre seigneur m’ordonna de pratiquer strictement la retraite et le silence afin de que ma souffrance soit complète, sans adoucissement, sans consolation de la part des créatures. Mon bien-aimé ne tolère pas en moi de tels soulagements. Quand Il le jugera nécessaire, Il viendra lui-même consoler, — comme Il l’a fait quelquefois, rarement, après l’un ou l’autre assaut trop dur ou une peine trop cuisante. Dorénavant il veut être ma seule consolation, mon unique satisfaction. Il dit : Celui qui cherche à goûter quoique ce soit en dehors de Moi, il lui est impossible de me goûter. Ceci m’a poussé à détester davantage et à rejeter plus radicalement tout ce qui n’est pas mon bien-aimé; et je me suis écrié avec l’apôtre Saint Paul : j’ai tenu toutes choses pour de l’ordure afin de posséder le Christ.

C’est dans cette voie que je devrais progresser sans faiblir, parce que ce silence intérieur me sera très utile plus tard, lorsque mon bien-aimé (selon qu’Il me l’a montré) travaillera mon âme à l’insu de tous et sans que personne y puisse faire empêchement. Si ce que j’ai cru comprendre intérieurement et si les lumières que j’ai reçues à ce sujet ne sont pas une tromperie, notre seigneur m’a promis de très grandes choses. Il me révélera mon âme. Il l’éclairera, Il se donnera à moi lui-même et s’unira à moi.

(I/Ch.124) Je suis donc restée très longtemps encore dans un état d’aridité et de déréliction. Cependant notre seigneur me visitait de temps en temps en me faisant percevoir, comme je l’ai dit déjà, le fait sensible de ses grâces. Sa faveur était brève et passait aussitôt. Parfois elle demeurait un peu plus longtemps. Lorsqu’elle m’était donnée, le chemin d’accès à Dieu s’éclairait et s’ouvrait devant moi, si bien qu’il me semblait ne plus exister d’intermédiaires entre Dieu et mon âme.

Alors c’était en moi la pleine lumière du jour et je pensais que la nuit ne reviendrait plus jamais. Je me trompais. Bientôt se formait un brouillard, un obscur nuage où mon bien-aimé se cachait. Je ne pouvais plus le voir, je ne percevais plus sa présence. Mais cependant je n’éprouvais plus les tourments intérieurs aussi cruels et il ne me venait plus les assauts et les tentations subtiles de jadis. Ce que je subissais alors était simplement un état d’aridité, de sécheresse, d’obscurité et de vide intérieur.

Quand je me trouvais dans cet état, je ne parvenais guère à faire convenablement oraison. Tous les exercices spirituels je les pratiquais sans sentiment de dévotion, comme si je ne les pratiquais pas. J’éprouvais plutôt une certaine aversion, un certain dégoût. Il en était ainsi même pour la confession et la communion. Je ne parvenais pas à atteindre de recueillement. Aucun bon mouvement, aucune chaleur de sentiment. Il demeurait cependant en moi une certaine force non sensible et non perceptible; et cette grâce puissante me retenait d’incliner les affections vers les créatures ou de rechercher des commodités matérielles.

Au contraire, une habitude s’était formée en moi et comme une inclination naturelle au bien, à la vertu, à ce qui est parfait. Cette inclination allait de pair avec une aversion et un dégoût de tout ce qui est imparfait. Mais cette grâce était enfouie si profondément dans le fond de mon âme que je ne la sentais pas ni ne la percevais. Notre seigneur agissait ainsi, je crois, pour me dépouiller entièrement de tout secours et de toute certitude sensible où la nature aurait pu s’appuyer et où elle risquait de s’attacher.

(I/Ch.125) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire.

Tout mon être se sentait prêt et disposé à accomplir la volonté divine, promptement et d’un cœur joyeux. Nulle part ailleurs qu’en mon bien-aimé et en ses saintes volontés je ne trouvais vie et satisfaction. Et pourtant, dans l’état où j’étais alors tout cela s’opérait d’une manière non sensible et n’apportait à la nature aucune saveur ni aucune joie.


Je ne sais si l’on me croira. Peut-être pensera-t-on que je ne me comprends pas bien moi-même ou que j’explique mal l’état d’une âme placée dans le dénuement, l’aridité et la déréliction comme l’était mon âme. Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés.

Quant à la sensibilité et l’expérience sensible, j’étais comme une terre stérile et sans eau, une terre abandonnée vide. Parfois, de toute une journée, je n’avais pas conscience d’avoir ressenti un seul bon mouvement ni d’avoir réussi à fixer mon attention en Dieu, tout au moins pendant un temps appréciable. Quelle qui fussent mes efforts je ne parvenais pas, me semble-t-il, à rester recueillie la durée d’un seul Pater. Mes puissants internes étaient comme déchaînés. Elles s’égayaient au-dehors; et je ne savais même pas après coup sur quels objets elles s’étaient fixées et ce qui les avaient distraites. Cependant je les ramenais sans cesse dans le silence de ma solitude sans image.

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloigné de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est fait, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

(I/Ch. 126) Etant dans cet état je jouissais néanmoins d’une grande paix intérieure. Je n’aurais pu vouloir ou désirer me trouver dans un autre état, car je sentais trop bien que tout ceci était le résultat d’une action spéciale de Dieu, ou tout au moins d’une permission divine. Dieu voulait certes me conduire à une connaissance beaucoup plus profonde et parfaite de moi-même et de mon néant. Une connaissance à laquelle je ne pouvais parvenir sans son assistance constante et son aide très particulière. Et cette connaissance, comme elle était devenue claire et expérimentale en moi!

Cette paix intérieure si grande et cette tranquillité que je possédais dans l’état de privation et de pauvreté, résultaient de la conformité de ma volonté à la volonté divine. J’avais obtenu cette conformité par des renoncements continuels et par la mortification de ma volonté propre. J’avais acquis l’habitude de la faire céder et abdiquer en abandonnant librement au bon plaisir de Dieu en toutes choses. Jamais je n’avais consciemment fait place dans mon cœur à quelque désir, à quelque prédilection quant aux choses temporelles ou même éternelles, quant à la nature ou quant à l’esprit. Je ne voulais que la chère volonté de Dieu.

C’est là que j’avais pris l’habitude de chercher mon seul repos et ma seule satisfaction. Et sans doute il en a coûté bien des morts à la nature. Notre seigneur m’a servi en quantité des plats très amers, au point que je ne goûtais plus la différence de l’amer et du doux, de la privation et des faveurs. Et je n’ai plus eu envie de rien, pas même de ce qui a trait à l’esprit.

S’il m’avait été accordé liberté de choisir, de préférer, de désirer, il me semble qu’il eut été impossible d’user de cette liberté, car ma volonté semblait morte, anéantie ou tout au moins, dépouillée de tous les désirs imparfaits du vouloir propre. Ma volonté étant ainsi unie à celle de Dieu, toutes choses, tout état intérieur m’était devenu également agréable. Ils étaient tous pareils pour moi. Oh, quel merveilleux échange n’a-t-il pas fait celui qui a donné sa volonté à son bien-aimé! Un gain spirituel incomparable répond à la perte d’une volonté propre en celle de son bien-aimé! Pour le peu que l’on donne que ne reçoit-on pas en retour!

(I/Ch.127) À dater de cette époque-là, il se mit à faire jour dans mon âme, de mieux en mieux. Notre Seigneur commença à y projeter quelque rayon de lumière pour dissiper les épais brouillards qui recouvraient mon intelligence et me permettre de mieux saisir désormais les vérités divines. Dorénavant il me serait possible de mieux vivre en lui par le regard purifié et plus clair de la foi. C’est pourquoi la grâce divine me fit voir certaine perfection de vertu et y tendre, inclinant doucement ma volonté à les pratiquer en toute fidélité. Il s’agissait avant tout de la vertu d’humilité avec toutes ses propriétés et qualités. Je me sentais incitée à la pratiquer à toute occasion avec aisance et a trouver satisfaction dans cette pratique, comme je vais le dire.

Les effets ou les fruits principaux que cette grâce produisit dans mon âme furent de me faire pénétrer d’une façon particulière et très profondément dans le fond de mon être. J’y découvris, éclairée d’une vive lumière, les sentiers les plus secrets et les plus cachés de la plus grande humilité, du renoncement, de l’anéantissement mon moi. Cette lumière me faisait voir du même coup les ruses subtiles, les inventions malignes d’une nature qui recherche son bien propre et qui fait sans cesse valoir ses raisons ou ses prétextes dans tout ce que nous faisons ou omettons, dans toute notre activité extérieure. Et cette nature ne cherche rien d’autre que d’éviter ce qui tend à l’humilier et à l’abaisser. Par l’orgueil héréditaire et invétéré qui est en elle, elle est devenue l’ennemi juré de l’humilité vraie. De toute sa puissance et de toutes ses forces elle se dresse contre cette vertu chrétienne divine qui lui est directement opposée.

Il m’apparut que ces lumières étaient le fait d’une grâce très spéciale. Notre seigneur m’avait ouvert les yeux. Reconnaissant enfin ces faussetés et tromperies de la nature je pouvais les fuir. Cette lumière était non seulement utile, mais nécessaire pour me permettre de poursuivre courageusement et avec constance la mort spirituelle de la nature, en toutes choses et en toute occasion. Celui qui marche les yeux ouverts et dans la clarté du jour ne risque guère de trébucher.

(I/Ch.128)

Le fruit que produisit en moi cet esprit d’humilité fut de conformer plus parfaitement ma volonté à celle de Dieu. Vouloir ce que Dieu veut, ne pas vouloir ce qu’Il ne veut pas, et cela en toutes choses : dans ce qui me concerne personnellement comme dans ce qui touche les autres; dans ce qui m’est favorable ou défavorable, dans l’amertume ou la douceur, dans la facilité ou la difficulté, dans les souffrances, les peines, les maladies, les dérélictions, dans la privation de consolations divines et humaines, dans l’humiliation, la critique, le jugement faux et les accusations mal fondées, etc.

La grâce de Dieu me donnait de goûter en tout cela une saveur particulière qui était celle de la volonté divine. Je goûtais la volonté du bien-aimé pour elle-même, sans prendre garde et sans penser à mon propre intérêt, à mon repos ou à ma satisfaction, ici-bas ou plus tard. C’est pourquoi j’ai dit que je savourais la volonté divine en soi. Jamais avant ce temps je n’avais pratiqué à ce degré, je crois, la conformité voir l’identité de ma volonté à la volonté divine. Tout au moins, je ne l’avais jamais pratiquée avec autant de constance.

Je ne comprenais plus que quelqu’un pût éprouver de la souffrance d’une chose qui lui arrive par la volonté ou avec la permission du bon Dieu. Il me semblait qu’une âme dont le seul désir est de retrouver Dieu, dont le seul effort est de mourir à soi et de se renoncer par amour pour son bien-aimé, doit découvrir en toutes choses une occasion de joie, de consolation et de paix. Dans tout ce qui lui arrive elle doit conserver la tranquillité de l’esprit, une paisible égalité que rien ne saurait ni ne pourrait troubler.

C’est à juste titre que l’on dit que la volonté et les bons plaisirs de Dieu sont, pour le bienheureux, comme un lit moelleux où il se repose sans fin. Quelle agréable nourriture pour l’âme amoureuse que cette très chère volonté de Dieu; quelle couchette commode et douce pour y reposer éternellement! Toutes les difficultés, quelques lourdes à porter qu’elles soient, deviennent légères quand l’âme a les yeux ouverts et voit quel est le bon plaisir de Dieu. Au vrai, dans ces moments je riais de tout ce qui jadis me faisait gémir et pleurer.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas y reposer ni m’y attacher. J’ai compris que je ne devais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. Il ne faut pas que la mort de la nature soit retardée par ce moyen. Car l’esprit solitaire et séparé de toutes choses doit pouvoir s’attacher uniquement au Bien suprême et à l’Être sans image de Dieu, en parfaite pureté. J’ai compris que cette saveur de consolation, cette joie et cette satisfaction, il me faudrait les dépasser doucement, sans y prêter attention; car tout cela n’étant pas Dieu lui-même ne saurait être pour nous la fin la plus haute.

(I/Ch.129) Et voici le caractère et les états d’âme que ce nouvel esprit d’humidité commença dès lors à imprimer et à réaliser en moi. Je fus de plus en plus profondément établie dans une humilité réelle par une connaissance très essentielle et claire de mon néant et par une mésestime singulière de ma propre personne. Il me semblait habiter maintenant comme au creux d’une très profonde vallée, dans l’humiliation essentielle, le mépris, la méfiance et l’anéantissement de mon moi.

Si, au cours des années précédentes je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : «Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre d’être compté au nombre des créatures de vos mains. Je ne suis pas digne de jouir comme elles de tous vos bienfaits, bénédictions et grâces. Je ne suis même pas digne de ces bienfaits que vous faites aux créatures qui n’ont pas été douées de raison et qui reçoivent ce qu’il faut au corps : la nourriture, la subsistance. Comment oserais-je me comparer à elles, moi qui si souvent ai offensé et irrité Dieu, le Bien suprême, tandis qu’elles n’ont jamais fait pareille chose?

De cette humble reconnaissance de moi-même découle une paix inamissible. Les pensées d’humilité ne troublent jamais la paix. Bien au contraire : elles nourrissent la paix intérieure et cette paix, jointe à la douceur et à la tendresse de l’amour divin, réjouit l’âme tout entière et la guérit. Elle la revigore aussi et la rend capable de souffrir et de supporter avec joie bien des assauts. L’expérience m’a prouvé bien souvent que l’humilité réelle couvre comme d’une sauce agréable au goût tous les objets d’amertume et de souffrance, intérieure ou extérieure, qui nous sont envoyées. Ce qui de soi est arrêté à la nature, elle l’adoucit. Les fardeaux les plus lourds à porter deviennent légers. Tout se change en repos intérieur, paix et satisfaction du cœur.

(I/Ch.130) J’estime que celui qui est parvenu à ce degré d’humidité ne saurait plus être attristé ou troublé par rien de ce qui lui arrive, à lui ou à d’autres. Jamais il n’aura l’âme lourde, mais il conservera en toutes circonstances le repos, le silence, la paix intérieure. Ni les vexations qui viennent des hommes ni celles des démons n’auront prise sur cette âme. Et pourquoi? Parce qu’étant si petite elle parvient à se faufiler à travers tout. Avec une tranquille adresse, elle glisse entre les doigts de ceux qui pourraient l’attrister, la troubler, la faire souffrir. Elle est comme ces petits poissons qui, pris dans le filet, parviennent toujours à s’échapper à travers les mailles et continuent de nager librement. Quel trésor pour une âme qui en est arrivée là! Un trésor que personne ne pourra lui ravir, car cette paix qu’elle possède, rien ne saurait la détruire.

Même lorsqu’elle remarque que les hommes la haïssent, la persécute, la couvre de leurs railleries ou de leurs affronts; lorsqu’elle voit que d’aucuns, qui lui devrait le respect, l’interpellent parfois d’une façon impolie, impertinente ou grossière, elle ne se trouble pas pour autant. Rentrant doucement en elle-même et s’enfonçant dans sa petitesse, elle n’a aucune peine à oublier tout cela, en Dieu. Et elle se dit : «Ces gens ont bien raison me détester, de me persécuter, de me mépriser. Si on ne me respecte pas comme on devrait, qu’importe. Y a-t-il en moi quoi que ce soit qui puisse les attirer, et s’attacher à moi, leur inspirer le respect ou l’amitié?»

L’âme ne ressent d’ailleurs aucune amertume ni aucune aversion pour personne. Car en toute sincérité du cœur elle croit qu’on ne lui fait aucun tort. Aussi ne saurait-elle se plaindre de personne ni accuser qui que ce soit. Jamais elle ne juge une autre âme plus imparfaite qu’elle-même. Et quand elle s’aperçoit que ceux qui lui ont fait injure sont revenus à de bons sentiments et s’accusent de leur faute, elle leur pardonne de tout cœur et ne se souvient même plus du mal qu’on lui a fait. Pour ceux-là elle sera aimable et pleine d’amitié, comme s’ils ne lui avaient jamais rien fait. Elle se comporte avec eux comme avec ses meilleurs amis. Elle excuse leur faute tant qu’elle peut. Elle ne voit pas ce qui peut être chez eux malice ou défaut de vertu. Mais elle croit que Dieu a permis toutes ces choses pour son plus grand bien et de cette façon elle voit le bien partout et ne se laisse troubler par rien.

(I/Ch.131) Il en va de même lorsque l’âme se trouve dans un état de pauvreté d’esprit et comme abandonnée de Dieu. Il lui semble que son Ami divin ne veut plus s’occuper d’elle. Il la repousse et l’a rejetée de devant sa Face. Mais quand ceci lui arrive, l’âme se dit : «Le bon Dieu a bien raison de m’abandonner comme il le fait. Qu’y a-t-il en moi qui pourrais plaire à Dieu? Qu’est-ce qui me rendrait digne de son amour et de ses faveurs? Que de fois n’ai-je pas fait mauvais usage de ses grâces; que de fois ne les ai-je pas négligées? Aussi dois-je louer Dieu de sa justice et le remercier. C’est trop déjà qu’Il daigne me compter au nombre de ses créatures et me supporter en sa présence». L’âme est très loin de s’attendre à être visitée par Dieu; elle ne le désire même pas pour la joie personnelle qu’elle en aurait. Non, mille fois non : elle glisse au-dessous de ses faveurs, sombrant dans son néant où elle se tient en paix et dont elle se contente.

Mais j’étais insatiable quand il s’agissait de m’amoindrir, de m’abaisser, de descendre dans l’abîme. Plus je m’enfonçais dans mon néant, plus je m’établissais dans ce vide, et plus aussi à tous instants je me sentais attiré à m’y enfoncer davantage. Grâce combien insigne que le bien-aimé m’accordait! Elle me semble plus grande et plus utile et plus précieuse que toutes les illuminations, que toutes les activités divines que Dieu n’avait jamais opérées en moi. Car cette grâce qui m’avait établi dans l’humilité foncière m’avait aussi placé sur le chemin qui mène à Dieu; et ce chemin était tellement sûr que le moindre doute n’y était plus possible, ni l’ombre d’une erreur ou d’une tromperie.

Cette humilité avait aussi ancré en moi des vertus si essentielles et parfaites qu’elle semblait y avoir engendré une collection complète de toutes les vertus. Tout mon être en était comme imprégné. Hélas, je ne suis pas toujours restée dans un état aussi parfait et j’en ai eu bien du remords. Il a fallu assez longtemps et il m’a coûté bien des efforts avant que ces vertus ne fussent essentiellement en moi, comme faisant partie de ma nature.

Mais au temps où m’étais donnée cette grâce de l’humilité d’esprit, les défauts, l’amour-propre, la recherche personnelle, etc., n’aurait pas pu trouver place en moi. En ces moments l’âme ne semble plus être pécheresse et aucun mal ne parvient plus à l’approcher. L’esprit d’humilité avait rendu le fond de mon âme si pure, si dépouillée, si détachée, si déiforme, si clair et silencieux et pacifié, si éloigné de toute créature que s’il m’avait été dit que je devais mourir dans quelques minutes je n’aurais pas pu me préparer mieux à la mort. Car j’étais prête à tout moment et disposée à quitter mon propre corps. Ici-bas plus rien ne m’attirait où mes affections et mes désirs eussent pu m’attacher.

(I/Ch.132) Cependant tandis que je me tenais ainsi toute petite, perdue au fond d’une vallée d’humilité et que je lui trouvais dans une paix parfaite sans prétendre à rien et sans rien désirer, non pas même les faveurs de mon bien-aimé, voici que notre Seigneur, sans que je m’y fusse attendu, fit briller soudain et scintiller dans mon âme un rayon de sa divine lumière. C’était comme le rayon d’un soleil éclatant qui soulevait mon âme et toute sa puissance d’aimer et, d’une façon tout inaccoutumée, l’attirait suavement vers les hauteurs de Dieu. Mon âme sentait s’allumer en elle le feu croissant d’un ardent amour dont la force me poussait et m’élevait vers Dieu.

Ceci n’a rien d’étonnant, car ce n’était que la suite normale d’un état d’extrême humilité. On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

Ce rayon de la clarté divine m’a donné quelques lumières et m’a permis de connaître certaines propriétés et conditions de ce néant où fut placée l’âme anéantie. J’ai vu ce qui favorise le véritable anéantissement et ce qui le retarde ou l’empêche. Mais je ne sais pas comment je pourrais traduire en parole cette connaissance aussi clairement que je l’ai perçue par illumination. J’ai compris et j’ai vu que seul ce véritable néant est capable de recevoir Dieu, et que toute mon attention, tous mes efforts devaient être orientés à atteindre ce parfait dépouillement et à le conserver sans cesse. Car ce n’est que dans une âme anéantie que Dieu peut vivre sans obstacle et qu’Il y peut, par elle, agir selon Sa très chère volonté.

Ce néant, me semble-t-il, est comme une mort spirituelle de l’homme tant intérieur qu’extérieur. Cette mort doit être de tout temps et de tous instants; elle ne tolère aucune vie, ne ressent aucun mouvement d’amour naturel, n’éprouve aucune affection aux choses créées en dehors de Dieu. L’âme dépouillée jusqu’à ne plus être rien ne prête plus aucune attention aux choses; elle les perd et les anéantit en Dieu. Son fond le plus intime doit être vidé de tout, sans soucis et sans images104. Hors Dieu, aucun objet ne fixe son attention et sa réflexion.

Il me semble avoir parlé déjà assez longuement des faveurs et consolations spirituelles. Je n’insisterai donc pas ici. Mais sans doute était-il nécessaire que notre seigneur renouvelât cette connaissance par de nouvelles illuminations, car les ténèbres intérieures où j’avais été si longuement plongée m’avaient entièrement caché les anciennes lumières.

(I/Ch.133) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus.

Bienheureuse absorption et bienheureuse disparition. Il m’eût été doux de demeurer toujours dans cet état, car l’âme qui s’y trouve ne saurait pécher. Dans cet état tout l’être sensible et tout l’être physique ont été privés de leurs forces et de leur activité libre : ils sont entièrement soumis à l’esprit et l’esprit est soumis à Dieu.

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux comment à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourdes charges ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

(I/Ch.134) Il me revient à l’esprit un fait que j’ai oublié de relater en parlant de mon état de déréliction. C’est cependant alors que cela s’est passé. Une nuit, pendant mon sommeil, ma douce mère Marie s’est approchée de moi. Elle portait l’Enfant Jésus sur le bras gauche. Tous deux me regardaient avec une grande bienveillance. Leur mine était souriante et ils m’adressaient de bonnes paroles d’amitié et de réconfort. Je ne me souviens pas exactement des termes; mais je sais combien bien que la bonne Mère me disait certaines choses pour m’apprendre à pratiquer une plus grande pureté d’esprit, un détachement plus complet des créatures. En même temps elle m’adressait des paroles d’encouragement et de consolation.

Elle me parut appuyer l’Enfant Jésus contre son sein béni et l’allaiter. Ce spectacle me causait une grande joie. Alors ma bonne Mère me demanda : «Ma fille, veux-tu aussi prendre mon lait?» Et comme je lui répondais : «Oui ma bonne Mère», elle me donna son autre sein et pendant longtemps je fus allaitée en même temps que l’Enfant Jésus.

M’étant réveillée cette image demeura en moi, très vivace, et il me sembla qu’une abondance de lait avait coulé dans ma bouche. Le goût en était exceptionnellement doux et agréable; et il me resta pendant un certain temps.

Je me dis alors que tout ceci ne pouvait pas être un rêve. J’étais sûre de ne pas rêver et la pensée me vint que je devais noter ce fait pour satisfaire à l’obéissance. J’ai d’abord voulu oublier tout cela et n’y prêter plus d’attention qu’à des rêves naturels. Mais le souvenir restait trop vivant; ce qui était bien exceptionnel, car il m’arrive assez souvent de rêver de choses bonnes élevées, mais je ne me sens jamais porter à les noter comme je l’ai fait dans ce cas-ci. (+note : ce rêve semble être le point de départ d’une expérience de «vie mariale» dont Marie de Sainte Thérèse a rendu compte dans ce billet adressé au père Michel de Saint-Augustin au cours des dix dernières années de sa vie.)

VI. «Esprit de prière» perpétuel et supplications

(I/Ch.135) L’an 1662, en octobre si j’ai bon souvenir, le bon Dieu a daigné infuser en moi le désir spirituel de prier pour le bien de notre pauvre province, dans la situation malheureuse où elle se trouve : afin d’écarter le mal qui la menace et lui obtenir le bien espéré. Cet esprit de supplication est survenu d’une manière exceptionnelle et que je ne crois pas avoir jamais expérimentée auparavant.

Il ne s’agissait pas de gémissements passionnés. Mon zèle ne s’accompagnait pas de tendresse sensible ou d’émotion. Tout se passait pour ainsi dire au secret de l’esprit et restait caché à l’imagination comme la raison naturelle. L’opération en était tout intime, sans mélange d’activités propres. L’esprit seul était en acte et rien de ce qui pouvait venir de moi ne devait s’ajouter à cette opération. Je voyais avec évidence qu’une intervention active de ma part aurait fait disparaître cet esprit de prière.

Il me semblait que l’Esprit divin (dont j’étais alors possédée) suppliait la Volonté divine, en moi et par l’instrument de ma personne. C’est en cela que consistait cette prière : l’Esprit divin suppliait, au moyen de mon esprit, la Volonté divine. Ainsi Dieu lui-même se suppliait et se poussait à la miséricorde.

J’ai donné liberté à l’esprit, un peu plus longtemps que ne le permettait la Régularité. Si je l’avais osé, j’aurais passé la nuit entière ou tout au moins de longues heures dans cette prière, sans me lasser. Je ressentais pour lors un rapprochement exceptionnel de Dieu, presque face à face ou bouche-à-bouche.

Plus tard il m’est venu à l’esprit que cette manière de prier n’était pas sans analogie avec la prière de Jésus dont il est dit dans l’Évangile que Jésus passait la nuit à prier; ou avec la prière dont parle saint Paul quand il écrit que «l’Esprit supplie avec des gémissements inexprimables» dans et par les âmes qu’Il peut agir en toute liberté.

(I/Ch.136) Ensuite j’ai reçu une lumière infuse et celle-ci m’a donné l’assurance que le courage et la résistance dont les Pères N. et N. faisaient preuve dans l’action qu’ils menaient pour maintenir la Réforme, était très agréable à notre seigneur et à son aimable Mère. J’ai vu avec certitude que l’affaire réussirait, malgré les apparences et contrairement à mes propres appréhensions. Mon bien-aimé semblait se porter garant et promettait de mettre lui-même la main à l’ouvrage, avec son aimable Mère, et qu’Il travaillerait avec les Supérieurs au bon succès de l’entreprise.

Cependant quelque temps auparavant, mon bien-aimé m’avait paru me refuser cette faveur à cause de certains religieux mauvais et très peu réfléchis dont quelques-uns même étaient en charge des Supérieurs. Ces religieux semblaient empêcher les bénédictions et l’aide de Dieu de s’étendre sur la Province dans les nécessités et difficultés où elle se trouve.

J’ai reçu l’assurance aussi que le P. N. ne succomberait pas sous la haine de quelques ambitieux, partisans du relâchement, qui s’efforçaient de combattre certains religieux et de s’en défaire afin de pouvoir, en leur absence, suivre librement leurs inclinations mauvaises. Les ténèbres, en effet craignent la lumière. J’ai compris que Dieu ne permettrait pas à leur malice de triompher de N., si ce n’est pendant quelque temps, afin d’éprouver sa patience et sa mansuétude, et lui faire pratiquer les vertus pour de plus grand mérites et gloire.

Toutes ces assurances m’ont été données et confirmées par trois fois. Elles étaient accompagnées d’une grande lumière intérieure; surtout la troisième fois, quand je venais de recevoir la sainte communion. C’est alors que j’ai cru voir Jésus et son aimable Mère prenant la province sous leur protection. Cela s’est passé l’an 1662, en octobre.

(I/Ch.137) Dans la suite, Dieu m’a fait voir et comprendre quelle gloire était réservée aux Supérieurs qui ont supporté avec patience les difficultés qu’on leur a faites à tort dans l’exercice de leur charge et de leur gouvernement. Dieu m’a montré avec évidence la valeur de la souffrance, surtout de celle qui résulte d’une injustice et que l’on subit par amour de la justice et pour la gloire de Dieu. Sa Majesté fait une grande faveur à celui à qui il envoie ces sortes de peines.

Cette grande gloire dont je viens de parler, c’est dans l’esprit que je l’ai vue. Je la voyais apparaître en Dieu, comme on voit ou reconnaît une chose dans un miroir. C’est, je crois, de cette manière qu’au ciel les saints voient et connaissent toutes choses dans le pur miroir de Dieu.

Pour l’année 1663, si j’ai bon souvenir, tandis que le pape et les cardinaux s’occupaient pour la première fois de discuter une résolution favorable à notre Province, mon bien-aimé m’a fait connaître ces faits à l’heure même où ils se passaient; et cette communication me remplit d’une grande joie. Il m’incitait d’une façon toute exceptionnelle à remercier Sa Majesté et à lui adresser les louanges pour ce grand bienfait.

Je voyais cet événement avec autant de clarté et de certitude que si j’avais assisté en chair et en os. Après un certain temps quelqu’un me confia confidentiellement que des nouvelles venaient d’arriver de Rome : contre toute attente et malgré les appréhensions, elles étaient favorables. On s’en réjouissait beaucoup, car les résultats obtenus été conforme à nos désirs et devait favoriser le bien de la Province et de la Réforme.

Lorsque le Révérend Père Général vint ensuite dans notre pays, j’ai prié mon bien-aimé, pour satisfaire à l’obéissance, et lui ai recommandé le succès et la prospérité de notre sainte Réforme. Notre seigneur m’a semblé me consoler et me réconforter en me montrant que tout se passerait comme nous l’espérions.

Mais quelque temps plus tard (quelques jours, je crois) mon bien-aimé me sembla menacer de retirer son aide parce que Sa Majesté se trouvait tellement offensée et narguée par les mauvais. J’ai cru comprendre qu’Il désirait des prières afin de pouvoir faire miséricorde.

Depuis ce jour notre seigneur a paru me donner, à moi indigne et misérable, un esprit de perpétuelle prière et supplication. Le cœur blessé de tendresse, enflammé de zèle je ne cessais plus guère d’offrir au Père éternel le Précieux Sang et les mérites de son Fils unique, Jésus, en réparation satisfactoire de tout ce qui pouvait offenser Sa Majesté.

Immédiatement après, on m’a confié confidentiellement que les affaires de l’Ordre et de la Province, dont le Supérieur était très occupé en ce moment, se brouillaient tellement qu’il semblait vraiment que notre seigneur avait retiré l’aide qu’il avait d’abord accordée. Mal impressionné, le Révérend Père Général ne voulait ou ne pouvait rétablir la justice et confirmer les justes dans leurs droits.

Nonobstant tout ceci, mon bien-aimé ne cessa point de susciter en moi son puissant esprit de prière (comme je l’ai dit). J’avais une confiance sans bornes de pouvoir incliner la volonté de mon bien-aimé à nous venir en aide pour assurer le succès. Et c’est aussi ce qui est arrivé. Tout se passa à souhait, pour la plus grande consolation de toute la Province, pour son apaisement et son progrès.

Lorsque Dieu daigne m’envoyer cet esprit de prière, je suis toujours sûre d’être exaucée et d’obtenir une issue favorable. Mais il ne m’est pas possible d’avoir cet esprit quand je le voudrais : il faut qu’il me soit donné comme une grâce infuse.


(I/Ch.138) Un jour, je me sentis poussée à prier notre seigneur et à le supplier d’adoucir les maux de Sœur C. qui souffrait des dents, de la gorge, de la langue, des oreilles, etc. Ces souffrances étaient très cruelles et la tourmentait beaucoup. Pendant que je priais, j’étais tourné vers mon bien-aimé avec une grande tendresse et le suppliait de daigner me permettre de supporter les souffrances qu’elle endurait. Je voulais souffrir en mémoire de la douloureuse Passion de Jésus; car ceci se passait durant la semaine sainte. Et voici qu’à l’instant même ses douleurs ont cessé sans qu’il en demeurât la moindre trace. Elles ne lui sont jamais revenues; mais au même moment aussi j’ai ressenti des maux de dents et des douleurs dans la tête. C’était tout à fait nouveau pour moi. Exactement au moment où elle était délivrée de ses maux je m’en suis trouvée affligée; mais par un effet de la grâce divine, il m’a été donné de les supporter avec joie.

Une autre fois je suis sentie poussée de la même manière à prier pour un certain père Bert..., qui était très malade. Au moment où il recevait les derniers sacrements, je priais notre seigneur avec une grande confiance et un amour ardent. Je demandais à mon bien-aimé de vouloir conserver la vie à ce père si celui-ci pouvait encore rendre service à notre Ordre et si les années qui lui seraient accordées devaient lui permettre de mieux assurer son salut et augmenter sa béatitude éternelle. Notre seigneur me dit alors que ce père guérirait de sa maladie. C’est en effet ce qui lui est arrivé.

Une chose identique se produisit une autre fois. Il m’avait été commandé de prier pour un certain Père Matt..., malade à Geel. Il était à l’agonie et les médecins l’avaient abandonné. L’esprit infus de prières me fut accordé. J’ai demandé à mon Bien-Aimé d’épargner ce Père si la vie devait lui être salutaire et utile à notre Religion. Notre seigneur m’a donné l’assurance que le Père ne mourrait pas de cette maladie. Je me sentais poussée de dire au prieur de ne pas se rendre à Geel. Le prieur était prêt à se mettre en route pour assister ce Père au moment suprême, mais je n’ai pas osé, estimant que sa démarche eût pu sembler présomptueuse.

Le vingtième jour après le décès de mon père, étant à l’oraison, il me fut donné une lumière intérieure, une claire évidence. Je compris et fus assuré que l’âme de mon père était délivrée des peines du purgatoire et jouissait de la gloire éternelle. Je fus tout rempli d’une grande joie et me réjouis de son bonheur. (Mais n’ai-je pas déjà relaté ce fait?)

(I/Ch.139) Un jour, étant à l’oraison, il ne fut représenté un grand nombre de religieux et de personnes consacrées à Dieu et qui cependant se détournaient de lui. Notre seigneur semblait m’inciter à prier pour eux; ou plutôt, l’Esprit de Dieu lui-même priait en moi et par mon intermédiaire, avec des gémissements inexprimables, suppliant la divine Bonté de les retenir de sa puissante main sur la pente où ils glissaient. Je priais Dieu de se les attacher par des liens plus forts que jamais.

Cet esprit de prières suscitait en moi un amour de Dieu très tendre et affectueux, une soif du salut de tous les hommes. J’aspirais à voir Dieu, le Bien suprême et sur-aimable, aimé par eux, honoré, glorifié pour l’éternité. La perte d’une seule âme me cause une très grande tristesse et blesse mon cœur. Mon amour souffre à la pensée qu’une âme pourrait haïr et blasphémer Dieu éternellement. Cette souffrance me vient d’une connaissance tremblante de la très infinie perfection de Dieu. Aussi donnerais-je très volontiers ma vie pour chaque âme en particulier.

Mon bien-aimé m’a poussé en outre à prier pour tous ceux qui me font souffrir et me persécutent, pour ceux qui me méprisent et me calomnient, qui ont combattu et contrecarré mes bonnes intentions, ceux qui m’ont trompé par leurs visages doubles. Je ressentis alors une très aimante sympathie, comme pour mes meilleurs amis. Je priais mon bien-aimé de ne point leur compter tout cela à péché, mais de les payer en bénédictions et grâces.

Il me fut représenté tout spécialement une certaine personne qui m’avait beaucoup fait souffrir et qui était manifestement poussée à la méchanceté par le Malin. Elle me fut représentée d’une façon tellement vivante que j’aurais cru l’avoir auprès de moi en chair et en os. Et l’amour m’inclinait à prier pour elle et à supplier l’infinie miséricorde de Dieu de lui donner le repentir et de lui permettre de mourir saintement.

Ceci me semble plaire à mon bien-aimé. Il aime nous voir pardonner de tout notre cœur, prier pour ceux qui haïssent et nous persécutent et leur souhaiter tout le bien que nous désirons pour nous-mêmes. Notre seigneur m’a fait comprendre qu’une telle prière est exaucée plus rapidement que les autres parce qu’elle jaillit d’un amour sincère et vrai.

(I/Ch.140) Il m’est arrivé de recevoir dans le fond de mon âme certaine lumière quant à l’abondance des grâces et des miséricordieuses faveurs qui me sont offertes dans les saints sacrements. Ils sont en effet comme des sources d’eau vive coulant sans cesse dans notre âme pour lui donner santé et force et pour la conduire à la béatitude.

Adorables inventions de l’amour que Jésus portait aux siens! Il a tout donné, tout ce qu’Il possédait, tout ce qu’Il était. Il voulait sauver les siens, les rapprocher de Lui. Quelle ne devrait pas être notre gratitude, notre respect, notre amour en recevant les sacrements! Notre attention devrait être semblable à celle que Jésus avait quand il les a institués.

Je vois la sainte Église riche de tous les remèdes spirituels divins, de toutes ces choses qui servent à notre salut : petite rivière qui ne cesse de couler des plaies du Christ. Union indicible avec Jésus! Lumière et tendresse d’amour! Notre amour aussi cherche à inventer quelque chose pour répondre à l’amour. Mais il ne peut rien. Son activité propre ne parvient à rien. Seule l’action du bien-aimé qui agit!

(I/Ch.141) un jour de vigiles de la Pentecôte, tandis que je récitais l’office, le matin, j’ai cru voir dans mon esprit notre aimable Mère. Elle était présente et écoutait notre récitation avec une joie toute particulière et avec satisfaction. Tout au moins c’est ce que j’ai cru comprendre à voir l’amitié et la mine souriante qu’Elle avait en nous regardant. Elle me paraissait particulièrement aimable lorsque je récitais les antiennes qui sont composées pour chanter ses louanges et dire ses perfections.

Sa présence produisait en moi un sentiment de respectueuse vénération pour Sa Majesté en même temps qu’une tendre affection. De la considérer de cette manière mon esprit bondissait d’une joie extrême et je lui disais : «Bonne Mère, puisque Votre majesté semble trouver tant de plaisir et de satisfaction à écouter les louanges que nous vous offrons, pourquoi ne suscite-t-elle pas un plus grand nombre d’âmes qui la serviraient en cet endroit et chanteraient ses louanges d’un cœur pur?» Il me semblait ressentir un certain espoir que le nombre de notre communauté s’accroîtrait dans la suite. Mais cependant je n’en étais pas très assuré.

(I/Ch.142) En même temps, je me sentis invitée intérieurement à me préparer à recevoir le Saint-Esprit. Je demandais ce qu’il me fallait faire pour cela. Je voulais savoir ce qui devait plaire au Saint-Esprit et l’attirer en moi. Il me fut répondu : «La pureté du cœur». Il ne fut dit aussi que je devais recommander à mon Révérend Père de tendre à cette même pureté du cœur afin de se rendre capable de recevoir le Saint-Esprit.

Après quelque temps je sentis s’allumer en moi un tel brasier d’amour divin que tout mon intérieur semblait en feu. Cet état perdura jusqu’au moment où je reçus la sainte communion. Alors je fus placé, pendant environ une demi-heure, dans un état plus tranquille, plus simple, au-dessus de la sensibilité.

Puis le feu repris encore. Mon cœur s’agitait, battait par à-coups et avec précipitation. Ceci dura jusqu’au soir. La température de mon corps et de mon sang était très forte et j’avais des joues rouges, si bien que les sœurs s’aperçurent qu’il se passait en moi quelque chose d’insolite. Elle me disait : «Ma mère, vous avez certes reçu le Saint-Esprit. Il est en vous. Cela se lit sur votre visage. Votre mine le proclame». Mais je leur ai répondu qu’elles ne devaient pas s’arrêter à de telles pensées et n’y pas attacher d’importance. «Si vous croyez voir quelque chose, leur ai-je dit, n’y faites pas attention et ne me retirez pas de ma simplicité et de mon innocence. Moi-même je n’y prends pas garde».

(I/Ch.143) Cet état a perduré pendant tout l’octave de la Pentecôte et je n’en puis pas dire grand-chose. Je percevais bien que j’étais comme saturée de Dieu. Sans cesse je me trouvais comme placée devant sa face. Je dirais volontiers que, presque tout le temps, Il était près de moi. Ma nature semblait transformée au point que je reposais, inspirait, vivait en Dieu. Tout cela, je le percevais d’une manière fort claire. J’étais placée face à face avec Lui, sans effort ni travail. Il suffisait d’une silencieuse attention pour maintenir mon esprit séparé, pur, détaché, libre de tout mélange, sans permettre à la partie inférieure d’agir ou d’intervenir en rien.

Seul l’esprit avait part en cette communication de mon bien-aimé. La moindre immixtion des puissances sensibles eut brouillé le jeu. Leur intervention grossière aurait produit dans l’esprit une nuit qui m’eût caché Dieu irrémédiablement.

L’esprit était tout dans la joie de se sentir si éloigné de la partie inférieure. Il semblait qu’aucun rapport ne pouvait plus exister de l’un à l’autre. Même lorsqu’il se présentait quelque pensée distrayante ou quoique mouvement de sensibilité capable de troubler le silence et le repos de l’esprit, ces choses semblaient se produire loin de moi et il ne m’en restait dans la mémoire qu’une image confuse. C’était comme si cela ne me concernait pas ni ne pouvait m’atteindre. Aussi mon esprit demeurait-il fixement et inébranlablement tourné vers l’être sans image de Dieu. Tout le sursaut de la partie inférieure, l’esprit savait les écarter doucement avec adresse et en silence. Il parvenait à se recueillir, à se concentrer en un seul point en s’enfonçant plus profondément dans son propre fonds. Il n’y avait point de lutte. L’esprit se contentait simplement de détourner son attention de ces divers objets105.

Mon bien-aimé m’a fait aussi cette grâce de me sentir calmement saturée, traversée, possédée par une certaine lumière ou clarté divine qui opérait en moi une merveilleuse pureté du cœur. Cette pureté du cœur se réduit à un complet détachement de toutes les créatures et de mon propre moi.

(I/Ch. 144) Un jour de Noël je ne suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. Et cependant, ne convenait-il pas de méditer dans une attitude d’adoration ce mystère des mystères et d’y puiser un aliment à notre amour? .... Et tandis que je me faisais ces réflexions il me fut donné une lumière qui me rassura aussitôt. «Si tu possèdes Dieu, me disais-je, si tu te trouves recueilli en la divinité, dans l’unicité divine, ne possèdes-tu pas l’amour? Tu es établi dans l’amour, car Dieu et l’amour même. Tu possèdes donc d’une manière suréminente l’amour dans son essence. Tu ne possèdes pas ceci ou cela, mais le Tout; non les parties seulement, mais la totalité». Et je ne parvenais plus à connaître autre chose que j’eusse pu aimer. Pour moi il n’y avait plus rien que cette seule unification divine106.

Une fois il me fut donné de voir ma bonne Mère, de l’aimer, de la vénérer, de l’adorer en temps qu’absorbée par l’unification à l’Être divin. Je la voyais cachée, contenue en Dieu. Et je me suis dit que les Saints au ciel doivent sans doute se voir et s’entr’aimer de cette façon.

Parfois aussi je crois comprendre que le Malin est plein de haine et de dépit parce que Dieu daigne ennoblir, exalter et diviniser le pauvre petit ver de terre que je suis. Mais alors je me moque de lui, disant que Dieu élève les petits et que ce fut son orgueil qui lui fit perdre sa noblesse et sa beauté.

(Je m’étais ainsi moqué du Malin à propos d’une tentation qu’il avait imaginée jadis, lorsque je me trouvais dans ce douloureux état de déréliction. Il me disait alors : «il est beau, ton bon Dieu que tu t’efforces de servir avec fidélité! Vois comme il est dur. Il t’oublie, te repousse, t’abandonne, etc..... Veux-tu me servir, moi? Je te donnerai une foule de jouissances, etc....» Comme je me moque d’une tentation aussi grossière, aussi pitoyable!)

(I/Ch.145) Un jour, après avoir reçu la sainte communion, Dieu m’a fait la grâce de m’enseigner par une certaine expérience comment on trouve essentiellement et rencontre son Etre sans image, comment on y est uni par la Foi. Il me semble que cette manière était toute différente de ce que j’avais expérimenté et compris jusqu’à ce jour.

Cette fruition essentielle dont je parle ici reste indépendante de certaines lumières particulières reçues de Dieu. De telles illuminations occasionnelles diminuent ou augmentent, s’obscurcissent ou gagnent en éclats. Mais ici, ces illuminations sont accompagnées d’une lumière divine essentielle, simple, permanente et sans image. On ne s’aperçoit même pas que c’est une lumière. On ne la remarque pas parce qu’en soi elle est si simple, silencieuse et subtile.

Quant à ce qu’elle opère : elle remplit et prend en sa possession les sens internes et externes, les puissances supérieures et les inférieures ainsi que tous les mouvements de l’âme; elle les rassemble et les unit tous en une seule masse et leur présente ainsi une vue simple sur l’Être divin absolument simple, immuable et sans images. Dans ce simple regard, elle fixe toutes les puissances. On aspire cette lumière simple comme on aspire une douce atmosphère. Et cependant, cette respiration en Dieu s’opère essentiellement et non par une activité propre ou de propos délibéré. Aucune connaissance acquise par l’étude ne s’y trouve mêlée.

Cette respiration simple en Dieu est ce que je viens d’appeler fruition essentielle. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la contemplation et jouissance ardente de Dieu. Elle est simple et essentielle.

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et uni à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet. Et tandis que le corps s’occupe de quelques travaux matériels, les sens restent tellement libres et détachés qu’ils ne retiennent aucune image ni impression : comme si toutes les choses créées qu’ils utilisent, entendent, voient, goûtent ou sentent étaient d’une certaine façon absorbées en Dieu et transportées en lui.

(I/Ch.145) Placée dans cet état l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. En pleine liberté elle se trouve au milieu d’eux, ne connaissant plus, ne percevant plus rien, ne s’arrêtant plus à distinguer quoi que ce soit, hors l’unicité de Dieu en tout et au-dessus de tout.

Quand on se trouve dans cet état il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. La très pure fruition serait troublée par ces intermédiaires et, de la solitude où elle est élevée, replongerait l’âme dans la multiplicité.

Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature.

Mais placée dans cet état l’âme oublie les vertus tout comme elle oublie les autres choses créées, afin de demeurer plus intimement et plus attentivement unie au seul Bien suprême. Elle oublie même l’amour; et cependant sans savoir ni réfléchir, elle aime d’une façon plus réelle et essentielle. Car si elle réfléchissait et savait, elle aurait ces connaissances qui ne sont plus Dieu seul. La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.


VII. L’État de simplicité essentielle

(I/Ch.147) j’ai parlé déjà d’une solitude de l’esprit. Elle était une retraite dans quelque chambre secrète de l’âme, séparée de la partie inférieure et des créatures. Dans cette solitude je ne prêtais aucune attention aux choses créées et découvrais ainsi un désert situé dans le fond de mon être. Je percevais un appel au silence des puissances tant internes qu’externes et me sentais portée à y répondre pour jouir plus librement de cette solitude.

Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouve ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire. Car seule la solitude de Dieu lui apparaît au-dessus de toutes choses.

O bon Jésus qui avez daigné nous éclairer de cette vérité, veuillez nous aider à la mettre en pratique, constamment, pour votre amour et votre gloire.

L’esprit semble me pousser à mieux expliquer ce que je viens d’écrire. Dans cet état de l’esprit a été fait si généreux, sage, éclairé et fort qu’il rirait volontiers des grâces sensibles de Dieu. Pour lui ce ne sont plus là que jeux d’enfant ou si l’on veut : ce lait dont les nourrissons ont besoin à cause de leur faiblesse et parce qu’ils ne pourraient digérer une nourriture plus substantielle.

Placée dans cet état, l’âme ne daignerait même plus faire attention aux faveurs sensibles. Elle a été comme sevrée du sein maternel et n’a plus d’attrait que pour des aliments plus vigoureux. Et je range parmi les faveurs sensibles les douces consolations, les caresses, les unions affectives, les ardeurs sensibles de l’amour, les tendres défaillances, etc. L’esprit comprend très bien que tous ces états sont inférieurs à celui où il est placé. Ils sont beaucoup moins parfaits parce qu’ils restent dépendant d’un grand nombre de variations et d’attache des sens. Dans ces divers états, les âmes sont habituellement vacillantes encore dans leur pratique. Tantôt elles sont bien et tantôt mal disposées, joyeuses ou tristes, calme ou inquiète, tantôt pleines d’ardeur, d’élan et de force, tantôt faibles, fragiles et malades. Tout cela suivant que le flot des grâces sensibles monte ou descend. Et ces variations sont particulièrement nombreuses lorsque l’affection du cœur s’est attachée à ces faveurs et que la nature y trouve joie et satisfaction.

J’entends par là que ces âmes devraient se désintéresser de toutes ces choses comme si elles n’existaient pas. Ces âmes ne doivent ni les souhaiter ni les désirer : ne rien vouloir, ne rien désirer, ne conservant comme seul objet propre de leur amour que l’Être immuable et sans image de Dieu. Et pour celles dont l’esprit n’a pas encore suffisamment progressé, qu’elles s’attachent fermement à la seule volonté, au seul bon plaisir de Dieu, sans avoir de volonté propre, sans rechercher aucune satisfaction, joie, avantage personnel. Qu’elles laissent le flux des grâces sensibles couler au-dessus d’elles et croître ou décroître selon le bon plaisir divin.

(I/Ch.148), Mais bien peu d’âmes, lorsqu’elles sont comblées de ces faveurs sensibles, sont capables de se maintenir dans un état de détachement, de mortification, de pauvreté d’esprit, de dépouillement complet. Rares sont celles qui ne conservent alors que Dieu seul et en toute pureté comme objet de leur contemplation. C’est pourquoi lorsque Dieu a l’intention d’élever une âme et de daigner l’attirer de mieux en mieux à Lui, II la dépouille de toutes les grâces sensibles, lumières, caresses, etc. Il lui enlève tout ce qui est un appât pour l’amour-propre et qui l’inciterait à prendre repos et satisfaction dans les choses créées. En un mot : il lui retire de la bouche l’aliment où la nature essayait de trouver de quoi entretenir sa vie propre.

Dieu ne laisse à l’âme que la lumière obscure et essentielle de la Foi, par laquelle elle devra s’attacher à la présence divine, et cette lumière obscure de la foi est accompagnée d’un amour fort (et non pas tendre) un amour fidèle et essentiel. Pour le surplus, Dieu laisse l’âme se débrouiller seule, l’observant comme de loin pour voir si elle lui est fidèle.

(I/Ch.149) Il y a six ans, il me fut accordé de voir, une fois, comme un faible rayon de la beauté de l’Être divin, dans le secret de mon âme. La contemplation de ce reflet m’a conduit à la connaissance de la joie inexprimable, de la jouissance, du ravissement de bonheur que goûtent les bienheureux en contemplant l’Être de Dieu qui est au-dessus de la beauté, de la délectation et de l’amour. Il m’en est venu une soif ardente de jouir avec eux du même Objet, face à face, et toute dépouillée des obscurités de la foi, de celles qu’entraîne souvent notre commerce avec les créatures. Aucune chose de la vie terrestre ne pourra plus me donner satisfaction, car tout cède devant le désir, devant la soif de disparaître afin d’être introduite en la pleine possession de l’Etre divin.

J’ai bien compris alors ce que dit le saint prophète David : que Dieu et revêtu de lumière comme d’une robe. Et j’étais au comble de l’étonnement à la pensée qu’une âme ayant une seule fois reçue la grâce d’un reflet de la connaissance de Dieu (comme il m’avait été accordé) pût encore détourner, ne fusse qu’un seul instant, son regard de la suréminente splendeur de l’Être divin et se tourner si peu que ce soit vers les choses créées pour les considérer avec quelque attention.

J’en suis devenue de plus en plus énamourée de ce Bien suprême et unique, de cet Etre essentiellement beau et aimable, de la majesté de Dieu. À dater de ce moment j’ai pris plus soigneusement à cœur de plaire aux yeux de Dieu, qui voit tout. Je m’y sentais poussée d’ailleurs par une amoureuse tendresse, aimant Dieu d’un amour jaloux parce qu’Il est qui Il est.

Comment dire l’excellence de la pureté et de l’innocence au cœur qui me fut ainsi enseigné et proposé? Même ce que les âmes spirituelles considèrent habituellement comme des vertus, je n’y voyais plus qu’impuretés, tâches, grossiers obstacles à la pleine manifestation de Dieu à l’âme. Oh, comme elles sont aveugles ces personnes que je connais bien! (Parfois j’ai été obligé de traiter avec elles). Elles croient juger selon l’esprit quand elles veulent avancer et faire avancer les autres vers la perfection. Pour moi, ce n’est pas une petite souffrance de voir qu’elles se privent de ce bien inestimable, de cette béatitude anticipée dont elles pourraient jouir dès cette vie; et de voir aussi qu’elles privent Dieu de cette satisfaction. Car le bon Dieu ne demande pas mieux que de se communiquer aux hommes, surtout à ceux qu’Il s’est choisi, et de se révéler à eux, de s’unir à eux par l’amour.

Si seulement les âmes étaient fidèles à réaliser la pureté du cœur, le détachement radical et mortifiant des créatures, afin de dégager l’esprit de tout ce qui est trop conforme ou agréable à la nature, de tout ce qui est repos ou agrément sensible. Qu’elles évitent avec crainte toute chose, tout acte, toute certitude, parole ou pensée où y aurait la plus légère apparence de mouvements naturels. Qu’elles les fuient comme le serpent; qu’elles détestent du fond du cœur toute attache trop étroite aux hommes, toute complaisance, toute sympathie exagérée, toute familiarité avec eux, même s’il s’agit de personnes religieuses et surtout quand elles sont de l’autre sexe. Qu’elles les fuient, même si ces personnes ont de bons prétextes, de bonnes intentions ou lorsqu’elles s’imaginent que c’est un bon esprit qui les pousse et les incite. Que d’âmes ont été trompées parce qu’elles ne savaient pas faire la distinction entre l’esprit ou les motions de la grâce et les mouvements de la nature ou les subtiles intentions du démon! Ces dernières se mêlent si souvent aux grâces surnaturelles! Et cependant ces âmes avaient reçu souvent de grandes faveurs d’ordre spirituel et une très haute vocation pour le bien de beaucoup d’autres.

(I/Ch.150) Tandis que j’étais placé dans cet état dont j’ai parlé plus haut et que je contemplais et goûtais dans sa suréminente beauté et amabilité l’Être divin, il ne fut aussi montré pourquoi certaines personnes perçoivent si peu la présence de Dieu dans le fond de leur âme. La faute en est un défaut de pureté du cœur. Elles ne s’efforcent pas avec assez de soin de s’occuper de Dieu et de s’attacher à lui uniquement dans l’esprit et par la Foi. J’ai cru comprendre que la lumière divine ne parvenait pas à traverser entièrement ces âmes et préparer en elles la place où Dieu prend son repos. Il demeure dans ces âmes une certaine résistance qui vient d’elles.

Je voyais clairement l’état où ces âmes se trouvent et mon amour jaloux pour mon bien-aimé en fut douloureusement blessé. Car je ressens toujours cette blessure d’amour lorsque je suis forcé de les abandonner au-dessous ou derrière moi. (Dieu ne les a pas confiées à mes soins?) Et je sais que notre seigneur est tout disposé à les gratifier comme moi des mêmes grâces et des mêmes manifestations de sa très aimable Présence. Si seulement elles étaient disposées à le recevoir!

Oh, comme alors je Le supplie afin qu’en sa bonté son amour Il daigne anéantir par sa grâce opérante les obstacles, les résistances, etc., et les consumer à jamais. J’ai demandé à mon bien-aimé de prendre possession de ces cœurs à son gré, afin qu’ils vivent en Dieu et que Dieu puisse vivre en eux. Mais il me fut donné une lumière de connaissance et j’ai compris que le seigneur n’agirait pas de cette façon si de leur côté ces âmes ne voulaient pas coopérer fidèlement en s’efforçant d’acquérir la pureté du cœur et le dépouillement de l’esprit. Sous prétexte de suivre les indications et les motions de la grâce, elles donnent trop d’aliment et de créance à leur nature. Il leur manque trop le discernement des esprits. C’est pourquoi elles devraient suivre davantage les avis des autres et soumettre leur jugement propre aux jugements de ceux qu’elles savent plus purement attirés et travaillés par Dieu.

(I/Ch. 151) Le troisième jour après le décès de notre sœur N., ayant offert la sainte communion pour le repos de son âme, j’ai cru la voir en esprit. Je la voyais en grands tourments et peines, environnée de flammes terribles, gémissant et demandant aide et secours.

Depuis ce moment j’ai constamment ressenti une affectueuse tendresse et le désir ardent de lui venir en aide par mes pauvres mérites, etc. Presque sans interruption je me sentais pressée de satisfaire pour ses fautes et d’offrir à cet effet toutes mes communions, disciplines, mortifications, pratiques vertueuses, unissant mes faibles mérites à ceux de Jésus et de Marie.

Ce mouvement qui me pressait et me poussait était par moment si fort et sans relâche qu’il me fallait absolument faire quelque chose pour le repos de cette âme, soit par un acte extérieur, soit par quelque acte intérieur d’amour et d’offrande. On eût dit que quelqu’un me marchait sur les talons pour m’exhorter à agir. Le matin, dès que je m’éveillais, ma première pensée était celle de notre sœur. Ceci m’étonnait d’autant plus que jamais avant ce jour je n’avais pensé aussi continûment à prier pour personne, pas même pour mon père pour ma mère.

La nuit de Noël, sous l’action d’exceptionnelles motions surnaturelles et profondément recueillies dans l’amour divin, il me fut montré que les souffrances de cette âme étaient fortement diminuées, mais que le temps de sa délivrance était encore éloigné.

Pendant la messe de l’aube le fond de mon être fut tout illuminé d’un rayon de lumière divine. Cette clarté divine demeura en moi pendant au moins un quart d’heure. En même temps il me fut donné quelques illuminations particulières ou vives représentations qui me firent voir les causes principales des durs tourments que notre chère sœur endurait en Purgatoire. Voici ces causes : d’abord elle n’avait pas aimé ou chéri Dieu à la mesure des grâces que Dieu lui avait données à cet effet; ensuite elle n’avait pas acquis une pureté suffisante du cœur et de l’esprit; enfin, il y avait eu chez elle un manque notable d’humilité.

Je crois qu’il m’était demandé de satisfaire pour ces trois fautes essentielles. La première œuvre satisfactoire devait être pour moi de m’attacher au souverain bien par un amour pur et net, brûlant et fort; de me laisser consumer et absorber en Lui par l’amour. Il m’était demandé une grande constance à bannir et à éviter avec soin tout ce qui pourrait être un empêchement à l’action de l’amour divin.

Il m’était aussi proposé avec force la pureté intérieure et l’humilité d’esprit et comment je devais les mettre en pratique et les réaliser. En outre j’étais invité à m’abstenir de certaines choses pour mortifier ma nature, qui semblait y trouver encore de temps en temps quelque aliment et satisfaction. Tout ceci devait durer jusqu’à la Chandeleur, jour où, me semble-t-il, notre sœur serait purifiée et délivrée de ses peines. Ce que je viens de dire se pratiquait intérieurement, dans le fond de mon être, sous forme de claire compréhension, vives perceptions. L’âme écoutait, silencieuse et avec une intense attention.

La veille du Nouvel An, pendant la nuit après matines et tandis que je prenais la discipline, j’ai perçu que notre sœur se trouvait près de moi. Elle marchait encore à mes côtés lorsque je me dirigeais vers notre cellule. Je ne la voyais pas avec les yeux du corps. Je ne la percevais pas comme on perçoit une chose matérielle. Je la voyais avec les yeux ou le regard de l’esprit et percevais sa présence d’une façon à la fois spirituelle et cependant sensible. Je ne trouve pas les mots pour m’expliquer mieux. Mais cette perception que j’avais de sa présence était aussi certaine que si je l’avais vue de mes yeux et touchée de mes mains.

La différence est très suffisante cependant pour se rendre compte qu’il ne s’agit nullement d’une fantaisie de l’imagination ou d’une simple impression. Ceci est tout autre chose. À l’origine cela émane du fond de l’âme et cela se répand jusqu’à produire une certaine perception sensible. Personne ne le peut comprendre s’il ne l’a expérimenté de quelque façon. Je crois que sainte Thérèse traite le même sujet lorsqu’elle écrit dans son livre du «Château de l’âme» qu’elle percevait à ses côtés la bénie présence du Christ Homme-Dieu et le sentais sans toutefois le voir. Notre sœur semblait me témoigner des marques d’affection et de reconnaissance, comme si elle avait su que Dieu, dans sa miséricorde, avait accepté nos pauvres mérites pour souligner ses peines.

J’ai compris alors que cette sœur avait été sans cesse auprès de nous, souffrant en purgatoire; et j’en ai conclu que c’était elle qui me pressait avec tant d’insistance et me poussait à lui venir en aide.

(I/Ch.152) Dans la suite, notre seigneur a daigné recueillir mon humble et basse personne aux profondeurs de l’esprit et là Il a fait apparaître en Lui notre chère sœur presque entièrement purifiée. Mon bien-aimé m’a donné l’assurance que le jour de sa délivrance était tout proche. Il m’a semblé que ce jour devait être celui de la circoncision de Jésus, par le mérite de l’effusion des premières gouttes de sang précieux du très doux et aimable enfant. Cet Enfant Jésus, je le voyais dans le fond de mon être, par les yeux de l’esprit. Et brûler d’amour pour ceux qu’Il a choisi et semblait m’inviter avec une infinie tendresse à prier pour la délivrance de notre chère sœur.

Me soumettant aux injonctions de l’esprit de charité, je priais donc avec grande humilité, simplicité, respect et confiance. Et le doux enfant raffermit mon espoir de voir cette âme entrer en paradis le jour de la circoncision. Lorsque vint ce jour, à mesure que s’approchait lors de la grand-messe, je percevais et sentais combien son âme se rapprochait de Dieu.

Pendant la grand-messe je la sentais et voyais intérieurement : elle toute glorieuse et pleine de joie, en possession de Dieu. Mon bien-aimé a bien voulu laisser tomber dans mon âme une petite étincelle de sa gloire et de son honneur. Depuis ce moment j’ai eu la certitude qu’elle est auprès de son bien-aimé et je n’ai plus pu prier pour elle.

Alors je me suis sentie remplie d’un grand bonheur. Mon cœur bondissait de joie et de contentement parce que j’avais vu un petit éclat seulement de l’inexprimable pureté, beauté splendeur d’une âme dans l’état de béatitude céleste. Volontiers je me serais écriée : combien vraies sont les paroles de l’apôtre saint Paul lorsqu’il dit : L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, jamais le cœur de l’homme n’a pu concevoir ce que Dieu a réservé à ceux qui l’aiment.

Plus que jamais je sentis s’enflammer en moi de purs désirs et un céleste amour pour le souverain Bien. Je me sentais pénétrer plus à fond dans la vérité divine : tout ce qui est d’ici-bas apparaissait plus fragile et misérable au regard des biens éternels que nous pouvons obtenir en nous efforçant de les acquérir. Mon âme était comme un petit oiseau qui vole toujours plus haut, sans poser nulle part ses petites pattes et sans jamais se reposer.

La sœur dont je viens de parler et rester environ un mois dans les peines du purgatoire.

(I/Ch.153) En 1667, le second jour de la Pentecôte, notre seigneur m’envoyait une grave, longue et pénible maladie. Le mal était mortel. Cette maladie a duré près d’une année. À diverses reprises je me suis trouvé en danger immédiat et plus de vingt fois j’ai goûté ce que doit être la mort. Il n’est pas naturel d’avoir pu résister par mes seules forces à ces agonies. En réalité j’étais affligée à la fois de quatre ou cinq maladies et chacune d’elle était mortelle107. Pendant tout ce temps j’ai été abandonnée des médecins. Il me semble d’ailleurs inutile de spécifier quels étaient ces maux divers.

Le mal le plus grave semblait être une surabondance débile qui remontait avec une telle violence que tout le monde s’étonnait de ne pas me voir étouffer. La fièvre était constante est très forte. Je ne parvenais à garder les médicaments, ni aliments, ni boissons, et cela pendant plusieurs jours d’affilée. Dès que j’absorbais quoi que ce fut, il me fallait le rendre. Tous mes organes étaient si brûlants à l’intérieur que j’eusse vidé la mer pour les rafraîchir et trancher ma soif atroce. Il y avait un incendie en moi et souvent je n’écriai : je brûle brûle!

Pour le surplus, j’avais une affection de la gorge et au visage un érésipèle qui me rendait aveugle. En outre, une pleurésie, ou je ne sais quel mal aux côtés, m’empêchait de respirer, de bouger, de parler. Enfin, mes nerfs se crispaient et d’abondantes diarrhées accompagnaient mes vomissements de bile.

Dans cette maladie mon bien-aimé n’a pas laissé sans souffrance un seul de mes membres, de la tête aux pieds. Parfois j’avais l’impression d’être étendu, et tirer sur une croix, avec d’atroces souffrances dans toutes les parties de mon corps.

[......]

(Ch.153 §2) parfois, je ne pouvais m’empêcher de crier de mal quoique, par la grâce de Dieu, j’étais toute résignée et même heureuse de pouvoir souffrir. Mais cette joie résidait dans la partie supérieure.

Tous étaient persuadés que je n’en réchappe près pas, mais moi, je savais intérieurement que je ne devais pas encore mourir par ce que je n’étais pas encore parvenue à la perfection à laquelle Dieu m’avait destinée. Et il m’arrivait de dire aux autres : je ne vais pas mourir, car je ne suis pas encore où je dois être.

(I/Ch.154) Il m’est arrivé quelquefois de recevoir certaines connaissances intérieures par lesquelles notre seigneur me faisait voir qu’il m’avait envoyé cette maladie pour me purifier à fond, comme par un vrai purgatoire. Il fallait que mes sens et tous mes membres fussent purifiés de toute tache de péchés. Je serais alors capable de recevoir en surabondance les grâces divines et de pâtir leur simple action et depuis ce temps, en effet, ces grâces m’ont été accordées d’une façon extraordinaire. Cependant depuis cette grande maladie, mon bien-aimé a laissé passer peu de jour sans m’affliger de quelque malaise ou de quelque souffrance corporelle. Mais ce n’était pas tant pour moi-même que je souffrais alors que pour d’autres personnes pour lesquelles notre seigneur désirait que l’on souffrît.

Notre seigneur m’a accordé cette grâce n’avoir jamais été attristé par la souffrance. Les maladies et les maux physiques m’étaient agréables. J’ai toujours conservé la joie de l’esprit et du cœur. Au plus fort de la maladie, je restais la joie et le bonheur de la maison, non par une piété exubérante, mais par la pure joie du Saint-Esprit, par une conscience bien en paix. De toute ma libre volonté j’acceptais celle de mon bien-aimé, sans préférer la santé à la maladie, la vie à la mort. Tout ce que faisait mon bien-aimé était très bon et très agréable.

Quand je n’en pouvais plus, je m’étendais sur ma couchette et jamais n’y restait bien tranquillement, sans désirer les visites de la conversation. Cela me permettait de mieux converser avec mon bien-aimé et lui faire des caresses. Tantôt je lui parlais le langage de l’amour, tantôt je me reposais doucement en lui. Je n’étais jamais ennuyée d’être seule, au contraire, je jouissais alors d’une grande consolation intérieure parce qu’il m’était possible de munir plus paisiblement à mon bien-aimé sans n’être jamais troublé par personne. Car à ceux qui ont une seule fois goûté vraiment le délicieux commerce d’amour avec le bien-aimé, le commerce et la compagnie des hommes deviennent sujets de tristesse, voire de souffrance. Pour moi, il m’était bien doux de trouver mon bien-aimé dans le fond de mon cœur. Étendue sur ma couchette et malade, je m’y trouvais en paix. Mon seul trésor était auprès de moi; il ne m’était pas besoin de sortir pour le trouver. Ah, quel bonheur pour une âme : elle a trouvé l’amour dans cette union qu’elle ne cesse de poursuivre de tout son cœur!

(I/Ch.155) Au cours de cette grave maladie dont je viens de parler et qui me fut accordée en guise de purgatoire, je n’ai pas été favorisée de consolations intérieures sensibles ou attraits de tendresses pour mon bien-aimé. Tout au moins, il n’y en eut guère, pour autant qu’il me souvient. Pendant tout ce temps j’étais dans un état de souffrance, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur. Je me sentais privée de tout ce qui aurait pu soulager la nature, adoucir mes souffrances et les rendre moins lourdes à porter.

Notre seigneur permit en outre qu’en même temps j’eusse beaucoup à souffrir de la part des hommes. Quelques méchantes langues me critiquaient haineusement et répandaient sur mon compte toutes sortes de faux bruits afin de me rendre odieuse même à ceux qui m’étaient le plus attachés. Quelque temps avant que ceci ne se produisît quelqu’un m’avait amicalement averti me disant que jusqu’à présent je n’avais pas encore goûté la chair de la langue et que toutes les âmes choisies de Dieu doivent en goûter. C’était à cette pierre de touche, me disait cette personne, que l’on doit être éprouvé. Au moment même je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire ni ce que serait cette épreuve. Mais notre seigneur sut employer à cet effet une de ces mauvaises langues qui me mit en devoir de communiquer à diverses personnes et même à de très bon religieux une foule de vilaines calomnies sur mon compte.

Je n’étais pas encore suffisamment morte pour demeurer insensible, d’autant plus que ma santé était faible et débile et que j’avais été physiquement minée par cette longue maladie. Sans doute, ma volonté restait assez forte pour embrasser cette souffrance avec joie et pour laisser toutes ces calomnies me passer par-dessus la tête comme un ouragan. J’en avais l’habitude. Mais mes forces étaient trop épuisées pour

me permettre de digérer tout cela immédiatement et par pure vertu. Ma sensibilité été trop meurtri pour se laisser aisément étouffer. J’ai dû lutter pendant deux ou trois jours contre ma sensibilité naturelle avant de parvenir à surmonter tout cela. Puis, dans la paix du cœur, j’ai pu laisser ces choses se dissoudre tout doucement en Dieu.

(Ici s’arrête le récit biographique de Marie de Sainte Thérèse)






II. Lettres et billets.

[note préliminaire du traducteur] : Marie de Sainte Thérèse a interrompue cette relation biographique probablement au début de l’année 1668. Il lui restait 10 ans à vivre. Au cours de cette dernière période, dont nous ne possédons pas la relation suivie, elle a rendu compte de l’évolution de son expérience mystique par de très nombreux billets ses lettres adressées à son père spirituel et sur l’ordre de celui-ci.

Après la mort de la vénérable mère et en vue de l’édition de ses divers écrits, le père Michel de Saint-Augustin à classer les billets ses lettres non seulement l’ordre chronologique, mais d’après les matières. C’est ainsi que certains fragments relatent des faits État antérieurs à la rédaction de l’autobiographie. D’autres au contraire se situent essentiellement pendant les dernières années de la vie de la «recluse» à Malines. [...]

Brefs passages

Je transcris très peu de la seconde partie du tapuscrit Van der Bossche compte tenu du caractère disjoint des passages retenus et du fait que l’on retrouve certrains d’entre eux supra.





Extrait de la relation du père Michel de Saint Augustin.


[...] Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : «on dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis tout tranquille et en paix». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcée ces paroles présomptueuses. [....]










A Carmelite Mystic in Wartime

Chapter 2 Maria Petyt against the Background of the Political and Religious Situation in Flanders in the Seventeenth Century

Esther van de Vate

Ecologically and politically speaking, the seventeenth century was a turbulent and unstable century.1 There was a minor ice age going on. Crops failed and dangerous diseases like the plague and typhoid fever caused many deaths. Europe was ravaged by power struggles and wars. The Thirty Years’ War (1618– 1648) called forth a vicious circle of violence, which in the Habsburg empire alone claimed eight million lives.2 For the inhabitantsthe consequences of the massacres and sackings were nearly incalculable. Not long after the Peace of Westphalia, Louis XIV (1638–1715) was crowned king of France in 1654. His expansive power politics brought a new wave of warfare over Western Europe, which we are introduced to in the document on the Dutch War. Contributions from the history of mentality show the toll this took on the seventeenth century mind. People became anxious and confused.3 Structures of interpretation, certainly religious ones, were put under pressure and events were interpreted on the basis of personal experiences and subjectively ex-

[notes non révisées:] 1 I want to thank Sr. Rebecca Braun osc for the translation of this article. 2 Wilson (2009) 4. 3 See H. Lehmann and A.Ch. Trepp. (eds.) Im Zeichen der Krise. Religiosität im Europa des 17. Jahrhunderts. Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht. 1999. Lehmann summarizes: ‘Die Geschichte der Religiosität im Europa des 17. Jahrhunderts wird deshalb durch zwei Tendenzen bestimmt: Durch die häufig auch mit erheblichem politischem Druck forcierten Versuche der Obrigkeiten, in ihren Territorien religiöse Uniformität zu etablieren, und ebenso durch die nicht minder energischen Versuche weiter Kreise der Bevölkerung, sich ihres Seelenheils zu versichern. Während die Obrigkeiten die Maximen des Merkantilismus umzusetzen suchten, stehende Heere aufbauten und repräsentative Residenzen planten, kurzum: ihre politische Macht auszubauen und zu demonstrieren bestrebt waren, wurden viele ihrer Untertanen von endzeitlichen ängsten umgetrieben. Hier, in diesen endzeitlichen Ängsten und den daraus für die Lebensführung gezogenen Konsequenzen, hat, wie es scheint, die für das 17. Jahrhundert so virulente religiöse Pluralität ihren »Sitz im Leben«.’ Lehmann (1999) 12f. © Esther van de Vate, 2015 | doi 10.1163/9789004291874_004 This is an open access chapter distributed under the terms of the Creative Commons AttributionNoncommercial 3.0 Unported (CC-BY-NC 3.0) License.

23 plained.4 Although the world of Maria Petyt’s experience fits in seamlessly with this development,5 this transition did not take place unambiguously, either in the mind of Maria Petyt, or in her surroundings. From a historical viewpoint such irregularities make the discovered document an interesting source, which opens a clearer view on the diachrony of this process. In order to situate the figure of Maria Petyt against the background of her times, this chapter first sketches a rough image of the process of confessionalization and the political and religious situation in the Southern Netherlands at the time. Attention is paid to the impact of the Council of Trent, especially in Flanders, and the emergence there of the spiritual daughters, who drew their inspiration mainly from Teresa of Avila. Next the Tridentine reform of the Carmelite Order (o.carm.) and the figure of Maria’s spiritual director, Michael of St. Augustine, are described. Finally both, Michael and Maria, are situated in the context of Jansenism and anti-monachism. In each part, where applicable, we will focus on the position and/or spirituality of Maria Petyt.

Confessionalization and the Political Situation in the Southern Netherlands

From a historical perspective the figure and spirituality of Maria Petyt become visible against the background of the catholic reformation or, phrased more broadly and properly, the process of catholic confessionalization in the seventeenth century.6 After the violent polarization of the Reformation, at the end of the sixteenth century the theological and social tensions between Catholics, Lutherans and Calvinists subsided.7 Authorities, both secular and ecclesiastical, attempted to strengthen their power by creating religious uniformity in

4 Roeck (1999) 331. This observation isshared in historicalstudies of spirituality, inwhich a turn isseen in the sixteenth and seventeenth century from an essentialistic piety focused on unity with God, to a spirituality centered on the human being which was of a more psychologizing nature. See Hoppenbrouwers (1996) 40 and Steggink (1985) 42–46. 5 Cf. Deblaere (1962) 232f. 6 Within historical research a paradigm shift can be seen in the past decades from the terms counter reformation / catholic reformation to the term confessionalization. These concepts proved no longer appropriate for identifying the cultural-historical developments in the sixteenth and seventeenth century, on the one hand because they placed too much emphasis on church history, on the other because the antithesis between reformation and counterreformation was historically untenable. See for an overview of the discourse Reinhard (1995) 419 - 452 and Burschel (1999) 588f. 7 Panzer (2006) 305.

24 their respective territories.8 This political and religious consolidation was greatly promoted in the Southern Netherlands by the governors Albert of Austria and Isabella of Spain, son in law and daughter of the Spanish king Philip II. The death of Archduke Albert and the resumption of the Eighty Years’ War in 1621 brought a turnabout in this period of development. In Flanders, where infanta Isabella reigned on alone until her death in 1633, a dejected and bitter resignation grew.9 Anti-Spanish sentiments impeded relations with Spain. Moreover France, after cardinal Richelieu took office as first minister of Louis XIII, became an increasingly important power on the scene of battle. Although Richelieu’s involvement with the Southern Netherlands was initially not direct, he did in great measure finance the military interventions of the North German sovereigns against the Austrian Habsburgs, who could count on the support of the Habsburgs in Madrid.10 One year after Isabella’s death the new governor, cardinal-infante Ferdinand of Austria, delivered a devastating defeat to Sweden, the ally of the North German sovereigns. Not long afterwards, in 1635, France declared war on the Austrian and Spanish Habsburgs and in the same year forged an alliance with the Northern Netherlands. French incursions on the southern border of Belgium – Maria mentionsthem in her autobiography11 – were the result. The peace which was expected of the new governor was not yet forthcoming. He died in 1641. With every new governor after him, Spanish interest in Flanders decreased. Flanders turned out to be no more than a conquered land.

8 The secular authorities, too, had an interest in the process of confessionalization: ‘Pious and purified individuals in turn made for godly communities, ones that could serve as potent bulwarks against heresy.’ Bilinkhoff (2005) 93. 9 Houtman-Desmedt (1979) 385–395. 10 Rooms (2007) 21. 11 For this period in the life of Maria Petyt see Deblaere (1962) 28. The first incursions of the French state alliance in Flanders were in May 1635. Roosbroeck (1940) 5, 50. In 1638 the French temporarily occupied the territory between Aire-sur-la-Lys and St.-Omer. The siege of St.-Omertook place from May 24 until July 16, 1638. Maria must have been 15 years old then. She recollects, however, that she was about 17 at that time. Petyt (1683) vol. 1, 24. ‘Both in Flanders and by some in the Netherlands the defeat of Atrecht was felt as a heavy blow and as the beginning of the French invasion.’ Roosbroeck (1940) 5, 52. From 1638 to 1642 the front remained mobile. The unrest lasted until 1659, albeit with an interval of several years. After the Treaty of the Pyrenees was signed there was a period of peace between France and Spain from 1659 to 1667. See Rooms (2007) 24.

25 War of Devolution

After several years of relative peace, at the end of the ’60s the political horizon of Flanders was once again severely disrupted. As France was surrounded by Habsburg territory on all sides, Louis XIV had set his heart on conquering the Spanish Netherlands. Annexation would secure the northern border of France, keep England at a distance better and deter the Republic of the Seven United Netherlands.12 In 1667 French troops, without any declaration of war, crossed the border of the Southern Netherlands. Louis XIV thought, at least that was his cover for this attack, that the supposed rights of inheritance of his Spanish wife, infanta Maria-Theresia, daughter of the recently deceased Philip IV, gave him claim to a part of the Belgian territory, including the city of Mechelen where Maria Petyt lived.13 The so-called War of Devolution was then a reality.14

Although the French armies did not reach Mechelen, the tales of war will not have passed by the Cluyse where Maria lived. The sisters must have had knowledge of the French raid in the hermitage of the Carmelites in Liedekerke:

In the monastery Termuylen, in Liedekerke, they acted in a terrifyingly tyrannical way, dishonoring women and daughters in sacred places, irrespective of persons or age. Yes, they even disrobed the daughters starknaked and hung them from the beams by their feet and whipped them in an infernal way until they bled. The Carmelites they tied to the tails of their horsesin a more than barbaric manner and thus dragged them from their monastery and hermitage.15

12 Sonnino (2009) 19. 13 Around 1640 the city numbered about 20,000 to 25,000 inhabitants. Marnef (2002) 291. Control of the region Antwerp – Brussels – Leuven, with Mechelen in the center, was of great strategic importance in order to control the Southern Netherlands. Rooms (2007) 45. 14 The law of devolution – which still existed in certain parts of the Southern Netherlands – determined that in the case of the inheritance of children from different marriages, the private possessions were divided according to the estates that had been brought in. Each heir could lay claim to the estate of the marriage he or she had been born from. Although this claim did not apply to public possessions, Louis XIV seized upon the law of devolution as justification for invading the Southern Netherlands. Rooms (2007) 27f. 15 ‘In het clooster ter-Muylen, te Liedekercke, heben sij schrickelijke tyrannie ghedaen, onteerende in de heilige plaetsen vrouwen en dochters zonder onderscheit van personen ofte ouderdom, jae, hebben selfs de dochters moedernaeckt ontkleet ende met de voeten omhooghe ghehangen aen de balcken en naer hun vervloeckelijck werk die gegheeselt tot den bloede. De Carmelieten hebben sij op eene meer als barbaersche wijze ghebonden aen de steerten van hunne peerden ende alsoo ghesleept uyt hun clooster ende hermitage.’ From the

26 This report will have made an impression on the sisters, all the more when one realizes that the hermitage of Liedekerke is later mentioned in Maria Petyt’s codicil.16

In Maria’s biography, and in her writings, we find only one indication that the political unrest came closer to the inhabitants of the Cluyse:

On August 19, 1668, she gained knowledge that, if one wants to ask something of God through the amiable Mother Mary, it is very good (…) to greet her with the hymn Ave marisstella etc., Hail Morning star etc. By this means she experienced much help, especially when they came to inspect all the houses in Mechelen in order to see if it was accommodation suitable for housing soldiers and they tried to burden her hermitage with the same.17

This inspection of the Cluyse perhaps had to do with the retreat of Spanish soldiers from the territory that Spain had to yield to France after the treaty of Aachen was signed on May 2, 1668.18

The Dutch War

With the outbreak of the Dutch War in 1672, the political situation in the Southern Netherlands worsened again.19 On May 18, 1672, without being offi

Gent Gazette, d.d. 19 September 1667, cited following Bronselaer [1945] 38f. This report, however, is probably not from the Gent Gazette but from the Gendtsche post-tydinghen, published by Maximiliaan Graet since 1667. 16 The name of this hermitage is mentioned ‘by haere codicille van den 22 meert 1677’. File Mechelen in the Nederlands Carmelitaans Instituut (Dutch Carmelite Institute) in Boxmeer. 17 ‘Den 19. Augusti 1668. kreegh sy kennisse, dat, als-wanneer men iet van Godt wilt versoecken door de minnelycke Moeder Maria, het seer goet is, (...) haer te groeten met den Lof-sangh: Ave maris stella, &c. Weest ghegroet Morghen-sterre, &c. Hier door heeft sy vele behulpsaemheydt onder-vonden: dat besonderlyck, als-men tot Mechelen alle huysen visiteerden, om te sien, oft daer commoditeyt was, om Soldaten te logeren, ende men hare Kluyse met de selve socht te belasten.’ Michael of St. Augustine (1681) 89. See also note 37 in Michel van Meerbeeck’s contribution to this volume, p. 57. 18 With the treaty of Aachen the Netherlands, Sweden and England allied themselves against France, aiming to end the War of Devolution. Spain was forced, among other things, to cede the southern part of Flanders, between Dunkerque and Lille (Maria’s native region), to France again. France consented to the arrangement and ceased the war. 19 See Veronie Meeuwsen’s contribution to this volume, p. 244.

27 cially at war with Spain, Louis XIV once again invaded the Southern Netherlands, and initially marched on Gent but then turned towards the vicinity of Brussels. On June 4, his army advanced towards Maastricht which had at that point been besieged by the French for some time. Some months later, on August 30, 1673, Spain joined the anti-French coalition, also known as the League of The Hague, and declared war on France on October 15, 1673.20 One year later Michael of St. Augustine, Maria’s spiritual director, writes what this situation means for the Southern Netherlands:

The state of the country is very miserable, because an army of at least eighty thousand armed soldiers which, in common opinion, ought to have been enough to wage war against the French and drive them away from Belgium, now – because of what providence of God I do not know – without being chased21 by anyone, confusedly fearfully and gone wild has so plundered our entire country that all the farmers have taken flight and there is, so to speak, no grain left for seed or food and there is no growth left on the fields.22

During this calamity Maria Petyt – against public opinion – prays for Louis XIV and his armies.23 If one does not want to base oneself on the explanation she herself gives, namely the supernatural activity in her prayer, one can fall back on several other interpretations to explain this prayer. Perhaps Maria – and with her probably many other religious – did not see through the ideological apologetics surrounding the kingship of Louis XIV.24 According to his court prelate J.-B. Bossuet, Louis XIV, as king, took the place of God. By placing Louis’

20 The reason for this was that Count de Monterrey, governor of the Southern Netherlands, had entered into an agreement with the Republic on the defense of important cities such as Breda and ’s-Hertogenbosch. Rooms (2007) 47. 21 Quasi is not translated. It probably refers to ‘nemine persequente‘ in Proverbs 28, 1 (Vulgata). 22 ‘status patriae miserrimus est, quia exercitus octoginta facile millium armatorum militum debellandis et e Belgio expellendis Gallis, communi iudicio sufficiens, nescio, qua Dei providentia, quasi nemine persequente confusus, territus, dissolutus, totam nostram patriam ita depopulatus est, ut profugis omnibus rusticis ne vel unum, ut sic dicam, granum pro semente vel nutrimento nec pallea in pagis remanserit.’ Ceyssens (1968) 242. Michael wrote this letter on October 20, 1674. Cardinal Bona died eight days later on October 28, 1674. Ceyssens (1968) 242. 23 Fol. 30v. See Veronie Meeuwsen’s contribution to this volume, p. 244ff and Esther van de Vate’s contribution to this volume p. 93f. 24 Burke (1992) 9.

28 image in line with figures like Clovis and Saint Louis,25 Versailles propagated a sacred kingship. Another explanation could be that in her prayer Maria Petyt identified with the political interventions of a number of French Carmelites, key figures in the reform of Carmel (o.carm.).26 John of St. Samson (1571–1636) was in contact with Maria de Medici, the mother of Louis XIII, and Léon de Saint Jean (1600–1671) gave the eulogy at the funeral of cardinal Richelieu in 1642.

27 In any case, Maria did not pray without reflection on the political choices that were made. About the League of The Hague she writes to Michael of St. Augustine:

These sparks and impressions seemed to enlighten me and to notify me from the side of the Beloved how He complained very much about the innocent blood, which is unjustly shed by both sides in Holland and about the injustice done to Him from the side of the Spaniards, who seemed to use all of their forces and an extreme power to expel Jesus from his new kingdom, and, as far as they could, they tried to prevent the peaceful possession of His desired kingdom and of the catholic faith that began to be planted there etc. Not that the Spaniards have expressed this intention, but because they supply the heretics with their arms in order to expel the king of France, trusting in some promises made to them by that impious nation, hoping that they themselves would occupy Holland, gradually and eventually would subject them to their power.28

Here it becomes clear that Maria duly realizes that innocent blood is being shed on both sides in Holland and that she cannot reconcile herself to the not very confessional considerations of the Spanish authorities.

Yet it was not her political considerations that made Maria’s prayer for Louis XIV so fervent. The catholic kingdom of her Beloved came first with Maria. She experienced her solitary prayer in service of the ecclesiastical authorities:

Sometimes the love-spirit seems to fly over the whole world like a bird, sometimes with the pagans, Turks, unbelievers, heretics, sometimes with the great sinners in order to convert them all to God, at other times with all the superiors of the entire Holy Church, with all the preachers, confes-

25 Louis IX, King of France (1226–1270) played an important role in Carmelite tradition. 26 Read more on p. 38f. 27 See John of St. Samson (1656) 96f. and Smet (1982) 53. 28 Fol. 33r. Transcription and translation can be found on p. 142f.


29 sors, as if I join them and work together with them in order to perform in a worthy manner the burden of the authorities and to perform those services as pleases God and for the salvation of their subjects.29

Seventeenth century women were all but forced to develop such visionary forms of redemptive ministry, regardless of whether these were politically biased. The reason for this should be sought in the impact of the catholic reformation.30

The Impact of the Council of Trent

[.....................]





Chapter 3 Daily Life at the Hermitage in Mechelen at the Time of Maria Petyt (1657–1677)

Michel van Meerbeeck

Introduction

There are many publications about Maria Petyt, particularly in the fields of theology and spirituality.1 This is not surprising, because the contents of her work2 are very intriguing from that point of view, so they seem to attract most attention. But by confining oneself to these fields one runs a real risk of drawing a distorted picture of Maria. Moreover, her work cannot be understood properly if certain historical elements are overlooked. One might wonder why historical research on Maria Petyt has had such limited success. Is it because of a lack of sources? An attentive reading of her various works provides a lot of material for a biography, especially if one studies the whole corpus, not only the autobiography. Research so far has hardly gone beyond this initial stage. There is one fortunate exception: the study conducted by A. Staring.3 This has still to be considered important along with the later significant work by A. Deblaere.4 The archives of the hermitage − filed systematically but, except for a few copies, not handed down to us – are among the possible sources.5 The archives of the Carmelites at Mechelen, which were already admired by A. Sanderus6 during Maria's lifetime, are still available. However, the documents that were preserved were not chronicles or visitation reports but a surprising number of notarial acts and financial information. Not only do they confirm what we already know from Maria’s texts, they also make it possible to understand the financial and material basis of life at the hermitage.7 Other information

1 For a substantial bibliography, see Lowyk (1991) 9–12, 47–50 and Persoons (2009) 277–280. 2 Petyt (1683). 3 Staring (1948). 4 Deblaere (1962). 5 E.g. Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro Belgica, convent of Mechelen: acts of 9 September 1707. 6 Sanderus (1727) 238. 7 We hope to give an overview of these sources kept in several archives in a further study. © Michel van Meerbeeck, 2015 | doi 10.1163/9789004291874_005 This is an open access chapter distributed under the terms of the Creative Commons AttributionNoncommercial 3.0 Unported (CC-BY-NC 3.0) License.

54 can be drawn from the correspondence of Michael of St. Augustine, most of which is kept in the general archives of the Carmelite Order in Rome.8 In 1999 by chance we were able to trace the ordinances of the hermitage of Mechelen, formulated by Michael of St. Augustine. We hope to publish them soon. This normative source contains a treasure of information about the hermitage. However, one has to exercise caution: there can be a big difference between the norm and one’s perception of the norm.9 In this limited paper I outline daily life in the hermitage of Mechelen. First I sketch the context and then focus on the sisters in the hermitage. Their physical life will be described and thereafter their spiritual life.

The Monastery of the Carmelites in Mechelen

The monastery of the White Friars of Mechelen reached its zenith in the early years of its reform.10

It had been devastated during the religious wars, but after the destruction came a period of renewal. The first years after Maria Petyt’s arrival at Mechelen saw the restoration of the church, and she was a witness to all the mess from the work in the church.11

Round about 1655 the monastery was a flourishing community which engaged in mentoring fraternities, offering spiritual guidance, hearing confessions, helping prisoners, nursing the sick, preaching and training the third order in Mechelen. The original list of the 57 members of the community in 1654 was found recently.12 Michael of St. Augustine,13 Maria's spiritual director,

8 E.g. Rome, Archivum generale ord. carmelitarum, II. Flandro Belgica, conventus Brussel, Michael of St. Augustine to Seraphinus of Jesus and Mary, Brussels 24 February 1680. Parts of this letter were published by Hoppenbrouwers (1960) 403 and Motta Navarro (1960) 59. I thank Emanuele Boaga O.Carm, general archivist († 2013). 9 Ordonnantiën. Until the publication of our overview we quote from the original folios of this document. 10 The obituaries and the reports (Mechelen, Stadsarchief, CC, 31: s.f.) of the White Friars of Mechelen claim that the convent was reformed in 1652, along with the entire Belgian province. But Panzer  (2006) 270 mentions the convent of Tienen as the last reformed monastery of the province (1656). 11 Petyt (1683) vol. 2, 173. 12 Leuven, KADOC, Provinciaal archief van de Vlaamse Minderbroeders, 2.2.291: J. van Meerbeek, Register ende specificatie van allen de landen, bemden, bosschen, aerden ende opstallen der convente vande Patres Carmeliten binnen Mechelen toebehoorende (1653), s. XVII. Recently returned to the Archivium archiepiscopalia of Mechelen, cf. Laenen (1914) XII. 13 Hoppenbrouwers (1949); Deblaere (1980); Possanzini (1998); Martinez Carretero (1991); Valabek (2008).

Daily Life at the Hermitage in Mechelen 55 initiated the reform of the monastery. In 1656 he became provincial but stayed in Mechelen, where he was succeeded as prior by Daniel of the Virgin Mary.14 The latter wrote a reflection on the rule for the third order15 and one for the hermitage of Termuylen.16

As we know, the Carmelites through the centuries remained nostalgic about their hermitic life. In Mechelen George Peeters got permission to lead a sort of hermit life inside the monastery.17 In the new constitutions the hermitic life in the desert was highly valued.18 This stems from the revival of hermitages after the religious wars.19

During his visitation in 1652 the prior general encouraged the establishment of a hermitage in Liedekerke. After Daniel of the Virgin Mary, Michael was also involved in the construction of Termuylen.20 Many benefactors, including the monastery in Mechelen, provided the necessary funds. Anna van Liebeke, who donated an annuity for Maria, founded and paid for a cell.21 In her will Maria appointed the monastery of Termuylen her heir in case the projected hermitage of Mechelen should come to nought.22

The 17th century was also a century of record keeping. The acts of the Carmelite monastery were copied and declared authentic. Heavy booksstill testify to the administrative reform.23 Today we know that the monastery owned four

14 Hoppenbrouwers (1934); Wijnhoven (1966); Melchior a Sancta Maria (1968). 15 Daniel of the Virgin Mary (1646). 16 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Liedekerke: Ordo vitae regularis pro conventu eremitico Bmae Virginis Mariae dictae ad Mulam. 17 The attestatio de vita V.P. Gregorii Petri was kept in the archive of the convent, cf. Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven,Geschoeide karmelieten van Mechelen, 11, 76. His biography was published in James of the Passion (1681) 131–133. 18 Constitutiones (1656) 7–13. 19 Sainsaulieu (1974). 20 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Liedekerke; Bronselaer (1954) 34–41. 21 Kort begryp van de historie (1753) 41–43. Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Flandro-Belgica, convent of Liedekerke: Liber diarius carmeli eremitici S. Josephi in Sylvalikerkana, 19–22. A copy of the act of 6 April 1652 is in Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Liedekerke but the minutes of this act are in Gent, Rijksarchief Gent, Oud Notariaat, 1270. 22 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Mechelen: declaration by F. Engrand, 16 December 1710. 23 Cf. n. 7.

56 houses on the Veemarkt.24 One of these, called St. Joseph house, was sold to pay for the reconstructions.25 The copyist also mentions a small house called De Cluyse, which waslocated next to the church on the Veemarkt. The now lost title deed dated from the 15th century.26 De Cluyse The debate about the origin of the hermitage started in the 18th century and still continues.27 What we know for certain is that the building was called a hermitage before Maria’s arrival.28 Jan Abroex had been living there for many years and had extended his lease in 1649.29 After his death the premises were vacant and in October 1657 jouffrouw Maria le Petit moved into the house, which she rented for 80 fl.30 The dates when the rental fell due were Bamisse (feast of St. Bavo, 1st October) and St. Jansmisse (feast of St. John the Baptist, 24th June). Some reconstruction work was done in 1650, but immediately after Maria’s death the house was fully renovated. It adjoined the church and the sisters were able to follow the offices, probably through a window in their oratory. Some scandalmongers talked about an entrance, through which the fathers came to visit the sisters at improper hours. The vicar, a Jansenist, wanted to verify this but gave up, having achieved nothing.31 On the other side of the Cluyse was the St. Joseph house. In 1659 the monastery bought back its former

24 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 91. 25 Mechelen, Stadsarchief, Augustijnen, 40 B or: act of 27 February 1613. 26 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 1, fol. 168r-169r, cop.; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 91. 27 Persoons (2009) 260–263. 28 Petyt (1683) vol. 1, 101. 29 Mechelen, Archivum archiepiscopalia, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 20, 180. 30 ‘Is bewoont bij Jouffrouwe Maria Le Petit ingegaen Bamisse XVIC sevenenvijfftich, annue LXXX fl.’, Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 169. 31 Petyt (1683) vol. 1, 80. In the Latin version, Deblaere (1962) 316, and in Michael of St. Augustine (1681) 18, the ‘man of quality’ isidentified asthe parish priest. Christian de Cort (1611–1669) was involved with the mystic Antoinette Bourguignon and the Jansenists of Nordstrand; De Baar (2004) 77–99; Adriaensen (1988) 104–116.

57 property.32 The goal was probably to give the community an adequate monastery with more space and a private chapel, as prescribed in the ordinances. During those years agreements about separating walls were also signed with other neighbours.33 Apart from the yard, the hermitage included communal rooms like a refectory (rarely used), a kitchen, a consulting room, and an oratory, the interior of which was affectingly simple: an altar with the devoted mother with her Jesus in her arms', between candlesticks and a crucifix of poor quality. The cells were just as poorly furnished: a straw mattress, white sheets, pillow and blankets, a small table and a chair, as well as a prie-dieu. A crucifix, an aspersorium and a picture of Our Lady were the only decorations. Stationery, some books according to the wishes of the mother superior, a lamp or a candle, a basin and a towel completed the inventory.34

The hermitage had a special statute: Maria Petyt was and remained a spiritual daughter rather than a proper nun, and a member of the Third Order of the Carmelites. She followed the first rule35 and took no solemn vow of poverty.36 Although the women were not looking for contact with the outside world, there was no enclosure. Because of these conditions the worldly authorities decided that soldiers could be quartered in this house: after all, the women were daughters and not cloistered sisters.37 This statute, however, was provisional and the women were striving to have a real convent. The short office of Our Lady would be replaced by the long one, complete poverty would be introduced, the three solemn vows would be compulsory and there would be an enclosure.38 Canonically Maria Petyt remained secular, to Michael of St. Augustine a cloistered sister in the making.

32 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 2, fol. 36r-37r; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 308. Mechelen, Stadsarchief, Oud archief, geschoeide karmelieten, Q, 1, fol. 36–1. 33 Contract dated 4 December 1655; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 307. 34 Ordonnantiën, fol. 3v/4r. 35 In Maria’s autobiography she writes ‘den eersten Reghel van onse Lieve Vrauwe des Berghs Carmeli, in eenighe maniere verschillende vande onderhoudinghe vande ongheschoeyde Carmelitessen, meer conform aen de onderhoudinghe vande HH. Euphrasia, ende Euphrosina.’ Petyt (1683) vol. 1, 97. 36 Ordonnantiën, fol. 9v. 37 Petyt (1683) vol. 2, 327f. 38 Ordonnantiën, fol. 7v-8v.

58 The Hermits of De Cluyse

The hermitage never became a big community. There were always fewer than a dozen members.39 To outsiders it seemed so ascetic and strict40 that many candidates were scared off. Although we know that some women entered, we also have records of people leaving the hermitage. The hermitage lasted no longer than 70 years, with three mothers superior. The last one, Françoise Engrand,41 knew the first, Maria Petyt. After her death in 1724 the hermitage was rented privately.42 The sisters had to combine various functions in order to manage their life.43 The mistress of the novices had time to take on additional duties. However, Maria Petyt, who provided spiritual guidance, felt overworked. Michael confirmed this and assisted Maria for a while.44 But her stress was caused by the actual burden of the guidance, not by the numbers of candidates.

Of some sisters we know only their names, of others their origins, their financialstatus, their personalities.Of course,we know Maria Petyt best, but her fellow sister and successor Catharina van Orsaghen has remained fairly unknown to this day.45 We suppose that her reputation was as good as Maria's.46 She dreamed a lot and had anti-Jansenist visions, which many Carmelites respected.47 Françoise Engrand made some excellent investments.48

39 Persoons(2009) 276–277 compiled a list of 13 members and Staring (1948) 302f addssome other names. In the quoted letter of Michael of St. Augustine, n. 8, the hermitage had 8 or 9 members, 2 servants and 4 filiae devotae, with prospects of 3 postulants. 40 ‘in rigidissima nostrarum Tertiarum congregatione Mechlinia’, Timothy of the Presentation (1926), VII-XV. 41 She was buried in the church of the Carmelites, like Maria Petyt and Catharina van Orsaghe, Antwerpen, Stadsarchief / Felixarchief, KK (Kerken en kloosters), 1493, 72. 42 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 91. 43 Ordonnantiën, fol. 10r-12v. 44 In a letter to Françoise Engrand, quoted by Deblaere (1979) 45. 45 Cf. our contribution, n. 9. 46 Mechelen, Stadsarchief, CC, 31, s.f. (The diary notes the death of Catherina but not of Maria Petyt!); Petyt (1683) vol. 2, 378f. 47 Het leven van de seer Edele Doorluchtighste en H. Begga (1712) 485f; Ceyssens (1953) 97. All but one of the approbaters of Het leven vande weerdighe moeder Maria a S.ta Teresia, (alias) Petyt (1683–1684) were members of the secret anti-Jansenist association, Ceyssens (1950) 363–367. 48 E.g. Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Mechelen.

59 Some sisters came from families of the Great Council, others had humbler backgrounds. Maria Petyt was from a prosperous merchant family. Catherina was the daughter of a wealthy pharmacist.49 She was a Beguine before she entered the hermitage. Sister Hannes, a widow, was given a small sum of money by Maria Petyt in order to be able to enter the hermitage.50

This group probably had the same clothing, the same rules and the same ideal, and to the outside world the sisters probably lived like angels. Yet angels have wings and when flying some feathers are lost. There were internal tensions in the community life, however restricted this life was.51

When entering the hermitage, the sisters brought their own possessions with them. This money was managed by the mother superior and the priest who acted as spiritual director. They did not invest in land but in pensions.52 Sometimes they invested in a house. On 14 February 1660 Maria Petyt and Catharina van Orsaghen were registered in the general ledger of Brabant for a hereditary pension of 12 fl. per annum.53 Later this money went to the hermitage and, in 1724, to the Carmelites of Mechelen: the hermitage in Termuylen had meanwhile become a real cloister.54

The Physical Life

In this section we describe a typical day in the lives of the sisters in the hermitage. We start with their physical life, the life of the body, realising that it is inseparable from their spiritual life.

We have access to a very precise schedule.55 The sisters prayed their night prayer: they got up at midnight and went back to their cells at 1 a.m. They were

49 Het leven van de seer Edele Doorluchtighste en H. Begga (1712) 480. 50 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Mechelen: act of 9 September 1707. 51 Petyt (1683) vol. 2, 67–69, 156f. 52 Ordonnantiën, fol. 9r-10r 53 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, box 1: act of 14 February 1660, cf. Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 11, fol. 36r -37r; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 113; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 65. 54 Bronselaer (1945) 43. 55 Ordonnantiën, fol. 2r-3r. This schedule would change if the sisters adopted the statutes of a cloistered order. The great canonical office would shift the return to the cell to 2 a.m.

60 woken again at 4 a.m. They went to sleep around 8 p.m.56 Thus they had about seven hours’sleep. Maria Petyt wrote thatsometimes, the night prayer brought on a certain weakness so she had to be taken back to her cell.57

Immediately after getting up in the morning the sisters had time to read and to tidy their rooms. They were also expected to take turns cleaning the hermitage once a week.58 The detailed instructions concerning clothing might have been meant to avoid confusing the sisters with actual convent sisters like the Carmelites. By and large one could say that outside the hermitage the sisters looked like any other spiritual daughter. Inside the hermitage the rules concerning clothing were a bit more flexible. When possible shoes were replaced by slippers.59

After the morning chores the sisters went to two masses in the church. Until 11 a.m. they were allowed to do work that was not distracting. Their handwork was sold or used for catechism or liturgical purposes.60

At 11.30 a.m., after an examination of conscience, each sister ate her meal in her cell. This was followed by solitary recreation in the garden, either reading, writing or sewing.61 We learned that Maria translated letters and also wrote a lot.62 From 1 p.m. until 5 p.m. the sisters remained in their cells where they interrupted their work periodically for vespers and prayer.63 After communal prayer in the oratory the sisters went back to their cells for supper. The communal night prayer was at 7.30 p.m.; twice a week it was followed by confession, spiritual instruction by the mother superior and her individual guidance. She had to visit her daughters in their cells at least twice a week.64

Although the sisters ate in their cells most of the time, on Sundays they ate in the refectory. At night it was usually bread and butter and fruit, and at noon soup with some bread. The fruits were selected carefully; meat and fish were excluded. Sometimes the sisters ate eggs. Beer regularly accompanied the meal. Wine was not allowed, except in cases of sickness.65 Luckily there were

56 Ordonnantiën, fol. 3r. 57 Petyt (1683) vol. 2, 216. 58 Ordonnantiën, fol. 4r. 59 Ordonnantiën, fol. 5r-v. 60 Ordonnantiën, fol. 5v. 61 Ordonnantiën, fol. 2v. 62 Petyt (1683) vol. 1, 22; vol. 2, 232; vol. 3,128, 204; Petyt (1684) vol. 4, 238f, 249, 309. 63 When alone in her cell Maria sometimes postponed the minor offices. Petyt (1684) vol. 4, 43. 64 Ordonnantiën, fol. 2v-4r. 65 Ordonnantiën, fol. 4r-v.

61 exceptions to that rule. Maria Petyt did drink a goblet of wine during the carnival.66 Fasting was very strict, but feasts were allowed from time to time.

The Spiritual Life

All these physical constraints have to be understood in the context of Maria Petyt’s striving for a life of intimacy with God. If we are not aware of this aim, we cannot understand her writings or her ascetic life. To reach her goal the accent was on solitude, silence and prayer.

Solitude was achieved by spending a lot of time alone in her cell, a minimum of refectory and recreation time, and a maximum of silent prayer. We shall not dwell on this subject. However, there was one difficulty: the outside world. In principle the sisters were only allowed to go out at Easter for the Easter service in the parish church.67 Yet Maria Petyt made some exceptions, for example during a jubilee at St. Rumbold’s cathedral.68 The sisters had to go out in pairs. On these outings Maria picked up all sorts of news, with the result that her prayers always had a very human character of intercession.69 Other sisters went out, too, for instance for shopping, particularly when there was no special sister for these tasks.70 However, there were also contacts with the outside world inside the hermitage. These took place in the parlour, with another sister to witness the conversation.71

The sisters’ ordinances and writingstestify to a profound wish to participate in the ‘great silence of the Carmelites'.72 However, this inner attitude had to go hand in hand with outward silence. This was not always possible, and Maria complained that her sleep was disturbed by the noisy youth of Mechelen.73

Concerning prayer, we have to confine ourselves to its outward characteristics. First we need to comment on their reading. Maria and her sisters read the little office of Our Lady but in the ordinances Michael of St. Augustine writes that the sisters may read, when recognized as an enclosed convent, the ordinary choral prayer.74 Maria did not have to strain to read the office with her by

66 Petyt (1683) vol. 2, 186. 67 Ordonnantiën, fol. 5v, Petyt (1683) vol. 2, 77. 68 Petyt (1683) vol. 3, 199. 69 Petyt (1683) vol. 3, 139f; Petyt (1684) vol. 4, 62. 70 Ordonnantiën, fol. 11v. 71 Ordonnantiën, fol. 6r. 72 Petyt (1683) vol. 3, 257. 73 Petyt (1684) vol. 4, 239. 74 Ordonnantiën, fol. 2r.

62 now healed eyes: she knew the prayers by heart.75 After the night office the sisters practised self-flagellation.

In church the sisters attended two masses and received communion daily after the first mass.76 Witnesses noticed Maria Petyt’s intense devotion during this communion. Others commented on her attitude during the adoration, where she would sometimes stay for hours.77 Occasionally Maria had a sudden impulse to receive communion from any priest who happened to be available at that moment.78 Once or twice a week the sisters went to confession.79 Once in a while they were allowed to confess to a priest they did not know. Spiritual guidance by priests other than Carmelites was not totally prohibited, but it was not encouraged in order to avoid getting lost in all sorts of spiritualities.80 In this way the inner life of some sisters became such an intense union with God that it seemed to merge into eternal life.

When entering the hermitage the sisters were allowed to choose where they wanted to be buried.81However, the funeral service had to be held in the parish church first. Maria probably chose the Carmelite church, where she remained buried until the French revolution. Other sisters followed her example.82 To date no relics of these bodies have been found. Who would think when climbing the stairs to the huge metropolitan church of Mechelen today that some of these steps are the gravestones of the sisters of the old hermitage?83

Michel van Meerbeeck (Antwerp 1954) studied history at Ghent University and carried on his studies in theology in Liège where he was ordained priest (1986). In the year 2000 he earned the degree of doctor in history of the KU LEUVEN with a thesis about Ernest Ruth d’Ans,secretary of the Grand Arnauld. This was published in 2006 in the Library of the Revue d’histoire ecclésiastique. At present he is a collaborator at the Center for the Study of Augustine, Augustinianism and Jansenism of the Faculty of theology (KU LEUVEN) where he is preparing a study of Bishop Soanen of Senez’s pastoral activity.

75 Petyt (1683) vol. 2, 324. 76 Justification in Ordonnantiën, fol. 7r. 77 Timothy of the Presentation (1729) 5, 4–7. 78 Petyt (1683) vol. 3, 249. In that time and district, it was common for anchoressesto receive communion frequently (every day). 79 Ordonnantiën, fol. 7r-v. Maria Petyt had many confessors. Petyt (1683) vol. 1, 200. 80 Ordonnantiën, fol. 7v. 81 Ordonnantiën, fol. 8r. 82 Antwerpen, Stadsarchief / Felixarchief, KK (Kerken en kloosters), 1493, 65–78. 83 The gravestones were used for the restoration of the main entrance of St. Rumbold’s Cathedral.



Source & Table

Source web

http://booksandjournals.brillonline.com/content/books/9789004291874#
Maria Petyt - a Carmelite mystic in wartime / edited by Joseph Chalmers, Elisabeth Hense, Veronie Meeuwsen, Esther van de Vate. pages cm. -- (Radboud studies in humanities, ISSN 2213-9729 ; VOLUME 4) Includes bibliographical references and index.

ISBN 978-90-04-29186-7 (hardback : alk. paper) -- ISBN 978-90-04-29187-4 (e-book) 1. Petyt, Maria, 1623-1677. 2. Carmelites--Spiritual life. 3. Dutch War, 1672-1678. 4. Carmelites--Netherlands--Biography. I. Chalmers, Joseph, editor.

Contents

Introduction 1 Elisabeth Hense, Veronie Meeuwsen and Esther van de Vate Part 1

Maria Petyt in her Context

1 Maria Petyt – A Short Biography 7 Esther van de Vate

2 Maria Petyt against the Background of the Political and Religious Situation in Flanders in the Seventeenth Century 22 Esther van de Vate

3 Daily Life at the Hermitage in Mechelen at the Time of Maria Petyt (1657–1677) 53 Michel van Meerbeeck

4 Living as a Spiritual Virgin and Claiming Prophetic Authority: The Parallel Lives of Maria Petyt and Antoinette Bourignon 67 Mirjam de Baar

Part 2 The Latin Manuscript about the Dutch War and Its interpretations

5 Some Notes on the History of the Latin Manuscript of the Life of Maria Petyt by Michael of St. Augustine 83 Giovanni Grosso

6 ‘Oh, How Spiritual Directors are Obliged to Remain Silent!’ Michael’s Redaction of the Writings of Maria Petyt: Some Initial Findings 92 Esther van de Vate vi Contents

7 The Latin Manuscript about the Dutch War and Its Translation in English 119 Veronie Meeuwsen (ed.)

8 Maria Petyt’s Support of the French King 240 Veronie Meeuwsen

9 The Spirituality of Teresa of Avila and the Latin Manuscript about the Dutch War (folios 30r–49v) 252 Elisabeth Hense

10 The Prophetic Spirituality of Maria Petyt in the Latin Manuscript about the Dutch War 266 Anne-Marie Bos

Epilogue 282 Joseph Chalmers

Index 289



Bibliographies, reprises, classements

Maria Petyt et ses traductions sur le web


https://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Petyt

http://www.worldcat.org/wcidentities/lccn-no99064827

http://data.bnf.fr/10636836/louis_van_den_bossche/

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34406663m/date&rk=21459; 2

VS : Vie Spirituelle, VSS : Suppléments à la Vie Spirituelle.



Méthode pour transcrire des pages issues de Gallica

On est obligé de convertir au format texte image par image préalablement chargéee, ce qui est possible en menu contextuel en un seul acte de conversion par Omnipage.

Puis on  regroupe en « !somme.txt » en séparant les pages par un saut de ligne. Attention à bien enregistrer !somme.txt !

Enfin on vérifie l’ordre ce qui conduit à un déplacement de page — la dernière image est la première page du texte! – et l’on corrige. Souvent la dernière image/première page doit être dictée, car elle est téléchargée dans un format inconnu... (protection ?).



Les traductions reprises dans ce volume

J’ouvre sur des textes parus dans la Ils ont fait connaître Maria Petyt grâce à Louis van den Bossche.

Traductions absentes de la B.N.F.: VSS : décembre 1928, p.105-120; janvier 1929, p. 169-201; février 1929, p.242-254; décembre 1931, p.149-166. VS : t.47, 1936, p.290-295. Vie mariale. Union mystique à Marie.

Traductions reprises, liste page suivante :



Deblaere : Fragments inclus dans sa thèse, tome I

2e livre ch.60-86 ; ici p.~319

L. van den Bossche : Tome II :

VSS février 1928, p.201-241, Maria a Santa Teresia (1623-1677

= 1er Livre 2e partie, ch.207-229, 236-240, 247 ; ici (1) p.~393

VSS janvier 1932, p.43-50, L’action intime du Saint-Esprit

= ch.18-19, 22, 25-26, 28 ; ici (2) p.~427

VS 1935, p.66-73, Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677)

= 1er livre 2e partie, ch.1-3 ; ici (3) p.~433

VS mai 1935, p.181-186, Foi vive et présence divine

=ch.4-5 ; ici (4) p.~439

VS 1935, p.288-293, «Éblouissante lumière de foi»

= ch.6 & 7 & 8 ; ici (5) p.~443

VS janvier 1936, p.78-84, L’accord du parfait amour

= ch.9-12 ; ici (6) p.~447

VS février 1936, p.185-191, L’accord du parfait amour (suite et fin)

= ch.13 à 18 ; ici (7) p.~452

VS juillet 1936, p.67-71, L’intime présence du Seigneur

= ch.65-66 ; ici (8) p.~457

VS septembre 1936, p.181-184, La vie du Christ en nous

= ch.47et 68 ; ici (9) p.~461

VS octobre 1936, p.294-301, La «possession divine»

= ch.69 à 72 [que je ne transcris pas mais renvoie à la meilleure traduction d’Albert Deblaere, cf. supra]

Je donne ensuite les textes parus dans Études carmélitaines :

EC, 1935, Le grand silence du Carmel, p.~464

= 1er livre 2e partie ch.139-158

EC, avril 1931, De la vie « Marie-forme » au Mariage mystique, p.~487

= 2e livre ch.215, 3e livre ch.2-16

EC, 1931, Traité de la vie « Marie-forme » Michel de Saint-Augustin, p.~519

= CHAPITRES I-XIV

Je transcrit enfin le tapuscrit « Marie Petyt I. Autobiographie » p.~563 sq.

= 1ere partie, ch.1-155



Reclassement par livres et chapitres suivant l’édition flamande

1er livre 1ere partie ch.1-155 Autobiographie

1er livre 2e partie ch.1-18 « Marie de Sainte-Thérèse, Foi vive et présence divine, «Éblouissante lumière de foi», L’accord du parfait amour »

ch.18-19, 22, 25-26, 28 « L’action intime du Saint-Esprit »

ch.65-66, 47 et 68 « L’intime présence du Seigneur, La vie du Christ en nous »

ch.139-158 “Le grand silence du Carmel”

ch.207-229, 236-240, 249 “Maria a Santa Teresia...”

2e livre, ch.60-86 (traduction Deblaere)

ch.215, “De la vie ‘Marie forme’ au mariage...”

3e livre, ch. 2 à 16 “De la vie ‘Marie forme’ au mariage...”

«Traité de la vie « Marie-forme » par Michel de Saint-Augustin


Bibliographie des études et des éditions de Marie Petyt et Michel de Saint-Augustin

Maria Petyt, A Carmelite Mystic in Wartime, editors Joseph Chalmers, Elisabeth Hense, Veronic Meeuwsen and Esther Vate, Radbout Studies in Humanities, Brill, 2015,

http://booksandjournals.brillonline.com/content/books/9789004291874

Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure et pratique fruitive de la vie mystique, Éditions Parole et Silence, 2005.

Paul Mommaers, DS, t.12, notice “PAYS-BAS, IV. Les XVIe et XVIIe siècles, col. 746 à 750 : [...] ‘Le rayonnement du Carmel réformé, dans la seconde moitié du 17e siècle, est dominé par une mystique originale, Maria Petyt.

Albert Deblaere, Essays on mystical literature, 223 sq. – Précédemment paru dans Carmelus 26 (1979) 3-76.

DE MYSTIEKE SCHRJJFSTER MARIA PETYT (1623-1677) par Albert DEBLAERE S.J., Edition : De Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, SECRETARIE DER ACADEMIE, Koningstraat, 18 GENT, 1962. – Traduction par Jean-Marie PIOTROWSKI, Édition : SIERRE, 1994.

Albert Deblaere, S.J. (1916-1994), Essais sur la littérature mystique, Edited by Rob Faesen, S.J., Leuven University press, 2004. [reprise de contributions essentielles parues en français; en flamand; contributions en hommage de ses élèves-disciples]. Paru précédemment dans Studia Missionalia 26 (1977) 117-147)

Traductions partielles éditées par L. van den Bossche en premier lieu dans Vie Spirituelle, revue accessible et téléchargeable sous Gallica. Leur liste est donnée par André Derville, DS tome 12, col. 1229, bibliographie infra.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34406663m/date&rk=21459; 2

D. Tronc, Expériences mystiques en Occident II. L’invasion mystique en France des Ordres anciens & III. Ordres nouveaux et Figures singulières. Éditions Les Deux Océans, 2012, & 2014.

A. Derville, Dictionnaire de Spiritualité, tome12, Beauchesne, 1984, colonnes 1227 à 1229 : ‘PETYT (MARIA; MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE), tertiaire du Carmel, 1623-1677. — 1. Vie — 2. Doctrine’ - [3. Bibliographie] :

Rappel de [3. Bibliographie] :

« J.R.A. Merlier a établi une éd. critique de l’autobiographie de M.P. : Net Leven van Maria Petyt, Zutphen, s d (1976).

« L. van den Bossche a publié de nombreux extraits traduits en français dans VSS d’abord (février 1928, p. 201-41; déc. 1928, p. 105-20; janv. 1929, p. 169-201; février 1929, p. 242-54; déc. 1931, p. 149-66; janv. 1932, p. 43-50), puis dans VS [Vie Spirituelle] (t. 43, 1935, p. 66-73, 181-86, 288-93; t. 46, 1936, p. 78-84, 185-91; t. 47, 1936, p. 290-95; t. 48, 1936, p. 67-71, 181-84; t. 49, 1936, p. 294-30). On lui doit aussi : Vie mariale, fragments traduits, Bruges-Paris, 1928; Union mystique à Marie, coll. Cahiers de la Vierge 15, Juvisy (1936); dans Études carmélitaines : De la vie ‘marie-forme au mariage mystique (t. 16, 1931, p. 236-50; t. 17, 1932, p. 279-94) et ‘Le grand silence du Carmel. La vocation de Marie de Sainte-Thérèse (t. 20, 1935, p. 233-47).

« Les traductions de van den Bossche ont servi de base à des trad. anglaises : par Th. McGinnis (Life with Mary, New York, 1953; Union with Our Lady, Marian Writings of Ven. Maria Petyt..., 1954) et par V. Poslusney (Life in and for Mary, Chicago, 1954).

« Études : voir surtout celles de A. Deblaere, qui ont servi à l’établissement de cette notice : De mystieke Schrijfster Maria Petyt, Gand, 1962; notice Petyt, dans Biographie nationale (de Belgique), t. 33 (Supplément, t. 5/2), 1966, col. 590-93; Maria Petyt, écrivain et mystique flamande dans Carmelus, t. 26, 1979, p. 3-76.

DS, t. 1, col. 463, 1150; t. 3, col. 1640; t. 4, col. 673, 977; t. 5, col. 661, 1371; t. 7, col. 74, 1916; t. 10, col. 615. /André DERVILLE.






4. Figures féminines.


Les femmes représentent la moitié du genre humain, mais jusqu’à présent nous n’en avons signalé que cinq assez brièvement contre une trentaine de figures masculines largement présentées jusqu’à maintenant dans ce tome III : nous allons compenser cette « injustice » en faisant revivre six figures féminines. Impossibles à rattacher à des écoles, elles ont en commun d’avoir vécu la mystique dans le monde, dans des conditions très variées. Une seule d’entre elles devint religieuse, mais après avoir été mariée. Elles nous feront voyager en France, au Canada et en Flandre.

L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656).

C’est Marie des Vallées qui connut le destin le plus étrange à nos yeux puisqu’elle traversa d’abord des épisodes de “possession”, puis fut considérée comme une grande sainte. C’est grâce au compte-rendu108 de saint Jean Eudes que nous connaissons sa vie.

Née de parents pauvres dans un village de Basse-Normandie, orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Après avoir refusé une demande en mariage, elle se crut possédée du démon : on la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels. Voici comment on procédait à l’époque :

On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe 109 hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite.

Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes 110.

Elle eut encore droit à six mois de prison dans des conditions atroces, puis fut déclarée vertueuse tout en se croyant toujours possédée : “mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi”111. L’évêque de Coutances la prit heureusement sous sa protection comme servante à l’évêché.

Parallèlement à cette étrange atmosphère, sa vie intérieure évoluait : étant d’un caractère absolu, elle se jette sans réserve à Dieu. A vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » avec Dieu :

Si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne L’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9).

[…] la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination 112.

Elle dialogue avec le Seigneur :

Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses. » 113.

Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un. - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre 114.

Son choix de l’amour divin est absolu :

Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?

- Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit 115.

Comme Surin, elle se livra “en sacrifice” pour le rachat de ses persécuteurs. A une période où l’on brûlait les sorcières par milliers, elle restait obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée. Elle se croyait toujours damnée, objet de « l’Ire de Dieu », et vécut encore deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) où elle désira se tuer. Encore en 1641, l’évêque ordonnera au Père Eudes de l’exorciser (« en grec »).

Certaines pages de la relation rédigée par Jean Eudes nous paraissent donc étranges. Elles mettent en évidence l’esprit du temps : une fille de la campagne excentrée du Cotentin traverse des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée bien qu’elle se soit donnée à Dieu. La description véridique de cette nuit de l’âme s’exprime sur un mode très coloré, proche de celui de certaines visionnaires du Moyen Age. Par exemple, ce rêve qui se passe dans un monde infernal :

Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer […] Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)

Le début de la biographie est donc peuplé de diables. Puis une rupture se produit entre les livres III et IV où l’on constate, avec l’introduction de feuillets vierges et un changement de main du copiste, un changement très profond d’atmosphère : les beaux et profonds passages prennent la place des diableries. Ceci laisse supposer qu’on a affaire à deux rédacteurs distincts sans doute d’époques différentes.

La suite offre alors des dialogues magnifiques qui restituent l’élan « implacable » du chemin mystique de Marie116. Elle y parle avec Dieu d’égal à égal et se montre d’une exigence absolue :

Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

Voulez-vous la contemplation ?

Non.

Quoi donc ?

-- Je demande la connaissance de la vérité ! 117.

Ou encore ce passage qui enthousiasmait Julien Green lisant la biographie d’Emile Dermenghem118 :

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place que feriez-vous ?

“– Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

“– Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

“– Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

“– Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

“– Je vous assure que oui.

“– Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? – Oui, je vous y laisserais!119.

Parallèlement à ces dialogues avec le Seigneur, se détachent des songes de toute beauté, dont elle explicite le sens spirituel sous-jacent quand les symboles sont trop mystérieux. Les images qui utilisent une représentation médiévale du monde, assurent la fonction enseignante de paraboles mystiques. Lorsque « sœur Marie » rapporte un « songe », c’est pour l’interpréter tout de suite en tant qu’enseignement spirituel :

Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde[…]

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme.120.

Ces visions appellent donc une interprétation mystique. Ici, l’un des plus beaux songes a pour cadre la forêt de l’existence humaine121. L’injonction impérieuse de la grâce est symbolisée par la Sainte Vierge. Des images bien concrètes décrivent le rude travail de purification qui nettoie ce qui est humain. Le cheminement mystique conduit à la transformation de Marie, qui, à ce moment de sa vie, garde encore la peur du sans-appui et d’un envol à l’aveuglette :

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponse […] Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.122.

À propos de cet envol vers l’inconnu, elle disait que le mystique est appelé à “vivre hors de son être, d’une vie inconnue à celui qui la possède”(Vie 9.4).

Elle se plaignait de la rigueur de l’amour divin :

Mais l’amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais il frappe bien rudement. Je tremble quand je le vois. Quand on se plaint à lui, il ne fait qu’en rire ; on ne sait où il va ni où il mène ; il se fait suivre à l’aveugle. (Vie 6.4)

Un dense résumé de la vie mystique lui fut donné :

En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore : « […] J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. » 123.

Demander « hardiment le salut du prochain » correspondait à son plus profond désir, sauver les âmes :

 Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant’. » 124.

Pourtant elle ne se faisait aucune illusion sur l’importance de son rôle :

« Voulez-vous que je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer, accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? […] Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui Me les dérobent par vanité. »

En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite bûchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »125.

Mais il se pourrait bien que le Seigneur ait obtempéré à ses demandes pressantes comme en témoigne ce dialogue :

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »126[…]

Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.127.

On mesure la profondeur de son expérience mystique à ses réactions lorsqu’elle lit des auteurs arrivés au sommet. Témoin cet épisode à propos de Benoît de Canfield dont elle n’apprécia que la troisième partie de la Règle 128:

Auparavant qu’elle vint à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie 129.

A propos d’autres auteurs :

Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps 130, intitulé « Les Fleurs de l’Amour divin » ou « Le Jardin des Contemplatifs », là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection […] quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’état, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde 131.

Elle se sentait aussi très proche de Catherine de Gênes :

La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de Ste Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible […] Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer […] sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut […] C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur 132.

Elle avouait donc avoir marché “à la despérade”, mais elle émergea de ces terribles combats, pour vivre encore vingt-deux ans de grand rayonnement où elle put s’occuper des autres.

Elle devint en effet la conseillère très écoutée d’un grand nombre de spirituels pour qui elle était “la soeur Marie” bien qu’elle ne fût pas religieuse : Jean de Bernières et le cercle de l’Ermitage, Catherine de Bar, François de Montmorency-Laval futur évêque de Québec, le futur saint Jean Eudes (qui défendra son souvenir avec constance) vinrent régulièrement la visiter à Coutances. Le baron de Renty133  déclarait qu’elle lui avait donné « la clef qui ouvre le chemin que j’ai marché en cette vie ». Mectilde de Bar, fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement, sollicitait ses prières par l’intermédiaire de Bernières et continua à la prier après sa mort.

Au-delà de ce cercle, elle fut admirée par des gens aussi divers que le jésuite P. Coton, J.-B. Saint-Jure directeur de Renty, la future Marie-Catherine de Saint-Augustin, religieuse hospitalière (tourmentée elle aussi par des obsessions sataniques, elle vécut de 1648 à sa mort à l’Hôtel-Dieu de Québec).

Les amis de l’Ermitage de Caen allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « la sainte de Coutances », lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes. Jean Eudes nota soigneusement les « dits de la sœur Marie ». Son compte-rendu nous est parvenu par le manuscrit de la Vie admirable dit « de Québec » que Mgr de Laval, premier évêque de Québec, emporta dans ses bagages, ce qui montre la vénération dont le cercle de l’Ermitage entourait Marie.

Voici un exemple de ces visites :

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente 134.



Que se passait-il en sa présence ? On perçoit chez elle trois niveaux d’action : soit elle répondait aux questions et ses réponses étaient notées, probablement le jour même, par ses interlocuteurs, dont Jean Eudes ; soit elle racontait ses « songes », pour instruire sur un mode symbolique ; mais certains connaissaient auprès d’elle une expérience beaucoup plus profonde dans une communication de cœur à cœur en silence :

Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre…135.



En voici un témoignage, probablement de Bernières :

27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.

33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.

34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé 136.

Le Seigneur lui avait dit que ce travail serait une maternité spirituelle :

Vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant […] vous enfanterez la joie. (Vie 5.6.6).



Son souvenir resta très présent : on se recueillait sur sa tombe dans la cathédrale de Coutances. A la fin du siècle, madame Guyon l’appréciera :

Pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose 137.

Son influence se prolongea encore au XVIIIe siècle : en 1726, près d’Amsterdam, l’éditeur Pierre Poiret138 intégra les Conseils d’une grande Servante de Dieu au sein du très beau recueil consacré aux œuvres de M. Bertot par Mme Guyon139. C’est dire l’importance que le cercle guyonien lui accordait.









Terminons par ce beau passage qui fait songer à Ruusbroec et résume bien la vie ardente de Marie des Vallées :



L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle :

« Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. »

Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : « Quelle est cette voix ?

C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.140.


Marie de l’Incarnation (1599-1672) ursuline et canadienne.





Admirée au Canada comme en France,  la « seconde » Marie de l’Incarnation141 est souvent considérée comme la plus grande mystique du XVIIe siècle français. Brémond qui l’a redécouverte, lui consacra la moitié du tome IV de son Histoire. Aussi lui donnons-nous une place exceptionnelle qui ne sera égalée que par celle que nous réserverons à Madame Guyon au tome IV.

Sa vie fut extraordinaire : elle est partie vivre au Canada au milieu des Indiens. Elle a donc vécu la mystique en plein cœur de l’action. Elle n’est l’héritière d’aucune école : même si elle a eu des confesseurs, elle a surtout suivi la direction intérieure que lui donnait l’Esprit Saint.

Marie Guyart, quatrième enfant d’un maître boulanger, fut mariée avant dix-sept ans à un maître ouvrier en soie, Claude Martin, qui mourut en 1619, peu après la naissance d’un fils, Claude. La jeune veuve prit la tête de la fabrique, termina les procès en cours, remboursa les créanciers et se retira chez son père avec le bébé. Mais le 24 mars 1620, elle fut foudroyée par l’amour divin : Je m’en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même, racontera-t-elle à son fils en 1654. Puis, tout en pratiquant de sévères mortifications, se faisant « la servante des servantes de la maison », elle fut appelée à seconder son beau-frère dans la direction de son entreprise de transports par voie d’eau et de terre (elle avait « le soin de tout le négoce »).

En 1631, à l’âge avancé (pour l’époque) de trente et un ans, bien que son fils n’ait que douze ans, elle céda à l’appel de la vie religieuse et entra chez les ursulines où contemplation et action s’équilibraient. Elle y fut accueillie sans dot. La famille tenta de la dissuader en lui faisant rencontrer son fils désespéré par son départ, mais en vain. Elle passa une dizaine d’années cloîtrée. En 1633, elle fit un songe qui lui dévoilait un pays mystérieux plongé dans la brume : celui-ci se révélera être le Canada.

Nous avons vu avec Bernières que partir convertir les sauvages était le grand rêve de tout spirituel de l’époque. En 1639, elle accepta donc une mission pour la Nouvelle-France (le futur Québec). Elle était accompagnée d’une moniale de Tours et d’une autre de Dieppe, ainsi que d’une jeune veuve d’Alençon, Marie-Madeleine de la Peltrie, fondatrice temporelle (que nous avons vue « fiancée » à Bernières) : nous avons raconté les péripéties de leur embarquement dans la section sur Bernières.

À Québec, qui n’était encore qu’un village de deux cent cinquante colons, commença une nouvelle vie : Marie supervisa la construction du couvent, prit contact avec les Hurons pour éduquer leurs petites filles. Les épreuves ne manquèrent pas : destruction de la communauté des Hurons, nuit intérieure jusqu’en 1647, incendie du couvent, épidémies… La guerre indienne décima les Français laissés sans secours de la métropole elle-même déchirée par les luttes de la Fronde. Puis vinrent les maladies douloureuses et les infirmités. Parvenue à un état d’union intime à Dieu, « d’une simplicité telle qu’il lui est difficile d’en rendre compte », elle mourut le 30 avril 1672 142 & 143 .

Comme son éditeur Dom Oury le montre, elle était d’un tempérament énergique et bien trempé : il faut être impitoyable à soi-même et courir sans relâche pour arriver au Roi 144. Elle aimait aller droit au but en évitant tout retour sur soi-même :

Depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi-fait […] Pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine est absolument nécessaire. Il importe de fortifier son âme contre une certaine humeur plaintive et contre de certaines tendresses sur soi-même 145.

Dieu s’était révélé à elle comme l’Amour :

Il est si passionné [de notre âme] qu’il en veut faire les approches 146.

C’est donc par la voie de l’amour qu’elle fut conduite :

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 147.

Les petits font de petits présents, mais un Dieu divinise ses enfants et leur donne des qualités conformes à cette haute dignité. C’est pour cela que je me plais plus à l’aimer qu’à me tant arrêter à considérer mes bassesses et mes indignités 148.

La meilleure façon de découvrir Marie est de la lire ! Ses deux Relations comme sa Correspondance forment un ensemble vaste (près de deux mille pages), mais qui demeure tout au long très vivant. On y voit la dynamique d’une vie mystique au cœur d’une vie difficile.

C’est à l’admiration fidèle de son fils que nous devons la conservation de tous ces documents. Les deux Relations furent écrites à près de vingt ans d’intervalle, en 1633 puis en 1653-1654 : indépendantes l’une de l’autre - car Marie perdit tous ses documents pendant l’incendie du couvent canadien, - elles couvrent en grande partie les mêmes périodes de sa vie. Disposer de relations séparées par près de vingt ans est un cas unique parmi tous les témoignages que nous ont laissés les mystiques. De plus, ces écrits ne subirent aucune censure149, ce qui est rare. La seconde Relation fut écrite à la demande d’un fils très cher qui était entré chez les bénédictins et s’était engagé dans le même chemin intérieur150 : elle est particulièrement belle et intime. Le récit des instants forts ou d’événements intérieurs précis que donnait la première Relation, laisse place à une division en treize « états d’oraison » qui ont un début, une durée et une fin, et qui englobent toute la vie : à chaque étape, se manifeste une nouvelle expérience donnée par la grâce, une nouvelle phase qui fait progresser Marie dans son chemin mystique.

La Correspondance nous apporte enfin des témoignages spirituels de la pleine maturité et de la fin de vie : ce complément précieux sur sa vie intérieure s’étale sur la longue période de dix-neuf années qui va de la seconde Relation à sa mort. Là se trouvent les admirables lettres à son fils que nous citerons abondamment. En même temps, Marie qui a appris et composé dans les langues indiennes y décrit la vie quotidienne et concrète, l’isolement et l’insécurité de la dure vie canadienne, le retentissement de l’isolement et des menaces exercées sur une petite communauté.

Parsemées de notations colorées, parfois étranges ou sanglantes, les lettres restent plus spontanées que les Relations. Elles étaient écrites annuellement, au rythme des rares voyages maritimes saisonniers : les bateaux arrivaient de France en juillet et partaient fin août ou début septembre. On note pourtant le soin des rédactions qui nous sont parvenues : répondant aux demandes des correspondants, certaines sont longues et s’apparentent à de petits traités. Ce type d’écrit concret et libre de toute théorie ne se retrouvera que chez Mme Guyon.

Grâce à une correspondance bien datée et aux deux Relations, nous avons donc la possibilité assez exceptionnelle d’établir une série chronologique d’extraits qui relatent les événements extérieurs biographiques sans les séparer de l’évolution mystique : comment vit-on intériorisé, tout en étant environné de contraintes terribles ?

Le lecteur va trouver ici entrelacés des textes de la première Relation de 1633, de la seconde Relation de 1654, et de la Correspondance. Leur classement chronologique couvre les trois périodes  d’une vie pleine et longue : la vie laïque de Marie Guyart (une trentaine d’années), la vie religieuse cloîtrée en France (dix ans), puis la vie religieuse active au Canada.

I. la vie laïque de Marie Guyart :

28 octobre 1599 : elle naît à Tours. Elle rêve de Jésus-Christ à sept ans : l’effet fut une pente au bien (rr47) 151. Mariée à dix-sept ans, elle est veuve à dix-neuf ans. Elle aspire à Dieu et se livre aux excès ascétiques classiques à son époque :

Elle avoue que les disciplines d’orties, dont elle usait l’été, lui étaient extrêmement sensibles, à s’en ressentir trois jours durant. Elle usait aussi de chardons, et l’hiver d’une discipline de chaînes qui ne semblait rien au regard des orties, dit-elle. Pendant quelque temps, elle se contraignit à manger avec un peu d’absinthe et à garder dans la journée par moment de l’absinthe dans la bouche. Cela lui causa des maux d’estomac… (b87) 152.

Heureusement la grâce prend les choses en main :

24 mars 1620 : En cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées […] voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre surpasse l’horreur même […] En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde […] Ce trait de l’amour est si pénétrant et inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l’âme qu’il la mène où il veut, et elle s’estime ainsi heureuse de se laisser ainsi captive. (rr69). 

Elle entre dans l’église où elle rencontre celui qui va devenir son confesseur, Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, puis rentre chez elle :

[…] je m’en revins en notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même (rr71).

1621 : Après avoir goûté un an de tranquillité chez son père, à vingt-et-un ans, elle est appelée chez sa sœur pour aider le couple dans leur entreprise. Là s’affirme sa capacité à rester très absorbée intérieurement tout en agissant dans le monde :

Je me sentais tirée puissamment, et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur […] J’étais ainsi une heure ou deux, et cela se terminant avec une grande douceur d’esprit, j’étais toute étonnée que je me retrouvais en mon entretien ordinaire (r159). Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé (r162) ; cela n’a apporté aucun trouble à ceux avec qui j’étais. Je les quittais doucement et pendant qu’ils s’entretenaient de diverses choses, je donnais à Dieu le temps qu’il voulait (r174). Qui m’eut demandé : Que voulez-vous ? J’eusse dit : Je ne veux rien, Dieu est mon tout (r166). Quand je voyais que quelqu’un avait besoin de quelque chose, je lui disais : Mon amour, cette personne a besoin de cela ; je vous prie qu’on le lui donne. Il m’exauçait et je trouvais aussitôt ce qui faisait besoin à ces pauvres (r182).

1623 : Elle lit des livres sur la méditation et s’imagine bien faire en les suivant  : Le mal violent que je m’étais fait à la tête, en tentant de méditer au lieu de s’abandonner à la conduite de Dieu, me demeura plus de deux ans (rr86).

Elle passe au-delà de l’imaginaire humain pour entrer dans la réalité divine :

J’avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre Seigneur Jésus-Christ était proche de moi, à mon côté, lequel m’accompagnait. Cette présence et compagnie m’étaient si suaves et étaient une chose si divine que je ne pouvais dire la manière comme cela était […] l’âme se sentant appelée à choses plus épurées, ne sait où l’on la veut mener […] elle s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que Celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir […] Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande mer, laquelle, tout ainsi que la mer élémentaire ne peut souffrir rien d’impur, aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne veut et ne peut souffrir rien d’impur, qu’il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures 153 (rr91,93).

[…] ce grand Dieu comme un abîme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvais voir qu’absorbée et abîmée dans cet être incompréhensible, ni regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyais Dieu en toutes choses […] grande et vaste mer, qui venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait (r354).

Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit était rempli de tant de nouvelles lumières qu’il était offusqué et ébloui, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la majesté de Dieu. Ce qui lui étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvait plus voir que dans la négation, et par-dessus tout cela il voyait ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. […] cette infinie Majesté était à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait et m’enveloppait de toutes parts. Je me sentais comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvais n’y voir n’y comprendre rien de beau que les perfections qui m’étaient montrées. Je ne pouvais comprendre comme les hommes oublient si facilement celui dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent 154.

Tout soudain une grande lumière […] me faisant voir le néant et l’impuissance de la créature pour s’élever d’elle-même à Dieu […] si lui-même n’édifiait l’édifice et ne lui donnait les ornements convenables à un si haut dessein.[…] Il ne se peut dire combien cet amour est angoisseux (rr100).

Tout ceci s’accomplit au milieu de la vie ordinaire :

Tout cela se passe en des chemins, dans un tracas d’affaires, et avec et dans la conversation, quoique nécessaire, de nombre de personnes, avec autant d’application et d’attention d’esprit que si c’était dans l’oratoire, parce que l’âme est emportée passivement par un trait qui, dans son fond, lui donne une très grande paix. Mais d’ailleurs, l’amour divin la tient en une angoisse qui se peut bien sentir mais non pas dire (rr 102).

1624/5 : elle traverse des états pénibles de purification :

Ce recueillement intérieur me fit voir si clairement mon néant que ce sentiment n’est jamais sorti de mon esprit, de sorte que je ne me suis pu attribuer aucun bien depuis ce temps-là (r186) […] cette vérité de mon néant m’étant comme un flambeau […] qui me faisait voir continuellement la profondeur de mon impuissance et l’attribution que je devais faire à Dieu de tout. [Elle voit un chien mort mangé par les vers]  : Ah ! Je ne suis qu’un chien mort (r187).

Il me semblait que j’étais comme ces pauvres loqueteux qui vont tremblants de porte en porte (rr112) […] Je m’enfermais dans un lieu à l’écart, je me prosternais contre terre pour étouffer mes sanglots et tout ensemble pour gagner, par un abaissement intérieur sous sa Majesté, Celui après qui soupirait mon âme (rr113) […] Je ne trouvais du soulagement que dans les actions de charité (rr114).

Mais le 19 mai 1625, elle tombe dans une profonde extase, ce qui la fait entrer dans une nouvelle phase :

En un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer (rr 119).

Cette grande lumière susdite me fit entrer en nouvel état intérieur (rr122).

Je crois que je passai près d’une année dans l’impression des divins Attributs (rr131). Ce n’est pas qu’ensuite elle me fût ôtée, mais au contraire, mon âme y fut établie […] dans un fond habituel que j’appellerai béatitude, à cause de la jouissance des biens inénarrables qu’elle contient pour le nourrissement de l’âme. Je pouvais avoir pour lors 26 à 27 ans (rr132).

Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu […] elle était comme un petit moucheron, tant elle était abaissée et anéantie en elle-même ; et tout cela n’empêchait pas l’amour, mais il était tout autre qu’auparavant, c’est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. Je ressentais pourtant, ce me semble, en moi une espèce d’orgueil […] ravie d’être rien et de ce que Dieu était tout, parce que, si elle (l’âme) eût été quelque chose, Il ne serait pas tout (r202).

Elle profite de son travail pour gagner les âmes à son Bien-Aimé :

Je me voyais quelquefois avec une troupe d’hommes, serviteurs de mon frère, et me mettais à table avec eux, et, étant seule avec vingt ou environ de ces bonnes gens […] pour avoir le moyen de les entretenir en ce qui concernait leur salut, et eux me rendaient familièrement compte de leurs actions […] Ils venaient à moi, à recours en tous leurs besoins et surtout en leurs maladies, et pour les remettre en paix avec mon frère lorsqu’ils l’avaient mécontenté. J’avais une grande vocation à tout cela […] Il semblait un hôpital duquel j’étais infirmière (rr142).

1626 : Mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où il est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler […] [et] demeurer collé à lui par une union d’amour dans le fond de son âme, où tout est dans le calme et dégagé des sens (r234).

Si l’on me parlait, j’oubliais aussitôt […] Je ne pouvais même manger que fort peu […] c’était ce grand recueillement et cette paix intérieure qui ne me permettait pas de sortir hors de moi-même (r272). Je me trouvais comme un enfant […] j’étais revêtue d’une si grande simplicité que j’eusse obéi à un enfant (r286).

1627 : Premièrement j’ai souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. […] Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me vois comme immobile et impuissante à rien faire pour le Bien-Aimé. […] je vois très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis lui rien donner. […] je suis comme les petits enfants dans mon impuissance ; tout ce que je puis faire c’est d’attendre les volontés de l’Amour sur moi, où il fera tout par sa pure bonté 155.

Elle écrit à son confesseur la liberté de l’unité en Dieu :

L’âme étant parvenue à cet état, il lui importe fort peu d’être dans l’embarras des affaires, ou dans le repos de la solitude ; tout lui est égal, parce que tout ce qui la touche, tout ce qui l’environne, tout ce qui lui frappe les sens n’empêchent point la jouissance de l’amour actuel. Dans la conversation et parmi le bruit du monde elle est en solitude dans le cabinet de l’Époux, c’est-à-dire, dans son propre fond où elle le caresse et l’entretient, sans que rien puisse troubler ce divin commerce. Il ne s’entend là aucun bruit, tout est dans le repos : et je ne puis dire si l’âme étant ainsi possédée, il lui serait possible de se délivrer de ce qu’elle souffre ; car alors il semble qu’elle n’ait aucun pouvoir d’agir, n’y même de vouloir, non plus que si elle n’avait point de libre arbitre. Il semble que l’Amour se soit emparé de tout : lors qu’elle lui en a fait la donation par acquiescement dans la partie supérieure de l’esprit, où ce Dieu d’amour s’est donné à elle, et elle réciproquement à Dieu. Elle voit seulement ce que Dieu veut, et que Dieu la veut en cet état. Elle est comme un Ciel, dans lequel elle jouit de Dieu, et il lui serait impossible d’exprimer ce qui se passe là dedans. C’est un concert et une harmonie qui ne peut être goûtée n’y entendue que de ceux qui en ont l’expérience et qui en jouissent 156.

Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne lui permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’étais bien fort unie à cette divine Majesté, lui offrant, ainsi que je crois, quelques âmes qui s’étaient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : Apporte-moi des vaisseaux vides 157.

1628/9 : Mon esprit de plus en plus s’allait simplifiant […] mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu et ce centre est en elle-même où elle est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler et faire ce que l’on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l’âme ne cesse point d’être unie à Dieu (b130).

Mais quoi que je dise des rapports d’esprit à esprit et des submergements dans cette abîme, quelque perte de moi-même en elle, quelques communications les plus intimes, mon âme a toujours connu qu’elle était le rien à qui le Tout 158 se plaisait de faire miséricorde, parce qu’Il n’a exception de personne, et j’ai toujours cru et vu, dans les mêmes impressions, le néant de la créature, étant bien aise d’être ce néant et que ce grand Dieu fût tout (rr152) […] J’avais 28 à 29 ans en ce temps-là (rr153).

La vue de la grandeur de Dieu, face à son néant, au lieu de lui causer du trouble, provoque la joie : « c’est ma gloire que vous soyez le Tout et que je sois le rien » (b130).

II. La vie religieuse en France.

1631/2 : 159 Bien que déchirée par la souffrance de son fils qui n’a que douze ans, elle obéit à l’appel et entre chez les Ursulines :

La voix intérieure qui me suivait partout me disant : “Hâte-toi, il est temps ; il ne fait plus bon pour toi dans le monde”, celle-ci l’emporta par son efficacité. Mettant mon fils entre les bras de Dieu et de la sainte Vierge, je le quittai, et mon père aussi, fort âgé, qui faisait des cris lamentables […] Mon fils vint avec moi, qui pleurait amèrement en me quittant. En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux : ce que, néanmoins, je ne faisais pas paraître (rr161).

Une fois cloîtrée, elle se rend compte qu’elle est loin de la pureté nécessaire et se désespère :

J’étais persuadée que les croix que je souffrais ne venaient point de la disposition de Dieu, mais que j’étais si imparfaite, qu’elles ne pouvaient avoir d’autre cause que moi-même ; c’était une tentation de désespoir (r330) […] Avant […] l’on pense être dans un état fort parfait (r334).

Étant une fois proche d’une fenêtre il me vint une tentation de me précipiter du haut en bas. Cela me fit tout rentrer en moi-même, tant cette pensée était effroyable (b200).

Il me semblait que […] toutes mes sœurs avaient de la peine à me supporter, qu’elles avaient de l’aversion de me voir (r313) .

[…] elle veut être rien et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée et toute vide (r356).

[…] on est collé à l’amour, et se serait lui faire tort d’abaisser son œuvre par nos défectueuses paroles. […] C’est là où l’âme se voit anéantie en le parfait anéantissement qui est une connaissance qui lui est infuse sans qu’elle y fasse rien de sa part, qui est une des grandes faveurs que l’on puise expérimenter en ceste vie et qui humilie davantage que l’on ne saurait dire. Et, chose admirable, en cet anéantissement on se voit propre pour l’Amour, lui, grand Tout et l’âme, rien, propre pour lui qui agrée de rien et l’a créé pour cette œuvre qui est incompréhensible qu’à qui l’a expérimentée 160.

Elle sera soeur laie 161 : Je ressentais un grand contentement d’esprit de voir combien je serais heureuse en cet état, où tous mes sentiments intérieurs et extérieurs seraient humiliés, au lieu que dans la condition de sœur de chœur, ils pourraient prétendre à plusieurs choses qui les pourrait contenter, quand ce ne serait que l’entretien familier des choses spirituelles […] dont je serais affranchie dans l’état de sœur liée (laie) (r295).

 Plus elle s’abaisse, plus elle reçoit des consolations :

Encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moi (rr173).

25 janvier 1633 : elle fait profession et devient Marie de l’Incarnation :

[Il lui est dit] au retour du chœur […]que comme le battement des ailes des séraphins était continuel, aussi il ne fallait pas que mon amour et ma correspondance eussent des trêves, bornes ni limites (rr182-183).

A Noël, elle fait un rêve prémonitoire de ce qui sera le cadre Canadien :

il y eût un an aux féries de Noël […] je me trouvé [sic] fortement unie à Dieu. Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moi nous tenant par la main cheminions en un lieu très difficile. Nous ne voyions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultés, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux pendant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel. Le pavé était blanc comme de l’albâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avait là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice […] La situation de cette maison regardait l’Orient. Elle était bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avait de grands espaces et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture 162.

1634-1639 : Le couvent entend parler des possessions chez les soeurs de Loudun. Marie qui prie pour elles, se sent possédée toute la nuit : …ce malin esprit s’était glissé dans mes os (rr180) ; elle en est délivrée au matin.

Elle est nommée sous-maitresse du noviciat. Les purifications intérieures continuent :

une mort si longue et si sensible est dure à la partie inférieure. Je vous le dis avec vérité, j’expérimente généralement la soustraction de tout ce qui peut me donner quelque satisfaction, de sorte que je ne me puis voir que comme une étrangère pour qui l’on n’a que de l’indifférence, ou plutôt comme une personne dégradée à qui l’on ôte tout.

Vous souvenez-vous de cette lumière que Notre Seigneur me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyais toutes les choses créées derrière moi, et que je courais nue à sa divine Majesté ? Cela se fait tous les jours aux dépens de mes sentiments. Je pensais dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyais toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyais pas encore ce qui était en moi de superflu ; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout ; il me fit voir une âme nue et vide de tout atome d’imperfection, et m’enseigna que pour aller à lui il fallait ainsi être pure. Or comme je lui étais unie très fortement, je croyais qu’en vertu de sa divine union il me rendrait telle qu’il me l’avait fait connaître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveuglait et m’empêchait de voir ce que j’avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étais bien éloignée du terme que je croyais tout proche ; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je vois clair qu’il y a encore en moi quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Époux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourrait nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. Tout ce que j’aimais le plus m’est matière de croix, c’est de cela même que je souffre davantage 163.

Elle est hantée par le malheur des âmes qui ne connaissent pas le Christ :

Mon occupation intérieure et mes poursuites continuelles avec le Père Eternel au sujet de l’amplification du royaume de Jésus-Christ dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point [se fortifiait] (rr202).

Mais elle est envahie par une grâce nouvelle :

C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ (rr198) […] il me semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées […] en quelque coin de la terre habitable qu’elles pussent être (rr203).

Une paix, un repos, un non-vouloir et une demeure dans la volonté de Dieu […] Je fus un an dans cet état (rr215).

Enfin elle reçoit une mission pour le Canada :

Lors de ma vocation en la Mission du Canada, toutes les maximes et passages qui traitent du domaine et de l’amplification du royaume de Jésus-Christ et de l’importance du salut des âmes pour lesquelles il a répandu son Sang m’étaient autant de flèches qui me perçaient le coeur d’une angoisse amoureuse à ce que le Père Eternel fit justice à ce sien Fils bien-aimé contre les démons qui lui ravissaient ce qui lui avait tant coûté (rr317).

III. Au Canada.

1639 : Départ pour le Canada : équipée avec Mme de la Peltrie, rencontre de Bernières. À Tours le 19 février 1639, elle a la vision de ce qui les attend :

J’eus une vue de ce qui me devait arriver. Je vis des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures en un point très crucifiant, que j’allais entrer dans une vie cachée et inconnue […] Je ne puis dire l’effroi qu’eut mon esprit et toute ma nature en cette vue […] à même moment je m’abandonnai pour acquiescer… (rr230sv.).

Embarquement le 4 mai à Dieppe164 pour un voyage qui dure trois mois ! (rr245). Elles arrivent à Québec le 1er août 1369 et commencent leur mission de conversion des Indiens. Leur séjour débute avec une épidémie de variole :

L’on nous donna une petite maison (rr256) […] bientôt réduite en un hôpital […] tous les lits étaient sur le plancher, en une si bonne quantité qu’il nous fallait passer par dessus les lits des malades. Trois ou quatre de nos filles sauvages moururent (de la variole) (rr257). Ce pays […] je le reconnus être celui que Notre Seigneur m’avait montré il y avait six ans. Ces grandes montagnes, ces vastitudes, la situation et la forme qui étaient encore marquées dans mon esprit comme à l’heure même (rr259).

1640 : Dans ses descriptions historiques, on voit combien Marie, pourtant tributaire de son époque, quitte ses œillères quand il s’agit de la dignité et de la santé des Indiens. Elle a une conscience très aiguë de la dureté et de la dignité de la vie des femmes indiennes. Tout ceci montre la compassion profonde d’une mystique devant les réalités du monde.

Marie raconte ici les conséquences émouvantes de certaines conversions :

Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquemment discourir à notre grille de ce qui leur presse le cœur. Voici un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les Iroquois, me vient voir et me tient ce langage : « Ma Mère, voilà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemis. S’ils nous tuent, il n’importe ; aussi bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et même de prendre et tuer nos amis les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas à cause qu’ils nous tuent, mais qu’ils tuent nos amis.

[…] Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fut pas bénie, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines nonpareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau 165.

Marie rapporte loyalement le point de vue indien qui constate la coïncidence entre les maladies mortelles et l’arrivée des Robes noires :

L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer [les Hurons], et eux bien loin de s’effrayer, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au-devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : “ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; écoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connaître véritables. Ils (les Pères) se sont logés dans un tel village où tout le monde se portait bien, sitôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches ? Il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie partout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pays, en sorte qu’il n’y demeurera ni petit ni grand”. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela était véritable, et qu’il fallait apporter du remède à un si grand mal. Ce qui a encore aigri les affaires 166.

1642/3 : Les conditions sont très difficiles :

En une chambre d’environ seize pieds en carré étaient notre chœur, notre parloir, dortoir, réfectoire, et dans une autre, la classe pour les Françaises et Sauvages et pour notre cuisine. Nous fîmes faire un appentif [appendre : être attaché] pour la chapelle et sacristie extérieure.(rr260)

Les soeurs apprivoisent les jeunes Indiennes :

[La saleté des filles sauvages :] Les personnes qui nous visitaient, […] ne pouvaient comprendre comment nous pouvions nous y accoutumer, non plus que de nous voir embrasser et caresser et mettre sur les genoux de petites orphelines sauvages qu’on nous donnait, qui étaient graissées en un guenillon [haillon] sur une petite partie de leur corps empesé de graisse qui rendait une fort mauvaise odeur. Tout cela nous était un délice plus suave qu’on ne pourrait penser. Lorsqu’elles étaient un peu accoutumées, nous les dégraissions par plusieurs jours […] Par la bonté et miséricorde de Dieu, la vocation et l’amour qu’il m’a donnée pour les Sauvages est toujours la même. Je les porte tous dans mon coeur, d’une façon pleine de suavité, pour tâcher, par mes pauvres prières, de les gagner pour le ciel …(rr260)

Tout en accomplissant son travail extérieur, elle entre dans la nuit spirituelle :

Je me vis, ce me semblait, dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi, de tous les talents intérieurs et extérieurs qu’il m’avait donnés. Je perdais la confiance en qui que ce fût […] Je me voyais, en mon estimative, la plus basse et ravalée et digne de mépris qui fût au monde […] (rr264) Dans cette bassesse d’esprit, je m’étudiais de faire les actions les plus basses et viles, ne m’estimant pas digne d’en faire d’autres, et aux récréations, je n’osais quasi parler, m’en estimant indigne. […] je ne pouvais découvrir aucun bien en moi, ne voyant que cela, qui semblait m’avoir éloignée de Dieu et mise dans la privation de ses grâces […] Je communiquai peu ma disposition au R. P. Le Jeune me trouvant impuissante de le faire ; mais il en connaissait assez pour en avoir compassion et en appréhender l’issue. Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour […] Mais cela passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix…(rr265)

Ah ! qui est-ce qui pourra exprimer les voies de cette divine Pureté et de celle qu’elle demande et veut exiger des âmes qui sont appelées à la vie purement spirituelle et intérieure ? Cela ne se peut dire, ni combien l’amour divin est terrible, pénétrant et inexorable en matière de cette pureté, ennemie irréconciliable de l’esprit de nature. […] il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très intense et subtil et par son souverain pouvoir. Et quand il veut et qu’il lui plaît d’y travailler, c’est un purgatoire plus pénétrant que la foudre, un glaive qui divise et fait des opérations dignes de sa subtilité tranchante. […] en cet état, [Dieu] paraît un abîme et lieu séparé (rr267).

Dieu […] semble se cacher[…] il demeure comme si c’était une vacuité, qui est une chose insupportable. Et c’est d’où naissent les désespoirs […] [ces moments] ne portent que des ténèbres qui ne permettent aucune autre vue que ce qu’on pâtit, qui est d’être entièrement contraire à Dieu. Et ne pouvais lui demander d’en être délivrée étant revenue à moi-même, me semblant que mes croix devaient être éternelles et moi-même me condamnant à cette éternité (rr268-9).

Dès 1643, elle est délivrée des agonies extrêmes. Mais lui reste la révolte des passions :

Je ne puis exprimer l’humiliation en laquelle était mon intérieur en cet état, car il me marquait une grande déchéance en la perfection (rr286) Une fois, entrant dans notre cellule, j’eus une vue et sentiment subit qui me confirmait en ce sentiment que j’étais encore plus vile et pauvre que je ne l’avais conçu. À cet instant, je vêtis une haire que je laissais plusieurs jours […] Cet esprit censeur et jaloux du pur amour est inexorable et se fait obéir sans remises (rr287) […] C’est cette pureté de Dieu qui époinçonne l’âme et qui lui fait pousser ces élans, et ensuite qui la fait abandonner à tout par un entier anéantissement. Perte d’honneur, de réputation, il ne lui importe; il faut que la pureté règne […] Cela vient de la grande sainteté de Dieu, laquelle est incompatible avec aucun opposé (rr288).

1644 : Je vois ma vie intérieure passée dans des impuretés presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connais pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs n’y des élans, n’y de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent.

Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment ; j’étais comme cela, et je me voyais vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensais avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Soeurs parlaient, je les écoutais en silence et avec admiration, et je me confessais moy-même sans esprit. Je ne laissais pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eût point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisait la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’était désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. […] Tout cela ne m’a pas peu servy pour connaître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus 167.

1645 : Son supériorat se termine et, sa réputation se réduisant, on ne lui donne que des emplois humiliants (rr296). Elle a un nouveau confesseur : le père Jérôme Lalemant168 qu’elle gardera jusqu’à la fin. Les Constitutions sont rédigées.

1646 : Les difficultés intérieures continuent. Elle raconte avec émotion la mort d’une petite Indienne convertie :

Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfants, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled [blé] d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper. La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise […] C’était le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. À peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étaient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle était la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5 ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix ; ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. […] Étant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : « Ouy, je l’aime de tout mon cœur », et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. […] Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez 169.

1647 : Fin de la nuit spirituelle le jour de l’Assomption :

En un instant je me sentis exaucée et ôter de moi comme un vêtement sensible, et une suite et écoulement de paix en toute la partie sensitive de l’âme. Cette aversion fût changée en un amour cordial pour toutes les personnes (rr308).

Il ne se peut dire la paix et grande tranquillité que l’âme possède se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle croyait avoir perdu… (rr312)

J’expérimentais que j’étais une créature tout autre et que Dieu me possédait par les maximes de son suradorable Fils, m’agissant en tout ce que j’avais à faire selon mon état… (rr318).

Parallèlement, c’est la guerre avec les Iroquois et le sort terrible de jésuites qu’elle raconte à son fils :

C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pais des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçoit les cotez. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nus à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries ; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête était sur les palissades. À ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se comfesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances. En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfants, mais les hommes et les jeunes gens, qui étaient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans voîant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte […] Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées 170.

1648 : elle décrit à sa correspondante l’exigence intérieure qui s’impose aux membres de cette communauté du Québec :

Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : “Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment”. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étaient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit lui est incompatible ; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même 171.

1649 : Les massacres se poursuivent :

Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. […] La bourgade où ils étaient, ayant été prise par les Iroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Étant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient […] Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel ; car c’est ce que vous enseignez 172.

Au milieu de ces horreurs, elle répond longuement aux questions spirituelles de son fils, et sans doute trouvons-nous là le fond de sa pensée :

Il est vrai que la nature cache en soy des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte ; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourrait supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu ; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée.

Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure […] Non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui lui ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire, tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles ; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait ; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussitôt ému ; après quoi il n’y a plus de paix n’y de tranquillité. Pour vous dire vrai, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrès, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultés qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point à Dieu, ou la pratique de la vertu.

[…] L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables ; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter familiairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer ; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement ; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celui de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en vérité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites. […]

L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on lui fait, l’âme s’en apperçoit aussitôt, et la nature n’a plus de force. La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y a de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent. Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parce qu’elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre. Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfants de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accès qu’il lui donne. Dans les états passez elle étoit dans un enivrement et transport qui la faisoit oublier elle-même ; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérêts et de biens, si j’ose ainsi parler 173.

1650 : Année catastrophique car les Iroquois massacrent aussi bien les Français que les Hurons. Pourtant Marie continue d’espérer :

Tout ce que j’entends dire ne m’abbat point le coeur ; et pour vous en donner une preuve, c’est qu’à l’âge que j’ai [j’ai] étudié la langue huronne, et en toutes sortes d’affaires, nous agissons comme si rien ne devait arriver 174.

Autre catastrophe : par la faute d’une converse, le couvent est dévasté par l’incendie. Marie perd ses papiers. Elle raconte à son fils :

Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Iroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Soeurs et moy n’ayons été consumées par celui de la Providence. […] Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres, je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moy-même qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé. Il en fut de même de tout le reste, car j’ai laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandés, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parce que je m’étais engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu 175.

Ce événement permet de voir que toutes les soeurs, et pas seulement Marie, sont dans un état intérieur si profond qu’elles n’éprouvent aucune peine de leurs pertes :

C’était un spectacle pitoyable à voir. Une bonne personne qui regardait les soeurs, les voyant si tranquilles, dit tout haut qu’il fallait que nous fussions folles ou que nous eussions un grand amour de Dieu, d’être sans émotion dans la perte de tous nos biens, et de nous voir en de petits moments réduites à rien sur la neige. Ce bon Monsieur ne savait pas la force de la grâce que notre bon Jésus répandait dans nos coeurs (rr323).

1651 : Pour faire face aux difficultés, on la nomme de nouveau supérieure.

Cela m’arrive le plus souvent quand je suis seule en notre chambre […] C’est une chose si haute, si ravissante, si divine, si simple, et hors de ce qui peut tomber sous le sens de la diction humaine, que je ne la puis exprimer, sinon que je suis en Dieu, possédée de Dieu et que c’est Dieu qui m’aurait bientôt consommée par sa subtilité et efficacité amoureuse, si [je n’étais soutenue] par une autre impression qui […] tempère sa grandeur comme insupportable en cette vie. […]

Les effets que porte cet état sont toujours un anéantissement et une véritable et foncière connaissance qu’on est le néant et l’impuissance même ; une basse estime de soi-même et de son propre opérer, que l’on voit toujours mêlé d’imperfection, duquel on a l’esprit convaincu, ce qui tient l’âme dans une grande humilité […] une crainte, sans inquiétude (de) se tromper dans les voies de l’esprit et d’y prendre le faux pour le vrai (rr354).

1653/4 : A la demande de son fils, elle recommence à rédiger sa biographie ; ce sera la seconde Relation.

Lorsque j’ai pris la plume pour commencer, je ne savais pas un mot de ce que j’allais dire ; mais en écrivant, l’esprit de grâce qui me conduit m’a fait produire ce qu’il lui a plu 176.

Elle lui écrit sa difficulté à parler de l’indicible malgré toute sa bonne volonté :

Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je passe de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, savoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il lui plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle.[…]

Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me serait impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque j’ai présenté mon Index177 à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, savoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler 178.

Elle rédige en outre un beau Supplément en réponse aux questions de son fils sur quelques points importants :

L’âme a une expérience et une certitude de foi que Dieu non seulement lui est présent, mais encore qu’il habite en elle, qu’il y agit par son divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît […] Quand elle agit par elle-même, elle a ses vues et ses desseins, se proposant un sujet ; mais la privauté dont je parle vient de cette source suprême, et l’âme qui en comparaison n’est qu’une goutte d’eau, se perd en cette source, n’ayant plus d’opération que par son mouvement (rr384).

Le respir doux et amoureux qui suit l’anéantissement des puissances, se doit entendre ainsi : savoir, que comme notre vie naturelle se soutient et se maintient par la respiration, sans laquelle il faudrait mourir, ainsi l’âme, étant libre de l’opération de ses puissances, ne vit plus que de la vie de son Époux, sans quoi elle serait réduite au néant, recevant sa vie de lui dans son intime union, et lui respirant la même vie qu’Il lui influe, et c’est ce que j’appelle commerce d’esprit à esprit et d’esprit dans l’esprit. Je m’entends bien, mais je n’ai pas de paroles plus significatives pour m’expliquer. Je m’étendrais bien plus au long, mais je gâterais tout dans une matière si délicate (rr384-385).

[…] encore qu’en cette voie spirituelle vous m’ayez vu nommer en divers endroits le sacré Verbe Incarné, il ne se trouve néanmoins dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si par quelques passages de ce qu’il a dit ou fait ou souffert, il s’en forme quelqu’une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n’ai plus de souvenir que de sa Personne divine et de son entretien. Il ne se passe pas un moment à autre chose qu’à me laisser conduire par son Esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n’est point besoin d’espèces, parce que l’âme est si éclairée qu’elle distingue sans hésiter si c’est le Père éternel ou le Fils ou le Saint-Esprit qui opère en elle (rr386).

La parole intérieure se dit subitement dans le fond de l’âme et porte en un moment son effet. Elle ne laisse aucun lieu de douter ni même d’hésiter que c’est Dieu qui parle dans l’âme, mais elle se la rend soumise avec tout ce qui est dans la créature, et la chose arrive infailliblement comme elle a été signifiée […] c’est comme une impression claire et distincte qui se fait tout d’un coup dans l’esprit (rr387).

En conclusion, Marie exprime avec autorité la grande dignité de l’âme perdue en Dieu :

L’âme a une certitude de foi et une expérience certaine que non seulement Dieu lui est présent, mais encore qu’il habite en elle et qu’il y agit par son saint et divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît, car elle se perd toute en lui et n’a plus d’opération que par son mouvement. […] dans cet état de privauté, l’âme agit avec Dieu suivant ce que Dieu fait pour lors en elle, soit en qualité de souveraine Majesté, soit en qualité d’Epoux, soit en qualité de Juge des vivants et des morts, et enfin selon l’état par lequel il se manifeste à elle. Mais il y a un certain état foncier et permanent dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout. […] elle a toujours le rang d’épouse partout (rr388).

1657 : il arrive encore des catastrophes :

L’avant-veille de nos moissons, un grand tourbillon accompagné d’un coup de tonnerre écrasa en un moment la grange de notre métairie, tua nos bœufs, et écrasa notre laboureur, ce qui nous mit en perte de plus de quatre mille livres. Depuis deux jours il nous est encore arrivé un autre accident. […] Sur les huit heures du soir les Iroquois ont appelé de loin un jeune homme qui demeuroit seul pour faire paître nos bœufs, à dessein comme l’on croit, de l’emmener vif, comme ils avoient fait un vacher quelques jours auparavant. Ce jeune homme est demeuré si effrayé, qu’il a quitté la maison pour s’aller cacher dans les haliers de la campagne. Étant revenu à soy il nous est venu dire ce qu’il avoit entendu, et aussitôt nos gens au nombre de dix sont partis pour aller défendre la place. Mais ils sont arrivez trop tard, parce qu’ils ont trouvé la maison en feu, et nos cinq bœufs disparus. Le lendemain on les a trouvez dans un lieu fort éloigné, où épouvantez du feu, ils s’étaient retirez, ayant traîné avec eux une longue pièce de bois où ils étaient attachez. Dieu nous les a conservez, excepté un seul qui s’est trouvé tout percé de coups de couteau. La maison étoit de peu de valeur, mais la perte des meubles, des armes, des outils, et de tout l’attirail nous cause une trèsgrande incommodité. C’est ainsi que sa bonté nous visite de temps en temps. Elle nous donne et elle nous ôte : qu’elle soit bénie dans tous les événemens de sa Providence 179.

1659 : Elle a la joie de voir arriver Mgr de Laval180, un disciple de Bernières, accompagné d’un neveu de Bernières :

[…] ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le païs d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un neveu de Monsieur de Bernières 181 l’a voulu suivre. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat 182.

La vie continue avec sa violence :

L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, savoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le païs ; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’était sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense ; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine (39), c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pout sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons ; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.

Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 13. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.

L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous semblaient légers comme des plumes…183.

1660 : Notre monastère est converti en fort gardé (b536).

1661 : Voici une lettre qui montre dans quelles croyances l’on se débattait à cette époque et l’impuissance devant les épidémies (ici la coqueluche) :

Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comète, dont les verges étaient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfants avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.

De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. […] Le lieu est éloigné de Québec, et c’était une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. […]

Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfants des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées ; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal ; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.

Voilà deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année ; l’autre est la persécution des Iroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles 184.

1662 : Elle travaille à écrire un gros livre en algonquin et enseigne ces langues aux jeunes sœurs (b512-515). Ici elle constate les ravages de l’alcool chez les Indiens vulnérables :

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Iroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce païs des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouies. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez nous. […] Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours […] Il a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances 185.

1663 : Ils subissent même des tremblements de terre :

Ces secousses ont continué l’espace de sept mois, quoi qu’avec inégalité. Les unes étaient fréquentes, mais foibles ; les autres étaient plus rares, mais fortes et violentes : ainsi le mal ne nous quittant que pour fondre sur nous avec plus d’effort, à peine avions-nous le loisir de faire réflexion sur le malheur qui nous menaçoit, qu’il nous surprenoit tout d’un coup, quelquefois durant le jour, et plus souvent durant la nuit.

Si la terre nous donnoit tant d’allarmes, le ciel ne nous en donnoit pas moins, tant par les hurlemens et les clameurs qu’on entendoit retentir en l’air, que par des voix articulées qui donnoient de la fraïeur. Les unes disoient des hélas : les autres, allons, allons ; les autres, bouchons les rivières. L’on entendoit des bruits tantôt comme de cloches, tantôt comme de canons, tantôt comme de tonnerres. L’on voioit des feux, des flambeaux, des globes enflammez qui tomboient quelquefois à terre, et qui quelquefois se dissipoient en l’air. On a veu dans l’air un feu en forme d’homme qui jettoit les flammes par la bouche. […] Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en quelque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne voiant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte. […]

Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver ; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, savoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu ; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes ; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées […]

Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un gtand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans 186.

Cela ne l’empêche pas de continuer à former son fils :

Vous avez raison de dire que votre perfection consiste à faire la volonté de Dieu. Vous serez toujours dans l’embarras des affaires conformes à votre état, et dans cet embarras Il vous donnera la grâce de cette union actuelle, si vous lui êtes fidele. Son Esprit saint vous donnera le don de Conseil pour tout ce qu’il voudra commettre à vos soins, de sorte que vous ne pourrez rien vouloir que ce qu’il vous fera vouloir, n’y faire que ce qu’il vous fera faire. Voilà où son esprit vous appelle, et où vous arriverez selon le degré de votre fidélité.

Et ne vous étonnez point si vous voyez des défauts dans vos actions ; c’est cet état d’union où l’esprit de Dieu vous appelle qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d’impuretez. Vous tâcherez de corriger celles-là ; puis d’autres, et encore d’autres : mais vous remarquerez qu’elles seront de plus en plus subtiles et de différente qualité. Car il n’en est pas de ces sortes d’impuretez ou défauts, comme de celles du vice ou de l’imperfection que l’on a commises par le passé, par attachement, ou par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l’esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d’impur, ne donne nulle trêve à l’âme, qu’elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l’est davantage. Dans cet état de plus grande pureté l’on découvre de nouveaux défauts encore plus imperceptibles que les précédens, et le même Esprit aiguillonne toujours l’âme à les chasser et à se purifier sans cesse. Elle se voit néanmoins impuissante de s’en garentir, mais l’esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieutes, et par des croix conformes, ou plutôt contraires à l’état dont il purifie. Ma croix en ce point est souvent l’embarras des affaires où je me trouve presque continuellement. Prenez-y garde, vous trouverez cela en vous 187.

1665 : Après avoir été gravement malade, elle trouve la force d’écrire à son fils :

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réïtérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvemoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très sainte Vierge par un Memorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettant dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étaient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Étant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu.

La lettre se transforme en petit traité sur l’oraison “surnaturelle” (donnée par la grâce) :

Vous me parlez de quelques points d’oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma faiblesse le pourra permettre. Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. […]

Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencements avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues [vues] distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer ; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

Cet état d’oraison, c’est à dire l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencements, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins ; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celui qui agit l’âme et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il lui soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle.

Le second état de l’oraison surnaturelle est l’oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enivré l’âme des douceurs de l’oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses ; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire ; parce que les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint Esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre ; parce que s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles lui manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois.

Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il lui plaît de caresser et d’honorer de la sorte ; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parce que les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même lui sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée : Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart188. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera ; Nous viendrons en lui, et y ferons notre demeure189. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique.

Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle lui parle sans peine de ses mystéres et de tout ce qu’elle veut. Il lui est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité 190.

1666 : Je suis devenue extrêmement faible… (b555).

1667 : Je ne me remets point de ma grande maladie : elle a des suites très douloureuses à la nature, quoiqu’elle se les soit aprivoisées, et qu’elle se soit accoutumée à la souffrance. […] Je n’eusse jamais cru qu’il y eut tant de délices dans les souffrances, si je ne l’avois expérimenté depuis plus de trois ans. J’en ay eu encore une nouvelle expérience dans l’abscez qui s’étoit formé dans la tête il y a trois mois, et qui m’avoit rendue sourde d’une oreille […] dans l’incommodité de mon mal habituel, je devrois toujours garder le lit et être dans l’inaction. Cependant je ne m’arrête pas un moment. Je suis la première levée et la dernière couchée […]

Quand j’ay appris que vous étiez malade et si affoibli, j’ay pensé que nous pourrions bien nous rencontrer dans le chemin de l’éternité. Mais une autre pensée a suivi cette première, que si nous nous rencontrons dans ce chemin, vous me devancerez dans le terme, puisque je n’ay point de vertu et que déjà vous me devancez dans l’état où Dieu nous a appellez. Je n’ai que dix-neuf ans de naissance plus que vous, et ces années là me donnent de la confusion. Vous êtes Religieux que vous n’aviez guères plus de vingt ans, et moi j’en avois trente et un. Enfin vous avez plus travaillé que moi, mon très-cher Fils : achevez, ou plutôt, que Dieu par sa bonté achève son œuvre en vous. Priez-le qu’il me fasse miséricorde, et qu’il oublie tous mes défauts. Cependant je jouis d’une grande paix, parceque j’ay à faire à un bon Père qui m’a toujours fait de grandes grâces. J’espère qu’il me les continuera, et qu’à la mort il me recevra dans son sein sous la faveur de sa très-sainte Mère 191.

1668 : Dans une longue lettre à son fils, elle parle de sa santé et de son travail :

Ma santé est en quelque façon meilleure que les années dernières, mes forces néanmoins étant extrêmement diminuées. […] Je chante si bas qu’à peine me peut-on entendre, mais pour réciter à voix droite j’ai encore assez de force. J’ai peine de me tenir à genoux durant une messe ; je suis foible en ce point, et l’on s’étonne que je ne le suis davantage eu égard à la nature du mal qui m’a duré si long-temps avec une grande fièvre.

Elle poursuit sur son désir de transmettre toutes ses connaissances sur les langues indiennes :

[…] ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans. Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sceurs […] Comme ces choses sont très difficiles, je me suis résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. Depuis le commencement du Carême demier jusqu’à l’Ascension j’ay écrit un gros livre Algonquin de l’histoire sacrée et de choses saintes, avec un Dictionnaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L’année dernière j’écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l’alphabet François ; j’en ai un autre à l’alphabet Sauvage. Je vous dis cela pour vous faire voir que la bonté divine me donne des forces dans ma foiblesse pour laisser à mes Soeurs dequoy travailler à son service pour le salut des âmes.

Puis elle défend le travail de la communauté dans des conditions difficiles :

Pour les filles Françoises il ne nous faut point d’autre étude que celle de nos règles : mais enfin après que nous aurons fait ce que nous pourrons, nous nous devons croire des servantes inutiles, et de petits grains de sable au fond de l’édifice de cette nouvelle Église. […] Premièrement, nous avons tous les jours sept Religieuses de Chœur, employées à l’instruction des filles Françoises, sans y comprendre deux Converses qui sont pour l’extérieur. Les filles Sauvages logent et mangent avec les filles Françoises ; mais pour leur instruction, il leur faut une Maîtresse particulière, et quelquefois plus selon le nombre que nous en avons. je viens de refuser à mon grand regret sept séminaristes Algonquines, parce que nous manquons de vivres, les Officiers ayant tout enlevé pour les troupes du Roy qui en manquoient. Depuis que nous sommes en Canada nous n’en avions refusé aucune nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles cy, m’a causé une très-sensible mortification ; mais il me l’a fallu subir et m’humilier dans notre impuissance, qui nous a même obligées de rendre quelques filles Françoises à leurs parens. Nous nous sommes restraintes à seize Françoises et à trois Sauvages, dont il y en a deux d’Hiroquoises, et une captive à qui l’on veut que nous apprenions la langue Françoise. Je ne parle point des pauvres qui sont en très-grand nombre, et à qui il faut que nous fassions part de ce qui nous reste. Revenons à nos Pensionnaires.

L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises ; et je vous puis assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur salut (7). La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes. […] Enfin ce que je puis dire est que les filles en ce pais sont pour la pluspart plus sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. […] Pour les filles Sauvages nous en prenons de tout âge. Il arrivera que quelque Sauvage soit Chrétien soit Payen voudra s’oublier de son devoir et enlever quelque fille de sa nation pour la garder contre la loy de Dieu, on nous la donne, et nous l’instruisons et la gardons jusqu’à ce que les Révérends Pères la viennent retirer. D’autres n’y sont que comme des oyseaux passagers, et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : dès qu’elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écurieux [sic] notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la françoise : ou les pourvoit en suite et elles font très-bien. L’on en a donné une à Monsieur Boucher, qui a été depuis Gouverneur des trois Rivières. D’autres retournent chez leurs parens sauvages ; elles parlent bien François, et sont sçavantes dans la lecture et dans l’écriture.

Voilà les fruits de notre petit travail, dont j’ai bien voulu vous dire quelques particularitez, pour répondre aux bruits que vous dites que l’on fait courir que les Ursulines sont inutiles en ce païs, et que les relations [jésuites] ne parlent point qu’elles fassent rien. […] Que si l’on dit que nous sommes ici inutiles, parce que la relation ne parle point de nous, il faut dire que Monseigneur notre Prélat est inutile, que son Séminaire est inutile […] Et cependant c’est ce qui fait le soutien, la force, et l’honneur même de tout le païs 192.

Elle a maintenant soixante-dix ans :

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans savoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne crois pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celui qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 193.

1670 : Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre ; et qui a néanmoins la veue de celui à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état ; et c’est sa grâce prédominante.

Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela lui est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions n’y d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foi où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire ; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames  194.

Dans cette très belle lettre, Marie tente de décrire l’état d’anéantissement en Dieu où elle se trouve depuis des années :

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril I670. […] Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentiments et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces. Je vous diray avec simplicité, mon très cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. […]

Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moy-méme de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup ; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, Sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une joy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture ; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent là et s’anéantissent dans ce fond, où Dieu même agit et où son divin esprit opère. La foi fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec la paix et tranquillité, ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moi. Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parce que ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire. Aujourd  huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même ; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis. Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. […]

Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appellez saillies de jeunesse : il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’ay eu des sentiments de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en Religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutît à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. […]

Il me semble que j’y suis inutile ; que je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Soeurs ; que je suis la plus ignorante du monde ; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, n’y pensées de vanité n’y de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt. Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentiments si semblables ; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre 195.





Voici enfin un long passage d’une des dernières lettres que reçut son fils :

Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous dirai que quelque sujet d’oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans lui parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme lui parle conformément à cela. Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions. S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres ; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela.

J’ai dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberai, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’aperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que lui seul lui peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme.

Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec lui à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment! Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.

Quand je vous ai dit ci-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres ; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manquerai pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étais auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur 196. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose ; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer ; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais 197.

1672 : Quelques mois après la mort de Mme de la Peltrie, deux abcès se déclarent au côté droit de Marie, qu’on lui ouvre en faisant d’énormes plaies. Elle supporte douleur et terrible traitement avec patience. Elle accueille les petites Indiennes dans sa cellule et les bénit. Elle meurt dans la douceur le 30 avril (b579).

Quelle fut sa postérité ? Bien que nous ayons peu de traces écrites concernant son entourage, nous savons qu’elle exerça une grande influence sur le cou­vent, la colonie, les jésuites de la Mission. Mais c’est surtout par sa correspondance que se répandit sa spiritualité. Les destinataires en furent de nombreuses ursulines à Tours et Dijon dont on peut penser qu’elle ont répandu son enseignement. Elle avait noué aussi des liens d’amitié, en particulier avec la comtesse de Brienne, fondatrice des Carmélites de Saint-Denys.

Le plus important destinataire fut évidemment son fils devenu bénédictin, Dom Claude Martin : nous avons donné de nombreux extraits de ces lettres dont la profondeur n’a plus à être soulignée.

Par Claude Martin, nous savons aussi qu’elle entretint une importante correspondance avec M. de Bernières qu’elle aimait beaucoup : elle lui écrivait souvent [...] ses lettres ne traitaient pour l’ordinaire que de l’oraison [...] la plupart étaient de quinze et seize pages […] Il en faisait une estime singulière. Il me dit entre autres choses qu’il avait connu bien des personnes appliqués à l’oraison […] mais qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement” (b310). Il est très malheureux que ces lettres aient été perdues car on peut penser qu’elles ont largement contribué à l’évolution de Bernières, en particulier à son abandon à la grâce. Et à travers lui, elle a sans doute inspiré les amis de l’Ermitage.

En tout cas, Madame Guyon et son entourage l’ont lue assidûment. Plusieurs liens existaient entre elles, car toutes deux avaient des relations avec Bernières : Marie de l’Incarnation le rencontra jusqu’à son départ de Dieppe, puis poursuivit une relation épistolaire privilégiée, tandis que Mme Guyon recevra son influence par l’intermédiaire de Bertot ; c’est à Dom Claude Martin que Mme Guyon demandera conseil au moment de décider de sortir de France ; le frère de Fénelon, l’abbé François de Fénelon, sulpicien, fut missionnaire au Canada198.

Enfin, retrouvant en elle leur propre expérience, Fénelon (l’archevêque) et Mme Guyon feront copier plus de cent trente passages de Marie de l’Incarnation quand ils défendront la mystique dans leurs Justifications, dont celui-ci :

La Mère Marie de l’Incarnation […] rapporte en sa Vie l’acte admirable et héroïque de satisfaction à la divine Justice, qu’elle fit par un mouvement de Dieu, en lui sacrifiant son salut et son éternité : « Je me fusse perdue en cette tentation (de désespoir), si par une vertu secrète la bonté de Dieu ne m’eût soutenue ; car réellement je me voyais sur le bord de l’enfer […] Cet acte était une simple vue de foi qui me tirait de ce grand précipice : je voyais que je méritais l’enfer et que la Justice divine ne m’eût point fait de tort de me jeter dans l’abîme ; et je le voulais bien, pourvu que je ne fusse point privée de l’amitié de Dieu 199.







La « bonne Armelle » (1606-1671)



L’abbé Bremond200 comparait Armelle Nicolas à une « pierre de lave » tant elle lui paraissait rude ! Nous la connaissons par Le Triomphe de l’Amour divin que son amie ursuline201, Jeanne de la Nativité, écrivit après sa mort202, fascinée par cette personnalité hors du commun.

Les dits que son amie a rapportés, traduisent une liberté de ton et une fermeté souveraine. Ils ne s’accordent guère avec l’image de pauvre servante naïve et illettrée que suggère son surnom de « bonne Armelle », mais font penser à ceux de Catherine de Gênes. Son optimisme, sa confiance envers la grâce, évoque Ruusbroec, qu’elle n’avait certainement jamais lu !

On connaît sa vie grâce aux nombreux témoignages dont Jeanne a entouré les dits. Armelle naquit en 1606 à Campénéac chez une sœur d’une carmélite de Ploermel : elle fut plongée dès l’enfance dans le christianisme ardent qui régnait alors en Bretagne. Elle refusa de se marier et s’engagea comme servante chez des bourgeois bienfaiteurs des ursulines, où elle vécut la rude vie des domestiques.

Un jour, on lui lit l’Imitation : le récit de la Passion la jeta dans un amour violent pour le Seigneur. À partir de là, son chemin mystique commença, très solitaire au début : elle avait parfois le désir de mourir, elle était souvent malade. Méprisée par sa maîtresse, elle était accablée de travail.

En 1636, elle accompagna la fille de sa patronne, qui se mariait, pour aller habiter près de Vannes : elle restera attachée au couple pendant trente-cinq ans.

Après trois ou quatre ans dans des « délices » intérieurs, elle vécut une purification de deux ans sans avoir personne à qui se confier :

Son cœur fut rempli d’un feu infernal, et son esprit d’abominables pensées (Tr. 1, 8).

La soeur ajoute son commentaire :

Je ne fais point de doute que Dieu n’eût donné pouvoir aux démons de la posséder203.

Puis un jour, elle demanda à mourir plutôt que de rester dans cet état, et fut délivrée définitivement :

Elle n’eut plus d’yeux que pour contempler son Amour, plus d’oreilles que pour entendre sa voix, plus de langue que pour le bénir et raconter ses louanges, plus de bras que pour travailler pour lui, plus de pieds que pour marcher en la voie de ses divins conseils, plus de corps que pour l’emporter toute à son service, plus de désirs que pour accroître sa gloire, plus de volonté que pour lui obéir, enfin plus de coeur que pour être consumée de ses flammes (Tr. 2, 3).

Mais sa santé s’altérait, car parallèlement elle travaillait très dur :

l’amour la transportait […] sitôt qu’elle avait la moindre santé, elle travaillait infatigablement […] retombait malade ; [elle] passa ainsi trois ou quatre années après être délivrée de l’état des tentations tant devant qu’après cette fièvre de huit mois  (Tr. 1, 12).

Elle eut alors la chance d’être présentée au père Rigoleuc et au père Huby204 : ces profonds spirituels jésuites reconnurent son état intérieur à propos duquel ils la rassurèrent. Ils aimèrent venir l’entendre parler de Dieu : “Nous ne sommes que froideurs et glaces auprès de son ardeur à aimer Dieu”, disait Rigoleuc (Tr. 2, 22). Devenu le confesseur d’Armelle, compétent par son expérience personnelle et sa connaissance des textes, Huby se contenta d’accompagner avec délicatesse et modération le travail de la grâce. On a là l’exemple parfait du bien que peut faire un bon confesseur à un mystique :

[Il] la laissait agir selon les mouvements de l’Esprit, se contentant de sa part de la disposer, tout de loin, à ce qu’il prévoyait que Dieu voulait opérer en elle (Tr. 1, 15).

Huby s’inquiétait pour la santé d’Armelle, et l’envoya se reposer chez les ursulines : elle passa dix-huit mois au poste de sœur tourière et lia amitié avec Jeanne de la Nativité. Les sœurs auraient voulu la garder tant elle s’occupait des petites filles pensionnaires avec douceur et cordialité. Mais après un songe, elle se sentit tenue de sortir du couvent pour retrouver son ancienne patronne : elle sentait un certain mouvement qui lui faisait connaître que ce n’était pas le lieu où Dieu la voulait (Tr. 1, 13).

C’est une constante chez elle de fuir les situations confortables. Sa voie se situe dans la vie de tous les jours et les difficultés avec l’entourage : elle s’occupe du ménage, des provisions, de la cuisine, pour tout un manoir. Elle est méprisée par les domestiques car elle est trop parfaite et étrange avec ses états qui l’envahissent. Ses maîtres sont des enfants gâtés, mais elle leur obéit comme à Dieu :

Cela n’apprend-il pas bien à se tenir en humilité, à mettre tout son appui et sa confiance en Dieu, et ne chercher qu’à plaire à lui seul ? (Tr. 2, 10)

Plus elle travaillait et s’employait pour son Amour en tous les embarras de son ménage, et plus il se communiquait à elle ; elle eut cru commettre une grande infidélité de quitter son travail pour chercher le repos (Tr. 2, 10).

Armelle est un exemple intéressant pour nous modernes puisqu’elle est entièrement donnée à la vie mystique tout en affrontant parfaitement les charges d’une vie ordinaire. Le fidélité à Dieu est son axe de vie. Sur le conseil de Rigoleuc, elle était ferme et inébranlable, comme un rocher au milieu de la mer qui, pour être battu de divers flots et attaqué des vents, ne remue et ne penche de côté ni d’autre (Tr. 1, 13).

En 1649, Huby et Rigoleuc furent nommés à Quimper et elle dut les quitter. Mais ce fut l’occasion d’une nouvelle étape : après toutes ces années d’amour brûlant où jusqu’alors Lui et elle avaient travaillé ensemble (Tr. 2, 3), elle passe à un état où le Seigneur va régner seul. Elle lui demanda :

N’y aurait-il point encore quelque chose à faire ou à détruire pour vous plaire ? […] Rien, rien du tout, sinon t’abandonner et me laisser faire. À ces mots tout s’apaisa (Tr. 1, 20).

Jusqu’à cette époque, elle avait eu le corps brisé par les états d’amour, maintenant elle ne ressentira plus de douleurs tant le corps est spiritualisé :

Entre Dieu et moi, il n’y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, qui est devenu si miné à force d’aimer qu’il ne faut plus qu’un petit souffle pour le casser et le rompre tout à fait (Tr. 1, 17).

La grande unité dans le divin est accomplie :

Je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume : il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis plus savoir les bornes. Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais maintenant il n’en va pas ainsi, car rien n’approche plus de moi. Je comprends tout et ne suis comprise de rien ; mon âme est seule, simple et pure ; et quand je la vois ainsi, c’est comme une merveille que je ne meure à chaque moment ; et si cela continue encore quelque temps en moi, je crois qu’il en faudra mourir. Je vais et j’agis à mon ordinaire, pour le dehors, sans que je perde cette vue, mais mon Dieu me l’ôte parfois, permettant qu’il passe quelques pensées par mon esprit, qui m’en détournent ; autrement je serais déjà morte. L’amour qui me consume ne se peut exprimer ni concevoir, il est comme infini et tous les jours il croît davantage (Tr. 1, 20).

Il n’y avait plus de différence entre oraison et vie :

[elle n’avait pas] besoin de travailler à se recueillir ni rentrer en elle-même, pour rechercher quelque lieu à l’écart pour s’occuper avec son Dieu ; tout cela ne lui était point nécessaire car au milieu des rues, en plein marché, dans l’embarras d’un grand ménage, elle était aussi attentive à contempler les perfections de son Bien-Aimé que si elle eût été dans un désert (Tr. 2, Section unique faisant suite au chap. 3).

À partir de 1651, elle demanda à Dieu de décharger sur elle toutes les peines qu’il lui plairait, afin d’empêcher qu’il ne fût point offensé (Tr. 1, 17) : cette année-là, à la surprise générale, le carnaval fut beaucoup plus tranquille ! Nombreux sont les témoignages de ceux qu’elle a aidés par sa prière. Elle connaissait leur état à distance et souffrait beaucoup de leurs douleurs, mais le centre restait inaltérable. Elle se voyait comme la procureuse de l’honneur de Dieu : je n’ai autre chose à faire qu’à voir si sa gloire est accrue et augmentée : c’est là tout mon emploi et mon office (Tr. 1, 19).

En 1656, sa maîtresse décéda, dont elle avait pris un soin attentif. À partir de 1657, son état devint si nu et si profond qu’elle ne pouvait plus en parler :

Son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même; et nonobstant cela, elle était aussi libre pour agir au-dehors, comme si rien ne fût passé au-dedans ; et même elle avait la santé assez bonne pour s’acquitter de tout ce qui était nécessaire dans le ménage (Tr. 1, 25).

En 1666, une de ses jambes fut brisée par un cheval, ce qui lui occasionna de grandes douleurs et l’immobilisa quinze mois au lit ou sur une chaise ; elle s’aidera dorénavant de béquilles : Elle demeurait dans un petit coin de la cuisine à donner ordre au ménage, et à faire quelque occupation pour l’utilité de la maison, n’étant jamais oisive. Plusieurs personnes de toutes sortes de conditions l’allaient voir pour se consoler avec elle et jouir de la douceur de son entretien  (Tr. 1, 27). Un grand nombre avouait en sortir tout changé et renouvelé (Tr. 2, 16).

Elle recouvra miraculeusement la marche deux ans plus tard, puis mourut à la suite d’une fièvre, à l’âge de soixante-cinq ans. Sa chambre était remplie d’une foule en prière qui se disputa ses reliques. Une procession énorme escorta son enterrement.

Le Triomphe fut édité dès l’année suivante. A priori improbable hors de la Bretagne, son influence fut très grande. Il fut redécouvert et réédité par Pierre Poiret205 à Amsterdam, grand éditeur de textes mystiques. Après l’Allemagne et la Hollande, il sera distribué à Londres par le Dr Keith et apprécié des intellectuels anglais. Armelle sera admirée chez les piétistes, chez les disciples anglais et écossais de Mme Guyon. En Amérique, John Wesley, le fondateur du méthodisme, insérera des extraits de The life of Armelle Nicolas dans sa revue l’Arminian Magazine.

Jeanne de la Nativité nous dit qu’elle a fait contrôler ses écrits par Armelle elle-même et qu’elle a pris soin de mettre les dits entre guillemets. En voici quelques-uns qui, par leur concision, leur simplicité, leur netteté, sont des flèches qui vont droit au cœur :

le plus grand empêchement que les âmes apportent à leur avancement, c’est qu’elles ne veulent pas laisser agir Dieu seul, mais qu’elles veulent toujours avoir part en tout ce qu’Il fait (161) [169].206.

Maintenant Dieu est tout et moi je ne suis plus, je suis par Sa miséricorde retournée d’où j’étais sortie […] je ne suis plus en moi, mais dans Lui, où je ne me trouve plus, et où je me suis perdue. C’est Lui seul qui S’anime, car je ne trouve plus rien qui ne soit Lui-même (207-208) [217].

Il n’y a plus d’entre-deux entre Vous et moi (232)[242].

D’où vient que votre cœur est si grand et si spacieux et qu’on soit si au large quand on est dedans ; et cependant que la porte pour y entrer soit si petite et si étroite ? Alors Notre Seigneur me fit connaître, que c’était parce qu’Il ne voulait pas que d’autres que les petits, les nus et les seuls, y pussent trouver entrée. Les petits sont ceux qui […] s’humilient pour l’amour de Lui […] Comment est-ce qu’une personne grosse et enflée de l’estime et opinion d’elle-même pourrait passer par une si petite porte ? (265)[275].

Je retournai à mon premier état, ne ressentant qu’une flamme sainte et divine qui n’est autre que le pur Amour de mon Dieu, qui […] me détruit […] me réduit toute en Lui et fait que ma vie est plus qu’humaine (275).

Mon Amour me donnait à connaître que comme le poisson ne peut vivre ni subsister hors de l’eau, de même je ne pouvais plus vivre un moment hors de Lui ; et comme de quelque côté que le poisson se tourne, il trouve toujours l’eau, de même en quelque part ou manière que je puisse être, je Le trouverai toujours. Je fus près d’un mois avec cette vue, au bout duquel je perdis l’idée de la mer et du poisson pour n’avoir que celle de Dieu seul, qui se fit sentir comme renfermé dans le secret de mon âme en qualité de son Conducteur et de son Conseiller, en sorte qu’en tout ce qui se présentait à faire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, j’étais invitée d’entrer en ce cabinet secret pour prendre l’ordre de tout ce que j’avais à faire ou à dire, me donnant là une lumière certaine et assurée pour toutes choses (276)[287]

Je me trouve maintenant […] aussi pauvre intérieurement qu’extérieurement. Mon divin Amour m’a dépouillée de tout ; et Il ne se communique ni répand plus dans mon âme ni dans aucune de mes puissances. Elles sont toutes libres dans leurs fonctions, et je puis m’appliquer avec facilité à tout ce qui se présente à faire, sans aucun empêchement ; mais Il est retiré au centre de mon âme, où Il me gouverne et agit en moi (313)[325].

[Du Livre deuxième où il est traité des vertus admirables de cette grande servante de Dieu :]

Jamais elle ne s’arrêtait aux […] sentiments que Dieu lui communiquait parce que disait-elle : tout ce que nous concevons ou expérimentons, pour haut et élevé qu’il puisse être, n’est pas Dieu ; et partant nous devons passer outre, et ne nous y arrêter, de crainte de nous attacher à autre chose qu’à Dieu (390)[6].

Je sais bien que si mon Amour et mon Tout me délaissait tant soit peu, je tomberai dans une infinité de maux et de péchés : mais je sais bien aussi que Sa bonté ne permettra jamais que ce malheur m’arrive […] ne doutez pas que Dieu ne parachève en moi Son ouvrage et n’accomplisse ce qu’Il a commencé. Je suis à Lui et il n’y a rien en moi qui ne vienne de Lui et ne retourne à Lui. C’est pourquoi Sa bonté aura soin de moi comme d’une chose qui est entièrement sienne. Il est si bon, qu’Il n’abandonne jamais le premier : et si dans le temps que je Le mettais en oubli, Il m’a si miséricordieusement attiré à Lui, pensez-vous qu’à présent […] Il me délaissera ? (412-413)[29].

O mon Dieu, qu’il faut bien qu’en vous il y ait quelque chose de bien aimable ! Puis que ne vous connaissant point et ne sachant qui vous êtes, cependant je brûle d’amour pour vous (420).

Elle agissait d’une manière si simple et si dégagée, que sitôt que les choses étaient accomplies elle en perdait l’idée […] Elle disait qu’elle croyait que Dieu faisait tout en elle afin que de sa part elle ne fît autre chose que l’aimer (431).

Elle disait quelquefois en se divertissant que : l’Amour est un vrai avare, qui veut tout avoir pour Soi ; et que depuis qu’une fois Il a une entrée libre dans un cœur, Il en ferme si bien la porte que nul autre n’y peut trouver d’ouverture (438).

Il a détruit en moi tout ce qui Lui déplaisait : et maintenant il n’y a plus que Lui qui vit et règne en moi tout ainsi que bon Lui semble […] O pauvre Armelle […] tu es perdue maintenant […] changée, transformée en Dieu par Sa grande miséricorde ! (466-467).

Depuis que Dieu m’eût fait cette grâce de me faire sentir Sa divine présence, et qu’Il se voulait bien charger de ma conduite, je m’abandonnai entièrement à Lui : de sorte que je ne me considérai plus que comme la Disciple de Dieu et l’écolière du Saint-Esprit. J’étais toujours attentive en moi-même à L’aimer et à considérer ce qu’Il me commandait, pour l’exécuter […] en toutes choses, grandes et petites, il m’instruisait […] me gouvernait, et parfois il me faisait entendre que j’étais semblable à ces petits écoliers qui commencent d’apprendre à écrire, à qui le maître ne se contente pas de donner un exemple et modèle, mais encore prend la main de l’apprenti et la conduit, afin de lui apprendre ainsi à former ses lettres. J’étais tout de même au regard de mon Dieu, et fort souvent je sentais comme une autre main qui conduisait la mienne […] ceci ne se passait point par imagination ou par fantaisie ; c’était la vraie et pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour. Et non seulement Il m’instruisait et me gouvernait ; mais de plus, Il me reprenait de tous mes défauts. Vous eussiez dit qu’Il était jaloux de mon bien et de ma perfection ; de sorte que je n’eusse pas osé remuer la main, faire un geste, ou même dire une seule parole inutile […] que tout au même instant j’en étais reprise, mais avec tant d’exactitude, que rien n’échappait […] ayant reconnu cela, je […] n’osais avancer ni reculer que par Ses ordres : et cela ne se faisait point par une contrainte qui m’eût gêné le cœur ; au contraire, c’était par un excès d’amour (475 – 477)[97-98].

Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, la mer qui ne passait jamais ses bornes : O Dieu ! disais-je, que ne suis-je aussi maniable aux mouvements et inspirations de votre divin Esprit (481).

Je n’eusse […] voulu faire la moindre action pour la gloire du Paradis : je n’y pensais pas même. Mon Paradis et ma gloire étaient de lui plaire et d’accomplir ses volontés. Après cela, il me semblait n’avoir plus rien à espérer ni à prétendre. Je n’ai jamais su ce que c’était que de penser à mon profit particulier ; parce que l’Amour me possédait si pleinement, et m’élevait si fort au-dessus de moi-même et de toutes les choses de ce monde, qu’il ne me restait rien pour moi ni pour elles (537).

Jamais […] je n’ai su ce que c’était que vanité […] Il me semblait qu’à moins de perdre l’esprit je ne pouvais entrer en aucune estime de moi : car je voyais si clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu […] étant d’ailleurs si plein de Dieu, qu’il n’y avait rien de vide où la superbe eût pu se loger. (Tr. 2, 10)

O qu’il faut être dépouillé de soi pour ressentir cet amour ! Jamais je ne l’eusse pensé qu’après que j’en ai eu l’expérience. /O qu’heureux sont ceux qui quittent tout ! Car ils trouveront tout : mais il faut quitter jusqu’à la moindre petite partie de nous-même ; non seulement en ce que nous voyons être mal, mais encore en ce que nous croyons être bien. Car jamais Dieu ne régnera en nous que quand nous nous délaisserons entièrement à Lui, et Le laisserons faire tout ce que bon Lui semble, sans que nous nous mettions en peine de ce qu’Il fera ou laissera à faire (575).

Il est impossible à une âme, quelque effort qu’elle se fasse, de parvenir en cette vie à un si heureux état. Il faut que Dieu même […] l’y admette et introduise […] les choses qui se passent en elle sont si admirables qu’il n’y a cœur humain qui les puisse concevoir […] il n’y a plus rien que simple unité, ou, pour parler plus clairement, il n’y a plus que Dieu seul. Tout le reste est dissipé par sa présence (639-640).

Je suis comme ces personnes […] enfin heureusement arrivées au port […] tandis que leurs plus proches amis sont au milieu des tempêtes et des orages de la mer. Je vous laisse à penser si, quoique qu’ils soient arrivés, ils ne sont pas néanmoins en soin de procurer que les autres arrivent aussi à bon port (657).

À savoir qu’elle ne savait ce que c’était que d’avoir des ennemis et que jamais elle n’en avait eu aucun […] dès lors qu’une personne lui avait fait du mal, ce lui était une porte pour trouver entrée dans son cœur […] Elle dit à son confesseur qu’elle craignait que le grand excès d’amour que son cœur ressentait pour eux ne fût blâmable (696).

Il semble mon Dieu que l’amour que j’ai pour vous soit moindre que celui que vous me donnez pour mes prochains […] celui de mes frères m’anime et me donne des forces pour les servir […] pour vous je ne puis plus rien faire, je suis réduite au pur et simple néant (704).

Jamais je n’étais plus forte que quand j’étais le plus faible et de ma faiblesse je tirais mes forces. C’était alors que je ressentais l’effort de la grâce si puissant, qu’il me faisait passer sans crainte par dessus toutes difficultés… (791).

J’aime ardemment. C’est tout ce que je sais faire. En disant cela, je dis toute ma vie, car elle n’a été autre qu’un continuel amour et reconnaissance des bontés et des miséricordes de mon Dieu en mon endroit. […] Dès le commencement l’Amour me donna plus d’inclination à travailler pour Lui en m’acquittant de mon devoir de servante, qu’à jouir de Lui en me reposant : j’eusse cru faire un grand mal de laisser mon travail pour Le prier, et je L’ai bien plus trouvé au milieu de mon ménage que je n’eusse fait dans les églises quand ce n’était pas le temps d’y être. Il avait cette bonté pour moi que de m’accompagner toujours dans tout ce que je faisais…(804)[380].





Claudine Moine (1618 - apr.1655), couturière.



Cette quatrième grande dame de la mystique est l’antithèse des précédentes tant elle fut secrète et réservée : ni diable, ni imaginaire débridé, mais un profond réalisme. La plus grande partie de sa vie se passa sans bruit, dans sa chambre, à faire de la couture ! Mais elle a laissé des Relations qui nous permettent de la connaître un peu.

Née en Franche-Comté d’une famille aisée, elle fut une enfant gâtée. Puis deux ans chez les ursulines la transformèrent en une jeune fille fervente qui fit voeu de chasteté en secret. Elle revint chez son père où elle vécut sept ans dans les mondanités, mais sans se marier : elle ne cessera d’avoir honte de cette période où elle lisait des romans et des comédies ! Mais en 1639, la guerre franco-espagnole ruina la famille comme toute la province. Claudine partit à Besançon quelques mois et au retour fit une chute de cheval : alitée pendant quinze mois, elle lut François de Sales et commença à recevoir des grâces d’oraison. Mais elle était destinée à vivre la mystique dans la vie laïque, hors de sa famille. En avril 1642, elle partit pour Paris chercher du travail avec sa sœur. En chemin, des paysans les dépouillèrent du peu qu’elles avaient et elles manquèrent d’être violées par des soldats. Accueillies à Paris par des religieuses, elles partagèrent une chambre au Marais avec d’autres jeunes filles et commencèrent à gagner leur vie en faisant de la couture.

Ses absorptions devenaient plus profondes, mais elle ne voulait pas déranger son entourage et s’efforçait de dissimuler ses états207 :

Je ne parlai quasi plus à personne, ne le pouvant à raison de cette grande occupation d’esprit où j’étais. Je cherchais incessamment de me mettre à l’écart mais, demeurant dans une chambre avec plusieurs personnes, je n’avais de bon que le soir où, à la faveur des ténèbres, je pouvais pleurer et soupirer sans être aperçue […] Néanmoins, ma sœur, voyant en moi un grand changement, me disait quelquefois : “Je ne sais pas ce que vous avez, mais vous devenez toute bête !” [101]

Pendant toutes ces années, Claudine connut la grande pauvreté et la faim, car la couture ne suffisait pas à la nourrir :

J’étais si pauvre que je n’avais pas seulement pour acheter de l’eau, ni pour en mettre, sinon une bouteille que l’on m’avait donnée, dont j’en allais quérir moi-même chez les Annonciades, quelquefois à la fontaine. Je prenais grand plaisir à cet exercice de pauvreté et d’humiliation […] Plusieurs fois je n’y avais pas de pain […] [Dieu] était ma nourriture, mon feu, mon habit, et tout mon bien, trouvant en lui d’une façon ineffable toutes ces choses [113]

En 1645, sur recommandation d’un jésuite, elle entra au service d’une famille noble du Marais et eut enfin le bonheur d’avoir une chambre pour elle. Elle faisait de la couture ou servait de dame de compagnie, tout en pratiquant l’oraison et une sévère mortification de la nature (jeûne, froid…). Sa récréation était d’assister aux sermons donnés à l’église St Louis par les prédicateurs les plus renommés. Sa vie était extrêmement réglée :

Le soir, je prie Dieu avec tous ceux de la maison. Étant à ma chambre, j’achève mes prières, qui durent une petite demi-heure, faisant quasi les mêmes actes en me couchant qu’en me levant ; puis je prends mon sujet d’oraison pour le lendemain. Toute prête à me mettre au lit, je me jette à genoux priant la Sainte Vierge et les Saints de bénir Dieu et Jésus-Christ pour moi tandis qu’en dormant je ne pourrais pas le faire … [161]

Elle plongeait dans l’oraison tout en cousant, sans effort de la volonté ou de l’intellect. Elle déclarait avoir été surtout enseignée par Jésus-Christ :

O mon Dieu, vous fûtes mon maître en ce saint exercice [ 99]

Mais son cheminement croisa d’autres mystiques : elle fréquenta le monastère de l’Annonciade dès son arrivée à Paris, où elle connut une grande prieure, la mère Agnès Dauvaine. Par bonheur, l’un de ses confesseurs fut le P. Castillon, un jésuite qui avait été élève du P. Louis Lallemant208: il la comprenait et laissa agir la grâce comme elle le voulait. Elle s’est imprégnée aussi de lectures de Catherine de Gênes et de l’Homme spirituel du P. de Saint-Jure (que nous avons vu diriger Gaston de Renty209) : elle emprunte certaines de leurs expressions.

Claudine rédigea quatre Relations entre 1652 et 1655, à la demande du P. Castillon : elle le fit par obéissance et ne se relisait pas. Seule le quatrième récit porte un titre donné par l’auteur : De l’oraison. Elle écrivait avec retenue, dans un style classique très pur et dense :

Tout ainsi que, lorsque je n’avais pas de quoi manger et que vous nourrissiez mon corps d’une viande qui ne lui nullement propre, il ne pouvait se plaindre (tous les sentiments de la nature étant tels et soumis à vos ordres […]), de même, quand vous lui avez donné les choses qui lui sont propres, vous avez, par votre grâce, si fort attaché mon âme à vous et à l’accomplissement de votre volonté que, ne recherchant rien, rejetant le reste, je n’ai ressentis goût, ni délectation aucune, dans toutes les choses visibles et sensibles. [119]

[Elle se plaint un jour de n’être plus en Franche-Comté :] Une voix intérieure me répondit: “Pauvre créature ! Tout le monde n’est-ce pas une terre étrangère pour toi ? Que t’importe ni où, ni comment tu passes les jours de ton pèlerinage ? Ton pays est le Ciel.” […] Je compris cette vérité, et commençai dès lors à marcher comme pélerine sur la terre, ne désirant plus aucun établissement, pour petit qu’il fût. [139]

Tout le monde me parut comme un grand hôpital de fous, possédés de toutes sortes de folies : qui de celle des honneurs, qui de celle des richesses, qui des plaisirs, ou de l’amour de quelque créature …[140]

La présence de Dieu visible et sensible m’a été changée en une impression que j’ai de Dieu dans l’âme, qui la remplit et l’occupe tellement que rien autre chose n’y peut entrer, qui me recueille et fait être en grand respect en tour temps, en tout lieu et en toute rencontre. Je n’ai nulle image de la divinité ou humanité de Dieu Notre-Seigneur, que quelquefois, mais cela ne dure point, et l’état de mon âme est de rejeter aussitôt cette forme ou représentation, voulant et désirant absolument l’original et non la figure. [144]

L’âme donc est vide de toutes choses, les fait toutes sans prévoyance ; mais elle est appliquée à tout ce qui se rencontre qu’elle doit faire, le faisant avec grand amour ; et les choses faites, soit spirituelles ou corporelles, ne se représentent [plus] à l’âme (la connaissance en étant entièrement ôtée) demeurant ainsi toujours vide et toujours pleine. [145]

Premièrement, je n’ai nulle prévoyance de mes actions, soit générales ou particulières, soit spirituelles ou naturelles, et néanmoins je ne me suis pas aperçue d’avoir omis trois ou quatre fois, depuis peut-être plus de six ans, aucune des choses que je devais faire. Voici donc ma disposition : je ne pense point, dis-je, à ce que j’ai à faire et n’y saurais penser ni le prévoir. Mais dans le temps et l’occasion que l’on doit faire ce qu’on a à faire, de quelque nature que ce soit., il y a un petit souvenir qui nous est donné, comme une personne qui vien­drait dire tout bas à l’oreille d’une autre : « Allez faire cela ! » Je dis : tout bas, parce que c’est un souvenir qui se donne si doucement que cela ne fait nul bruit dans l’âme, comme font les désirs bouillants qu’on a d’effectuer quelque chose. Mais il fait le même quant à l’effet, parce que cela s’accomplit exactement. […] Les actions se font et s’accomplissent d’une manière presque insensible et l’on passe de l’une à l’autre d’une façon si imperceptible que l’on ne s’en aperçoit pas. [249]

Pour le dire en un mot, je ne sais, dans l’état où je suis depuis plus de six ans, ce que c’est que dévotion sensible ni que peine et angoisse d’esprit. J’ai éprouvé et l’un et l’autre, je puis dire jusque dans l’excès. Mais je n’en ai plus de con­naissance. Et tout ce que j’en entends dire, et tout ce que moi-même j’en ai dit, ne fait pas impression sur mon esprit pour me le faire comprendre. [250]

C’était la perte des biens spirituels qui me donnait peine, et j’eusse bien voulu les conserver et réserver ! Et l’on me dit intérieurement : « Trop avare est celui à qui Dieu ne suffit pas ! », ce que jusqu’alors je n’avais jamais bien entendu et compris que pour les choses temporelles, mais que l’on me fit voir aussi pour les choses spirituelles. Car il y a bien de la différence entre être remplie de Dieu et de ses dons ! Ses dons ne sont que des moyens par lesquels il prétend nous attirer à lui. Et j’ai vu comme l’on se peut perdre avec tous ces dons, combien il est dangereux et criminel de s’y arrêter ! Mais il faut que l’âme, pour être en assurance, s’abîme et se perde dans Dieu et que Dieu aussi la remplisse et possède pleinement. Il me dit un jour, comme je me mettais en peine de la perte de toutes ces grâces et lumières intérieures : « Je veux me mettre à la place de tout cela ! – O mon Dieu, lui dis-je, je le veux bien ! Je ne veux et ne désire que vous ! » Et il m’im­prima fortement ce désir clans le cœur.[260-261]

Je n’ai ni image, ni figure, espèce ou représentation soit corporelle ou spirituelle, non pas même de la divinité et humanité de Notre Seigneur, et lorsqu’il s’en présente et les veux former, il y a quelque chose en moi qui les rejette et les détruit en un moment, parce que je veux Dieu, et non son image et sa figure ! La mémoire ne repasse point sur le passé et ne pense point à l’avenir. L’entendement est sans discours et raisonnement, ou du moins il en a si peu que cela peut passer pour rien. Et pour la volonté, elle est toute de feu. Et toutes ces puissances sont dans je ne sais quels rassasiement et repos ; et toute l’âme dans un oubli de soi et de toutes choses, où elle ne se soucie ni de son bien ni de son mal, de son salut ou de sa perte ; c’est à quoi elle ne pense pas ! [266]

Cet amour que l’âme a pour Dieu est sans raison, sans considération et sans intérêts. Il ne prend point sa source de ses bienfaits, puisqu’elle ne les voit pas, sinon par des petits rayons de lumière qui passent comme des éclairs et qui excitent pourtant dans l’âme beaucoup d’affections, de louanges, de remerciement, d’humiliation et de crainte, et autres semblables. [270]

Cette destruction de toutes choses […] qui s’est faite à mon égard ne s’est pas opérée en moi par considération ni par lumière de l’entendement, mais seulement par les affections de l’amour infus de Dieu dans l’âme, qui la sépare de toutes choses pour l’attirer à soi et anéantir tout, afin que n’ayant plus rien qui empêche, et étant Lui seul présent à son âme, elle l’aime de toutes ses forces. Et Dieu la trouvant vide, il la remplit d’un plus grand amour. [368]

Dans la quatrième Relation, elle distingue deux façons de faire oraison :

Voilà la première façon d’oraison infuse, qu’il a plu à Dieu de me donner, ordinaire et presque chaque jour, quelques années, ou le premier degré de cette oraison que je ne sais comment nommer. Il y a des lumières dans l’entendement et des affections dans la volonté, le tout lui venant de la bonté et libéralité de Dieu, car l’âme sent bien que cela lui est donné et ne vient point d’elle. [393]

[…] en ce second degré d’oraison, je ne vois pas qu’il y ait de lumières dans l’entendement, ni qu’il ait [395] de part à l’oraison. Toutes les lumières dont il a été éclairé touchant les mystères de la foi, de la religion, et les vérités du christianisme, lui sont ôtées et entièrement éteintes, sinon parfois, selon la nécessité où l’âme se trouve, que Dieu y en fait briller quelques étincelles. Mais ce feu et cette lumière dans soi, qui lui faisait voir plus clairement et plus certainement les mystères de la sainte vie, mort et passion de Notre-Seigneur, que si elle les eût vus de ses yeux corporels, tout de même comme il est véritablement et réellement au saint sacrement de l’autel, vrai Dieu et vrai homme, comme en tant que Dieu il est partout par essence, présence et puissance, et ainsi de tout le reste. Or, je dis qu’elle n’a plus ces lumières qui lui découvrent et manifestent ces vérités, ni dans l’oraison ou en d’autres temps, comme elle les avait, sinon fort légè­rement et bien rarement ; mais seulement il lui en reste dans l’âme un petit souvenir de les avoir vus ; encore me semble-t-il qu’il diminue presque tous les jours.

Mais elle a la foi pour les voir. […] [396] Mais il est à remarquer qu’il y a bien de la différence à avoir la foi, ou d’en avoir les lumières. Dans le premier état, elle les a abondamment et très grandes pour toutes sortes de choses, et dans celui-ci elle a la foi toute pure, dénuée de ses lumières. C’est pourquoi il n’y a plus dans l’âme ni image ni représentation aucune, soit pour les choses spirituelles ou corporelles. Lorsqu’elle est en oraison, elle est donc sans les opérations de l’entendement, soit naturelles ou surnatu­relles ou si elle les a, c’est si imperceptiblement qu’elle ne s’en aperçoit pas. […]

Voilà la seconde manière d’oraison, où l’entendement ne fait rien que fournir à l’âme un petit ressouvenir des vérités qu’il a connues, et la volonté est remplie de plus grandes affections.

Je passe bien plus avant et dis que l’on vient en un certain état où l’entendement n’a aucune occupation, et néanmoins il est occupé et rempli avec toutes les puissances de l’âme d’une façon qui m’est inconnue. Elles sont calmes et en repos, ne courant point ni d’un côté ni d’autre, et dans un certain rassasiement et plénitude de paix, qui fait qu’elle ne désire rien que le bien qu’elle possède. Dieu fait les choses par des moyens selon l’ordre de son ordinaire providence, et quand il lui plaît il les fait par soi-même. Aussi, pour l’ordinaire, en matière d’oraison, il donne des lumières avant les affections, s’en servant comme de moyens pour les émouvoir. Mais quand [398] il lui plaît, il les infuse lui-même sans cela dans la substance et dans le plus intime de l’âme. Il me semble avoir fort bien remarqué et éprouvé cela. Et pour lors, elle n’a point une si grande variété d’affections comme dans les précédentes, où elle les exerce de toutes les vertus en diverses manières. Mais ici, elles sont quasi toutes réduites à deux, à savoir : d’anéantis­sement et d’amour.

L’âme, étant ainsi disposée et vide de toutes choses, est tirée à de certains embrassements amoureux que je ne sais comme exprimer que par cette comparaison de deux personnes qui s’entr’aiment ardemment, qui se rencontrent à l’improviste et, sans se dire une parole, se jettent entre les bras l’un de l’autre, et ne font rien que s’embrasser, étreindre et serrer sur le cœur l’un de l’autre ; et, après avoir été longtemps ainsi, se regarder mutuellement et dire quelques paroles entrecoupées et sans ordre. [400) […]

Et l’âme s’élance avec une vigueur amoureuse, comme une personne qui se jette avec force et impétuosité dans la mer qui, par la force et roideur dont elle s’y est lancée, va toujours au fond et ne paraît plus sur la surface de l’eau et ne vient plus au rivage. Ainsi l’âme se jetant dans Dieu, elle s’y noie et enfonce toujours davantage. Et comme cette personne qui se serait ainsi jetée dans l’eau ne verrait et et ne sentirait que l’eau, aussi l’âme ne voit plus que Dieu, ne touche et ne sent plus que Lui, mais dans lui-même et par lui-même, et non plus par le moyen des créatures comme elle faisait auparavant […][402]

[…] Voilà donc comme de cette sorte oraison l’âme ne voit point Dieu : seulement elle le sent et le touche. Il ne lui fait point connaître que ses services lui sont agréables, et il semble qu’elle soit toute seule aimante, qu’elle n’est pas aimée ou du moins n’a-t-elle pas de signe de cet amour. Ainsi elle demeure privée des connaissances qui lui pouvaient donner plus de satisfaction. Toutefois, comme elle n’en peut avoir de plus grande que d’être dans l’état que Dieu la voudra mettre, mettant son souverain contentement à faire en tout sa sainte volonté, elle ne se trouble pas, souffrant cette privation en grandes paix et résignation, ayant cette confiance que Dieu ne l’a pas abandonnée pour cela. [405]

Il existe une forme d’oraison qu’elle a eue rarement :

L’âme se sent recueillie de toutes ses puissances dans un respect profond et extraordinaire […] en cet état, il se fait un si grand calme dans l’âme, dans le corps, dans toutes les passions et appétits, qu’elle ne sent rien qu’un sentiment de paix qui la remplit avec tant d’abondance qu’il semble qu’elle aille fondre d’un excès de paix. Mais cela ne dure jamais plus d’un quart d’heure, et souvent bien moins. [414]

Plus généralement,

Il n’y a point de travail d’esprit dans toutes ces sortes d’oraison […] où l’on ne se lasse point à force de raisonnement, car l’on n’en fait point […] L’on ne fait que d’y aimer, et l’amour bannit la peine et exerce les actes de toutes les vertus. L’on n’y garde ni point, ni règle ; tout cela se fait dans une confusion bien réglée et bien ordonnée, puisque c’est Dieu et l’amour qui l’ordonnent. L’âme y est tellement transportée et tirée hors de soi, qu’elle ne sait ce qu’elle fait, ni ce qui se fait, ni ce qui se passe en elle. [415]

Elle parle de la prière pour autrui :

L’âme ne prie point pour qui, quand, ni pour ce qu’elle veut. (Aussi n’aimé-je point à promettre cela à ceux qui se recommandent à mes prières, parce que cela ne dépend pas de moi. Je fais ordinairement quelques prières vocales pour m’acquitter de tout cela.) Mais il y a des choses et des personnes pour qui elle [l’âme] a des attraits dans l’oraison, qu’il semble que comme un autre Jacob elle lutte corps à corps avec le bon Dieu, lui disant : « Je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez bénie [Gen. 32, 27] : je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez donné ce que je vous demande. »

J’ai été un temps que par ces attraits je connaissais l’évé­nement des choses. Mais depuis que Dieu m’a ôté toutes les lumières, je ne connais plus quels effets ont mes prières, ni pour moi, ni pour autrui. [445]

Après 1655, la trace de Claudine Moine se perd.







La béguine Marie Petyt (1623-1677)



Maria Petyt fut la célèbre dirigée de Michel de Saint-Augustin, l’un des bons disciples de Jean de Saint-Samson210 : le lien exceptionnel vécu au sein des Grands Carmes se poursuivit donc sur une troisième génération, laïque cette fois-ci, puisque Marie adopta le mode de vie des béguines à Gand. Ce fut une chance immense pour elle de rencontrer ce mystique accompli qui sut la reconnaître et la délivra de pratiques inadaptées qui empêchaient son épanouissement intérieur.

Ecrit à la demande de son père spirituel, son témoignage211 a été partiellement traduit en français212, ce qui nous permet de goûter sa qualité unique. Sa Vie nous donne un compte-rendu véridique, pénétrant et réaliste de sa trajectoire mystique : partant de la folie de l’ascèse propre à son temps, passant par des angoisses et des difficultés psychologiques autant que spirituelles, elle fut conduite à une plénitude de grâce qu’elle partagea autour d’elle. Marie est la preuve qu’une vie béguinale parfaite a existé bien après les grandes figures des Hadewijch I et II 213.

Née aux Pays-Bas espagnols d’une famille aisée de commerçants, elle reçut une bonne éducation chrétienne. Toute jeune, elle recherchait la solitude pour prier et suivre sa « voix intérieure ». Elle entra à dix-neuf ans au couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand qu’elle dut bientôt quitter, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office :

(I, 24 :) 214 Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps […] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation […] me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante ; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement.

Dans le couvent régnait la folle ascèse habituelle du temps :

Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines ; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

(I, 26 :) Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Puis elle trouva asile au petit béguinage de Gand, dont elle ne supporta toujours pas les pénitences corporelles. De plus, son directeur spirituel eut l’initiative inopportune de vouloir la mettre en oraison passive sans attendre que la grâce l’y pousse. Elle tentait donc d’établir le vide par la force, empêchant la libre circulation de la grâce. Heureusement, elle finit par comprendre son impuissance :

(I, 28 :) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame 215 si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donna l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc. Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. […]

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà : malgré tous mes efforts pour résister au sommeil, il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant ; et cela m’était un véritable tourment.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

[Cette nouvelle pratique me coûtait aussi] parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatiguée de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages ; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I, 44 :) Ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance ; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

(I, 45 :) Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres, plus favorisées de grâce, m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Elle avait beaucoup de doutes sur toutes ces pratiques :

(I, 101 :) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. […] J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelée à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie.

Elle s’établit alors avec une amie dans une maison pour y vivre selon une règle inspirée du Carmel donnée par son confesseur ; elle fait profession de tertiaire du Carmel. Heureusement a lieu une rencontre capitale : le Grand Carme Michel de Saint-Augustin va la délivrer de ces pratiques qui lui font du mal, et la dirigera pendant trente ans. Il sauvera sa biographie et ses lettres. Voici comment elle décrit sa délivrance et sa relation avec ce père spirituel :

(I, 47 :) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession.

(I, 48 :) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. […] Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, me disait-il, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux […] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit, et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

[Elle lui demande de la prendre en charge :] Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. […] Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, (50) la tension et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels ; et je m’en trouvais fort bien. […] La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturées de son Être.

Elle s’aperçoit que son père spirituel lui est présent à chaque instant :

(I, 51 :) [Son soutien fut] efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais, je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. […] Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir ; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu.

En 1657, elle s’installe à Malines, dans une maison proche des carmes. Elle est toujours dirigée par Michel de Saint-Augustin. Avec d’autres femmes spirituelles se crée une communauté qui vivra d’une manière très retirée.

Dans les comptes-rendus qu’elle donne au père Michel, voici comment elle décrit son écriture sous l’empire de la grâce:

(I, 56 :) Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme ; et les sujets se présentent à point nommé : « ceci et rien de plus ». […] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet […] Avant comme après, je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, même ce qui s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années. Quand j’écris, je me comporte d’une façon plus passive qu’active. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire ; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcée d’écrire sur d’autres sujets.

Selon A. Derville, « elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie »216:

(I, 121 :) Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.

(I, 125 :) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait ; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon Bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire. […] Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés. […]

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloignée de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est faite, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas s’y reposer ni s’y attacher. J’ai compris que je ne devrais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. […]

Si, au cours des années précédentes, je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer ; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : « Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre, d’être comptée au nombre des créatures de vos mains. »

(I, 132 :) On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

(I, 133 :) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par l’infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus. […]

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux commande à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourde charge ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

Elle accède à un état sans image, ce qui l’inquiète au début, puis elle se met à vivre habituellement dans cette “simplicité essentielle” :

(I, 144 :) Un jour de Noël je me suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. […]

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et unis à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet.

(I, 145 :) Placée dans cet état, l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. […] Quand on se trouve dans cet état, il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. […] Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite ; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature. […] La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.

(I, 147 :) Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouvent ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve [pas] le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire.

Elle décrit avec précision le passage à l’union avec « Dieu tel qu’il est », au-delà de tout état :

mais quelque privée que je me sente de grâce sensible, d’amour sensible, de dévotion, etc., cela ne me tourmente en rien ni ne m’attriste. À peine y fais-je attention. Au contraire, lorsque, à l’improviste, me survient une réflexion sur cet état de privation, il jaillit dans mon esprit une certaine joie, un contentement et une paix intérieure. C’est que je me sens alors toute indigne des grâces et faveurs du Bien-aimé. Je considère que je ne mérite absolument rien de bon ; que cette privation me revient à juste titre. Je me sens totalement vide d’attente ou de prétention à la moindre grâce, comme si jamais encore je n’avais goûté et expérimenté quoi que ce soit d’exceptionnel en Dieu.

D’autre part cette joie intérieure, mais d’une pure et sincère tendance vers Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dépouillé ou non revêtu de lumière ou de quelque attribut. Car tous les attributs, quelques nobles et éminents et excellents, ne sont tout de même pas Dieu lui-même. Aussi faut-il les dépasser, les perdre en Dieu afin d’obtenir une réelle union avec Lui. En effet, tant qu’il reste dans l’âme ne fût-ce qu’un rien, une parcelle de sensibilité ou d’émotion, la moindre représentation ou forme de quoi que ce soit, ou quelque attache, cela crée un intermédiaire entre elle et Dieu. […]

Cette simplicité est telle qu’elle répugne à écrire :

(I, 177 :) j’ai ressenti quelque trouble dans l’âme et un obscurcissement de l’esprit parce que la sainte obéissance me forçait à noter mes états intérieurs, ma manière de prier, les opérations de l’esprit, les illuminations, etc. Cela, me semble-t-il, avait été commandé sans la moindre raison, car cet esprit était si peu de chose, si petites les grâces, si faibles les opérations de l’esprit en moi que tout cela ne valait pas une relation écrite. J’estimais que l’on se faisait de moi une opinion meilleure que ce qu’il en était en réalité. Je ressentais une répulsion à écrire ces choses parce que j’aimais m’attacher au repos en Dieu sans retour sur moi-même, sans remarquer ce qui se passait en moi, ce que Dieu y opérait. Et cette absence de réflexion et d’images, je craignais de la perdre par des notations écrites et de subir ainsi l’immixtion d’intermédiaires dans mon union d’amour avec le bien suprême, le Bien-aimé sans images.

Sur le couple humilité-amour :

Les deux extrêmes de l’amour et de l’humilité se conjuguent parfaitement dans l’âme qui en est favorisée : ils s’y trouvent également nécessaires l’un et l’autre pour tempérer et harmoniser leurs mutuels excès. Car l’amour sans l’humilité serait trop téméraire, trop ardent, sans prudence nécessaire. Il dépasserait facilement les limites permises. Et l’humilité, sans l’amour, serait trop timorée, trop peu libre. Mais quand ces deux vertus sont réunies, tout réussit, et l’amour et l’humilité se partagent l’un à l’autre leurs propres qualités.

Elle décrit différentes modalités d’immersion de l’âme dans le divin :

(I, 233 :) Après avoir été comblée pendant quelque temps de prévenances et de communications divines et d’avoir joui de confidences amoureuses du Bien-aimé, etc., il lui a plu de me replacer dans un état un peu moins élevé et moins exceptionnel. Ce fut un certain repos en Dieu, un silence, une sainte inaction, une très retirée solitude du sommet de l’âme dépouillée de toutes images ou formes dans l’obscurité de la foi, afin de contempler ainsi et sans cesse Dieu dans un regard simple et nu de la foi.

Mon Bien-aimé m’a fait expérimenter un autre mode encore d’union. Celui-ci est tout différent de ceux dont je viens de parler. Cette rencontre de l’époux et de l’épouse commence par une contemplation, par une perception de l’infini de l’être divin sans mesure. Dans cet infini de Dieu, mon âme se trouve absorbée, immergée. […] Elle sent, elle sait avec certitude qu’elle repose en Dieu, en son Tout, en son origine et sa fin d’où elle s’est écoulée et où elle reflue, espérant pouvoir y reposer éternellement. L’âme se tient immobile et coite […] Le calme et le silence sont tels que l’époux et l’épouse semblent être seuls au monde. J’éprouve alors en toute réalité ce qui est écrit de l’âme aimante : « Je la conduirai dans le désert et là je parlerai à son cœur » [Osée 2, 14]..

(III, 31:) Toutes ces opérations de l’esprit se développent dans un silence, un mystère, une élévation d’esprit vraiment admirables. Elles s’ordonnent en grande simplicité, l’une suivant l’autre, sans que l’on sache comment, tant l’âme est prise et absorbée. […]

Cette immersion, cette disparition, cet anéantissement en Dieu ne se produisent pas à la suite d’un ravissement d’esprit ou par une surélévation, comme je l’ai dit autrefois. Il s’agit ici d’une chute au plus profond de mon fond, en parfait recueillement et silence des puissances. Ce silence et ce recueillement sont tels qu’aucune des puissances de l’âme ne peut plus agir de quelque manière, car le moindre de leurs mouvements retarderait le total anéantissement requis pour être transformée et unifiée d’esprit en Dieu. Tant qu’il reste un mouvement ou une activité propres, si minimes soient-ils, l’âme demeure en elle-même. Mais lorsque Dieu, tout soudain, prend possession de l’âme et l’absorbe, il suspend aussi les puissances et leurs opérations tant que durent l’union et la transformation. Aussi l’âme n’a-t-elle aucune difficulté à les réduire au silence.

Mais lorsque l’attraction du Bien-aimé se fait un peu moins puissante, l’âme peut intervenir quelque peu. Avec une adresse toute spirituelle, elle tâche de s’enfoncer dans son néant ; et lorsqu’elle y parvient, anéantissant tout ce qu’en dehors de ce Rien elle pourrait comprendre, percevoir, découvrir ou éprouver, son fond réduit au Rien se trouve enlevé et possédé par Dieu. […]

Sachez, révérend père, qu’un feu d’amour brûle très doucement dans le cœur et qu’en s’étendant il attire à lui ce que l’esprit d’amour actif lui signale afin d’y être purifié dans son brasier. Ce qui se passe très secrètement, paisiblement, sans que les puissances sensibles participent.

(III, 36 :) Mais parfois, lorsque l’esprit d’amour agissant est destiné à attirer certaines âmes pour les purifier de quelque défaut, imperfection, etc., toutes les puissances de l’âme semblent agir : l’intelligence pour comprendre la mission de l’esprit d’amour, la mémoire pour s’en souvenir, la volonté pour supporter et le prendre à cœur, etc. […] Mais tout cela se fait en très peu d’instants, puis tout rentre dans le recueillement et la solitude du fond de l’âme où le feu d’amour poursuit silencieusement l’œuvre de purification. […] L’âme reste alors immergée en Dieu.

(III, 66 :) (le 15 novembre 1672) Le soir avant de me coucher l’esprit d’amour actif cessa d’opérer en moi et en même temps aussi l’esprit de prière silencieuse. Je me suis trouvée pauvre, abandonnée, sans lumière, bannie du Palais royal comme une misérable mendiante. […] Je crois avoir été avertie ainsi de donner moins d’importance et de liberté à l’esprit d’amour agissant et de m’en tenir, comme je l’avais fait déjà, à l’esprit de prière en simplicité et solitude qui est plus constant et plus parfait.

(III, 84 :) Actuellement la façon de prier pour telle ou telle chose ou pour quelqu’un […] doit se faire uniquement lorsque je vois qu’il veut me voir prier à cette intention, et rien de plus.

Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il faut au contraire une tranquillité et une simplicité suréminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop…

À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. […] J’ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. […] Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et elle communique ses connaissances aux autres puissances, imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc. […] Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration imparfaite de pétulance et d’émotions. […]

Voici un magnifique billet daté du 27 juin 1671 :

(IV, 11 :) Je contemple Dieu dans une obscurité, dans une ténèbre à l’intérieur de mon fond. Toutes les puissances de l’âme sont dans un paisible repos et dans le silence. Cette contemplation s’opère par un simple et ardent regard de l’âme. Ce regard est bien plus passif qu’actif. Tout ce que je reçois dans cette oraison se réduit à nier ou à ignorer ce que l’esprit naturel peut connaître et savoir de Dieu. Et l’âme sombre dans l’abîme caché de l’Etre inconnaissable, se perdant elle-même dans cet Etre avec tout ce qui la touche. Par cette perte et disparition dans le Tout, l’âme devient une avec ce Tout.

Elle adresse une dernière lettre à son père spirituel :

(287 :) 217 la parfaite pauvreté d’esprit que, depuis quelque temps, l’Aimé semble avoir implantée en moi, me paraît être le siège de l’amour où le très pur amour de Dieu repose et se maintient.

Suit une relation des derniers jours par Michel de Saint Augustin :

Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : « On dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis toute tranquille et en paix ». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcé ces paroles présomptueuses.



Le couple Hélyot



Marie Hélyot (1644-1682) et Claude Hélyot (1628-1686) sont l’exemple rare d’un couple uni dans la mystique. Mariés en 1662, ils menèrent la vie mondaine de riches bourgeois : très jolie, Marie aimait le luxe, les bijoux et les beaux vêtements. Mais une grande épreuve les atteignit : ils eurent un fils, mais celui-ci mourut à quatre ans. Alors, au grand scandale de la famille, Marie quitta le monde pour se consacrer à l’oraison, à la mortification et aux oeuvres de charité218. Contrairement à toutes ces femmes qui durent attendre le veuvage pour être libres, Marie reçut l’appui indéfectible d’un mari rempli d’une tendresse toute paternelle et qui ne pouvait lui résister :

Elle se coupa les cheveux pour ne perdre point tant de temps à se coiffer […] de sorte qu’elle n’avait qu’un simple bonnet sous sa coiffe, au grand étonnement des personnes de son sexe […] Ensuite elle se défit de tous ses bijoux, de ses perles et de ses diamants et n’eut point de repos que son mari, pour la contenter, n’eût ôté les couleurs à ses laquais, qu’il n’en eût retranché le nombre, jusqu’à se contenter d’un seul, et ensuite qu’il ne se fût défait de son carrosse et de ses chevaux219.

Dans sa Vie de Mme Helyot, son confesseur jésuite, le P. Crasset, visiblement ému lui aussi, la décrit comme la plus douce, la plus humble et la plus aimable personne du monde (p.42).

La douceur était tellement peinte sur son visage qu’il n’y avait qu’à la regarder pour calmer ses passions (p. 81).

On ne pouvait lui parler sans concevoir un grand désir de changer de vie (p. 85).

Elle passait ses journées auprès des pauvres :

Elle faisait entrer dans son logis des laitières, des bouquetières et autres femmes de très vile condition, et après avoir acheté leur marchandise qu’elle payait double, elle les instruisait… (p. 100).

Nous n’avons malheureusement aucun écrit de Marie, car elle détruisit les pages qu’elle avait écrites sur le « mariage de l’âme avec Dieu ». Seul nous reste le témoignage admiratif du père Crasset. Dans un style pieux, il a tenté laborieusement de rendre une expérience qui n’était pas la sienne tout en y mêlant ses souvenirs de lectures pour la garder dans un cadre orthodoxe :

Dès lors qu’elle commençait son oraison, elle s’élevait par une vue transcendante au-dessus de tout ce qui est créé et contemplait la Divinité sans forme et sans figure, sachant bien que Dieu n’est rien de ce qui tombe sous les sens et qu’étant infini et incompréhensible de sa nature, il est impossible à l’esprit humain de le renfermer dans ses connaissances […] Elle entrait dans un abîme de ténèbres qui environnent le trône de la Divinité et qui le rendent inaccessible à tous les esprits créés s’ils ne sont éclairés et fortifiés par la lumière de la gloire. Comme Dieu n’est que lumière, il est impossible qu’il y ait des ténèbres dans son palais ; mais ce grand abîme de clarté est à notre esprit qui n’en peut supporter l’éclat, un abîme de ténèbres qui l’éblouissent, qui l’aveuglent et qui lui dérobent la connaissance des créatures.

Après qu’elle avait fait s’évanouir toutes les images dont la nature a tant de peine à se défaire, qu’elle s’était plongée dans ces ténèbres mystérieuses qui font tant de frayeurs aux âmes qui n’ont point marché dans ces routes, elle se trouvait tout à coup élevée dans la Jérusalem céleste, où il n’y a ni lune ni soleil, parce que c’est l’Agneau de Dieu qui en est la lumière. Elle se voyait comme plongée dans ce grand et vaste océan de la Divi­nité où elle se perdait heureusement. Elle voyait l’être de Dieu sans pouvoir rien comprendre de sa nature que sa grandeur immense […] Son esprit, pénétré comme un globe de cristal, de cette lumière substantielle, demeurait tout ravi de se trouver dans Dieu, sans pouvoir dire ce qu’il voyait et par cette perte heureuse de sa raison, elle arrivait jusqu’à ces obscurités lumi­neuses qui surpassent toutes nos vues et toutes nos intelli­gences […]

Un fleuve est toujours fleuve, tandis qu’il est resserré et bordé de deux rivages ; mais dès lors qu’il a quitté ce lit de terre et qu’il s’est déchargé dans la mer, il cesse d’être fleuve et devient mer par le mélange et la confusion de ses eaux avec celles de l’océan […] Il en est de même de notre âme ; elle se resserre et se rétrécit en quelque façon dans elle-même, tant qu’elle est bornée par ces espèces créées et ces images sen­sibles, mais dès lors qu’elle s’est plongée dans Dieu […] elle se transforme en quelque manière en Lui, non pas par la perte de son être qu’elle conserve toujours, mais par un écoulement dans celui de Dieu et une union sacrée qui des deux n’en fait qu’un (p.118).

Son mari, Claude Hélyot, un peu plus rétif, ne fit d’abord que soutenir sa femme. Puis il tomba gravement malade en 1669, et fut guéri après un vœu à St François de Sales. Il suivit alors le même chemin que Marie : ils furent unis dans l’oraison et l’amour des pauvres. Nous avons la joie de pouvoir le lire puisqu’il a laissé la description de ses états spirituels : loin de l’ennui que suscitait le texte du P. Crasset, le style de Claude nous émeut par sa joie, sa simplicité et sa poésie. On voit sa modestie profonde et son réalisme précis dans cette lettre au P. Crasset devenu son confesseur :

J’ai bien de la peine à me tenir dans la contemplation après la communion ; car il me semble toujours que si l’esprit et les autres puissances de l’âme ne trouvent de quoi discourir, c’est perdre le temps inutilement. Néanmoins je puis vous dire que le jour de Pâques-fleuries, Dieu me fit la grâce de m’en faire comprendre quelque chose, si je ne me trompe. Car m’étant recueilli quelque temps après, j’entrai dans un si grand repos que toutes les facultés qui ont coutume d’agir en pareilles occa­sions d’une manière si distinguée et si sensible me parurent comme liées et sans action.

Il m’arriva quelque temps après cette grâce sensible dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir quelquefois et dont j’avais été sevré il y a plus de trois mois, que je ne puis vous mieux représenter que par un vaisseau qu’on vide et que l’on remplit aussitôt d’une autre liqueur. Car il me semblait que c’était un silence de ces mêmes puissances qui facilitait l’entrée à quelque chose de plus noble et de plus grand ; et ayant été près d’une demi-heure en cet état, je sentis un mouvement intérieur, comme une voix douce qui me disait au cœur que je devais servir Dieu dans la personne des pauvres (Œuvres…, p. 15).

Il servit en effet les pauvres :

C’est pour assister les pauvres qu’il a quitté le carrosse, qu’il s’est dépouillé de ses meubles les plus précieux, et qu’il ne se servait à table que de vaisselle de terre, s’étant défait presque de toute son argenterie […] Il a fait venir à son logis pendant plusieurs années quantité de petits ramoneurs […] Comme le nombre de ces petits enfants croissait de jour en jour et que cela faisait beaucoup d’éclat dans le voisinage, il […] prit la résolution de recevoir chez lui, au lieu de ces enfants, de pauvres personnes qui voudraient faire des retraites […] Il allait le soir très souvent à l’hôpital Saint-Gervais où les pauvres se retirent pour passer la nuit … (p. 26)

Sa spontanéité et sa profonde sensibilité à la nature nous touchent quand il chante l’amour divin :

La campagne n’est jamais si belle qu’au lever de l’aurore, lorsque le ciel est pur et sans nuage. Toute la nature nage dans la joie ; l’air est serein et transparent, la terre riante de verdure, l’eau brillante de lumière. […] Il en est ainsi de l’amour dans l’âme qui […] en a reçu les premières atteintes. Le coeur se dilate, s’épanouit ; c’est une terre qui devient profonde… (p. 110).

Il n’y a pas de mouvement plus vif ni plus inquiet que celui du petit ruisseau qui bat le pays. Ce sont des eaux qui roulent par la campagne, qui arrosent les prairies ou qui bondissent contre les rochers. Enfin, étant las de courir, il entre dans les eaux plus spacieuses et plus étendues, où il demeure en paix, n’ayant plus de mouvements que le cours majestueux d’une grande rivière. O l’heureux état que celui d’une âme qui s’écoule de la sorte, qui calme ses désirs et qui les fait reposer dans le sein de la Providence ! Elle s’y éclaircit aussitôt, elle y perd toutes ses ordures. Enfin ce n’est plus elle qui agit, mais Dieu seul, qui en a pris possession, comme ce n’est plus ce petit ruisseau qui dispose de lui-même, mais un grand fleuve qui s’en est rendu le maître.

Ainsi le pur amour est une vaste solitude, où l’on ne trouve aucune créature.[…] Voilà ce qui arrive à l’âme qui tend au pur amour. Il ne faut pas qu’elle espère voir au ciel et sur la terre autre chose que Dieu seul (p. 111).

Comme il dessinait très bien, il avait fait le portrait de son épouse. C’est en allant faire tirer de nouvelles gravures qu’il attrapa froid : quelques jours plus tard, il rejoignit sa femme bien-aimée auprès de Dieu.









Table des matières



Table des matières

MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672 7

A. La Vie 7

B. La Correspondance 10

Correspondance « spirituelle » 10

Correspondance « Indienne » 71

Appendice 108

V. LIENS (MI-Bernières) 115

MI cite Bernières 115

Bernières cite le Canada 124

Prière indienne 127

Présentation 132

Notices 135

André Derville 136

Paul Mommaers 139

Dominique Tronc 143

Études par Albert Deblaere 152

Maria Petyt, écrivain et mystique flamande (1623-1677) 154

Une mystique flamande : Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677) 190

Traductions des chapitres 60 (LX) à 86 (LXXXVI) du 2e livre. 288

Témoignage mystique chrétien 303

L’art, langage du mystère 318

Bibliographies, reprises, classements 324

Présentation 331

Traductions de Louis van den Bossche 334

Maria a Santa Teresia (1623–1677) 336

L’action intime du Saint-Esprit 351

Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677) 354

Foi vive et présence divine 357

« Éblouissante lumière de Foi » 359

L’accord du parfait amour 361

L’accord du parfait amour (suite et fin) 365

L’intime présence du Seigneur 369

La vie du Christ en nous 371

« Le grand silence du Carmel »/La vocation de Marie de Sainte-Thérèse 374

De la vie « Marie-forme » au Mariage mystique 387

Traité de la vie « Marie-forme » (M. de Saint-Augustin avec Marie Petyt) 403

Autobiographie de Marie de Sainte-Thérèse 423

Marie Petyt, I. Autobiographie 427

II. Lettres et billets. 503

A Carmelite Mystic in Wartime 507

Bibliographies, reprises, classements 517

4. Figures féminines. 521

L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656). 521

La « bonne Armelle » (1606-1671) 550

Claudine Moine (1618 - apr.1655), couturière. 556

La béguine Marie Petyt (1623-1677) 561

Le couple Hélyot 568

Table des matières 570



Fin

































Impression en ligne lulu.com mars 2017




1 Vie, 197 : nous suivons l’« Addition » de dom Claude Martin au chapitre trois du livre second, correspondant au huitième état de la relation de 1654, qui livre la première relation. Elle est préférable au récit de la seconde relatioon de 1654 car plus fraiche !

Ce que nous annonce dom Claude p. 196 : "Je dirai seulement qu'il y avait près de 20 ans que cela s'était passé lorsqu'elle écrivait cette relation [de 1654]… Car encore que ces faveurs extraordinaires ne s'oublient jamais… Il est difficile néanmoins que quantité de particularités ne s'efface la mémoire… Mais il m'est facile de suppléer à cette omission en rapportant ce qu'elle en écrivit deux ans après lorsqu'elle en avait la mémoire encore toute récente et le coeur tout pénétré".

Relevé devant sa tombe efficiente à Québec, dans le livre de Jamet ouvert à cette page en présentoir, le témoignage de Marie de l'Incarnation, 1932, 142. Le même dom Jamet relève dans son édition de la relation de 1654, ursulines de Québec 1985,173, du passage parallèle (moins bon, comme le signale dom Claude ci-dessus), mis en note a : " Ce ravissement représente le point culminant des grâces extraordinaires de Marie".

Cette Vie présente le grand avantage de la mise en parallèle des sources par le fils dom Claude qui prend la relation de 1654 comme fil conducteur avec des explications pertinentes. Deux livres essentiels suffisent pour MI : la Vie par dom Claude, la Correspondance par dom Claude augmentée par dom Oury. Tous les travaux autour n’apportent que peu (et le ms. des Trois rivières retrouvé depuis serait peu fidèle).



2 Nos relevés figurent en Garamond corps 12 pour le spirituel, corps 10 pour les récits « indiens ».

3/ En marge : Par cet homme elle entend ailleurs saint Joseph Patron du Canada. Mr. de Bernières dans ses mémoires l’explique de lui-même. […]


4/ Le rocher de Québec d’où l’on domine les Laurentides.

5/ Sur son rôle dans la fondation du Canada et ses rapports avec Marie de l’Incarnation, voir V[ie] 319-320, 351-354, 356-360, 364-366, 377-378, 379-380, 389-390, 624, 753.

6 Cette lettre ne figure pas dans la Vie imprimée de Dom Claude Martin, mais uniquement sur le manuscrit autographe de Dom Martène.

7 Claude avait demandé son admission chez les jésuites; le P. Dinet l’avait éconduit (M 15); « il n’osa pas en donner avis à sa mère, mais, elle, l’ayant appris d’ailleurs, lui écrivit cette lettre qui n’a pas été insérée avec les autres »

8 Claude Martin avait sollicité dans les derniers jours de 1640 son admission au noviciat de la Congrégation des bénédictins de Saint-Maur; le Supérieur général, Dom Grégoire Tarisse l’admit et Claude entrait, le 15 janvier 1641, à l’abbaye de la Trinité de Vendôme où se trouvait le noviciat général; il y prit l’habit le 31 et commença sa probation sous la direction de Dom Paul Rivery; il allait avoir 22 ans

9/ Paul Chomedey de Maisonneuve, cf. Lettre LIX n. 16. Jeanne Mance était née à Langres en novembre 1606; en 1640, une conversation avec un chanoine de Langres l’avait orientée vers les missions du Canada; venue à Paris, elle avait été mise en rapport avec Madame de Bullion qui lui confia le soin de l’Hôtel-Dieu qu’elle voulait fonder dans la Nouvelle-France, à l’exemple de la duchesse d’Aiguillon. A La Rochelle, sur la route de la Nouvelle-France, elle avait fait la connaissance de Jérôme Le Royer de la Dauversière qui l’avait intéressée à la future colonie de Montréal, elle s’était engagée dans la Société des Messieurs et Dames de Montréal et s’était embarquée en cette qualité; Jeanne Mance avait 35 ans lorsqu’elle arriva à Québec; Madame de la Peltrie se lia d’amitié avec elle et se joignit à elle, cf. DOLLIER DE CASSON, Histoire de Montréal, éd. FLENLEY, 90-100; MARIE-CLAIRE DAVELUY, Jeanne Malice, Montréal, 1934; Annales manuscrites des Ursulines de Québec, année 1641; Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 38-40; voir aussi G. 0URY, Jeanne Mance, Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie, dans Bull. Soc. hist. et arch. de Langres, XIV, 1968, 322-337.


10 Sainte Symphorose, veuve d’un officier romain, martyrisé pour la foi, qui préféra, pour elle et ses sept fils, la mort à l’apostasie; l’Église la fête avec ses enfants le 18 juillet; Marie de l’Incarnation se réfère sans doute aux leçons qu’elle lisait au Bréviaire pour le IIe Nocturne.

11/ Probablement Catherine Guyart qui avait épousé Marc Barillet, maître boulanger; elle avait été baptisée le 27 mai 1602 en l’église Saint-Saturnin et s’était mariée au plus tard au début de 1621; elle eut au moins onze enfants, trois nés sur la paroisse Saint-Symphorien, les huit autres sur celle de Saint-Pierre-des-Corps.

12/ Catherine Guyart avait trois ans de moins que Marie de l’Incarnation.

13/ refend : mur qui sépare les pièces du dedans d’un bâtiment

14/ Voir la lettre 133 à son fils, plus précise = à intégrer !

15/ Henri de Bernières né à Caen vers 1635, fils de Pierre, le sieur d’Acqueville, frère cadet de Jean de Bernières-Louvigny, et de Madeleine Le Breton, cf. A. GOSSELIN, Henri de Bernières, Québec, 1902; A. MAHEUX, dans DBC 94-95. Il était simple tonsuré quand il arriva au Canada; il devait être ordonné prêtre le 13 mars 1660.

16/ « Pour loger Mgr à son arrivée, l’on ne trouve point de logis plus propre que celui de nos pensionnaires; on les fit donc déloger au plus vite et nous fûmes obligées de leur laisser la communauté des religieuses pour leur servir de classe. Mgr s’y logea et y a demeuré environ deux ans pendant lesquels il disait quasi tous les jours la messe dans notre église », Annales manuscrites des Ursulines de Québec, 21. Cet arrangement venait de se faire lorsque Marie de l’Incarnation écrit à son fils; très peu de temps après son débarquement, l’évêque avait d’abord trouvé un appartement provisoire chez les Hospitalières, à l’Hôtel-Dieu, cf. Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 105-106 (« Il eut la bonté de nous témoigner dès sa première visite beaucoup d’affection et voulut même nous faire l’honneur de loger chez nous dans un appartement dépendant de l’Hôpital où il demeura près de trois mois avec plusieurs prêtres qu’il avait amenés, ce qui nous causa une grande joie »); c’est donc à la fin de septembre ou au début d’octobre que l’évêque dût s’installer chez les Ursulines; cf. P.-G. RoY, Les résidences de Mgr de Laval à Québec, dans Le vieux Québec, 1 re série, Québec, 1923, 27-32; H. TÊTU, Histoire du palais épiscopal de Québec, Québec, 1896.


17/ La sentence d’excommunication contre les trafiquants d’eau-de-vie avait été portée par Mgr de Laval le 6 mai 1660 (Journal des jésuites, 282; Mandements... des évêques de Québec, 1, 14-15).

18/ Mgr de Laval quitta Québec le 12 août avec.le P. Ragueneau, cf. Journal des jésuites, 310; il devait revenir le 7 septembre 1663 en compagnie du nouveau gouverneur, M. de Mésy. […]

19/ Catherine de Saint-Augustin, religieuse de l’Hôtel-Dieu.

20 La transcription indienne utilise des « γ » ici et infra remplaçés par des « ? ».

21/ La variole

22/ [note sur les Iroquois avec références]

23/ Minime : de la couleur de l’habit des religieux Minimes. Tapabor: sorte de bonnet ou de casquette dont on peut rabattre les bords pour se garantir les oreilles. Simarre : sorte de tunique longue.

24/ C’étaient pour les Ursulines : Marie de l’Incarnation, Marie de Savonnières de Saint-Joseph, Anne Compain de Sainte-Cécile, Anne Le Boutz de Notre-Dame (de Tours); Cécile Richer de Sainte-Croix (de Dieppe); Marguerite de Flécelles de Saint-Athanase, Anne Le Bugle de Sainte-Claire (de Paris) et Anne de Lézenet des Séraphins (de Ploërmel), toutes religieuses de chœur; la converse était Anne Bataille de Saint-Laurent (de Dieppe).


25 [cf. L.92 fort longue, de l’année précédente (septembre 1645), omise de notre choix, détaillant le traité de paix et sa célébration]

26/ Le huron s’appelait Louis cf. infra. Il existe quatre récits du combat du Long-Sault : a) celui de Marie de l’Incarnation, rédigé d’après une lettre du P. Chaumonot aujourd’hui perdue et appelé pour cette raison « Mémoire de Chaumonot », Marie de l’Incarnation l’a complétée par le recours au témoignage du huron Louis lui-même; b) celui de RJ 1660 du P. Le Jeune, rédigé probablement durant l’été d’après des sources huronnes; c) celui de Pierre-Esprit Radisson qui rédigea son Journal à Londres en 1668; il n’a pas participé au combat, mais il descendit l’Outaouais peu de temps après et vit les lieux; d) celui de Dollier de Casson, dans son Histoire de Montréal, 1674. Marie de l’Incarnation mentionne ailleurs l’exploit du Long-Sault; de même d’Argenson dans sa lettre du 7 juillet. Tous ces textes ont été réunis par A. POULIOT, op. cit. dans n. 2. [A. POULIOT, S. DUMAS, L’Exploit du Long-Sault, 1 er cahier de la Société historique de Québec, 46; P.-G. RoY, Québec au printemps de 1660, dans Le vieux Québec, 2e série, Lévis, 1931, 10-19.]

27/ Dom Claude Martin, Le vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677, 1981

28/ Sur son rôle dans la fondation du Canada et ses rapports avec Marie de l’Incarnation, voir V[ie] 319-320, 351-354, 356-360, 364-366, 377-378, 379-380, 389-390, 624, 753.

29/ Paul Chomedey de Maisonneuve, cf. Lettre LIX n. 16. Jeanne Mance était née à Langres en novembre 1606; en 1640, une conversation avec un chanoine de Langres l’avait orientée vers les missions du Canada; venue à Paris, elle avait été mise en rapport avec Madame de Bullion qui lui confia le soin de l’Hôtel-Dieu qu’elle voulait fonder dans la Nouvelle-France, à l’exemple de la duchesse d’Aiguillon. A La Rochelle, sur la route de la Nouvelle-France, elle avait fait la connaissance de Jérôme Le Royer de la Dauversière qui l’avait intéressée à la future colonie de Montréal, elle s’était engagée dans la Société des Messieurs et Dames de Montréal et s’était embarquée en cette qualité; Jeanne Mance avait 35 ans lorsqu’elle arriva à Québec; Madame de la Peltrie se lia d’amitié avec elle et se joignit à elle, cf. DOLLIER DE CASSON, Histoire de Montréal, éd. FLENLEY, 90-100; MARIE-CLAIRE DAVELUY, Jeanne Malice, Montréal, 1934; Annales manuscrites des Ursulines de Québec, année 1641; Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 38-40; voir aussi G. 0URY, Jeanne Mance, Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie, dans Bull. Soc. hist. et arch. de Langres, XIV, 1968, 322-337.


30/ Henri de Bernières né à Caen vers 1635, fils de Pierre, le sieur d’Acqueville, frère cadet de Jean de Bernières-Louvigny, et de Madeleine Le Breton, cf. A. GOSSELIN, Henri de Bernières, Québec, 1902; A. MAHEUX, dans DBC 94-95. Il était simple tonsuré quand il arriva au Canada; il devait être ordonné prêtre le 13 mars 1660.

31/ « Pour loger Mgr à son arrivée, l’on ne trouve point de logis plus propre que celui de nos pensionnaires; on les fit donc déloger au plus vite et nous fûmes obligées de leur laisser la communauté des religieuses pour leur servir de classe. Mgr s’y logea et y a demeuré environ deux ans pendant lesquels il disait quasi tous les jours la messe dans notre église », Annales manuscrites des Ursulines de Québec, 21. Cet arrangement venait de se faire lorsque Marie de l’Incarnation écrit à son fils; très peu de temps après son débarquement, l’évêque avait d’abord trouvé un appartement provisoire chez les Hospitalières, à l’Hôtel-Dieu, cf. Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 105-106 (« Il eut la bonté de nous témoigner dès sa première visite beaucoup d’affection et voulut même nous faire l’honneur de loger chez nous dans un appartement dépendant de l’Hôpital où il demeura près de trois mois avec plusieurs prêtres qu’il avait amenés, ce qui nous causa une grande joie »); c’est donc à la fin de septembre ou au début d’octobre que l’évêque dût s’installer chez les Ursulines; cf. P.-G. RoY, Les résidences de Mgr de Laval à Québec, dans Le vieux Québec, 1 re série, Québec, 1923, 27-32; H. TÊTU, Histoire du palais épiscopal de Québec, Québec, 1896.


32 A une personne de qualité, touchant les moyens de la perfection. La veille, le 5 Août, le Père St Jure lui écrit de Paris. Bernières gardera cette lettre et la confiera au Père Eudes en 1658.

33 cf. Chr. Int. III, 14 : « Ô mon âme, serez-vous jamais parfaitement abandonnée au bon plaisir de Dieu ? Aurez-vous jamais l'égalité d'esprit autant dans les abandonnements que dans les réjouissances ? Quand serez-vous satisfaite dans toutes sortes d'événements, dégagée de tout ce qui n'est point Dieu, et ne faisant cas que de son bon plaisir ? »

34 1Cor. 10,31 : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. »

35 Cf. Chr. Int. IV, 3 : « Il faut prendre garde qu'en voulant trop les choses de Dieu, l'on ne se tire de l'ordre de Dieu sur nous. Le grand désir de la créature ne doit pas être de faire beaucoup, mais de contenter Dieu, et comme Dieu se contente de peu de chose (car quoi que nous puissions faire pour sa Gloire, c'est toujours très peu, et presque rien), elle doit être fort contente de faire peu de chose, quand tel est l'ordre de la Providence. »

36 Gn 29,30 : « Jacob vint aussi vers Rachel et il aimait Rachel bien plus que Léa: il servit encore Laban pendant sept autres années. »

37 A un personne pauvre et de basse extraction, à la quelle il apprend l’usage de la grâce.

38 Au R.P. Le Jeune s.j. Le père Paul le Jeune est une des figures les plus représentatives de la fondation missionnaires du Canada dans la première moitié du XVII°siècle. Il a beaucoup travaillé à l’installation des Ursulines avec la Bienheureuse Marie de l’Incarnation et Madame de la Pelletrie. C’est dans ce contexte qu’il a correspondu avec Jean de Bernières.

39 Il s’agit bien sûr de l’Ermitage de Caen.

40 A Mgr de Laval, sacré évêque de Pétrée au Canada le 8 décembre en l’église St Germain des Pré à Paris. Il arriva au Canada le 16 Juin 1659.

41 Cf. Phil. 4,13 : « Je peux tout en Celui qui me rend fort. »

42 Cf. Mt 11,25

43 Cf. Jn 17,4 : « Je t'ai glorifié sur la terre, j'ai achevé oeuvre que tu m'as donnée à faire. »

44 Black Elk, Élan noir in John G. Neihardt, Face à l'arbre sacrée. Mémoires d'un Indien sioux., Albin Michel, Paris, 2005. - Avec le commentaire suivant au musée de la Maison Jésuite de Québec : Symbole de l'harmonie, le cercle est à la base de la spiritualité amérindienne. Il forme un ensemble de relations infinies dans lequel existe une interaction constante entre les humains, les animaux, les végétaux, les minéraux et, par extension, l'ensemble de la création (soleil, étoiles, lune, jour, nuit, etc.). Cette relation de co-dépendance entre chacun des éléments explique le lien fonda­mental unissant l'homme et son environnement. Ancien symbole utilisé par presque tous les peuples autochtones, le cercle de vie sous-tend différents concepts: les quatre points cardinaux, les quatre âges de la vie et leurs états ainsi que les quatre éléments. Malgré leur grande diversité, les peuples autochtones du Canada vivent une spiritualité qui a des traits communs. Pour eux, la spiritua­lité imprègne toute la vie et s'expérimente de manière quotidienne.


45 Dominique Duviard, Groix, l’île des thoniers, Chronique maritime d’une île bretonne1840-1940, Éditions des 4 Seigneurs, Grenoble, 1978.

46 Albert Deblaere, S. J. (1916-1994). Ce meilleur des connaisseurs de la mystique flamande est l’auteur d’études rassemblées dans Essays on mystical littérature, Leuven, 1994. S’ajoutent des contributions admirables dans le Dictionnaire de Spiritualité, dont seul le ton affirmé pourrait encore écarter aujorud’hui quelque lecteur sensible,. Elles abordent les principaux thèmes propres aux mystiques du Nord et d’ailleurs.

47 Auteur de la notice «Marie Petyt» parue dans le DS.

48 Il est paru récemment un ouvrage collectif qui offre d’intéressants aperçus concernant le cadre vécu à une époque difficile (l’époque de la «guerre de Trente Ans») : Maria Petyt, A Carmelite Mystic in Wartime, editors Joseph Chalmers, Elisabeth Hense, Veronic Meeuwsen and Esther Vate, Radbout Studies in Humanities, Brill, 2015. Les textes sont accessibles et rendus lisibles sur le web à l’adresse suivante:

http://booksandjournals.brillonline.com/content/books/9789004291874

Ces approches historiques et sociales sont accompagnées d’abondantes bibliographies réparties par contributions. Toutefois on n’y recherchera aucune approche orientée mystiquement. En voici un bref aperçu :

Après une première brève partie introductive, « Maria Petyt in Her Contexte », 1-80, vient une vaste deuxième partie, « The Latin Manuscript about the Dutch War and Its Interpretation », 81-292. En effet « Esther van de Vate discovered a set of folios – Post III 70, fol. 30r-49v – which present a new image of this female mystic. Here Maria Petyt proves herself to be very interested and deeply engaged in political affairs. She inwardly absorbed herself in the Dutch War of Louis XIV and intensely shared in his victories and defeats… ». Il s’agit d’une monographie bâtie autour d’un petit fragment du vaste ensemble de textes issus de Marie Petyt. Si elle n’offre guère d’approche intérieure, elle met en valeur une ouverture sur le monde « féministe avant l’heure » jusqu’ici négligée.

49 Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure et pratique fruitive de la vie mystique, Éditions Parole et Silence, 2005. – Nous l’avons lu et apprécié avant de lire Marie Petyt.

50 Les deux ont dirigées leurs proches : béguines « sœurs » autour de Maria, membres laïcs de cercles « quiétistes » animés par la « dame directrice ». Parfois insupportables aux yeux de certains clercs.

51 Je retiens qu’un exemple d’une douzaine de traductions partielles éditées par L. van den Bossche en premier lieu dans Vie Spirituelle, revue accessible et téléchargeable sous Gallica. Leur liste est donnée par André Derville, DS tome 12, col. 1229, v. infra. Elles me paraissent marquées par une approche souvent religieuse plutôt que mystique, cas obligé durant les années 1928 et suivantes. Je reprends par contre l’ensemble paru ensuite dans les Etudes Carmélitaines.

52 Maria Petyt, A Carmelite Mystic in Wartime, op.cit., livrant d’abondantes bibliographies. Un bref aperçu de ce collectif a été donné en « Présentation », note 4.

53 Je ne partage pas une tendance à classer par étapes successives (« oraison de quiétude », « annihilation », « amour unifiant », « union pleine », « mariage » ou « vie transformée ») la diversité des expériences mystiques (leur variance est extrême, même au sein de la seule population de la Tradition chrétienne. Et la vie mystique opère ppour chacun par aller-retours répétés – il s’git d’assouplir le cuir ! - comme l’expose le carme Jean de Saint-Samson de grande influence sur Maria et sur Michel). De par la diversité des pèlerins, la vie intérieure s’écarte de tout chemin tracé. Mais peut-être est-il utile pour certains de classer linéairement des états afin de suggérer la réalité d’une dynamique vitale.

54 D. Tronc, Expériences mystiques en Occident II. L’invasion mystique en France des Ordres anciens & III. Ordres nouveaux et Figures singulières. Editions Les Deux Océans, 2012, & 2014.

55 Reproduit infra, sous le nom de son auteur : « Paul Mommaers ».

56 Ici comme par la suite la mise entre crochets signale mes ajouts.

57 Traduction française infra.

58 DS 10.1187/91 (A. Deblaere). Nos extraits : 10.1189, 10.1190/91.

59 Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure, Parole et Silence, 2005.

60 Voir Expériences mystiques II, « La Réforme du Carmel français par Jean de Saint-Samson et ses disciples ».

61 Témoignage recueilli par Michel de Saint-Augustin : Het Leven vandeWeerdighe Moedeer Maria a Sta Teresia… plus de 1400 pages dans l’édition flamande de 1683/4 (DS 12.1228).

62 Nous avons eu recours à la transcription en frappe machine préparée par Louis van der Bossche : l’exemplaire du carmel de Toulouse ne couvre « que » 289 (grandes) pages soit une faible partie du texte flamand recueilli par Michel de Saint–Augustin. L. van der Bossche avait par ailleurs publié des fragments (références dans DS 12.1229). Mais la grandeur mystique n’apparaît guère dans les présentations éditées de 1928 à 1936.

63 Expériences… I. Des Origines à la Renaissance, 2. « Le Nord de l’Europe… », « Béguines et moniales. »

64 Avant chaque extrait, nous donnons les références aux volumes de l’édition flamande en quatre volumes (I à IV) suivie du numéro de chapitre.

65 Les communautés béguines étaient dirigées par une « aînée » d’expérience.

66 DS 12.1227/9, art. « Petyt (Marie ; Marie de Sainte Thérèse) » par A. Derville.

67 Références de tome absente en fin de frappe machine.

68 Saut de page dans la source. Je garde la reconnaissance des notes au fil du texte courant. Indentées et en petit corps le lecteur les « sautera » aisément. Sans indentation il ne s’agit pas de note mais d’une simple réduction de corps du texte courant.

69 Clair, il suffit d’attribuer au mot « Dieu » Sa liberté.

70 À méditer !

71 Oui ! NDE

72 Oui ! et souvent de même avant et par la suite. NDE.

73 Maternité spirituelle assurée par l’amour que l’on retrouve chez madame Guyon. NDE.

74 Voir Quiroga, Ecrits I, II, III. [NDE].

75 L.IV, p.299. Le renvoi au chapitre 12 de sa Vie [par le père Donatien] ne correspond pas. [...] On retrouve en réalité ces états décrits ici au chapitre 6 De la foi et de la mort mystique [de la seconde partie].


76 Confusion entre l’effacement mystique nécessaire et la suite peu claire : « soutenir que… » et plus loin « poser de soi-même… ». Cependant relativement vérifié pour le bouddhisme (très distinct du soufisme).

77 Évident, mais risque de dualisme.

78 Oui.

79 Belle justification et je n’ai plus besoin de lire G. de M.

80 Belle image.

81 L’originalité de Maria liée à la nécessité de communiquer son vécu à son Père spirituel.

82 Beau § imagé. Et de même ensuite !

83 Comparez à la traduction de van der Bossche (p.181 de sa frappe machine) : « (II Ch.71) Dernièrement j’ai joui d’une union à la seule divinité. Cette union s’opère dans une extraordinaire simplicité, une intensité de fusion d’amour. Ce que voit l’âme, - qu’elle s’oriente vers l’intérieur ou l’extérieur-, c’est tout et toujours Dieu. L’âme semble absorbée, consumée dans l’UN divin sans image.

84 Auteur de la notice «Marie Petyt» parue dans le DS et reproduit en ouverture du tome I.

85 Mais je n’ai pas retrouvé toutes les contributions aux Suppléments de la Vie Spirituelle (VSS).

86 Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure et pratique fruitive de la vie mystique, Éditions Parole et Silence, 2005.

87 Les deux ont dirigées leurs proches : béguines « sœurs » autour de Maria puis membres laïcs de cercles « quiétistes » animés par la « dame directrice ».

88 Réduction possible en un seul après appréciation approfondie suivie d’un choix.

89 [note du traducteur :] Marie de Sainte-Thérèse, on le sait, était tertiaire régulière du Carmel.


90 [...] Nous traduisons littéralement, mais le mot pureté a chez elle une nuance très accentuée de séparation et d'isolement. Ailleurs elle donne cette pureté comme résultat [de ...] l'action de démêler, dépêtrer [...]


91 ! Style approché propre à Marie, à relativiser !

92 Grande finesse dans la comparaison avec la pensée ordinaire.

93 Les titres italiques précédant des chapitres sont miens.

94 Aspect confiné de la dévotion soumise des filles en milieu bourgeois catholique de la seconde moitié du siècle. Perdura jusqu’au XIXe siècle inclus. Parallèle évident à faire avec madame Guyon qui certes ne la connaissait pas au point que l’on pourrait penser à sa copie – en fait l’influence d’Augustin (et d’autres auteurs anciens) domine.

95 Abandon du titrage-résumé de chapitre.

96 Ici reprise de titrage ...par le traducteur (et non par moi).

97 Guyon.

98 Dernier titrage du traducteur. Par la suite il se contente des sections en titres romains.

99 Complaisance !

100 Maladie nerveuse.

101 Maladie nerveuse, comme chez (la jeune) Thèrèse d’Avila.

102 Littérature.

103 De même madame Guyon se croit abandonnée par monsieru Bertot.

104 Oui ! « nuit » et maladie ont pris fin...

105 Si la plongée eut été plus profonde elle en parlerait moins.

106 Vraiment ? ou seulement la queue de l’éléphant ?

107 Trop c’est trop.

108La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé rédigés par saint Jean Eudes suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Textes édités et présentés par Dominique Tronc et Joseph Racapé, cjm, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013 ; Marie des Vallées, Le Jardin de l’Amour divin, Textes choisis et présentés par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2013 ; Actes du colloque du 1° juin 2013 tenu à Coutances, réunis par le P. Daniel Doré, Vie Eudiste, 2014.

109La rüe, plante médicinale dont nous avons personnellement vérifié - à froid - l’odeur très âcre et persistante, était utilisée contre les ensorcellements.

110Vie admirable, Premier livre (de dix livres), Chapitres 3 & 5 [= Vie 1.3 & 1.5].

111DS 16.207 – Voir aussi Gaston de Renty, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1978, 926.

112Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes. Chapitre 3. De l’amour de Dieu. Colloque entre Notre Seigneur et la sœur Marie, qui fait voir le grand amour qu’elle lui porte. Section 1. Elle aime Dieu purement et ne veut point de récompense. Son amour déiforme au regard de Dieu.

113- Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession. Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc. Section 4. Elle est animée de la divine Volonté… - De même Bertot dira : « … mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26)

114Livre 4, Chap. 10.

115« L’an 1653, le 29 de juillet », V 9.

116Vie admirable, dialogue entre Jésus-Christ et sœur Marie, f°166. Témoignage que l’on peut rapprocher de ceux des spirituels de la Voie du Blâme à Nîshâpûr : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… » (Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75).

117Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

118Emile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d’après des textes inédits, Paris, Plon-Nourry, 1926 (il se tournera par la suite vers les mystiques qui vécurent en terres d’Islam). - Julien Green, Oeuvres complètes, IV, Pléiade, 20 : “Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! … Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort.”

119Vie, Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession”, Chapitre 2. “L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc.”. Section 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.

120Livre 4. Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre. Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage. Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.

121Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j’avais perdu la voie droite”. (Dante, Enfer 1. 1).

122Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante. Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.

123Livre 9 Chapitre 1.

124Livre 9. Chapitre 11. De sa charité vers les âmes et du zèle de leur salut. La sœur Marie voit la beauté des âmes et est embrasée de zèle pour leur salut.

125Livre 10, Chapitre 4.

126Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’œuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie. Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.

127Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps. Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.

128Voir notre tome II, “4. Franciscains, Benoît de Canfield…”

129Livre 5, Chapitre 9.

130Auteur du Jardin des Contemplatifs, traité complet de la vie spirituelle, mort en 1629.

131Livre 5, Chapitre 9.

132Livre 5, Chapitre 7.

133Renty, Correspondance, op.cit., lettre 286, 670. - Envoi du même papier à Saint-Jure, lettre 305, 706 - Renty vient la voir en 1642. Il écrit un mémoire sur son « admirable conduite », ms. 3177 de la Mazarine.

134Vie, Livre 9, Chap. 6, section 2 « Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet ».

135Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 1. La manière avec laquelle Notre Seigneur lui parle et comme elle connaît la vérité des choses qui lui sont proposées.

136Extrait des “Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées”, dans notre édition de la Vie admirable de Marie des Vallées, op.cit., 2013. Les numéros sont ceux des paragraphes de l’édition originale du Directeur mystique où les Conseils furent publiés pour la première fois par l’entourage de Mme Guyon : voir note 402.

137Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693 in Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, op.cit., pièce 35, 103.

138Références des diverses éditions du pasteur par M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, 1985, et dans nos éditions des œuvres de Madame Guyon, Paris, Champion, 2001-2009.

139Le directeur Mistique [Directeur Mystique] ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., A Cologne [Amsterdam], 1726 : les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe à la fin du vol. II, 407-430. – Nous avons réédité le septième de ce remarquable guide mystique : Jacques Bertot Directeur mystique, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 2005, 573 pages. – M. Bertot sera abordé au tome IV.

140Livre 10. Chapitre 10. Communion, union, transformation et déification. Section 1. La goutte de rosée qui demande de se perdre dans la mer de la Divinité.


141A ne pas confondre avec la « première » Marie de l’Incarnation : Madame Acarie qui prit ce nom de religieuse (v. tome II).

142Nous donnons en deux notes successives les mises en ordre bibliographiques facilitant une approche approfondie de la grande mystique : sa vie puis ses écrits.

Sources biographiques :

(1) DS 10.487/507 (Oury).

(2) P. Renaudin, Marie de l’Incarnation, Aubier, 1942 [Introduction (1-48) suivie d’un (bon) choix de textes (49-230)]

(3) Dom G. Oury, “Marie de l’Incarnation”, dans Mémoires de la société archéologique de Touraine, tomes LVIII et LIX, (1-311) et (312-607), reprise par Les presses de l’Université Laval Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973. Abrégé b dans les citations.

(4) Nombreuses études canadiennes et américaines : Françoise Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation femme d’affaire, mystique et mère de la Nouvelle-France, 1999, rééd. Bibliothèque québécoise, 2008 ; M.-F. Bruneau, Women mystics confront the modern world, Marie de l’Incarnation and Madame Guyon, State Univ. of New York (SUNY), 1998. Etc.

143Œuvres :

(0) Un choix  par P. Renaudin : Marie de l’Incarnation, ursuline, Aubier, 1942.

(1) Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677 (Solesmes, 1981). À l’édition critique des Écrits… par dom Jamet, nous préférons sa source par Dom Claude Martin : celui-ci y explique les états de sa mère avec une grande précision issue de sa propre expérience. L’ensemble alterne les écrits de la mère et les gloses du fils ; il est complété par quelques témoignages savoureux provenant d’autres religieuses et éclairant les conditions du temps. Cet entrelacement original présente avec profondeur les diverses manifestations de la vie mystique.

(2) Ecrits spirituels et historiques publiés par Dom Claude Martin... édition par Dom Jamet, Paris-Québec 1929-1939, 4 volumes [Vol. I : Introduction Générale (17-100) – I Les écrits spirituels : Introduction (103-130), Les écrits spirituels de Tours dont la première relation de 1633 (147-343) fin : (424) ; Vol. II : Fin des écrits de Tours, Les écrits spirituels de Québec dont la seconde relation de 1654 (159-498) fin : (512) ; (réédition des deux premiers tomes, les Ursulines de Québec, 1985 ; nous utilisons cette réédition repaginée (au tome deuxième, la page 130 devient 16) ; Vol. 3 & 4 Correspondance (rendue caduque par l’éd. de dom Oury)]. Dom Jamet justifie ainsi son grand travail, page 23 du vol. II : “Que cherchons-nous dans les confidences des mystiques, sinon l’écho très pur de leur expérience ? Tout le reste (n’est que) ... commentaire ou orchestration du don de Dieu ; à la p. 25 il compare la relation de 1654 avec la Vida de la grande Thérèse.

(3) Marie de l’Incarnation, Correspondance, nouvelle édition par Dom G. Oury, Solesmes, 1971 [elle comporte entre autres une très importante bibliographie].

144DS 10.498 sq. ; « O. » réfère à : Marie de l’Incarnation, Correspondance, op.cit. ; « J. » réfère à : Ecrits spirituels et historiques, op.cit. Ici, citations O.549, O.227.

145O.374, O.299.

146J., tome 2, 242.

147O.826.

148O., 271.

149Contrairement à la  Vida de Thérèse, reprise, soumise à l’approbation des confesseurs, etc.

150Nous avons parlé dans notre tome II (p. 75 sq.) de ce bénédictin si profond.

151Les références des textes cités sont les suivantes : (b) pour la biographie de Dom Oury, Marie de l’Incarnation ; (r) pour la première Relation de 1633, (rr) pour la deuxième Relation de 1654. Les Lettres sont prises dans la Correspondance , nouvelle édition Oury.

152Mme Guyon fera les mêmes bêtises : Pour me soulager et faire diversion, je m’emplissais tout le corps d’orties… (Vie, 1.13.4)

153La Lettre 1 de la fin 1626 rapporte aussi cette comparaison marine. Les lettres peuvent rapporter des événements très antérieurs à leur rédaction. - Les lettres de la période 1622-1634, qui sont des comptes-rendus de ses expériences à son confesseur, ont été éditées sous le titre : Les écrits de Tours, chez Arfuyen, en 2003.

154Lettre 1, De Tours à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). Nous reprenons en italiques les informations données par l’éditeur Dom Oury concernant l’ordre des lettres et leurs destinataires; mais nous déplaçons certaines lettres datées (comme celle-ci) quand la chronologie du récit le nécessite.

155Lettre 6, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

156Lettre 3, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627 (?).

157Lettre 5, De Tours, à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, début 1627 (?). Allusion à la Bible, IV Rois, 4, 3.

158Le “Tout” et le “rien” : vocabulaire emprunté à Benoît de Canfield : v. notre tome II.

159Nous utilisons des passages de la première relation de 1633 outre les lettres.

160Lettre 8, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 17 mars 1631 (?).

161Les sœurs converses ou laies assuraient les charges matérielles du couvent.

162Lettre 17, De Tours, à Dom Raymond de S.Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.

163Lettre 9, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?).

164Lettre 269, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670 (récit du voyage à Dieppe).

165Lettre 80, de Québec, à son Fils, 26 août 1644. Ces récits sont parallèles – et plus intimes – que ceux des Relations Jésuites de la Nouvelle France., qui rassemblent les correspondances entre les missionnaires jésuites au Canada et leurs supérieurs à Paris.

166Lettre 50, de Québec à la Mère Ursule de Ste-Catherine, supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.

167Lettre 87, De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, Sous-Prieure du monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

168Jérôme Lalemant ou Lallemant (1593-1673), jésuite arrivé au Canada en 1638 : il participa aux Relations Jésuites. Il prit le gouvernement des missions canadiennes par deux fois, entrecoupées d’un séjour à Paris.  Il contribua à la nomination de François de Laval et le seconda de tout son pouvoir. « On eut à lui reprocher quelque raideur … mais en vieillissant il acquit un équilibre, une expérience et une sagesse qui lui méritèrent l’estime des factions opposées. » (DS 9.120-121). Outre les guerres indiennes, des tensions animaient la minuscule communauté de Québec dont Mgr de Laval fut finalement victime.

169Lettre 97, De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.

170Lettre 110, De Québec, à son Fils, été 1647.

171Lettre 116, De Québec à la Mère Marie-Gillette Roland; Religieuse de la Visitation de Tours, 10 octobre 1648.

172Lettre 121, De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.

173Lettre 123, De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649.

174Lettre 129, De Québec, à son Fils, 17 septembre 1650.

175Lettre 136, De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

176Lettre 155, De Québec, à son fils, 9 août 1654. - Jeanne Guyon présentera la même écriture inspirée par la grâce (certains la qualifient ‘d’automatique’ !).

177Table des matières.

178Lettre 153, De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

179Lettre 177, De Québec, à son Fils, 24 août 1658.

180Nous en parlerons dans notre tome IV : il est le fondateur de l’Ermitage canadien.

181Henri (né vers 1635) sera ordonné prêtre en 1660.

182Lettre 183, De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659.

183Lettre 184, De Québec, à son Fils, 25 juin 1660.

184Lettre 196, De Québec, à son Fils, septembre 1661.

185Lettre 201, De Québec, à son Fils, 10 août I662.

186Lettre 204, De Québec, à son Fils, août-septembre 1663.

187Lettre 208, De Québec, à son Fils, 18 octobre 1663.

188Allusion au Cantique des Cantiques.

189Jean 14, 23.

190Lettre 216, De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

191Lettre 225, De Québec, à son Fils, 29 juillet-19 octobre 1667.

192Lettre 235, De Québec, à son Fils, 9 août 1668.

193Lettre 243, De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

194Lettre 263, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, le 17 septembre 1670.

195Lettre 267, De Québec, à son Fils, 25 septembre 1670.

196Probablement destiné à donner à son fils toute autorité sur l’usage de ses écrits.

197Lettre 274, De Québec, à son Fils, 8 octobre 1671.

198J.Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts : le chapitre VII est consacré à ce frère.

199Justifications, XXXII §12, Ed. Dutoit, vol. I, 383-384.

200Hist. Litt. V, p.122 sq.

201Le Triomphe de l’amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas […] par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vannes [l’ursuline Jeanne de la Nativité] 1676, 2° éd., Vannes, 1678, 3° éd., Paris, 1683. – Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu, Texte présenté par Dominique et Murielle Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2011. Cité « Tr. , n° de partie, n° de chapitre. »

202Son confesseur Vincent Huby (1608-1693) y ajouta son « Témoignage » à la fin du Triomphe : « Je m’estimerais coupable d’une omission très importante devant Dieu, et devant le monde, si je ne donnais le témoignage public que l’on me demande de la vérité de cette Vie, ayant eu le bien de connaître et de servir environ trente ans l’excellente âme dont elle parle… ».

203Des références viennent à l’esprit du lecteur attentif aux « œuvres du démon » : Surin, Marie des Vallées, Armelle… ainsi que les récits de deux jésuites modernes, l’un blanc (Les yeux de ma chèvre, collection « Terre humaine »), l’autre noir, (Le Vaudou Haitien, Payot). Le XVIIe siècle en son début se rapproche de croyances liées aux cultes africains quant aux possessions, et sa forte proportion de religieux (2% environ) de celle du Tibet d’il y a un siècle. Le plus grand massacre de sorcières de l’histoire eut lieu à la fin du XVIe siècle et au début XVIIe et non pas au Moyen Age.

204Nous les avons présentés au chap. 2 : “Le cercle mystique breton”.

205Pierre Poiret réédita en un volume « à Cologne [à Amsterdam], chez Jean de la Pierre », 1704, les deux volumes de l’édition de 1683 de Paris, sous le titre savoureux de L’Ecole du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance. Cette réédition fut lue par des Anglais et des Ecossais peu avant que la Vie par elle-même de madame Guyon n’emprunte le même chemin d’Amsterdam à Londres par mer, où le Dr. Keith distribuait les volumes à ses nombreuses relations spirituelles jusqu’en Écosse.

206(référence de l’édition Poiret, première lecture et découverte) suivie de [références de l’exemplaire de Vannes reporté entre crochets dans notre édition ; numérotation qui est réinitialisée pour la seconde partie ‘des vertus’].

207DS 10.1452/3. ; Claudine Moine, La Grande Ténèbre, Cerf, 1960 ; nos extraits proviennent de : Claudine Moine, Ma Vie Secrète, présentation de Jean Guennou, Desclée, 1968 (pagination entre crochets). Le P. Guennou a aussi établi et présenté les Relations dans La couturière mystique de Paris, Paris, Tequi, 1981.

208Voir ici p. 69 sq.

209Voir ici p. 149 sq.

210Voir Expériences… II, « La Réforme du Carmel français par Jean de Saint-Samson et ses disciples ».

211Témoignage recueilli par Michel de Saint-Augustin : Het Leven vandeWeerdighe Moedeer Maria a Sta Teresia… plus de 1400 pages dans l’édition flamande de 1683/4 (DS 12.1228).

212Nous avons eu recours à la transcription en frappe machine préparée par Louis van der Bossche : l’exemplaire du carmel de Toulouse ne couvre que 289 pages soit une faible partie du texte flamand recueilli par Michel de Saint–Augustin. L. van der Bossche avait par ailleurs publié des fragments (références dans DS 12.1229). Mais la grandeur mystique n’apparaît guère dans les présentations éditées de 1928 à 1936.

213Expériences… I. Des Origines à la Renaissance, 2. « Le Nord de l’Europe… », « Béguines et moniales. »

214Avant chaque extrait, nous donnons les références aux volumes de l’édition flamande en quatre volumes (I à IV) suivie du numéro de chapitre.

215Les communautés béguines étaient dirigées par une « aînée » choisie.

216DS 12.1227/9, art. « Petyt (Marie ; Marie de Sainte Thérèse) » par A. Derville qui s’appuie sur létude d’A. Deblaere (malheureusement non traduite du flamand).

217Références de tome absente en fin de frappe machine.

218DS 7.171/75 : Irénée Noye fait revivre sept membres de la famille Hélyot (ou Héliot). Voir Bremond, La conquête mystique, V, 7, qui cite les deux ouvrages de Jean Crasset : La vie de Mme Helyot, 1683, et Les œuvres spirituelles de M. Helyot…, Paris, 1710.

219Vie, p. 15.

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